[18,0] LETTRE XVIII adressée à l'empereur Valentinien. [18,1] Aussitôt informé que le clarissime Symmaque, préfet de la ville, avait fait un rapport à Votre Clémence pour obtenir le rétablissement de l'autel de la Victoire enlevé de la curie romaine, et que vous-même, empereur, malgré l'inexpérience d'une jeunesse encore en sa fleur, vous aviez désapprouvé la requête des païens avec une vigueur de foi digne d'un vétéran, je vous présentai un écrit où je résumais les principales idées qu'il me parut nécessaire de vous suggérer. Je n'en demandai pas moins un exemplaire du rapport du Symmaque. 2. Et donc, bien que je n'aie aucune inquiétude sur votre foi, mais désireux de prendre une nouvelle garantie, et sûr d'ailleurs d'un examen bienveillant, je veux répondre ici aux assertions de ce rapport, vous priant auparavant, sur toutes choses, que vous ne vous arrêtiez pas à la beauté et à l'élégance du style mais que vous pesiez la force des raisons. Car, comme nous l'apprend l'Écriture, la langue des sages et des hommes de lettres est une langue d'or laquelle, ornée de discours forts et pressants, et toute brillante des raisons d'une vive éloquence, surprend les esprits par sa beauté et éblouit les yeux par son éclat. Mais cet or dont les couleurs sont si belles, si vous le touchez de la main avec plus de soin, vous trouverez que c'est un vil métal. Examinez, je vous prie, et considérez attentivement le paganisme. Les païens font retentir de grandes et magnifiques paroles mais ils soutiennent des maximes toutes opposées à la vérité. Ils ont dans la bouche le nom de Dieu et ils rendent leurs adorations à une idole. 3. Il y a trois affirmations que le clarissime préfet de la ville a établies dans son rapport et qu'il considère comme solides : Rome réclame ce qu'il appelle « ses anciens dieux » ; un traitement doit être affecté aux prêtres et aux vestales ; c'est après la suppression du traitement des prêtres qu'est survenue la famine publique. 4. Sur le premier chef, il met en scène Rome plaintive, suppliant avec larmes qu'on lui rende les rites de ses antiques cérémonies. Ce sont, dit-il, ces rites sacrés qui ont écarté Annibal des remparts de Rome, et les Gaulois loin du Capitole. — Il croit proclamer leur pouvoir, et il dénonce leur impuissance. Ainsi Annibal a pu insulter longuement la religion romaine, et parvenir victorieux, en dépit des dieux qui luttaient contre lui, jusque sous les murs de la ville? Pourquoi souffrir d'être assiégé, quand on a pour soi des dieux armés qui combattent ? [18,5] Et que dire des Gaulois, qui, se glissant au coeur même du Capitole, allaient accabler les restes des Romains, si une oie ne les avait trahis de son gloussement effrayé? Sont-ce là les gardiens des temples de Rome ? Où donc était alors Jupiter ? Est-ce qu'il parlait dans le corps de l'oie ? 6. Mais à quoi bon nier que leurs rites sacrés aient combattu pour les Romains ? Annibal adorait lui aussi, les mêmes dieux. A eux de faire leur choix ! Si leur religion a vaincu du côté romain, elle a donc été vaincue du côté carthaginois; et si elle a triomphé du côté carthaginois, elle n'a donc servi à rien du côté romain ! 