[8,0] LIVRE HUITIEME. [8,1] CHAPITRE I. VERS l'époque où le roi Baudouin combattait et remportait une sanglante victoire, et dans le mois de septembre de la première année, de son règne, des Lombards, peuple innombrable du royaume d'Italie, ayant appris l'occupation d'Antioche et de Jérusalem, et les glorieux triomphes des Chrétiens, se réunirent de diverses contrées de l'Italie, traversèrent heureusement le royaume de Hongrie et s'avancèrent jusque dans le royaume des Bulgares, dans le dessein d'aller porter secours et de se rendre utiles à leurs frères, en Christ. Des hommes très nobles s'associèrent à ces vœux, et on vit se joindre à l'expédition l'évêque de Milan, l'illustre comte Albert, Gui son frère, chevalier très distingué, Hugues de Montbel, Othon, fils de la sœur d'Albert, et surnommé Haute-Epée, Wigebert, comte de la ville de Parme, et d'autres princes d'Italie, hommes d'une grande noblesse et chefs d'armée. Réunis au nombre de trente mille hommes, les Lombards entrèrent, comme je l'ai dit, avec toutes leurs forces sur le territoire et dans le royaume de Bulgarie. [8,2] CHAPITRE II. Ils envoyèrent alors des députés à l'empereur de Constantinople, pour demander la faveur de pouvoir acheter toutes les choses nécessaires à la vie sur cette terre des Bulgares, qui faisait partie de son royaume et était soumise à sa juridiction, promettant de la traverser paisiblement. Lorsqu'il eut reçu le message de cette illustre armée catholique, le roi des Grecs accorda tout ce qu'on lui demandait, sous la condition cependant que ce rassemblement considérable ne ferait aucune violence, et n'exciterait, par ses imprudences, aucun mouvement tumultueux dans le pays. Avec ces réserves, il accorda aux Lombards la faculté d'acheter dans les places du royaume de Bulgarie, riche en pain, en vin, en viande et en toutes sortes de produits, savoir, dans les villes de Sanidos, Rossa, Rodosto, Dimotuc, Sélybrie, Andrinople et Philippopolis, afin que, logeant successivement et paisiblement dans chacune de ces places, les Lombards pussent y trouver en abondance toutes les productions de la terre. [8,3] CHAPITRE III. Mais, dès qu'ils furent arrivés dans ce pays, ils transgressèrent les ordres du roi et n'écoutèrent point les conducteurs et les princes de l'armée. Ils ravagèrent tout le territoire, sans ménagement comme sans motif, enlevèrent aux Bulgares et aux Grecs tout ce qui leur appartenait, sans leur rien donner en retour, leur prirent leurs bestiaux et leurs volailles ; et, ce qui est horrible à dire d'un peuple catholique, ils mangèrent tous ces animaux dans le temps du carême et du jeûne. En outre ils violèrent, dans les villes que j'ai déjà nommées, les oratoires de l'empereur lui-même, pousses par leur avidité à s'emparer des choses qui y étaient renfermées, loin des yeux de la multitude. Enfin, ce qui est encore plus affreux, l'un de ces misérables alla jusqu'à couper le sein d'une femme, qui lui résistait pour défendre ses propriétés. L'empereur, informé par les plaintes de ses sujets de cet acte d'une horrible cruauté et de l'épouvantable dévastation de tout le pays des Bulgares, expédia un message aux princes et chefs de l'armée des Lombards, pour les inviter à ne plus faire aucun séjour dans ces contrées, places et villes, et a se rendre promptement, et par la route royale, dans la ville de Constantinople, capitale de toute la Grèce. Ils y allèrent donc, et, d'après les dispositions et les ordres du roi, ils dressèrent leurs tentes du même côté, sur le rivage de la mer, appelé le Bras de Saint-George, et sur une étendue de terrain de trois milles de longueur. Ils y demeurèrent pendant deux mois de printemps, avant d'être rejoints par un corps venu du royaume de France ou d'Allemagne ; et, selon leurs habitudes, ils commirent un grand nombre de fautes, qui leur attirèrent la colère et la haine de l'empereur. [8,4] CHAPITRE IV. Ce prince éprouva un vif ressentiment de ces nombreuses insultes ; et, craignant que cette armée considérable augmentât les forces de diverses nations et ne les portât en leur donnant plus d'audace, à s'insurger, soit par avidité, soit surtout autre prétexte, et à assaillir la ville de Constantinople, l'empereur invita les Lombards à nè plus demeurer dans ces lieux ni sur les bords de la mer, à aller s'établir sur le territoire de la Cappadoce et de la Romanie, auprès des ports de Civitot et de Rufinel, et à y demeurer jusqu'à ce que les corps qui devaient arriver se fussent réunis à eux. Mais ils répondirent, d'un commun accord, qu'ils, ne traverseraient point le bras de mer avant d'avoir reçu les renforts des Francs et des Allemands qu'ils attendaient. Informé de leur réponse, et voyant leur obstination à ne pas quitter le rivage qu'ils occupaient, l'empereur retira aux Lombards la faculté de vendre et d'acheter, et ce peuple éprouva pendant trois jours une grande disette de vivres. Convaincus par cette interdiction de la colère de l'empereur, et pressés par la faim, les Lombards, tant chevaliers qu'hommes de pied, se rassemblèrent, prirent les armes, et portant en outre des hoyaux, des crochets et des marteaux de fer, ils se rendirent devant la porte et les murailles du grand palais, sur la place dite de Saint-Argène : là, forçant le passage sur deux points, et pénétrant dans le palais, ils tuèrent d'abord un jeune homme de la famille même de l'empereur, et ensuite un lion bien apprivoisé, et qui était aimé dans tout le palais. [8,5] CHAPITRE V. L'évêque de Milan, le comte Albert, Hugues de Montbel et les hommes les plus sages et les plus considérables de l'armée, jugeant bien que cet acte de sédition leur serait plus nuisible qu'utile, se jetèrent au milieu du peuple lombard et arrêtèrent le désordre ; puis, employant tour à tour les menaces et les caresses, ils parvinrent à le calmer, et renvoyèrent chacun à son poste. Après avoir apaisé ce dangereux tumulte, l'évêque et le comte s'embarquèrent sur le Bras de Saint-George, et se rendirent par mer auprès de l'empereur lui-même, attendu qu'ils étaient logés à plus d'un mille de la ville et du palais. Ils se présentèrent devant lui avec assurance, firent tous leurs efforts pour adoucir son esprit et calmer sa colère, et lui déclarèrent par serment qu'ils étaient eux-mêmes entièrement innocents de cette coupable entreprise dont il ne fallait accuser que des hommes ; insensés et ingouvernables. De son côté, l'empereur leur reprocha toutes leurs offenses précédentes, et les torts plus graves encore qu'ils avaient eus récemment et sous ses yeux, en forçant son palais, en tuant son propre parent et en massacrant son lion. Mais les princes, remplis d'adresse, lui répondirent avec autant de modération que d'éloquence, redoublèrent d'efforts pour le calmer, et répétèrent de nouveau, avec serment, que tous ces malheurs étaient arrivés sans qu'ils l'eussent voulu eux-mêmes ou y eussent consenti. Enfin l'empereur, adouci par ces humbles excuses, et cédant aux instances de ces princes illustres, remit aux pèlerins, en, toute bienveillance de cœur, toutes les offenses qu'ils avaient commises. Cependant l'empereur, ainsi qu'il l'avait résolu dans son conseil, insista de nouveau auprès d'eux pour qu'ils eussent à passer le bras de mer ; et, comme il craignait par dessus tout que son royaume ne fût encore envahi et troublé, il fit tous ses efforts pour obtenir des princes ce qu'il leur demandait, leur offrant de riches présents en or, en argent et en pourpre, et leur en promettant encore plus s'ils parvenaient à déterminer la multitude à se rendre de l'autre côté de la mer. Séduit par ces présents et ces grandes promesses, et se confiant trop à l'empereur, le comte Albert accepta dix chevaux et d'autres dons précieux ; mais l'évêque, dans sa sage prévoyance, refusa de prendre tout ce qui lui était offert, de peur que l'armée, si elle passait la mer, ne fût livrée sans défense aux armes des Turcs, après avoir été tourmentée par les Grecs. Enfin, cédant à la fermeté de l'évêque, l'empereur se réconcilia en tout point avec lui, et, souscrivant à sa demande, il rendit aux pèlerins la faculté de rendre