[3,0] LIVRE TROISIÈME. [3,1] CHAPITRE I. Le quatrième jour après la retraite des ennemis, et, dès le premier crépuscule du matin, les Français, les Lorrains, les Allemands, les Bavarois, les Flamands et tout le peuple teutonique levèrent leur camp, et, emportant avec eux toutes les choses dont ils avaient besoin, ainsi que les dépouilles des Turcs, ils allèrent s'établir sur le sommet des Montagnes noires, et y passèrent la nuit. Le lendemain matin, les Normands, les Bourguignons, les Bretons, les Allemands, les Bavarois, les Teutons, enfin toute l'armée, descendirent dans la vallée dite de Malabyumas, et y demeurèrent plusieurs jours, tant à cause de l'aspérité des lieux et des difficultés que présentaient d'étroits défilés, entourés de rochers, que par suite de leur innombrable multitude et des chaleurs excessives du mois d'août. Un certain jour de sabbat du même mois, l'eau vint à manquer encore plus que de coutume, en sorte que ce même jour environ cinq cents personnes de l'un et l'autre sexe, au dire de ceux qui y étaient présents, succombèrent au tourment de la soif. Des chevaux, des ânes, des chameaux, des mulets, des bœufs et beaucoup d'autres animaux : périrent aussi de la même manière. [3,2] CHAPITRE II. Nous avons appris, non seulement par ouï-dire, mais encore par des relations très véridiques de personnes qui elles-mêmes avaient eu part à ces tribulations, que les hommes et les femmes éprouvèrent, dans cette triste occurrence, des souffrances dont l'esprit frissonne d'horreur, dont le récit seul doit épouvanter et saisir le cœur d'un sentiment d'effroi. Un grand nombre de femmes grosses, ayant la bouche et les entrailles desséchées, et les veines de tout le corps épuisées par l'ardeur insupportable des rayons du soleil et de la plage brûlante, accouchaient devant tout le monde et abandonnaient ensuite leurs enfants sur la même place. D'autres malheureuses, demeurant à côté de ceux qu'elles avaient mis au monde, se roulaient sur la voie publique, oubliant toute pudeur et ne pouvant résister à la fureur qu'excitaient les tourments qui les dévoraient. Ces accouchements n'étaient plus déterminés d'après l’ordre des mois ou le moment assigné par la nature, l'ardeur du soleil, la lassitude du voyage, les tourments d'une soif prolongée, le trop grand éloignement des eaux provoquaient des enfantements prématurés, et l'on trouvait sur la voie publique des enfants morts et d'autres conservant à peine le souffle. Les hommes, succombant à l'excès de la sueur, la bouche béante, cherchaient à aspirer l'air le plus léger, pour soulager les tourments de la soif, et ne pouvaient y parvenir. Aussi, comme je l'ai dit, en périt-il un grand nombre dans cette seule journée. Les faucons et les autres oiseaux de proie apprivoisés, et qui faisaient la joie des grands seigneurs et des nobles, mouraient de soif et de chaleur entre les mains de ceux qui les portaient, et les chiens habiles dans l'art de la chasse succombaient de même auprès de leurs maîtres. Tandis que tous étaient travaillés de ce terrible mal, on trouva les eaux d'un fleuve que l'on cherchait, que l'on désirait si vivement. Tous s'empressèrent de s'y rendre, et, au milieu de cette foule qui s'élançait en même temps, chacun cherchait à devancer tous les autres ; nul ne montrait aucune modération dans cette nouvelle occurrence, et un grand nombre d'hommes et d'animaux tombèrent malades et périrent enfin pour avoir bu avec excès. [3,3] CHAPITRE III. Lorsqu'ils furent sortis de ces défilés couverts de rochers, les pèlerins, se trouvant en trop grande masse, résolurent d'un commun accord de diviser l'armée en plusieurs bandes. Tancrède et Baudouin, frère du duc Godefroi, se séparant d'abord avec tous les hommes de leur suite, traversèrent les vallées d'Ozelli. Tancrède, marchant en avant avec les siens, descendit vers les deux villes voisines d'Héraclée et Iconium, où habitaient des Chrétiens, vivant sous le joug des Turcs sujets de Soliman. Baudouin, s'avançant avec les siens à travers les sentiers détournés des montagnes, se trouva bientôt exposé à une affreuse disette de vivres, et les chevaux, privés de fourrage, pouvaient à peine suivre la marche et encore moins porter leurs cavaliers. Le duc Godefroi, Boémond, Robert, Raimond suivaient de loin la route royale, et se dirigeant vers Antiochette, située à côté d'Héraclée, ils résolurent de s'y arrêter vers la neuvième heure du jour. Le soir étant venu, le duc Godefroi et les principaux chefs dressèrent leurs tentes vers la montagne, dans une position agréable, au