7. Qu'on ne parle donc plus de cette plainte lamentable du peuple romain. Ce n'est pas Rome qui en a fourni les expressions. Tout autre est le véritable langage que Rome fait entendre. «Pourquoi m'ensanglantez-vous chaque jour, dit-elle, en répandant inutilement le sang innocent des troupeaux ? Ce n'est pas dans les fibres des victimes, mais dans la vigueur des combattants qu'est le secret de la victoire". J'ai observé, pour conquérir l'univers, une autre méthode. C'est par les armes que Camille reprit les enseignes arrachées au Capitole, après avoir taillé en pièces les vainqueurs de la roche tarpéienne. La religion n'avait pas su les repousser, sa valeur les abattit. Que dirai-je d'Attilius Regulus qui fit continuer la guerre aux dépens de sa vie. Ce ne fut pas au milieu des autels du Capitole, mais parmi les troupes d'Annibal que Scipion l'Africain a trouvé son triomphe. Mais pourquoi n'alléguer que les exemples des ancêtres : Je hais des rites qui furent ceux des Nérons. Parlerai-je de ces empereurs dont le règne n'a duré que deux mois et de ces rois dont la puissance a été aussitôt terminée que commencée ? Ou peut-être est-ce une chose nouvelle que les barbares soient sortis de leur pays pour ravager nos provinces ? Les deux empereurs dont l'un demeura captif par un exemple si funeste et si nouveau et l'autre se fit le tyran de l'univers par ses vices étaient-ils chrétiens et avaient-ils abandonné leurs cérémonies lorsqu'ils furent trompés par des présages qui leur promettaient la victoire ? N'y avait-il pas alors un autel de la Victoire? Je me repens de mon erreur. Mes cheveux blancs ont pris la couleur rouge du sang que j'ai honteusement répandu. Je ne rougis point, malgré ma vieillesse, de me convertir avec toute la terre. Rien n'est plus vrai que, dans quelque âge qu'on soit, il n'est jamais trop tard pour s'instruire. Que la vieillesse qui ne peut se corriger soit couverte de honte. On n'est pas digne de louanges pour avoir vécu bien des années et pour avoir des cheveux blancs mais pour avoir la blancheur de l'innocence et la pureté des moeurs. On ne doit pas avoir honte de prendre un meilleur parti. La seule chose qui m'était commune avec les barabares c'est qu'auparavant je ne connaissais pas Dieu. Les rites de vos sacrifices ne consistent que dans les aspersions du sang des bêtes. Pourquoi cherchez-vous dans les entrailles des victimes immolées à connaître la volonté de Dieu ? Venez apprendre la milice céleste à laquelle nous sommes engagés; nous vivons sur la terre et nous combattons pour le ciel. Que Dieu qui m'a crée m'instruise lui-même des mystères du ciel et non pas l'homme qui s'est lui-même méconnu. Quand il s'agit de connaître Dieu, à qui croirai-je qu'à Dieu ? Comment puis-je vous croire, vous qui avouez ne savoir pas qui est celui que vous adorez. 8. On ne saurait, dites-vous, arriver par un chemin unique à un si grand mystère. Ce que vous ignorez, nous l'avons appris, nous, de la bouche de Dieu. Ce que vous cherchez à tâtons, nous le tenons déjà de la sagesse et de la vérité divines. Nos méthodes sont donc en plein désaccord. Vous, c'est aux empereurs que vous demandez d'accorder la paix à vos dieux ; nous, nous demandons au Christ la paix pour nos empereurs eux-mêmes. Vous adorez les ouvrages de vos mains. Nous regardons comme un crime d'attribuer la divinité à tout ce qui peut être fait. Dieu ne veut pas être adoré dans des statues de pierre. Enfin, vos propres philosophes se sont moqués de ce culte ridicule. 9. Que si vous me niez que Jésus-Christ soit Dieu, parce que vous ne pouvez pas vous persuader qu'il soit mort étant Dieu (car vous ne savez pas qu'il n'a souffert la mort que dans sa chair et non pas dans sa divinité et que sa mort a délivré de la mort tous ceux qui croient en lui) quelle étarnge imprudence est la vôtre d'outrager les Dieux que vous adorez et de les déprimer en leur rendant des honneurs ? Car vous les croyez être du bois. O respect insultant ! Vous ne pouvez vous persuader que Jésus-Christ soit mort. O opiniâtreté honorable ! [18,10] Mais, ajoutez-vous, il faut rendre aux statues leurs anciens autels, aux temples leurs ornements. Présentez ces