et d'acheter, et conclut un traité pour maintenir une paix solide. Dans le même temps, le comte Raimond était venu de Laodicée à Constantinople : il fut fort utile aux pèlerins pour les réconcilier avec l'empereur, car il était dans l'intimité de celui-ci, qui l'avait admis dans ses conseils, beaucoup plus que tous les autres princes qui s'étaient rendus à Jérusalem. Quelques jours après avoir célébré la pâque du Seigneur, les Lombards passèrent le bras de mer et se rendirent dans la ville de Nicomédie. [8,6] CHAPITRE VI. Conrad connétable de Henri III, empereur des Romains, arriva pareillement à Constantinople avec deux mille Teutons, et, s'étant fait annoncer à l'empereur Alexis, il trouva grâce devant ses yeux, fut chéri plus que tous les autres et honoré par des présents magnifiques. Il traversa aussitôt le bras de mer, et alla se réunir aux princes lombards. Ensuite Etienne, comte de Blois, ramené par la pénitence, fit aussi ses dispositions pour retourner à Jérusalem. Un autre Etienne, duc de Bourgogne, Milon de Bray, Gui à la tête rousse, Hugues et Bardolphe de Bresse, Engelram évêque de Laon, Renaud évêque de Soissons, Baudouin de Grandpré, très beau chevalier, Dudon de Clermont et Galbert, châtelain de Laon, tous venus du royaume occidental de la France, se réunirent aux Lombards avec toutes leurs troupes dans le pays de Nicomédie, partis de terres et de contrées diverses, ils se rassemblèrent dans cette même ville, et demeurèrent quelque temps sur son territoire. [8,7] CHAPITRE VII. Aux approches des saints jours de la Pentecôte, ces pèlerins, accourus de diverses parties du monde, et réunis au nombre d'environ deux cent soixante mille, avec un grand nombre d'enfants et de femmes, de clercs, de moines et une foule de peuple entièrement inutile, firent demander à l'empereur de Constantinople de leur donner des guides. L'empereur, accédant à leur prière, chargea le comte de Saint-Gilles, son confident, de les accompagner avec cinq cents cavaliers turcopoles, de diriger leur marche et de veiller à leur conduite, afin de maintenir le bon ordre. Ces dispositions faites et le comte Raimond se trouvant ainsi le conseiller et le guide de l'armée, Etienne de Blois proposa de suivre la route qu'avaient prise le duc Godefroi, Boémond et la première armée, et de s'avancer vers le pays de Nicomédie et la Romanie, jugeant, ainsi que la plupart de ses compagnons, que c'était le chemin le plus sûr et le meilleur. Mais les Lombards, se confiant en leur multitude, élevèrent une grande discussion, et déclarèrent qu'ils passeraient par les montagnes et le pays de Flaganie, disant qu'ils entreraient de vive force dans le royaume du Khorasan pour enlever et délivrer Boémond captif chez les Turcs, et qu'ils iraient hardiment assiéger et détruire la ville de Bagdad, capitale du royaume du Khorasan, et briser ainsi les fers de leur frère. Etienne de Blois, Raimond et les autres princes, voyant que les Lombards s'obstinaient, dans leur orgueil, à marcher à la délivrance de Boémond, et ne pouvant les faire renoncer à cette cruelle erreur, suivirent eux-mêmes la route proposée, et le comte Raimond marcha en avant avec les Turcopoles et l'escorte magnifique de l'empereur. [8,8] CHAPITRE VIII. Pendant trois semaines, les pèlerins poursuivirent leur marche fort heureusement, vivant dans une grande abondance, et la plupart des gens du peuple se livrant à toutes sortes de débauches et d'impuretés. La veille de la fête de Saint-Jean-Baptiste, précurseur du Seigneur, ils arrivèrent au pied de montagnes difficiles à gravir, dans des vallées très profondes, et de là à un château dit Ancras. Ils attaquèrent les Turcs qui y habitaient, livrèrent un assaut qui dura jusqu'au milieu de la matinée, détruisirent le fort de fond en comble, et mirent à mort deux cents Turcs. Six d'entre eux cependant trouvèrent moyen de se cacher, et échappèrent à la mort, à l'aide de la nuit. Après avoir remis ce château entre les mains des chevaliers de l'empereur, parce qu'il faisait partie de ses États, et que les Turcs le lui avaient injustement enlevé, les pèlerins se rendirent au château de Gargara et ravagèrent les moissons et toutes les récoltes du pays, parce qu'il leur fut impossible de prendre le fort, que sa position rendait inexpugnable. Les Turcs se réjouirent de ce que les pèlerins abandonnaient cette place sans y faire aucun mal, après avoir vainement cherché à s'en rendre maîtres. Depuis ce jour, et dans la suite, les Turcs s'avancèrent sur les derrières de l'armée chrétienne, attaquant ceux dont la fatigue retardait la marche, et les tuant à coups de flèches. [8,9] CHAPITRE IX. Les Chrétiens passèrent successivement devant plusieurs villes et places fortes, dont les noms sont inconnus. Les Turcs envoyaient des présents et beaucoup de vivres au comte Raimond et aux chevaliers de l'empereur, qui marchaient toujours en avant, et les écartaient ainsi de leurs murs. Séduits par ces présents, ils conduisaient toute l'armée à travers des déserts et des pays inhabités et dépourvus de ressources, et les Turcs, se plaçant partout en embuscade, ne cessaient d'attaquer et de massacrer ceux qui demeuraient en retard par paresse ou lassitude. Les princes, reconnaissant que les Turcs leur faisaient beaucoup de mal en les poursuivant sans relâche et leur tendant des pièges, résolurent d'organiser un service d'avant-garde et d'arrière-garde ; ils décidèrent que sept cents chevaliers Francs environ se porteraient toujours en avant et observeraient le pays, et que sept cents Lombards demeureraient sur les derrières pour protéger et attendre au besoin les hommes fatigués et les traînards. Les Turcs, ayant appris que les Lombards faisaient le service d’arrière-garde, se réunirent au nombre de cinq cents hommes à cheval et armés de leurs arcs, et, poussant des cris, ils vinrent à l'improviste les attaquer par derrière, firent pleuvoir sur eux une grêle de flèches, et en blessèrent un grand nombre. Étonnés et redoutant la mort, les Lombards prirent la fuite de toute la rapidité de leurs chevaux, abandonnant les malheureux hommes de pied et tous ceux qui étaient fatigués du voyage, et les Turcs en massacrèrent environ un millier, le premier jour même de ces nouvelles dispositions. Le lendemain, au point du jour, lorsque la cruelle nouvelle de ce désastre parvint dans le camp des Chrétiens, tous les chefs de l’armée en furent consternés, et firent de grands reproches aux Lombards dont la faiblesse et la lâcheté avaient occasionné des pertes si considérables dans l'armée des pèlerins : ils résolurent, en conséquence, de charger d'autres hommes de faire le service de garde auprès des Chrétiens fatigués, et qui ne suivaient que de loin ; mais le duc de Bourgogne fut seul à s'offrir pour cette commission. A la tête de cinq cents chevaliers cuirassés, il protégea si bien la marche de l'armée, que le jour où il fit son service il n'y eut pas un seul homme tué. [8,10] CHAPITRE X. Le lendemain, et après le duc Etienne de Bourgogne, le comte Raimond fit sa journée de garde. Les Turcs, réunis au nombre de sept cents hommes, l'attaquèrent vigoureusement vers la neuvième heure du jour, dans une position très resserrée, et lui livrèrent un rude combat à coups de flèches ; mais le comte leur résista vaillamment, et ne perdit que trois de ses hommes, sans parler de quelques autres qui furent grièvement blessés par des flèches. Voyant que le combat devenait de plus en plus périlleux, et que les Turcs recevaient de moment en moment de nouveaux renforts, Raimond détacha sept chevaliers et les envoya rapidement vers l'armée, qui se trouvait déjà à sept milles en avant, pour demander qu'on lui envoyât quelques secours, afin de pouvoir se défendre, lui et les siens, contre les ennemis qui le serraient de près depuis longtemps. Dès que l'on eut reçu à l'armée ce message du comte, dix mille chevaliers, armés de leurs cuirasses et de leurs casques, et se couvrant la poitrine de leurs boucliers, se détachèrent à l'instant et reprirent la route qu'ils venaient de parcourir, pour aller porter secours au comte, croyant que toutes les