milieu des prairies, se plaisant à admirer ce beau et riche pays, où l’on trouve de superbes chasses, exercice chéri de la noblesse. Là, s'étant établis, et ayant déposé leurs armes et toutes leurs dépouilles, voyant devant eux une forêt remplie de gibier, prenant leurs arcs et leurs carquois, et ceignant leurs glaives, ils entrèrent dans les bois voisins de la montagne, pour chercher, à l'aide de chiens habiles, à poursuivre, à percer quelque pièce de gibier. [3,4] CHAPITRE IV. Tandis qu'ils s'enfonçaient ainsi dans l'épaisseur des bois, chacun suivant des sentiers divers pour se poster en embuscade, le duc Godefroi aperçut un ours énorme, et dont le corps présentait un horrible aspect. Il venait d'attaquer un pauvre pèlerin qui ramassait des sarments, et le poursuivait pour le dévorer, autour d'un arbre où le malheureux cherchait un abri, de même qu'il avait coutume de poursuivre les bergers du pays, ou tous ceux qui entraient dans la forêt, selon les rapports que ceux-ci en firent ensuite. Le duc, habitué et toujours prêt à porter secours aux Chrétiens ses frères dans leurs adversités, tire soudain son glaive, et, avertissant son cheval par un vigoureux coup d'éperon, il vole vers le pauvre homme pour l'arracher, dans sa détresse, aux dents et aux griffes de l'animal dévorant, et, poussant de grands cris à travers les épaisses broussailles, il se présente tout à coup en face de ce cruel ennemi. L'ours, en voyant le cheval et son cavalier se diriger rapidement vers lui, plein de confiance dans sa férocité et dans la force déchirante de ses griffes, ne tarde pas à marcher à la rencontre du duc, ouvre la gueule comme pour le mettre en pièces, se dresse tout entier pour résister, ou plutôt pour attaquer, pousse en avant ses griffes aiguës pour mieux déchirer, prend soin de défendre sa tête et ses bras des coups du glaive qui le menace, et échappe souvent au duc qui veut le frapper ; en même temps ses horribles grognements ébranlent la forêt et les montagnes, et tous ceux qui les entendent ne peuvent assez s'en étonner. Le duc, en voyant l'animal rusé et méchant résister avec une audacieuse férocité, plein d'émotion et vivement indigné, retourne la pointe de son glaive, s'avance témérairement vers la bête, et, poussé par une aveugle colère, il cherche à le percer de part en part. Malheureusement l'animal évite encore le glaive, enfonce aussitôt ses griffes aiguës dans la tunique du duc, le serre dans ses bras, le renverse de son cheval, et, le jetant par terre, se dispose à le déchirer avec ses dents. Dans cette extrémité pleine d'angoisse, le duc, se souvenant de ses nombreux exploits et de tous les périls auxquels jusqu'à ce jour il a noblement échappé, rempli de douleur en se voyant maintenant sur le point d'être étouffé et de subir une mort honteuse sous la dent d'une bête féroce, rassemble toutes ses forces et se relève à l'instant sur ses pieds. Au moment où il était tombé de cheval à l'improviste, en luttant avec le furieux animal, son glaive s'était embarrassé entre ses jambes : il le saisit promptement pour égorger l'ours, et, tandis qu'il le tient encore par la poignée, il se fait à lui-même une large incision dans le gras de jambe et dans les nerfs qui s'y rattachent. Son sang coulait en abondance et lui enlevait peu à peu ses forces ; cependant il ne cédait point à l'animal et demeurait toujours debout, se défendant avec acharnement, enfin un de ses compagnons d'armes, nommé Husechin, ayant entendu les cris perçants du pauvre homme qui avait été arraché à la mort, et les horribles grognements de l'ours qui retentissaient dans la forêt, arriva de toute la vitesse de son cheval pour porter secours au duc ; et, tirant son glaive, attaquant de nouveau avec le duc le monstre affreux, il le perça dans le sein et lui brisa les côtes. La bête féroce succomba enfin, et alors le duc, sentant pour la première fois la douleur de sa blessure, et affaibli par une perte de sang considérable, pâlit et tomba presque en défaillance. Bientôt toute l'armée fut troublée par cette triste nouvelle. Tous accoururent en hâte vers le lieu d'où l'on transportait blessé le vigoureux athlète, le chef des conseils, le guide des pèlerins. Les princes de l'armée, le déposant sur un brancard, le conduisirent aussitôt au camp, pénétrés de douleur, au milieu des pleurs des hommes et des hurlements des femmes. Les plus habiles médecins furent appelés pour travailler à sa guérison ; le corps de la bête fut partagé entre tes princes, et tous s'accordaient à dire qu'ils n'en avaient jamais vu aucune