réclamations à ceux qui partagent votre superstition : un empereur chrétien ne sait honorer que l'autel du Christ. Eh quoi ? ils contraindraient des mains pieuses, des lèvres fidèles à seconder leurs sacrilèges? Laissez la voix de notre empereur faire retentir le nom du Christ, et ne proclamer que l'unique Dieu qu'il ait dans le coeur. Jamais empereur païen a-t-il élevé au Christ un autel ? Ils montrent par leur exemple en demandant qu'on rétablisse l'ancien culte combien les empereurs chrétiens doivent avoir de respect et d'attachement pour la religion qu'ils professent puisque les païens ont tout fait pour leurs superstitions. 11. Depuis longtemps nous avons commencé à paraître et ils suivent déjà ceux qu'ils ont exclus de leur société. Nous nous glorifions de verser notre sang et ils s'affligent de la perte d'un peu de bien. Nous croyons en mourant remporter une victoire. Ils prenent cela pour un déshonneur. Ils ne nous ont jamais procuré tant de gloire que lorsqu'ils ont ordonné de battre de verges les chrétiens, de les proscrire, de les faire mourir. La religion a changé en récompense ce que la haine leur imposait comme un supplice. Voyez quelle a été la grandeur de notre courage. C'est au milieu des injustices, des misères, des supplices que nous avons grandi. Eux, ils jugent que leurs cérémonies ne peuvent se maintenir sans l'appui du Trésor ! 12. « Il faut, dit Symmaque, rendre aux Vestales leurs immunités. » — Voilà bien le langage des gens incapables de penser qu'il puisse y avoir une virginité gratuite. Se défiant de la vertu, ils se servent de l'appât du gain. Et combien de vierges groupe-t-on avec les primes promises ? C'est à peine si sept jeunes filles, sept vestales, s'y laissent prendre. Tel est le chiffre de celles que les bandelettes, les robes de pourpre, le faste d'une litière entouré de tout un cortège, d'immenses privilèges, des bénéfices considérables, un terme assigné à la continence, ont pu enrôler ! 13. Mais qu'ils lèvent les yeux de l'âme et ceux du corps, qu'ils regardent la masse de nos filles pleines de pudeur, un peuple de chastes colombes, une assemblée prodigieuse de vierges. On ne voit point de bandelettes briller sur leur tête, mais un voile misérable, qui n'a de prestige que pour la chasteté; Elles renoncent à toutes ces parures qui augmentent les charmes de la beauté, bien loin de les rechercher. Point d'insignes de pourpre, point de luxueuses délices : elles vivent dans les jeûnes. Pour elles pas de privilèges, pas de bénéfices. Tout, en un mot, dans leur état semblerait de nature à dégoûter des devoirs qu'elles pratiquent. Mais c'est en les pratiquant qu'elles apprennent à les aimer. La virginité se comble de gloire à force de renoncements. Ce n'est plus une virginité lorsqu'elle est achetée à prix d'argent et qu'on ne l'embrasse pas par l'amour de la vertu. Elle n'est plus véritable lorsqu'elle est mise comme à l'encan et marchandée, pour ainsi dire, seulement pour un certain temps. La première victoire de la chasteté c'est d'étouffer le désir des richesses, ce désir étant un piège pour la pudeur et un sujet de tentation. Admettons qu'il faille accorder des gratifications aux vierges. De quel flot d'or les vierges chrétiennes vont-elles regorger! Quel trésor y suffira ? — Prétendent-ils conférer ces avantages aux seules vestales ? Ils n'ont donc pas honte, après s'être arrogé tous les bénéfices sous les empereurs païens, de se refuser, sous des empereurs chrétiens, à nous laisser partager leur sort ? 