forces turques s'étaient rassemblées. Mais les sept cents Turcs, ayant vu le comte résister avec fermeté, et ce corps nombreux de chevaliers revenir sur ses pas pour le soutenir, prirent la fuite aussi rapidement que possible, et allèrent se cacher dans les montagnes. Dès lors Raimond se réunissant, ainsi que sa troupe, avec les chefs et les capitaines des dix mille chevaliers, de même qu'avec le corps des hommes de pied fatigués, ils allèrent tous ensemble se rallier au gros de l'armée, et, depuis ce moment, ils n'osèrent plus se diviser ni se disperser de quelque côté que ce fût, seul moyen d'éviter les attaques continuelles des Turcs, rassemblés toujours en forces supérieures. [8,11] CHAPITRE XI. Ils continuèrent ensuite leur marche pendant quinze jours consécutifs, s'avançant de plus en plus dans des déserts, dans des lieux inhabités et horribles, à travers des montagnes très difficiles à franchir. Comme ils n'y rencontraient ni hommes ni bestiaux, ils furent bientôt en proie à une terrible disette, et l’or et l'argent devinrent tout-à-fait inutiles, puisqu'on ne trouvait aucune denrée à acheter. Si par hasard quelques Provençaux se portaient en avant, par détachements de cinq cents, deux cents ou trois cents hommes, pour chercher des vivres, ils étaient aussitôt enveloppés et massacrés par les Turcs, et l'on assure que l'armée qui marchait après eux en trouvait tous les jours qui étaient morts de cette manière. Ces Provençaux étaient, de tous les pèlerins, les plus ardents à rechercher le pillage et le butin ; aussi en périssait-il beaucoup plus que de tous les autres. Les hommes riches et illustres, qui avaient apporté dans leurs chariots, du port de Civitot et de la ville de Nicomédie, de la farine, du pain, des viandes sèches ou du lard, étaient les seuls qui eussent de quoi se nourrir ; les autres, pressés par la faim, se voyaient forcés, pour remplir leur estomac, à dévorer des feuilles, des écorces d'arbre ou des racines de plantes. [8,12] CHAPITRE XII. Au milieu de cette pénurie, mille hommes de pied, de l'armée trouvèrent, dans les environs d'une ville nommée Constamne, de l'orbe nouvelle, mais non encore mûre, enlevant cependant tout ce grain ils descendirent dans une certaine vallée, allumèrent du feu avec des arbustes et du tamarin, firent rôtir les grains encore verts de cette orge, et, après les avoir dépouillés de leur enveloppe, ils en mangèrent pour remplir leur estomac : ils trouvèrent aussi dans le même désert, et ramassèrent sur des arbustes un fruit amer et qui leur était entièrement inconnu, et ils s'amusèrent aussi à le faire cuire pour apaiser leur faim ; mais les Turcs cruels ayant découvert leur retraite, tous ces Chrétiens reçurent la couronne du martyre. Tandis que l'aspérité des lieux, la difficulté de pénétrer dans ces montagnes et ces vallées, semblaient les mettre à l'abri de toute attaque ennemie, et même interdire tout moyen de les frapper à coups de flèches, les Turcs allumèrent des feux considérables avec des branches d'arbres et de l'herbe sèche, et, ayant ainsi enveloppé tout le vallon, les mille pèlerins furent brûlés. La nouvelle de cet horrible événement étant parvenue à l'armée, tous les princes chrétiens furent saisis d'épouvante : ils demeurèrent dès ce moment six jours consécutifs réunis en un seul corps, et réglèrent leur marche de telle sorte que les hommes de pied restèrent toujours au milieu des chevaliers, pour attendre et repousser avec eux tous les périls. [8,13] CHAPITRE XIII. Au bout de ces six jours, les Turcs Doniman, Soliman, Karajeth, Brodoan d'Alep, et d'autres encore sortis des montagnes de Flaganie et du royaume d'Antioche, tous formant une armée de vingt mille hommes, munis de leurs flèches et de leurs arcs de corne et d'os, vinrent se présenter devant les bataillons chrétiens. Apres avoir examiné leur position, et reconnu leur embarras, les Turcs résolurent, le sixième jour de la semaine, de leur livrer bataille. Ce même jour, l'armée des fidèles du Christ avait franchi les défilés étroits et difficiles de la Flaganie, et, étant arrivée dans une vaste plaine vers la neuvième heure du jour, elle y avait dressé son camp pour prendre quelque repos : alors les Turcs, se rapprochant et poussant de grands cris selon, leur usage, enveloppèrent les chrétiens, et des deux côtés le combat s'engagea avec vigueur. Tantôt les Turcs s'élançaient d'une course rapide sur le camp des pèlerins, et, harcelant les chevaliers, ils les perçaient à coups de flèches : tantôt les Français et les Lombards, quoique accablés et fatigués par leur longue marche, se relevaient, et, s'indignant de tant d'attaques réitérées, repoussaient vaillamment leurs ennemis. Enfin les Turcs eurent sept cents hommes tués, et les Chrétiens n'en eurent pas un seul des leurs à regretter ; car ils se tinrent constamment serrés en masse, et ne purent être dispersés ni même entamés par leurs adversaires. Ceux-ci, voyant l'impossibilité de faire périr les Chrétiens en cette journée, et ayant déjà perdu beaucoup de monde, retournèrent dans leur camp, tristes et affligés, lorsque la nuit commença à couvrir la terre : cette même nuit l'armée chrétienne, ayant placé des postes tout autour du camp pour veiller à sa sûreté, reposa en paix après le tumulte des combats. [8,14] CHAPITRE XIV. Le jour suivant qui était celui du sabbat, trois mille hommes de l'armée chrétienne sortirent du camp et de la plaine, sous la conduite de leurs princes Conrad et Brunon, fils de la sœur de celui-ci et de plusieurs autres vaillants guerriers valeureux et, entrant sur le territoire de la ville de Marash, ils s'étaient portés déjà à deux milles du camp, lorsqu'ils rencontrèrent et attaquèrent un fort occupé par des Turcs : ceux-ci cherchèrent vainement à se défendre, ils furent pris sur-le-champ ; les Chrétiens enlevèrent du fort toutes les provisions de bouche, et passèrent au fil de l'épée tous les Turcs qu'ils y trouvèrent. Fiers de cette victoire, et emportant avec eux les dépouilles de leurs ennemis, ils se remirent en marche pour rentrer au camp, en passant par des gorges de montagnes d'un accès difficile et couvertes de rochers. Là, enveloppés par des Turcs postés en embuscade, et bientôt écrasés sous une grêle de flèches, ne pouvant résister que faiblement, soit par suite de leur lassitude, soit à cause du butin qui les surchargeait, et de l'étroite dimension des lieux, les pèlerins perdirent sept cents hommes, et furent forcés, à leur grand regret, d'abandonner tout leur butin. Ceux qui échappèrent aux coups des Turcs se sauvèrent un à un, en se dispersant çà et là comme des vaincus, et rentrèrent vers le soir dans le camp, tristes et affligés. Le reste du jour, l'armée renonça à toute nouvelle attaque, et demeura en repos sous ses tentes, pleurant la mort de ses compagnons : le lendemain dimanche, les Turcs et les Chrétiens s'abstinrent également de tout combat. [8,15] CHAPITRE XV. Le second jour de la semaine, et dès les premiers rayons du soleil, l'évêque de Milan se levant au milieu de l'armée, et animé de l'esprit divin, prédit qu'il y aurait une bataille ce jour-là : adressant alors la parole au peuple du Dieu vivant, il invita tous les Chrétiens à faire la confession de leurs péchés, leur donna l'absolution en vertu de sa puissance apostolique et au nom de Jésus, et, après avoir promis indulgence à tous, par le bras du bienheureux Ambroise évêque de Milan, il y ajouta sa bénédiction. La lance du Seigneur, que Raimond avait apportée avec lui, donna un nouveau prix à cet acte de sanctification. A la suite de ces cérémonies, Etienne, duc de Bourgogne et chevalier très illustre, forma un corps de tout le peuple qui le suivait. Raimond garda dans son corps d'armée les Turcopoles et les Provençaux. Conrad, connétable de l'empereur Henri III, rassembla en un seul corps les Allemands, les Saxons, les Bavarois, les Lorrains et tous les Teutons. Engelram, évêque de Laon, Milon, Gui, Hugues, Bardolphe de Bray et Galbert de Laon, formèrent un autre corps composé de tous les Français. L'évêque de Milan, le comte Albert, Gui son frère, Othon de Haute-Epée, Hugues