d'une telle grosseur. [3,5] CHAPITRE V. Tandis que le duc ne pouvait encore marcher, à raison de ses blessures, et que l'armée ne s'avançait qu'avec plus de lenteur, Tancrède, qui avait pris les devants, suivait la route royale, se dirigeant vers la côte de la mer, et laissant derrière lui Baudouin, frère du duc. Il arriva, après avoir franchi les rochers et traversé la vallée de Butrente, vers la porte appelée de Judas, et descendit par là vers la ville nommée Tarse, et plus vulgairement Tursolt, que les Turcs, délégués de Soliman, avaient soumise et occupaient, ainsi que les tours. Un Arménien, qui avait connu Tancrède, en faisant auparavant quelque séjour auprès de lui, lui promit d'engager les habitants de cette ville, écrasés sous le joug pesant des Turcs, à lui livrer leur ville avec prudence et à l'insu de ceux-ci, s'ils pouvaient trouver une occasion favorable. Mais comme les citoyens, intimidés par la présence et la surveillance des Turcs, ne s'empressaient pas d'acquiescer aux invitations de l'Arménien, Tancrède se porta en avant, ravagea les côtes de la mer voisine de cette ville, fit beaucoup de butin afin de pouvoir entreprendre le siège, et revint dresser ses tentes autour des murailles. De là, ne cessant de faire entendre des menaces contre les Turcs qui occupaient les remparts et les tours, il leur annonçait l'arrivée de Boémond et de la forte armée qui marchait à sa suite, et leur disait que, s'ils ne sortaient et n'ouvraient leurs portes, cette armée qui suivait ses traces ne cesserait de les attaquer qu'après s'être emparée de leur ville et de tous ses habitants, comme elle s'était emparée de Nicée, tandis qu'au contraire, s'ils se soumettaient à ses volontés et ouvraient leurs portes, non seulement ils trouveraient grâce aux yeux, de Boémond, et lui devraient de nouveau la vie, mais qu'en outre il leur donnerait beaucoup de présents et les jugerait dignes de commander dans cette ville et dans d'autres forteresses. [3,6] CHAPITRE VI. Adoucis par ces paroles et par des promesses peut-être trop magnifiques, les Turcs promirent à Tancrède de lui livrer la ville, sous la condition qu'ils n'auraient aucun péril, aucune violence à redouter de la part d'aucune autre troupe qui pourrait survenir après lui, jusqu'à ce que la ville et sa citadelle eussent été remises au pouvoir de Boémond. Tancrède, loin de se refuser à ces offres, conclut avec eux un traite par lequel il fut convenu que sa propre bannière serait arborée par les Turcs sur le point le plus élevé de la citadelle, comme un signal qui annoncerait à Boémond, au moment de son arrivée, que Tancrède avait pris possession de la ville, et qui servirait à la préserver de tout acte d'hostilité. Baudouin, frère du duc Godefroi, Pierre de Stenay, Renaud, comte de Toul, homme d'une grande adresse, et Baudouin du Bourg, jeune homme illustre, tous unis par l'amitié, ayant suivi un autre chemin, demeurèrent pendant trois jours séparés de l'armée, errant sur les montagnes, dans des lieux déserts et entièrement inconnus pour eux, affligés en outre d'un manque presque absolu de vivres et de toutes les choses nécessaires ; ils furent enfin conduits par le hasard sur le sommet d'une montagne, après s'être égarés dans des chemins détournés. De ce point élevé ils aperçurent les tentes de Tancrède établies au milieu de la plaine devant les murs de Tarse, et ils furent saisis d'une extrême frayeur, croyant que c'étaient des Turcs. De son côté Tancrède ressentit d'assez vives craintes en voyant de loin des hommes se présenter sur les hauteurs de la montagne, et crut, à son tour, voir en eux des Turcs qui se hâtaient de venir au secours de leurs compagnons assiégés. Cependant les premiers étant descendus, tremblants pour leurs jours et à demi morts de faim, Tancrède, en chevalier intrépide, avertit ses compagnons d'armes qu'il s'agissait en ce moment de défendre leur propre vie. [3,7] CHAPITRE VII. Les Turcs, réunis au nombre de cinq cents environ, sur les remparts et dans les tours de la place, pour regarder dans la plaine et travailler à leur défense, ayant vu arriver Baudouin et tous ceux qui le suivaient, les prirent également pour des amis, et se répandirent en reproches et en menaces contre Tancrède, disant : Voici une troupe d'auxiliaires qui accourt vers nous ; nous ne serons point, comme tu l'avais cru, livrés entre tes mains, c'est toi au contraire et les tiens qui devez aujourd'hui même succomber sous nos forces. C'est pourquoi regarde-toi comme déchu du traité que nous avions vainement conclu avec toi. Si