14. Ils se plaignent encore que l'on n'accorde plus de subsides à leurs prêtres et à leurs ministres. Quelles récriminations n'ont-ils pas fait gronder là-dessus ! Nous, au contraire, des lois récentes nous refusent le bénéfice des successions même privées, et personne ne se plaint. Nous ne voyons pas là une injustice, parce que cette perte ne nous afflige point. Si un prêtre veut avoir le privilège de s'exempter du fardeau de la tutelle, il faut qu'il renonce à la possession du bien de son aïeul, de son père et de tout ce qu'il a lui-même. On entend les doléances des païens, si une pareille loi était portée contre eux, une loi qui veut que le prêtre achète au prix de tous ses avantages personnels le droit de se mettre au service de tous. Puisqu'ils sont si zélés pour le salut du prochain, qu'ils se consolent de l'indigence où ils sont réduits par la vue de n'avoir pas vendu leur minitère mais de s'être acquis beaucoup de gloire. [18,15] Comparez nos situations. Rien n'empêche de tester en faveur des ministres des temples; il n'est pas d'impie, d'infime, de débauché qui soit excepté de ce droit : seuls, les clercs en sont exclus, qui, seuls, sont préposés pour offrir des voeux pour tous et qui sont chargés d'un ministère qui les regarde tous. Il ne leur est pas permis de recevoir des plus prudentes veuves ni legs ni donations et quoiqu'ils aient des moeurs pures et une vie irrépréhensible, on les punit dans le nom qu'ils portent et dans la charge qu'ils exercent : ce qu'une veuve chrétienne a légué aux prêtres d'une idole est exécuté et l'on annulle ce qu'elle laisse aux ministres de Dieu. Je dis tout cela, non pour me plaindre, mais pour qu'ils comprennent de quoi je ne veux pas me plaindre. J'aime mieux que nous manquions d'argent que de vertu. 16. Mais on n'a touché, remarquent-ils, ni aux dons ni aux legs faits à 1'Eglise. — Qu'ils nous disent aussi qui a enlevé aux temples leurs présents ? C'est ce qu'on a fait aux chrétiens. Si on l'avait fait aux païens, on leur rendrait plutôt le change qu'on ne leur causerait un dommage. On fait sonner aujourd'hui le mot de justice, on réclame l'équité : où étaient tous ces beaux sentiments, quand on dépouillait les chrétiens de tout ce qu'ils possédaient, quand on leur arrachait jusqu'à leur dernier souffle de vie, et qu'on interdisait de leur rendre ces suprêmes devoirs de la sépulture qui n'ont jamais été refusés à personne ? La mer a rendu les corps de ceux que les païens y ont précipités. C'est le triomphe de notre foi qu'ils soient présentement contraints à blâmer la conduite de leurs ancêtres, dont ils condamnent les actes. Mais quoi ! comment peuvent-ils réclamer les privilèges de ceux dont ils condamnent les actes ? 17. Personne, au surplus, ne s'oppose à ce que les sanctuaires gardent leurs dons, et les aruspices leurs legs. On ne leur a enlevé que leurs propriétés foncières, parce qu'ils n'usaient pas pour une fin religieuse de ce qu'ils revendiquent au nom de la religion. Puisqu'ils allèguent notre exemple, pourquoi n'acceptent-ils pas les mêmes charges que nous ? L'Eglise ne possède rien, si ce n'est la foi : voilà ses revenus, voilà ses bénéfices. L'entretien des pauvres, voilà son patrimoine. Que nos adversaires nous disent combien de captifs les temples ont rachetés, combien de pauvres ils ont nourris, à combien d'exilés ils ont fourni le moyen de vivre. On leur a ôté leurs biens-fonds, mais non leurs droits. 