de Montbel, Wigebert de Parme et tous les Lombards, tant chevaliers qu'hommes de pied, se réunirent en un seul corps, qui se trouva le plus considérable. Tous les corps ainsi formés, les Lombards se portèrent sur le premier rang, parce qu'ils passaient pour invincibles, afin que, faisant face aux Turcs, ils leur opposassent un front impénétrable, et les attaquassent avec vigueur. Tous les autres corps des Chrétiens se placèrent ensuite sur la droite et sur la gauche, chacun en présence d'un corps de Turcs, qu'il leur arrivait souvent de mettre en fuite, pour recommencer bientôt le combat ; mais les Turcs, rusés et habiles à faire la guerre, après avoir fui à quelque distance, retournaient subitement leurs chevaux, et, faisant pleuvoir une grêle de flèches sur les Chrétiens, ils leur blessaient ou tuaient un grand nombre d'hommes et de chevaux. [8,16] CHAPITRE XVI. Les Lombards, qui avaient occupé la première ligne, combattirent longtemps et vigoureusement contre les Turcs ; mais Albert, leur chef, ne pouvant, après une longue lutte, soutenir plus longtemps la bataille, principalement à cause des chevaux que la faim avait exténués, prit la fuite avec l'étendard, signal des combats, qu'il portait de la main droite, et aussitôt tout le corps des Lombards s'enfuit également avec ses chefs et ses princes, et rentra sous ses tentes. Conrad, chevalier intrépide, voyant que le combat devenait plus périlleux par la défection et la fuite des Lombards, s'élança avec son corps, attaqua les Turcs, et les battit depuis la première heure du jour jusques après midi ; enfin, accablé sous les traits que les Turcs ne cessaient de lancer, il prit aussi la fuite avec son corps de troupes, dévoré par la faim et épuisé de fatigue, et rentra de même sous ses tentes. Etienne, suivi de ses Bourguignons, voulant porter secours à ses frères battus et fugitifs, se jeta sur les ennemis avec tout son corps, et les attaqua vigoureusement ; mais enfin, après avoir longtemps combattu, il tourna aussi le dos avec les siens, laissant cependant beaucoup de guerriers étendus sur le champ de bataille, et tombés sous les armes des Turcs, et il alla se réfugier dans ses tentes. Etienne de Blois, voyant les Lombards et les Bourguignons battus de tous côtés, vola, avec tous les Français qui formaient son corps, pour porter secours à ses frères, et repousser les ennemis ; il ne cessa de combattre jusqu'au soir : mais les Turcs, armés de leurs arcs et de leurs flèches, prirent enfin l'avantage, et le comte de Blois, vaincu et battu, rentra dans son camp comme l'avaient fait ses compagnons, laissant beaucoup d'hommes nobles de sa suite étendus morts sur le champ de bataille. Les plus illustres de ce corps, qui périrent dans cette journée, furent Baudouin de Grandpré, Dudon de Clermont, Wigebert de Laon, gardien et défenseur de cette ville, ami de Dieu, chevalier redoutable, d'une taille élevée, et beaucoup d'autres encore, hommes puissants et chefs des armées, dont il ne nous est pas possible de savoir et de rechercher tous les noms. Le comte Raimond, suivi des Turcopoles, chevaliers de l'empereur, et de ses Provençaux, s'empressa de remplacer ses frères d'armes dans le combat, et commença par abattre un grand nombre de Turcs ; mais, également maltraité par la fortune, il perdit aussi beaucoup d'hommes de son corps, percés par les flèches des Turcs : ceux-ci reprirent de nouveau l'avantage, les Turcopoles, frappés de terreur, se mirent tous en fuite, et se retirèrent du côté de leurs tentes, laissant le comte Raimond entouré de périls, et ayant déjà perdu presque tous ses chevaliers provençaux. [8,17] CHAPITRE XVII. Raimond, abandonné par les Turcopoles, voyant le désastre irréparable de son corps d'armée, ne pouvant demeurer plus longtemps exposé aux dangers qui le menaçaient, et n'y échappant qu'avec la plus grande peine, se dirigea vers les montagnes, et, passant dans un défilé très étroit, il parvint, non sans beaucoup de difficultés, sur le sommet d'un roc fort élevé, suivi seulement de dix de ses compagnons ; et, du haut de cette position, lui et les siens faisaient tous leurs efforts pour résister aux Turcs qui les avaient poursuivis et les assiégeaient maintenant. Cependant tous les pèlerins qui avaient échappé aux coups des ennemis étant rentrés sous leurs tentes, le comte Etienne de Blois s'informa du sort de tous les princes de l'armée, pour connaître lesquels étaient parvenus à se sauver, et lesquels avaient succombé : il apprit, au même moment, que le comte Raimond s'était réfugié sur le sommet d'un rocher, et qu'il lui serait impossible d'échapper aux Turcs si l'on n'allait à son secours. Alors le comte Etienne, rassemblant deux cents chevaliers couverts de leurs cuirasses et de leurs casques, courut défendre Raimond contre les ennemis qui l'avaient poursuivi, et qui déjà se trouvaient réduits à n'être plus que trente, les mit aussitôt en fuite, délivra le comte, et le ramena sain et sauf dans le camp. Après avoir battu et écrasé les corps redoutables des Chrétiens, et les avoir repoussés dans leurs tentes à la suite de cette cruelle mêlée, les Turcs, victorieux et chargés des dépouilles des Français et des Lombards, rentrèrent pareillement dans leur camp, qui ne se trouvait qu'à deux milles de distance de celui des Chrétiens. La victoire qu'ils remportèrent en ce jour fut cependant bien ensanglantée pour eux, et leur coûta beaucoup de larmes, ils perdirent trois mille hommes de guerre dans cette même bataille où les chevaliers du Christ, courbés sous le poids de leurs péchés, furent, par un jugement de Dieu et en punition de leurs transgressions, livrés entre les mains des infidèles et des impies. Ce même soir, et après que le comte Raimond eut été dégagé du haut de son rocher, où les Turcs l'assiégeaient, par le secours du comte de Blois et de Conrad le connétable, et ramené dans le camp auprès de ses frères, tous ceux des Chrétiens qui avaient échappé à la mort, et s'étaient réfugiés sous leurs tentes, commencèrent, à préparer les feux et les vivres nécessaires à leur repos, puis ils allumèrent du bois et des sarments pour faire cuire leurs aliments, afin de restaurer leurs corps épuisés de fatigue et d'un long jeûne. Mais voici, dès que la nuit eut ramené le silence sur la terre, ce même comte Raimond, saisi de je ne sais quel sentiment de frayeur, et craignant pour sa vie, fit seller et brider tous ses chevaux, et prit la fuite avec tous les siens et tous les Turcopoles de l'empereur ; il marcha tout le reste de la nuit, et, prenant sa course à travers les montagnes et hors de toutes les routes, il arriva enfin, à ce qu'on assure, à un château appartenant à l'empereur, et nommé Pulveral. [8,18] CHAPITRE XVIII. Lorsque son départ fut connu, et que la nouvelle s'en répandit dans le peuple, tous les Chrétiens furent saisis d'une si grande crainte qu'aucun des princes ne demeura dans le camp : tous, tremblant pour leurs jours et se hâtant de fuir, grands et petits nobles et roturiers, se retirèrent à Sinope, forteresse de l'empereur, ignorant que, dans ce même temps, les Turcs n'étaient pas moins inquiets pour eux-mêmes, et cherchaient aussi à se sauver. Les Chrétiens abandonnèrent ainsi leurs tentes, tout leur train de guerre, leurs chariots, leurs femmes délicates et chéries, et enfin toutes les provisions dont avaient besoin une armée aussi considérable, et des chefs aussi illustres. En peu de temps les éclaireurs allèrent porter aux Turcs la nouvelle de cette fuite précipitée. Après avoir battu les Chrétiens, et pris possession de la victoire, les ennemis s'étaient aussi retirés dans leur camp, afin d'employer cette même nuit à réparer, par les aliments et le sommeil leurs forces épuisées dans le carnage des chevaliers catholiques. [8,19] CHAPITRE XIX. Dès qu'ils furent instruits de cet événement, les Turcs, qui veillaient toujours pour massacrer leurs ennemis, se levèrent aussitôt, et, faisant résonner dans leur camp les trompettes et les clairons, et convoquant tous leurs compagnons, ils se rendirent dès le point du jour vers les tentes des Chrétiens ; ils y trouvèrent