nous t'avons laissé demeurer dans ton camp, ce n'est que parce que nous avions l'espoir d'être secourus par ces troupes que tu vois s'avancer pour mieux assurer ta ruine et celle des tiens. Tancrède, jeune homme d'un courage inébranlable, fit peu de cas des menaces des Turcs, et répondit à leurs reproches par ces paroles : Si ce sont là vos chevaliers ou vos princes, par le nom de Dieu nous ne les redoutons pas, et ne craignons pas de marcher vers eux ; que si la grâce de Dieu nous aide à les vaincre, vos jactances et votre orgueil ne resteront pas impunis. Si nos péchés s'opposent à ce que nous puissions leur résister, vous ne serez pas pour cela mieux délivrés des mains de Boémond et de l'armée qui marche avec lui. A ces mots, Tancrède, rassemblant tous ceux qui avaient suivi ses pas, couverts de leurs brillantes armes, de leurs cuirasses et de leurs casques, et montés sur des chevaux rapides, s'avance à la rencontre de Baudouin. Du haut de leurs murailles les Turcs font résonner fortement les clairons et les cors retentissants, dans l'intention d'effrayer Tancrède. Mais bientôt les étendards chrétiens ayant été reconnus des deux côtés, et chacun ne voyant devant lui que des frères et des compatriotes, tous répandent des larmes de joie, et se félicitent d'avoir été par la grâce de Dieu délivrés des périls qui les menaçaient. Aussitôt les deux corps de troupes se réunissent, et, d'un commun accord, dressent leurs tentes devant les murailles de la ville ; les bœufs et les moutons, butin que les Chrétiens avaient ramassé dans les montagnes du pays, sont immolés, préparés et mis sur le feu : la faim qu'ils enduraient depuis longtemps leur apprit à les manger cuits sans sel, et tous également furent obligés de se passer de pain. La ville était fortifiée de tous côtés, elle comptait beaucoup d'habitants, et se trouvait située dans une plaine fertile, arrosée de jolis ruisseaux et couverte de belles prairies : les pèlerins admirèrent la force de ses murailles, qui semblaient invincibles à tous les hommes, si Dieu ne favorisait leur entreprise. [3,8] CHAPITRE VIII. Le lendemain, au point du jour, Baudouin et ceux qui l'avaient suivi, s'étant levés et se dirigeant vers les murs de la place, aperçurent la bannière bien connue de Tancrède, flottant sur la tour la plus élevée de la citadelle, par suite du traité qu'il avait conclu avec les Turcs. Aussitôt, remplis d'une indignation excessive et enflammés de colère, ils se répandirent en paroles dures et injurieuses contre Tancrède et les siens, témoignant leur dédain pour la jactance et les prétentions de Tancrède et de Boémond, et les comparant à la boue et à l'ordure. Ces discours et d'autres semblables auraient amené un combat, si des hommes sages n'avaient ouvert l'avis d'envoyer une députation des deux partis auprès des citoyens arméniens, afin de savoir d'eux-mêmes à la domination duquel ils aimaient mieux se soumettre, et lequel serait favorisé par eux. Tous répondirent aussitôt qu'ils préféraient se confier à Tancrède plutôt qu'à un autre prince, et ils disaient cela non par dévouement de cœur, mais par l'effet de la crainte que leur inspirait l'annonce d'une invasion prochaine de Boémond : et cela n'était pas étonnant, car, longtemps avant cette expédition, Boémond s'était fait un brillant renom de guerrier en Grèce, en Romanie, en Syrie, tandis que le nom du duc Godefroi commençait à peine à briller de quelque éclat. [3,9] CHAPITRE IX. En apprenant cette réponse, le bouillant Baudouin se livra à tout l'emportement de la colère contre Tancrède, et adressa, en sa présence, aux Turcs et aux habitants de la ville, ces paroles terribles, qui leur furent rendues par des interprètes : Ne croyez point que Boémond et ce Tancrède que vous respectez et que vous redoutez soient les hommes les plus considérables et les plus puissants de l'armée chrétienne, et qu'ils puissent être comparés à mon frère Godefroi, duc et prince des chevaliers de toute la Gaule, ni à aucun de sa famille. En effet, mon frère le duc, prince d'un grand royaume et de l'auguste empereur des Romains, en vertu des droits héréditaires acquis à ses nobles ancêtres, est honoré par toute l'armée : les grands aussi bien que les petits ne cessent d'obtempérer en toutes choses à sa voix et à ses conseils, car il a été élu et reconnu par tous comme chef et seigneur. Sachez que vous et tout ce qui vous appartient, de même que votre ville, serez détruits et consumés par le fer et le feu, d'après les ordres du duc, sans que Boémond et ce Tancrède combattent pour vous et