18. Voilà, disent-ils, l'étrange action et l'horrible crime qu'il fallait expier et que le ciel a vengé par une famine générale, sans doute parce qu'on a fait servir à l'utilité de tous un bien qui n'était employé qu'au luxe et à la bonne chère des prêtres; c'est pour cela, disent-ils, qu'on a dépouillé les arbres de leurs écorces et que des hommes languissants et à demi morts y ont appliqué leur bouche pour en tirer un misérable suc. C'est pour cela que faute de blé ils ont eu recours aux glands, qu'ils ont secoué les chênes de Chaonie, qu'ils ont repris la nourriture des bêtes et que, n'ayant pour vivre que ces chétifs aliments, ils sont allés dans les forêts appaiser la faim qui les presait. Ce sont donc là de nouveaux prodiges qui n'avaient jamais paru sur la terre dans le temps que la superstition païenne était dominante par tout l'univers ? Et, en effet, quand est-ce que les mauvaises récoltes avaient auparavant trompé les voeux de l'avide laboureur? Quand est-ce que les herbes surmontant les épis avaient fait perdre aux gens de la campagne l'espérance de recueillir du grain dans les sillons qu'ils avaient ensemencés ? 19. Et d'où vient que les Grecs ont cru que les chênes rendaient des oracles sinon parce qu'ils ont reçu comme un présent du ciel les aliments sauvages que ces arbres leur fournissaient ? Tels sont les dons qu'ils croyent recevoir de la main de leurs dieux. Qui est-ce qui a adoré ces arbres de Dodone si ce n'est les païens lorsque les forêts leur offraient cette fade nourriture ? Or, il n'est pas vraisemblabe que leurs dieux irrités leur aient imposé comme une peine ce qu'ils avaient coutume de leur accorder comme une faveur lorsqu'ils étaient appaisés. Quelle justice, de la part de leurs dieux, de refuser au monde entier sa subsistance, parce qu'on l'a ôtée à quelques prêtres : faut-il donc que la vengeance soit pire encore que la faute ? Cette punition n'était donc nullement propre à réprimer les excès et les égarements du monde en faisant tout d'un coup évanouir l'espérance que la beauté du blé donnait cette année-là d'une abondante récolte. [18,20] Ce qui est sûr, c'est que voici nombre d'années que les privilèges des temples ont été supprimés dans tout l'univers : n'est-ce donc que d'hier que la pensée est venue aux dieux de venger leurs injures ? C'est pour cela, sans doute, que le Nil n'a pas répandu ses eaux selon sa coutume afin de venger les dommages que souffraient les prêtres de Rome pendant qu'il ne vengeait pas ceux que souffraient ses propres prêtres. 21. Mais admettons que l'an dernier les païens aient pu croire que les injures de leurs dieux étaient vengées; pourquoi ces dieux n'en tiennent-ils aucun compte cette année-ci ? Les populations de la campagne n'arrachent plus les racines pour se nourrir ni ne sont réduites à se rassasier de baies sauvages ou à chercher leur nourriture sur les buissons. Mais, joyeuses du succès de leurs travaux, elles admirent la fertilité des moissons et se dédommagent des privations subies par l'abondance dont elles jouissent à souhait. La terre nous a rendu ses fruits avec usure. 22. Qui donc s'étonnera de ces vicissitudes qui arrivent dans les années à moins qu'il n'ait aucune expéreince des choses humaines ? Et cependant, même l'an dernier, nous savons que la plupart des provinces ont eu d'abondantes récoltes. Je ne parlerai pas des Gaules qui ont été plus riches que de coutume. Les Pannonies ont vendu le blé qu'ils n'avaient pas semé. La seconde Rhétie sait ce qu'il lui en a coûté pour avoir été trop fertile, car la fertilité faisant auparavant sa sureté, elle a attiré par sa fécondité les armes de ses ennemis. La Ligurie et la Vénétie ont trouvé des ressources dans les fruits de l'automne. Ce n'est donc point pour punir un sacrilège que l'année passée a été stéile par une excessive sêcheresse et que celle-ci a mérité par sa foi la multiplication de ses grains. Nieront-ils aussi que la vigne n'ait produit une quantité prodigieuse de raisins ? Ainsi la terre nous a rendu ses moissons avec usure et nous avons fait une vendange plus pleine et plus abondante qu'à l'ordinaire. 