des femmes très nobles, des matrones illustres, appartenant tant aux Français qu'aux Lombards, et, les attaquant sans pitié, les faisant prisonnières, les chargeant inhumainement de chaînes, ils en envoyèrent plus de mille chez des nations barbares, où l’on parle des langues inconnues, comme un troupeau muet qu'ils auraient enlevé, les condamnant à un exil perpétuel, et les enfermant dans le pays du Khorasan comme dans une prison, ou dans un appartement inaccessible : les autres femmes d'un âge un peu plus avancé périrent sous le glaive. La terre et le royaume du Khorasan sont tellement entourés de montagnes et de marais, que les prisonniers quelconques qui y sont une fois entrés ne peuvent plus en sortir sans la permission expresse des Turcs, comme le troupeau ne peut sortir de son parc sans son gardien. Hélas ! combien de douleurs, combien de misères éclatèrent lorsque ces matrones nobles et délicates devinrent la proie de ces hommes impies et horribles, et furent enlevées par eux ; je dis horribles, car ces Turcs ont à la tête sur le devant, sur le derrière, sur la droite et sur la gauche, des tonsures en forme de collier, et à côté de ces tonsures on voit pendre quelques mèches de cheveux qu'ils ne coupent jamais, et qui leur donnent un aspect hideux ; en outre ils ne se font jamais la barbe, et la portent fort longue, en sorte qu'on ne saurait les comparer, pour leur apparence extérieure, qu'aux esprits noirs et immondes ; aussi la douleur fut immense, la terreur poussée à son comble, des hurlements affreux retentirent de tous côtés dans ce camp, où ces femmes malheureuses et désolées se voyaient livrées aux mains de leurs ravisseurs, après avoir été abandonnées par leurs tendres maris, les uns morts, les autres fugitifs et entraînés par l'impérieuse nécessité. Parmi ces femmes, les unes furent livrées tour à tour à la brutalité de tous ces hommes, et décapitées à la suite de ces indignes traitements ; d'autres, au visage enjoué, ou belles de leur personne, ayant plu à leurs vainqueurs, furent, comme je l'ai dit, transportées chez les nations barbares. [8,20] CHAPITRE XX. Après qu'ils eurent trouvé et enlevé tant de femmes distinguées dans les tentes des Chrétiens fugitifs, les Turcs, montés sur des chevaux rapides, se mirent à la poursuite des pèlerins, tant chevaliers que fantassins, des clercs, des moines, et de toutes les femmes qui s'étaient sauvées avec eux ; ils allaient partout, faisant tomber des victimes sous le fer, comme le moissonneur fait tomber les grains sous sa faucille lorsqu'ils sont mûrs : ils frappaient de tous côtés sans aucun égard pour l’âge ou le rang, seulement les jeunes gens encore imberbes, et les hommes qui faisaient le service de chevaliers étaient retenus prisonniers pour être ensuite envoyés, avec les illustres matrones, en exil dans le pays du Khorasan. Ils enlevèrent aussi une quantité incalculable d'argent, que les Chrétiens, fuyant et fatigués, abandonnaient sur la route ; ils prirent aussi des vêtements moelleux, des fourrures de diverses espèces, de petit-gris, d'hermine et de martre, beaucoup de pourpre brodée en or, d'une grande beauté, soit pour la perfection du travail, soit pour la couleur, enfin des chevaux et des mulets, plus qu'on ne pourrait le compter ou l'écrire ; et tous ces objets étaient en si grande abondance que les vainqueurs même se fatiguaient à les transporter. [8,21] CHAPITRE XXI. Au dire de ceux qui ont vu ces événements de leurs yeux, et qui eurent même grand-peine à échapper à la mort, au milieu de ce désastre et dans cette dispersion complète de cette grande armée, la terre et les montagnes étaient tellement jonchées de byzantins d'or et d'argent en une quantité incalculable, et de toutes sortes de monnaies, que, sur une longueur de plus de trois milles, les fuyards et ceux qui les poursuivaient allaient marchant sur l'or, sur les pierreries, sur les vases d'argent ou d'or, sur la pourpre admirable et précieuse, sur des vêtements d'une grande finesse et des étoffes de soie : en outre toute la route était arrosée du sang des mourants et des morts ; et ce n'est point étonnant, car plus de cent soixante mille individus périrent sous le glaive ou les flèches des féroces Turcs, et furent aisément vaincus et massacrés par leurs ennemis, épuisés comme ils étaient, et dénués de forces à la suite de la disette dont ils avaient tant souffert, et se trouvant par conséquent hors d'état d'opposer une résistance efficace. Cette disette, qu'ils eurent à supporter dans les déserts de la Flaganie, avait été telle, en effet, qu'une peau de bœuf se vendait vingt sous, un petit pain, qu'on pouvait enfermer dans la paume de la main, était payé trois sous en monnaie de Lucques, et le cadavre d'un cheval, d'un mulet ou d'un âne, était évalué à six marcs. Au milieu de cette cruelle déroute, deux braves chevaliers de la suite d'Etienne de Blois, fuyant à toute hâte pour échapper aux Turcs acharnés à leur poursuite, rencontrèrent sur leur chemin un cerf qui les arrêta dans leur marche, et que les clameurs des Turcs et des Chrétiens, et le tumulte de la guerre, avaient fait sortir des montagnes : dans cet embarras imprévu, les chevaliers tombèrent l'un et l'autre par terre, et furent aussitôt décapités par les ennemis. [8,22] CHAPITRE XXII. L'armée ainsi dispersée, et fuyant toujours avec des chevaux ou des mulets, arriva par détachements à la ville de Sinope que gardaient les chevaliers de l'empereur, et, continuant leur marche, une partie des pèlerins parvinrent enfin à la ville royale de Constantinople. Etienne duc de Bourgogne, Etienne de Blois, Conrad connétable de l'empereur des Romains, l'évêque de Milan, l’évêque de Laon, l'évêque de Soissons, Gui le Roux, Hugues, Bardolphe, les autres princes et tous ceux qui parvinrent à échapper aux coups redoutables des Turcs, arrivèrent à Constantinople à travers les montagnes et sans suivre les routes battues. Le comte Raimond, franchissant aussi les précipices des montagnes et les profondeurs des vallées, et laissant en arrière ses compagnons d'armes et les princes, arriva à Sinope avec les Turcopoles de l'empereur des Grecs ; il y passa la nuit, et, le lendemain, il monta sur un vaisseau, et se rendit par mer à Constantinople. [8,23] CHAPITRE XXIII. Cependant quelques hommes, faible débris de cette immense armée, suivaient encore la route ; marchant sur les traces du comte Raimond et des autres princes, ils étaient parvenus à se réunir de divers points en un petit corps de quatre cents hommes : mais Soliman, Doniman et Balak de Sororgia, insatiables de carnage, les poursuivirent depuis le troisième jusqu'au quatrième jour de la semaine pour les massacrer ou les faire prisonniers, sur la route par laquelle ils s'avançaient vers Sinope à la suite de leurs princes. Après avoir longtemps marché, ils n'osèrent cependant pousser plus loin, dans la crainte de rencontrer les forces préposées par l'empereur pour la défense de cette ville, et revinrent alors sur leurs pas : mais, en revenant, ils rencontrèrent sur leur route des pèlerins égarés ou demeurés en arrière, et, dans le cours de cette journée, ils tuèrent et décapitèrent mille Chrétiens dispersés sur divers points. Le noble Erald tomba ainsi entre les mains de ces hommes impies, et périt sous leurs flèches. Engelram, du même pays, Dudon, chevalier illustre, Arnoul, Gautier de Castellane, et beaucoup d'autres chevaliers très puissants que leurs chevaux ne purent sauver, par la fuite, des mains de ces bourreaux, tombèrent également sous leurs flèches. [8,24] CHAPITRE XXIV. Le comte de Saint-Gilles et les autres princes, arrivés à Constantinople, furent reçus avec bonté par le seigneur empereur. Ce prince éprouva cependant un mouvement de colère contre Raimond de ce qu'il s'était séparé, pendant la retraite, de ses autres compagnons, Etienne et Conrad. Raimond, saisissant un prétexte, lui répondit qu'il avait craint que ses compagnons ne se révoltassent contre lui, à raison de ce qu'il avait été le premier à quitter le camp avec les Turcopoles, et qu'ils ne fussent portés à croire que sa fuite n'était qu'un acte