se portent pour vos défenseurs. Ce Tancrède même, pour lequel vous vous déclarez, n'échappera point aujourd'hui à notre bras, à moins que vous ne renversiez du haut de votre tour cette bannière qu'il a fait arborer pour nous outrager et dans l'intérêt de sa gloire, et que vous ne nous fassiez ouvrir les portes de votre ville. Si vous satisfaites à nos désirs, en rejetant cette bannière et en nous rendant la place, nous vous élèverons au-dessus de tous ceux qui résident dans ce pays, vous serez comblés de gloire en présence de mon seigneur et frère le duc, et honorés de présents dignes de vous. Entraînés par ces bonnes espérances et cédant à ces douces paroles, les Turcs et les citoyens conclurent, à l’insu de Tancrède, un traité d'amitié avec Baudouin : aussitôt après, la bannière de Tancrède fut enlevée du haut de la tour et jetée honteusement loin des murailles, dans un lieu marécageux, et celle de Baudouin fut arborée sans retard à la même place. [3,10] CHAPITRE X. Tancrède, en voyant paraître l'étendard de Baudouin et disparaître le sien, éprouva une grande tristesse, et la supporta cependant avec patience. Jugeant qu'à la suite de ce changement des querelles étaient sur le point de s'élever entre ses hommes et ceux de Baudouin, reconnaissant l'infériorité de sa troupe en forces et en armes, et ne voulant pas demeurer plus longtemps dans cet état de discorde, il se rendit vers une ville voisine, nommée Adana, bien fortifiée et riche, et, trouvant les portes fermées, il ne put obtenir la permission d'y entrer. La ville était occupée par un nommé Guelfe, originaire du royaume de Bourgogne, illustre chevalier, qui, après avoir vaincu et chassé les Turcs, s'était emparé de la place, dans laquelle il trouva de l'or, de l'argent, des vêtements précieux, des comestibles, des bœufs, du vin, de l'huile, du grain, de l’orge et toutes les choses nécessaires. Guelfe s'était porté en avant de l'armée avec un détachement. Tancrède, trouvant les portes fermées et apprenant que la ville était occupée par un chef chrétien, envoya des députés porteurs de sa parole, et fit demander instamment d'être admis à entrer, pour recevoir l'hospitalité et acheter à de justes conditions les vivres dont il aurait besoin. Guelfe, ayant accueilli ses propositions, ordonna d'ouvrir les portes, d'introduire ; le chef ainsi que ses compagnons d'armes, et de leur fournir tout ce qui leur serait nécessaire. [3,11] CHAPITRE XI. Après le départ de Tancrède, Baudouin adressa aux Turcs de nouvelles instances, et leur promit de leur faire accorder par le duc des honneurs et d'immenses récompenses, de les élever en autorité non seulement dans cette ville, mais encore dans plusieurs autres, s'ils voulaient lui ouvrir leurs portes et le laisser entrer lui et les siens, après qu'il leur aurait engagé sa foi en leur présentant la main droite. Les Turcs et les Arméniens, voyant Tancrède parti, et Baudouin seul en possession de la puissance, acceptèrent ces propositions, et, les serments ayant été prêtés et reçus des deux côtés, ils firent ouvrir les portes et reçurent Baudouin avec tous les siens ; mais en même temps ils déclarèrent qu'ils voulaient garder un poste dans toutes les tours fortifiées, jusqu'à l'arrivée du duc Godefroi et de son armée, pour pouvoir traiter alors, conformément aux promesses de Baudouin, tant au sujet des présents et de la bienveillance du duc, que sur ce qui concernait la reddition de la place et les autres points à régler, soit qu'ils voulussent eux-mêmes adopter la foi chrétienne, soit qu'ils préférassent persister dans les rites des Gentils. Ils ne remirent donc à Baudouin que deux tours principales, afin qu'il pût s'y établir et y demeurer en sécurité et avec toute confiance ; le reste de son armée fut logé çà et là dans les maisons et dans les divers quartiers de la ville. Lorsque les pèlerins et leur chef Baudouin furent entrés dans la ville et eurent commencé à goûter quelque repos, le lendemain même de leur arrivée et vers le soir, trois cents pèlerins, qui faisaient partie de la maison et du peuple de Boémond, détachés du reste de l'armée et suivant les traces de Tancrède, arrivèrent, couverts de leurs armes et de leurs casques, devant les murs de la ville. D'après les ordres de Baudouin et l'avis de ses principaux seigneurs, les portes leur furent fermées. Fatigues d'une longue marche, ayant épuisé toutes leurs provisions, les pèlerins demandèrent instamment l'hospitalité et la permission d'acheter ce dont ils auraient besoin. Les gens du peuple de la suite de Baudouin se