23. il reste encore le derneir article et le plus important à savoir si vous savez, grands empereurs, rendre aux païens des revenus qui vous ont procuré de grands avantages. Car, dit leur apologiste, que nos dieux vous protègent et qu'il nous soit permis de les adorer. Voilà, princes pleins de foi, ce que nous ne pouvons souffrir. Ils nous reprochent qu'ils offrent en votre nom leurs prières à leurs dieux et, sans qu'ils en aient votre permission, ils commettent un horrible sacrilège prenant votre dissimulation pour un consentement. Que leurs dieux se servent à eux-mêmes de protecteurs ! Qu'ils défendent, s'ils peuvent, ceux qui les adorent. Car, s'ils ne peuvent secourir leurs adorateurs, comment vous protègeront-ils, vous qui ne les adorez point ? 24. Il faut, ajoute-t-il, conserver la religion de nos ancêtres. Hé quoi, si toutes choses ont, dans la suite des temps, été changées en mieux ! Le monde, qui dans sa naissance n'avait été qu'un chaos d'éléments informes et répandus dans le vide et qu'un ouvrage confus et enveloppé dans une horrible obscurité, ne devint-il pas ensuite par la formation du ciel, de la mer et de la terre, un objet plein de charme et de beauté ? La terre sortie de ces eaux ténébreuses où elle était plongée vit avec étonnement le soleil nouveau qui l'éclairait. Le jour ne brilla pas dès le commencement mais à mesure que le temps faisait du progrès. Le jour recevant un accroissement de lumière prit un plus grand éclat et fit sentir à l'air une vive chaleur. [18,25] La lune, qui selon les oracles des prophètes est la figure de l'Église, d'abord qu'elle se lève et qu'elle se dispose à faire chaque mois son cours, est cachée à nos yeux par les ténèbres de la nuit. Peu à peu elle remplit son croissant et devenue entièrement pleine, elle paraît par son opposition au soleil avec une lumière claire et éclatante. 26. Les hommes ne savaient pas d'abord cultiver la terre et lui faire porter du fruit mais lorsque le laboureur attentif eut mis la charue dans les champs et qu'il eut planté des vignes dans des lieux montueux, ces soins domestiques adoucirent la férocité et la rudesse de leurs moeurs. 27. Le premier temps de l'année qui sert également à notre usage ne produit rien. Mais dans quelques mois le printemps s'émaille de fleurs qui passent bien vite. Enfin l'automne nous apporte toute sorte de fruits. 28. Nous-mêmes, tant que nous sommes en bas âge, nous pensons comme les enfants et nous en avons les sentiments. Mais par la suite des années la raison se développe et nous quittons les faiblesses de l'enfance. Qu'ils soutiennent donc que tout devrait demeurer tel qu'il était dans sa naissance, que le monde devrait rester couvert de ténèbres et qu'il a perdu sa beauté en recevant a lumière du soleil ! Le premier âge du monde a été faible et imparfait mais il a été suivi de la vieillese vénérable de la foi. Que ceux qui s'en choquent s'en prennent aussi aux moissons, parce que la fécondité en est tardive; ou aux vendanges, parce qu'elles n'ont lieu que sur la fin de l'année ; ou à l'olive, parce que son fruit est le dernier à mûrir. 