de perfidie suggéré par l'empereur lui-même. Bientôt, l'empereur, oubliant sa colère, prit compassion de ces princes qui se trouvaient dépouillés de toutes leurs richesses et entièrement demies de ressources ; il les releva de leur misère, en leur faisant donner des présents magnifiques en or, en argent, en armes, en chevaux, en mulets et en vêtements ; il leur permit d'habiter auprès de lui et de se rétablir de leurs fatigues pendant tout l'automne et tout l'hiver, et leur fit fournir en abondance, et avec une grande générosité, toutes les choses dont ils avaient besoin. Pendant le séjour qu'ils firent dans cette capitale, l'évêque de Milan mourut, et les évêques et tous les fidèles célébrèrent ses obsèques selon le rite catholique. [8,25] CHAPITRE XXV. Vers le même temps, et toujours dans la première année du règne de Baudouin, Guillaume, comte et prince très puissant de la ville de Ninive, vulgairement appelée Nevers, partant du royaume occidental de la France, et traversant toute l'Italie, arriva au port que l'on nomme Brindes, s'embarqua dans ce lieu avec quinze mille combattants, tant chevaliers qu'hommes de pied, sans compter une suite innombrable de femmes, et alla aborder à la ville nommée Valone. De là, ayant de nouveau pris pied sur la terre ferme, il se rendit dans la ville de Salonique, située dans le pays de Macédoine et sur le territoire des Bulgares. Les habitants l'accueillirent amicalement, et il y demeura en toute justice et bonté, ayant eu soin d'interdire, sous peine de mort, tout vol, tout pillage, toute injuste contestation, afin d'éviter tout désordre, et de ne point soulever contre lui les États de l'empereur de Constantinople, comme avaient fait les Lombards peu de temps auparavant. [8,26] CHAPITRE XXVI. Après avoir marché longtemps encore et s'être arrêté en divers lieux, l'illustre comte arriva à Constantinople avec toute sa suite et dans le plus grand appareil : l'empereur le reçut avec bonté et d'une manière honorable, et lui donna l'ordre de faire dresser ses tentes sur le rivage de la mer de Saint-George, et de s'établir en dehors des murailles de la ville. Trois jours après, et par suite des ordres de l'empereur, le comte et toute son armée traversèrent le bras de mer et dressèrent leurs tentes non loin du rivage, vers une colonne de marbre au haut de laquelle est posé un bélier doré. Ils y demeurèrent pendant quatorze jours, vers l'époque de la fête du bienheureux Jean-Baptiste. Tous les jours le comte se rendait par mer auprès de l'empereur, et en revenait comblé d'honneurs et de riches présents. En même temps l'empereur envoyait très souvent aux pèlerins et au pauvre peuple une espèce de monnaie appelée tartarons, afin de les assister dans leurs besoins. [8,27] CHAPITRE XXVII. Enfin, après la fête du bienheureux Jean, les pèlerins se rendirent à Civitot. Ils n'y demeurèrent pas longtemps et, quittant la route par laquelle le duc Godefroi et Boémond avaient passé avec la première armée, ils traversèrent pendant deux jours des forêts très touffues, et arrivèrent à Ancras, dont le comte Raimond et l'armée des Lombards s'étaient emparés peu auparavant, et où ils avaient tué tous les Turcs qui s'y étaient trouvés. Les nouveaux pèlerins voulaient aller réunir leurs armes et leurs forces à celles des Lombards, dont ils n'étaient plus qu'à une assez petite distance. Ils ne s'arrêtèrent qu'un jour dans la ville d'Ancras, mais il leur fut impossible de rejoindre le corps des Lombards qui poursuivaient leur marche dans la Flaganie : les laissant alors sur leur gauche, les nouveaux arrivants prirent sur la droite la route qui conduit à la ville de Stancone, afin d'y faire quelque séjour, et de se donner ainsi le temps de savoir des nouvelles des Lombards. [8,28] CHAPITRE XXVIII. Ils n'étaient pas encore arrivés dans les environs de cette ville, lorsque Soliman et Doniman, qui retournaient sur leurs pas avec toutes les forces turques, après avoir, tout au plus huit jours auparavant, massacré et détruit l'armée des Lombards, furent instruits de la marche du comte de Nevers, et se portèrent tout aussitôt à sa rencontre, en suivant les sentiers qui leur étaient connus, à travers les collines et les vallées. Ils l'attaquèrent à coups de flèches, et, ayant disposé des embuscades en avant et en arrière de l'armée chrétienne, ils lui livrèrent de terribles combats pendant trois jours de suite, et lui firent beaucoup de mal. Cependant ce ne fut point encore en ces lieux que les Turcs remportèrent une victoire complète, seulement ils attaquèrent très souvent, et firent périr un grand nombre de pèlerins qui marchaient imprudemment sur les derrières, et, déjà accablés de fatigue, ne s'avançaient qu'à pas lents ; entre autres, un nommé Henri, né Lombard, comte illustre dans son pays, tomba au milieu de ses compagnons percé d'une flèche. [8,29] CHAPITRE XXIX. Toutefois les chevaliers chrétiens résistaient encore aux Turcs avec une grande vigueur, ils leur tuaient beaucoup de monde, très souvent aussi ils les mettaient en fuite ; et jusqu'alors il leur était facile de repousser leurs ennemis, car ils n'avaient point encore éprouvé de disette d'eau, et leurs chevaux conservaient toutes leurs forces. Après s'être ainsi défendus le long de la route contre les fréquentes attaques des Turcs, les chevaliers chrétiens arrivèrent enfin à Stancone : ils trouvèrent un corps de Turcs enfermés dans le fort et chargés de le défendre : ils attaquèrent les remparts avec vigueur ; et, comme les ennemis leur résistaient pour sauver leur propre vie, il y eut de part et d'autre un grand nombre de morts. Voyant enfin qu'ils ne pouvaient parvenir à s'emparer de cette place, les Chrétiens levèrent leur camp et se rendirent vers la ville d'Héraclée. Là, l'armée demeura pendant trois jours péniblement travaillée d'une soif insupportable : plus de trois cents personnes succombèrent à ce genre de souffrance, et tous ceux qui leur survécurent, exténués et malades à la suite de toutes sortes de privations, devinrent de plus en plus incapables de résister aux ennemis. Tourmentés par la soif, quelques pèlerins montèrent sur le sommet d'une roche élevée pour chercher à découvrir un peu d'eau ; mais ils ne virent de cette hauteur que la ville abandonnée par les habitants et détruite : ils espéraient y trouver de l'eau, mais il n'y en avait point, car les Turcs avaient tout récemment démoli les citernes et comblé les puits. [8,30] CHAPITRE XXX. Peu de temps après les Turcs, ayant découvert que l'armée chrétienne commençait à souffrir beaucoup de la soif, et serait peu en état de leur résister, se mirent aussitôt à sa poursuite et l'attaquèrent pendant un jour entier à coups de flèches. On combattit des deux côtés avec acharnement, Turcs et Chrétiens se précipitèrent les uns sur les autres avec le glaive, l'arc et la lance, et inondèrent de leur sang une vallée très spacieuse. La terre était de toutes parts jonchée d'un grand nombre de cadavres, tant d'hommes que de femmes. A mesure que ce terrible combat se prolongeait, les Chrétiens, dévorés par la soif, perdaient de leurs forces et résistaient moins vivement, tandis que les Turcs, s'animant de plus en plus, commençaient à prendre l'avantage, et, remportant enfin la victoire, en vinrent bientôt à mettre en fuite l'armée des pèlerins. Le comte de Nevers vaincu et cherchant à s'échapper, fut poursuivi jusque dans la ville de Germanicople. Robert, frère du même comte, et Guillaume, porte-bannière de l'armée, qui fut le premier à prendre la fuite, et entraîna avec lui tous les chevaliers, dirigèrent aussi leur marche vers la ville de Germanicople, et y arrivèrent en effet, ayant abandonné les malheureux hommes de pied aux mains de leurs farouches ennemis. [8,31] CHAPITRE XXXI. Les Turcs, voyant fuir les Chrétiens et leurs princes, s'élancèrent avec fureur sur le peuple et tous ceux qui faisaient partie de la suite, et en firent un terrible carnage : sept cents hommes seulement s'enfuirent à travers les précipices des montagnes et dans l'épaisseur des forêts, et sauvèrent ainsi leur vie. A la suite de cette victoire des Turcs