joignirent aussi à eux pour le supplier en leur faveur, puisque ceux qui venaient d'arriver étaient des frères, attachés comme eux à la foi chrétienne. Mais Baudouin refusa absolument de se rendre à leurs vœux, parce que ces pèlerins marchaient au secours de Tancrède, et en outre parce que lui-même s'était engagé, dans son traité avec les Turcs et les Arméniens, à n'admettre dans la ville aucune autre troupe que la sienne avant l'arrivée du duc Godefroi. [3,12] CHAPITRE XII. Les pèlerins de l'escorte de Baudouin, voyant que les nouveaux arrivants ne pouvaient à aucun prix obtenir la permission d'entrer, les prirent en pitié, car ils étaient presque exposés à périr de faim, et résolurent de leur jeter en dehors des portes, et de leur faire parvenir avec des cordes, du pain et de la viande, afin qu'ils pussent se nourrir. Après que ceux-ci eurent réparé leurs forces et se furent livrés, accablés de fatigue et dans le silence de la nuit, au plus profond sommeil, les Turcs, qui demeuraient toujours dans les tours sous la foi de leur traité, désespérant de leur salut et n'osant se fier entièrement à Baudouin et à ses compagnons en Christ, tinrent entre eux un conseil secret, et, se réunissant au nombre de trois cents, emportant avec eux tous leurs trésors et tous leurs effets, ils traversèrent, à un gué connu d'eux seuls, le fleuve qui coule au milieu de la ville, sortirent en silence, tandis que Baudouin et tous les siens dormaient profondément, ne laissant derrière eux, dans les points fortifiés, que deux cents hommes de leur race et de leur faible troupe, afin de n'éveiller aucun soupçon parmi les Chrétiens. Dès qu'ils furent sortis ils attaquèrent à l’improviste les pèlerins qui s'étaient établis dans la prairie située en face de la ville et cherchaient dans le sommeil un délassement à leurs fatigues, et coupant la tête aux uns, massacrant les autres, perçant d'autres encore de leurs flèches, ils ne laissèrent en vie aucun ou du moins presque aucun de ceux qui étaient arrivés la veille. [3,13] CHAPITRE XIII. Lorsque le jour eut reparu, les Chrétiens enfermés dans la place se réveillèrent, et, s'étant rendus vers les murailles pour voir si leurs frères étaient encore dans la prairie, ils les virent tous massacrés par les armes des Turcs, et leur sang inondant encore la plaine. Ainsi fut découverte la perfidie et l'iniquité des Turcs. Aussitôt le peuple catholique se répand en tumulte dans toute la ville ; tous courent aux armes pour venger leurs frères assassinés traîtreusement. Ils se hâtent de briser les portes des tours, d'exterminer tous ceux qu'ils y trouvent, et leurs clameurs et les trompettes retentissantes excitent de plus en plus leur fureur. Rempli d'étonnement en entendant les cris violents et l'agitation de ce peuple irrité, Baudouin sort de sa tour, s'élance à cheval et parcourt rapidement la ville, invitant les hommes d'armes à mettre un terme au combat, à rentrer chacun dans son logement, afin de ne point violer les conditions du traité consenti des deux côtés, jusqu'à ce qu'enfin lui-même ait appris les détails du massacre des Chrétiens. Mais le tumulte allait toujours croissant, le peuple était irrité de la mort des pèlerins, et, dans ses acclamations bruyantes, accusait Baudouin d'en être l'auteur, comme ayant pris une fatale résolution, enfin il se réunit tant et tant de monde contre lui, et on lui lançait une si grande quantité de flèches, qu'il se vit forcé de rentrer dans la tour et d'y chercher un asile pour sauver ses jours en danger. Bientôt rentrant en lui-même, et renonçant à son excessive dureté, il donna satisfaction au peuple en s'excusant et en déclarant qu'il n'avait aucune connaissance de la cruauté des Turcs, et qu'il n'avait repoussé de la ville le peuple du Dieu vivant, que parce qu'il s'était engagé envers les Turcs et les Arméniens, sous la foi du serment, à n'admettre que ses hommes jusqu'à l'arrivée du duc. Après avoir ainsi présenté ses excuses et s'être réconcilié avec son peuple, Baudouin attaqua dans toutes les tours ceux des Turcs qui y étaient encore, reste de cette faible troupe, et les siens les attaquèrent aussi, et vengèrent le meurtre de leurs frères, en tranchant la tête à deux cents d'entre eux environ. Plusieurs femmes illustres de la ville accusèrent aussi ces mêmes Turcs, et montrèrent les oreilles et les narines qu'ils leur avaient coupées, parce qu'elles n'avaient pas voulu consentir à se prostituer à eux. Cette infamie et cette horrible déposition enflammèrent encore plus le peuple de Jésus-Christ contre les