29. C'est notre foi qui a fait une grande moisson des âmes. C'est la grâce de l'Église qui a fait une abondante vendange de mérites. Cette foi, dès le commencement du monde, agissait dans les saints mais dans les derniers temps elle s'est répandue sur tous les peuples afin que tous les hommes reconnussent que la foi de Jésus-Christ ne s'est pas établie (car on ne remporte point de victoire ni de couronne sans avoir un ennemi en tête) mais, qu'ayant détruit les fausses opinions qui règnaient auparavant, elle a fait avec beaucoup de raison préférer la vérité. [18,30] Si Rome aimait son ancien culte, pourquoi en a-t-elle introduit un étranger ? Je passe sous silence l'or enfoui dans la terre et les cabanes des bergers toutes brillantes de superbes dorures. Pourquoi, pour ne parler que de ce qui fait le sujet de leurs plaintes, ont-ils reçu les simulacres des villes qu'ils avaient prises, les Dieux dont ils avaient triomphés et toutes leurs cérémonies, jaloux d'adopter les superstitions étrangères ? D'où ont-ils appris que Cybèle lave ses chars dans la rivière feinte d'Alméon ? D'où leur sont venus les devins phrygiens et les Dieux de l'injuste Carthage toujours odieux aux Romains ? Ils adorent celle que les Africains appellent Céleste, les Perses Mithra, plusieurs Vénus, non que ce soient des diverses divinités mais auxquelles on a donné des noms différents. C'est ainsi qu'ils ont cru que la Victoire était une déesse quoique ce soit une faveur, non une puissance du ciel, qu'elle soit don, non une maîtresse absolue, qui est accordé à la valeur des légions, non à la puissance de la religion. Elle est sans doute une grande déesse que la multitude des soldats s'attribue ou qu'on doit à l'heureux succès des combats. 31. Ils demandent qu'on dresse son autel dans le sénat de Rome c'est-à-dire dans le lieu où s'assemblent plusieurs chrétiens. Il y a des autels dans tous les temples, il en faut encore un dans le temple des Victoires. Puisqu'ils se plaisent d'avoir ce grand nombre d'autels, ils offrent leurs sacrifices en tous lieux. Mais n'est-ce pas insulter à la foi que de vouloir encore offrir un sacrifice sur cet autel ? Peut-on souffrir que, pendant qu'un païen sacrifie, un chrétien soit présent ? Que les chrétiens, dit Symmaque, reçoivent malgré eux dans leurs yeux la fumée des victimes, qu'ils entendent de leurs oreilles la symphonie qui accompagne le sacrifice, qu'ils aient la bouche pleine de la cendre qui sort de l'autel, qu'ils respirent des narines l'encens qu'on y brûle et que, malgré leur répugnance, ils aient leur visage exposé aux étincelles qui éclatent de nos foyers. N'en est-ce pas assez pour lui d'avoir rempli d'idoles les bains, les portiques et les rues mêmes ? Sera-t-il dit que dans une assemblée où tout est commun la condition ne sera pas commune ? La portion du sénat qui fait profession de piété sera-t-elle engagée par la parole de ceux qui prêtent serment et qui jurent devant cette idole ? Si les sénateurs chrétiens rejettent cet engagement, ils sembleront publier qu'on ne fait que des mensonges et des parjures. S'ils y consentent, ils sembleront confesser le sacrilège dont ils se rendent coupables. 32. Mais où est-ce, dit-il, grands empereurs, que nous jurerons d'observer vos lois et vos édits ? Hé quoi, vous qui êtes les gardiens et les dépositaires des lois, aurez-vous recours aux suffrages et aux cérémonies des païens pour vous assurer de notre fidélité ? non seulement on rend suspecte celle des présents mais aussi celle des absents, et, ce qui est encore plus, on attaque votre foi, car vous nous forcez de commettre un sacrilège, si vous nous commandez de consentir à cet engagement. Constance d'auguste mémoire, étant encore cathécumène et n'étant pas initié à nos mystères, crut se souiller, s'il voyait seulement cet autel. Il commanda qu'on l'ôtât, il ne commanda pas qu'on le rétablît. D'une part il donna de l'autorité à son action afin qu'on l'imitât, de l'autre il ne fit point de précepte auquel il fallût se soumettre. 