et du massacre des Chrétiens, mille femmes des chevaliers du Christ furent faites prisonnières et emmenées dans des terres étrangères et inconnues, par leurs horribles ennemis. Ils enlevèrent en outre des chevaux et des mulets, de l'or et de l'argent, des vêtements précieux et de toutes sortes ; et ces belles et nombreuses dépouilles allèrent remplir et enrichir la terre et le royaume du Khorasan. Cette sanglante bataille, ce massacre épouvantable des Chrétiens, eut lieu au mois d'août, à l'époque où les rayons du soleil sont plus ardents et le tourment de la soif plus insupportable que jamais. [8,32] CHAPITRE XXXII. Le comte de Nevers, qui n'avait échappé aux ennemis qu'avec beaucoup de peine, sauva cependant dans sa fuite une partie de ses richesses et de ses trésors, et atteignit enfin la ville de Germanicople. Il y trouva douze Turcopoles chevaliers de l'empereur des Grecs, et chargés d'en défendre les remparts ; à force de prières, et en leur donnant une riche récompense, il les détermina à l'accompagner par la route qui mène au château de Saint-André, et se dirigea de là vers Antioche, afin de passer par cette ville et de poursuivre ensuite sa marche vers Jérusalem. Mais les Turcopoles, hommes perfides, oubliant leurs serments, et aveuglés par leur avidité, dépouillèrent le comte et ses compagnons de tout ce qu'ils portaient sur eux, et, les abandonnant nus et à pied dans un lieu désert où l'on ne voyait point de chemin, ils emportèrent leur butin et retournèrent à Germanicople par des sentiers qui leur étaient connus. Le comte, triste et affligé, désespéré surtout de la destruction de l'armée chrétienne, poursuivit sa marche, couvert de misérables haillons, et supportant avec patience toutes ses adversités ; et, après de nouvelles épreuves, il arriva enfin à Antioche. [8,33] CHAPITRE XXXIII. Tancrède, devenu prince d'Antioche à la suite de la captivité de Boémond, ne put voir sans douleur le comte de Nevers, homme très noble, arrivant auprès de lui, après avoir été battu par les Turcs impies et dépouillé de tout. Il lui fournit de bons et superbes vêtements, le combla de riches présents en chevaux et en mulets, et le retint pendant quelques jours, afin qu'il reposât son corps épuisé et détruit par la soif, la faim, les veilles et les fatigues du voyage, en se nourrissant en abondance de toutes les productions de la terre, de vin, d'huile et de bonnes viandes, et qu'après avoir ainsi guéri les maux du corps et calmé les souffrances de l'âme, il pût attendre ceux de ses compagnons qui s'étaient dispersés de tous côtés, et reprendre ensuite, au retour du printemps, la route de Jérusalem. [8,34] CHAPITRE XXXIV. Huit jours environ après la destruction de l'armée du comte de Nevers, Guillaume, comte et prince du Poitou, de la famille d'Henri III empereur des Romains, ayant traversé paisiblement le royaume de Hongrie avec le duc de Bavière Guelfe et la noble comtesse Ida de la marche d'Autriche, suivi d'une immense armée de chevaliers, d'hommes de pied et de femmes, forte de plus de cent soixante mille individus, entra en grand appareil sur le territoire des Bulgares. Le peuple, toujours indomptable et incorrigible, ne tarda pas à y commettre des désordres ; le duc des Bulgares, nommé Guzh, essuya toutes sortes d'affronts ; cependant les pèlerins arrivèrent avec toutes leurs forces, et sans avoir été attaqués, près de la ville d'Andrinople. Mais, en avant de cette ville, se trouvait un pont que le duc des Bulgares avait occupé à l'avance, et dont il refusa le passage. [8,35] CHAPITRE XXXV. Les Pincenaires et les autres corps de Comans, qui faisaient partie de l'Empire Grec, défendirent les abords du pont avec leurs arcs et leurs flèches, tandis que, de leur côté, les Chrétiens ne faisaient pas moins d'efforts pour franchir cet obstacle. On livra de part et d'autre une bataille sanglante. Rodolphe, homme d'une grande noblesse, et parent du prince Guillaume, périt frappé par une flèche : Hartwig de Saint-Médard fut fait prisonnier, ainsi que beaucoup d'autres, qu'il serait trop long d'énumérer. Dans le même combat, et tandis qu'il survenait dans les deux armées des événements fort divers, le duc des Bulgares tomba lui-même entre les mains de Guillaume et des siens, et fut retenu prisonnier : enfin on tint conseil dans les deux partis, la bonne intelligence fut rétablie, on restitua les prisonniers, et les Pincenaires, ainsi que les Comans, s'apaisèrent. [8,36] CHAPITRE XXXVI. Le duc des Bulgares et les siens ayant obtenu satisfaction, une parfaite concorde s'établit entre eux et les pèlerins, et bientôt le duc ne se borna plus à permettre aux pèlerins de passer paisiblement sur le pont, et à leur accorder la faculté d'acheter tout ce dont ils avaient besoin ; il alla jusqu'à leur donner une escorte pour les accompagner à Constantinople et les garantir de tout piège et de tout accident. Le prince Guillaume, le duc Guelfe et la comtesse Ida demeurèrent pendant cinq semaines dans cette capitale, informèrent le seigneur empereur Alexis du vœu qu'ils avaient fait de se rendre à Jérusalem, et, s'étant liés à lui par un serment de fidélité, ils furent jugés dignes de recevoir de riches présents, et obtinrent la faculté d'acheter toutes les choses nécessaires à la vie. [8,37] CHAPITRE XXXVII. Vers le temps de la moisson, les pèlerins traversèrent le bras de mer de Saint-George, sur l'invitation et les ordres de l'empereur, et descendirent sur le territoire de Nicomédie. Poursuivant leur marche à travers des villes agréables qui sont en grand nombre dans ce pays, ils dressèrent leurs tentes auprès de Nicomédie et y demeurèrent pendant deux jours. De là ils se rendirent à Stancone, où, ayant épuise toutes leurs provisions à la suite d'une longue route, ils se trouvèrent livrés à une grande disette et à une soif dévorante, en sorte que les hommes et les animaux furent également malades. Et ce n'est point étonnant, car les Turcs avaient pris les devants sur cette immense multitude de pèlerins et brûlé presque sous leurs yeux toutes les récoltes, ils avaient en outre comblé les puits, les citernes et les sources, afin que les Chrétiens, réduits aux abois par la faim et la soif, pussent être vaincus plus facilement. [8,38] CHAPITRE XXXVIII. Guillaume, Guelfe et leurs compagnons d'armes, voyant la perfidie et les méchancetés des Turcs, attaquèrent avec vigueur les villes qui leur appartenaient, Finimine et Salamie, les renversèrent l’une et l'autre et ne se firent pas faute de ravager aussi tous les lieux environnants. Ils descendirent de là vers la ville d'Héraclée pour y trouver un fleuve désiré depuis longtemps avec une vive impatience, et qui devait suffire à tous leurs besoins. Mais Soliman, Doniman, Karajeth et Aganich, princes turcs, conduisant une armée considérable, se présentèrent à l'improviste devant les pèlerins sur l'autre rive du fleuve, repoussèrent par une grêle de flèches les hommes, les chevaux et tous les animaux qui s'avançaient pour s'y abreuver, et les Chrétiens, fatigués de leur longue marche et exténués, ne purent résister à cette nouvelle calamité. A la suite d'un combat terrible et sanglant, livré sur les deux rives de ce fleuve profond et entouré de marais, les Chrétiens vaincus prirent la fuite et furent massacrés en nombre incalculable par leurs impies ennemis. Quelques-uns d'entre eux, espérant échapper à ce cruel martyre, se séparèrent de la multitude et se dirigèrent vers un pré pour aller se cacher dans les foins, mais ils ne purent se sauver, et périrent frappés de flèches au nombre de trois cents. [8,39] CHAPITRE XXXIX. L'évêque de Clermont en Auvergne, et tous ceux de sa suite, voyant leurs frères dispersés de tous côtés, et succombant sous les coups de leurs bourreaux, prirent la fuite vers le pied de la montagne d'où sort le fleuve qui arrose la ville d'Héraclée, et abandonnèrent leurs chevaux et tout ce qui leur appartenait ; mais il n'y en eut qu'un petit nombre qui parvinrent à se sauver. Le duc Guelfe s'étant dépouillé de sa cuirasse et de ses armes, s'échappa dans les montagnes et eut grand-peine à éviter les ennemis. On dit