Turcs, et excitèrent un plus grand carnage. [3,14] CHAPITRE XIV. Peu de jours après, les hommes de Baudouin s'étant dispersés sur les murailles, virent de loin, et à trois milles environ en mer, un grand nombre de vaisseaux de formes diverses : leurs mâts, d'une hauteur étonnante et recouverts de l'or le plus pur, resplendissaient frappés par les rayons du soleil. Les hommes qui montaient ces navires descendirent sur le rivage de la mer, et partagèrent entre eux de riches dépouilles qu'ils avaient accumulées depuis longtemps, c'est-à-dire depuis environ huit années. En les voyant, les pèlerins crurent d'abord que c'étaient des troupes ennemies appelées par ceux qui s'étaient enfuis pendant la nuit, après avoir massacré les Chrétiens. Courant aussitôt aux armes, et se rendant en foule vers le rivage, les uns à cheval, d'autres à pied, ils leur demandèrent d'une voix ferme et assurée pourquoi ils arrivaient en ces lieux, et à quelle nation ils appartenaient. Les étrangers répondirent qu'ils étaient des chevaliers chrétiens, venant de la Flandre, d'Anvers, de la Frise et d'autres parties de la France, et que pendant huit ans, et jusqu'à ce jour ils avaient exercé la piraterie. Ils demandèrent ensuite aux pèlerins par quels motifs eux-mêmes avaient quitté l'empire des Romains et le pays des Teutons, pour venir dans un si lointain exil, au milieu de tant de nations barbares. Ceux-ci leur racontèrent alors l'objet de leur pèlerinage, et déclarèrent qu'ils allaient à Jérusalem adorer le Seigneur. Après qu'ils se furent ainsi reconnus les uns les autres, par leur langage et leurs discours, ils s'engagèrent réciproquement, en se donnant la main, à faire tous ensemble le voyage de Jérusalem. Il y avait dans cette armée navale un nommé Guinemer, chef et guide de tous ses compagnons d'armes. Il était originaire de la terre de Boulogne, et attaché à la maison du comte Eustache, prince magnifique de ce territoire. S'étant ainsi liés les uns envers les autres par des promesses de fidélité, les arrivants, quittant leurs navires, emportèrent tout leur riche butin et leurs bagages, et montèrent avec Baudouin vers la ville de Tarse, où ils demeurèrent quelques jours, jouissant de tous les biens de la terre, se livrant à la joie et faisant d’abondants festins. Ensuite, et après avoir tenu conseil, on laissa pour la garde et la défense de la ville trois cents hommes de l'armée navale, et Baudouin en désigna en outre deux cents parmi les siens, pour le même service. Ces dispositions faites, Baudouin partit de Tarse avec les siens et les étrangers, et tous, réunissant leurs armes, s'avancèrent le long de la route royale, marchant au son des trompettes et des cors. [3,15] CHAPITRE XV. Pendant ce temps, Tancrède, quittant la ville d’Adana, et Guelfe qui y commandait, descendit vers Mamistra, ville occupée et fortifiée par les Turcs : elle voulut tenter de lui résister, mais il l'attaqua vigoureusement avec ses chevaliers, renversa promptement les murailles, enleva les portes et les barres de fer, et rabattit l'orgueil des Turcs qui se pavanaient dans leur insolence, en faisant un grand carnage parmi eux. Ayant ainsi expulsé ses ennemis, Tancrède confia à ses hommes la garde des tours, et ayant trouvé des vivres, des vêtements, de l'or et de l'argent en grande quantité, il les distribua entre ses compagnons d'armes, et s'arrêta là pendant quelques jours. Tandis qu'il y était en parfaite sécurité, s'occupant avec sollicitude du soin de garder la place, Baudouin, frère du duc, s'avançant par la route avec ses troupes et ses alliés, arriva sur le territoire de cette même ville, et lui-même, ainsi que ses partisans et les premiers chefs de son armée, dressèrent leurs tentes dans une prairie bien verte et complantée d'arbres, située non loin de la ville. En voyant toutes ces dispositions, un nommé Richard, prince de Salerne, en Italie, né Normand et proche parent de Tancrède, en prit beaucoup d'humeur, il chercha à irriter Tancrède par des paroles pleines d'amertume, disant : Ah Tancrède ! aujourd'hui même tu es devenu le plus vil de tous les hommes. Vois devant toi Baudouin, dont l'injustice et la jalousie t'ont fait perdre la ville de Tarse. Ah ! si maintenant il y avait quelque courage en toi, déjà tu aurais appelé tous les tiens, et tu ferais retomber sur sa tête les outrages que tu as reçus. En entendant ces paroles, Tancrède frémit dans son cœur, et demandant aussitôt ses armes et ses chevaliers, il envoya d'abord en avant tous ses archers pour harceler ses ennemis dans leurs tentes, leur ordonnant