33. Que personne ne se fasse illusion sur son absence. La présence de l'âme est beaucoup plus intime que celle des yeux. La liaison qui se forme par l'esprit est tout autrement forte que celle qui se fait par le corps. Vous êtes les maîtres et les présidents du sénat, vous le convoquez, il s'assembe à votre ordre. C'est à vous et non aux Dieux des païens qu'il engage sa conscience. Il vous préfère à ses enfants mais non pas à la foi de Jésus-Christ. Voilà l'amour que les souverians doivent souhaiter de la part de leurs sujets. Voilà l'amour qu'ils doivent plus estimer que leur empire. Si la foi de Jésus-Christ est en sureté, elle conservera leur empire. 34. Peut-ête que quelqu'un se scandalisera qu'un prince aussi fidèle et aussi religieux que Gratien ait perdu l'empire et la vie : comme si le mérite et la vertu dépendaient de l'instabilité des choses présentes. Pour peu qu'on soit sage, ne sait-on pas que les affaires humaines roulent dans une espèce de cercle qui ne les laisse point toujours dans la même situation mais qui les change sans cesse et les fait passer par des vicissitudes continuelles ? [18,35] Qui d'entre les Romains a été plus heureux que Pompée ? Ce grand homme s'étant rendu célèbre dans tout l'univers par trois triomphes perdit malheureusement la bataille, fut obligé de prendre la fuite et s'exilant en quelque sorte aux extrémités de l'empire où il tenait le premier rang et croyant trouver un asile à Canope, il y fut assassiné par la main d'un eunuque. 36. Qui a été plus illustre que Cyrus, roi de Perse et maître de tout l'Orient ? Ce roi, après avoir vaincu des ennemis très puissants et avoir donné la vie à des princes qu'il avait défaits, fut lui-même vaincu et perdit la vie par les armes d'une femme. Il avait traité avec beaucoup d'honneur ceux mêmes qui étaient ses captifs et lui il devint le jouet et le mépris d'une reine qui lui fit couper la tête et qui, l'ayant faite jeter dans un outre plein de sang, lui dit avec insulte de s'en rassasier. Tant il est vrai que dans le cour de la vie présente on n'a pas toujours le même succès mais qu'on éprouve des révolutions bien différentes. 37. Nous ne trouvons point d'homme plus appliqué à offrir des sacrifices qu'Amilcar, général des Carthaginois. Occupé durant tout le temps du combat à offrir le sacrifice au milieu de ses troupes, il n'eut pas plutôt reconnu qu'une des ailes de son armée était rompue, qu'il se précipita lui-même dans les flammes qu'il allumait pour éteindre par le poids de son corps ce feu sacré qui ne lui avait été d'aucun secours. 38. Parlerai-je de Julien qui, par un excès de crédulité comptant un peu trop sur les réponses des aruspices, s'ôta le moyen de retourner sur les terres de l'empire. Ce n'est donc pas toujours un pareil péché qui attire un pareil malheur. Nous n'avons fait périr personne par nos vaines promesses. 39. J'ai répondu à ceux qui m'attaquaient comme s'ils ne m'avaient point provoqué, car j'ai voulu réfuter le rapport de Symmaque, et non mettre en relief la superstition païenne. Mais ce rapport même vous suggère une utile indication. Passant en revue vos prédécesseurs, Symnaque y observe que les plus anciens ont pratiqué la religion de leurs pères, et que le dernier en date ne l'a point repoussée : et il ajoute : « Si vous ne voulez pas suivre l'exemple que vous offre la piété des uns, ayez du moins la tolérance de l'autre ». Il vous montre donc, à n'en pas douter, ce que vous devez tant à votre foi qu'à votre affection fraternelle. Si, dans l'intérêt de leur parti, ils vous proposent en exemple la tolérance des princes qui, quoique chrétiens, n'ont pas aboli les décrets païens, combien plus devez-vous écouter cette affection fraternelle en maintenant des dispositions qui sont en parfait accord avec votre foi et les devoirs du sang ?