que plusieurs milliers d'Allemands, de Francs et de Gascons, qui étaient plus éloignés des montagnes, furent entièrement détruits. On ignore complètement jusqu'à ce jour si la comtesse Ida fut emmenée en captivité, ou si elle périt sous les pieds de tant de milliers de chevaux. Quelques-uns disent cependant qu'elle fut transportée en exil perpétuel dans le royaume du Khorasan avec un grand nombre d'illustres matrones. [8,40] CHAPITRE XL. Le comte de Poitou fuyant avec un seul écuyer à travers les montagnes et par des chemins inconnus, arriva enfin dans une ville nommée Longinach, située près de Tursolt, et que gouvernait Bernard, surnommé l'Étranger. Celui-ci l'accueillit avec bonté et lui fournit toutes les choses nécessaires à la vie. Quelques jours après, Tancrède, prince d'Antioche, ayant appris que l'illustre prince du Poitou, entièrement dépouillé et privé de toute ressource, vivait dans cette ville, pauvre et humilié, eut compassion de son frère en Christ, et ayant tenu conseil, il lui envoya des chevaliers, le fit conduire à Antioche, le reçut avec honneur, lui donna de précieux vêtements, le nourrit dans l'abondance et le retint quelques jours auprès de lui. [8,41] CHAPITRE XLI. Après la destruction de l'armée des Lombards et la défaite de Guillaume, comte de Nevers, de Guillaume, comte de Poitou, et de Guelfe, duc de Bavière, tous les princes Chrétiens qui s'étaient dispersés de tous côtés, et avaient passé l'hiver, soit à Constantinople, soit ailleurs, laissèrent chacun les débris de leurs corps, et se réunirent à Antioche au commencement du mois de mars. Le comte Albert, Conrad le connétable, Etienne de Blois, Etienne duc de Bourgogne, le comte Raimond, Guillaume comte de Poitou, et Guelfe, duc de Bavière, se trouvèrent ainsi rassemblés. Les évêques Engelram de Laon, Manassé de Barcelone, et plusieurs évêques d'Italie arrivèrent également par mer au port de Siméon l'Ermite, et allèrent passer quelque temps à Antioche. [8,42] CHAPITRE XLII. Vers le même temps Bernard l'Étranger retint le comte Raimond prisonnier dans ce même port, parce qu'on l'accusait d'avoir trahi et livré à la mort l'armée des Lombards et des autres pèlerins qui avaient fait partie de leur expédition ; puis, il le remit à Tancrède, qui le fit garder dans la ville d'Antioche. Les princes réunis s'étant souvenus au bout de quelques jours de ce prince leur frère en Christ, et sachant que Tancrède le retenait dans les fers sans jugement, le supplièrent instamment, et au nom du Christ, de délivrer et de rendre aux siens cet illustre chevalier. Tancrède céda aux prières des pèlerins et fit sortir Raimond de prison, sous la condition qu'il s'engagerait par serment à n'envahir aucune portion du territoire situé dans les environs de la ville d'Acre. Après avoir délivré le comte Raimond, tous les princes prirent congé de Tancrède, sortirent d'Antioche et se dirigèrent vers la ville de Tortose. Ils l'assiégèrent aussitôt et s'en rendirent maîtres, puis, ayant tenu conseil, ils chargèrent Raimond d'y demeurer et de la défendre, car se confiant en son habileté, ils le jugèrent capable de résister aux ennemis, et eux-mêmes résolurent ensuite de poursuivre leur route vers Jérusalem. [8,43] CHAPITRE XLIII. Le duc Guelfe n'assista point au siège de Tortose et se rendit à Jérusalem, pour y faire ses prières, avec Renaud duc de Bourgogne et frère d'Etienne, qui gouvernait ce pays en son absence. Renaud était parti pour Jérusalem avant l'expédition des Lombards, et avait ensuite passé l'hiver à Antioche. Il tomba malade en route, mourut et fut enseveli. Guelfe continua sa marche et arriva seul à Jérusalem : il adora le Seigneur Jésus et son sépulcre, s'embarqua quelques jours après pour s’en retourner, mais il ne dépassa pas l'île de Chypre, et étant tombé malade il y mourut, et y fut enseveli. [8,44] CHAPITRE XLIV. Les autres princes déjà nommés, après avoir pris la ville de Tortose, se rendirent en droite ligne à Béryte avec dix mille hommes. Ils y trouvèrent le roi Baudouin qu'un message avait averti de leur arrivée, et qui se porta à leur rencontre avec une troupe nombreuse, parce que les pèlerins hésitaient à traverser le pays et les villes occupées par les Gentils, sans être accompagnés par ce roi renommé et puissant. Après s'être reposés pendant une nuit, le lendemain ils réunirent toutes leurs forces, et partirent ensemble pour Joppé, où ils arrivèrent quinze jours avant la sainte Pâques ; ils y demeurèrent huit jours, et y célébrèrent la fête des Rameaux. Le même jour les pèlerins sortirent de Joppé, et montèrent à Jérusalem. Ils y passèrent sept jours, et le jour du sabbat de la sainte Pâques, et parcoururent la Cité sainte, en faisant des prières et distribuant des aumônes. Conrad, connétable de l'empereur des Romains, et Engelram évêque de Laon, qui s'étaient un peu arrêtés en route, arrivèrent à Joppé après leurs frères, et les rejoignirent ensuite pour la Pâque du Seigneur. [8,45] CHAPITRE XLV. Lorsqu'ils se furent ainsi réunis de divers points dans la ville de Jérusalem, la seconde semaine de Pâques, et après avoir célébré ces saintes solennités avec beaucoup de joie et en grande pompe, les pèlerins se souvenant des maux qu'ils avaient soufferts et des périls auxquels ils avaient échappé, conseillèrent au roi Baudouin d'employer les plus humbles et les plus instantes prières auprès de l'empereur de Constantinople, pour l'attendrir sur les misères des Chrétiens, afin qu'il cessât de les livrer ou de les trahir, qu'il secourût l'Eglise de Jérusalem qu'il s'abstînt d'écouter favorablement les Turcs et les Sarrasins, et que plutôt il consentît à accorder aux Chrétiens la pleine et entière faculté d'acheter toutes les choses nécessaires dans les forteresses et les villes faisant partie de ses États, et s'étendant jusqu'à Jérusalem. [8,46] CHAPITRE XLVI En effet, le bruit s'était répandu parmi le peuple catholique que c'était d'après les conseils secrets et perfides de l'empereur que le comte Raimond et les chevaliers Turcopoles avaient conduit l'armée des Lombards a travers les déserts et dans les solitudes de la Flaganie, où l'on ne trouve aucune route, afin qu'épuisée par la famine et par la soif, elle pût être plus facilement vaincue et détruite par les Turcs. Mais d'après les rapports des hommes véridiques et de naissance illustre, il n'y avait point lieu d'accuser l'empereur d'un si grand crime, car il avait très souvent averti les Lombards des maux et des privations qu'ils auraient à souffrir, ainsi que des pièges qu'ils rencontreraient dans les déserts de la Flaganie, et leur avait répété à diverses reprises qu'ils ne pourraient suivre cette route avec sécurité. [8,47] CHAPITRE XLVII. Le roi Baudouin se rendit aux vœux de tous les Chrétiens, et chargea Gérard archevêque, et l'évêque de Barcelone, d'aller offrir en présent à l'empereur deux lions bien domptés et qu'il affectionnait beaucoup, afin de confirmer le traité d'amitié qui les unissait. L'empereur accueillit avec bonté les demandes du roi et les présents qui lui furent offerts : il se justifia, en prêtant serment sur le nom de Dieu, des soupçons que les Chrétiens conservaient contre lui au sujet du massacre des Lombards, et promit d'être dorénavant miséricordieux pour tous, d'aimer et d'honorer le roi Baudouin. Dans le même temps, l'empereur décida que l'évêque de Barcelone se rendrait de sa part auprès du pontife romain Pascal, pour le laver de la trahison qu'on lui imputait. [8,48] CHAPITRE XLVIII. Un chevalier nommé Engelram retourna alors à Jérusalem, chargé de beaux présents de la part de l'empereur, et rapporta ces bonnes nouvelles, savoir, que l'empereur voulait conserver foi et amitié au roi Baudouin, et s'abstenir désormais de toute offense envers les pèlerins. Quant à l'évêque il résista à l'empereur, qui voulait le forcer à devenir infidèle aux Français. C'est pourquoi il se rendit à Rome, le cœur plein d'amertume, accusa l'empereur lui-même dans l'église de Bénévent, et ayant reçu des lettres du seigneur apostolique, il adressa de vives plaintes à tous les princes de la France contre ce même empereur.