aussi de s'attacher à blesser les chevaux errant ça et là au milieu des pâturages. Lui-même s'élança bientôt à la tête de cinq cents chevaliers dans le camp de Baudouin et de ses satellites, pour faire une vengeance éclatante des affronts dont il avait à se plaindre. [3,16] CHAPITRE XVI. Aussitôt Baudouin, frère du duc, Baudouin du Bourg, Guillebert de Montclar et tous ceux qui les suivaient, se voyant attaqués à l’improviste, et reconnaissant Tancrède et ses gens, se couvrent de leur fer, dressent leurs bannières, appellent leurs compagnons d'armes d'une voie mâle, marchent sur Tancrède en poussant de grands cris, au son des trompettes et des cors, et bientôt des deux côtés s'engage un combat furieux et une lutte pleine de danger. Mais la troupe de Tancrède, inférieure en nombre et en forces, ne pouvant soutenir longtemps un engagement trop inégal, tourne le dos et s'échappe avec peine du combat, fuyant avec Tancrède lui-même vers la citadelle de la ville, à travers un pont fort étroit. Richard, prince de Salerne, et proche parent de Tancrède, et Robert de Hanse, chevaliers illustres, s'étant trop attardés, furent faits prisonniers dans cet étroit passage : un grand nombre des chevaliers et des hommes de pied de la troupe de Tancrède furent tués ou blessés. Parmi les autres, le seul Guillebert de Montclar ayant poursuivi trop vivement ses ennemis, et se trouvant enveloppé par eux, fut arrêté sur le pont et emmené prisonnier ; Baudouin et les siens, le croyant mort, déplorèrent amèrement sa perte. [3,17] CHAPITRE XVII. Le lendemain, au retour du jour, on s'affligea beaucoup dans les deux camps de l'absence des hommes nobles faits prisonniers ; les chefs reconnaissant qu'ils avaient tous deux péché en violant l'alliance qui les unissait pour le saint pèlerinage de Jérusalem, conclurent la paix, d'après l'avis de leurs principaux seigneurs, et se restituèrent réciproquement leurs prisonniers. Cet arrangement conclu, et toutes les dépouilles ainsi que les captifs ayant été rendus, Baudouin se détacha avec ses sept cents chevaliers, sur la proposition d'un chevalier arménien, nommé Pancrace, entra dans le territoire d'Arménie, et alla mettre le siège devant la citadelle dite Turbessel, remarquable par ses fortifications aussi belles que solides. Les habitants de cette place, Arméniens et professant la foi chrétienne, s'étant entendus secrètement avec le prince Baudouin, chassèrent les Turcs qui commandaient dans la citadelle et la lui livrèrent, aimant mieux servir sous un chef chrétien que de demeurer sous le joug des Gentils. Après avoir pris possession de la ville et de la citadelle, Baudouin y laissa des hommes de sa troupe, et alla ensuite assiéger et prendre de la même manière la place de Ravenel, qui pouvait braver toutes les forces humaines. On dit que les Turcs, effrayés par la reddition de Turbessel, sortirent de Ravenel et prirent la fuite. Baudouin occupa encore plusieurs autres villes et châteaux-forts situés dans le même pays, profitant de la terreur que répandait son armée, en dirigeant sa marche vers Antioche : les Turcs qui depuis longtemps avaient pris possession de ces villes veillaient à leur défense, et maintenant frappés d'effroi, ils les abandonnaient et se sauvaient pendant la nuit. Après s'être emparé de Ravenel, Baudouin en confia la garde à l'arménien Pancrace, homme inconstant et extrêmement perfide, qui s'était échappé des fers de l'empereur des Grecs, et que Baudouin avait retenu auprès de lui à Nicée, parce qu'on lui avait dit qu'il était habile à la guerre et d'un esprit très fécond, et qu'il connaissait parfaitement l'Arménie, la Syrie et le pays des Grecs. Pancrace, homme perfide et rempli d'astuce, et bien connu de tous les Turcs, jugeant qu'il lui serait possible, en disposant du fort remis entre ses mains, de s'emparer de tout le territoire de Ravenel, n'y fit entrer aucun des hommes de la suite de Baudouin, et y établit son fils, illustre jeune homme. Lui-même cependant, continuant à demeurer et à marcher avec Baudouin, dissimula et n'annonça point ses projets artificieux. [3,18] CHAPITRE XVIII. Enfin, quelques princes Arméniens, informés de l'habileté et des succès de Baudouin, conclurent avec lui des traités. L'un d'eux se nommait Fer, et était auparavant gouverneur de Turbessel ; l'autre se nommait Nicusus, et possédait non loin de Turbessel des châteaux et de vastes forteresses. Tous deux ayant appris les perfidies que Pancrace méditait, de concert avec les Turcs, et le connaissant pour un homme dangereux et incapable de frein, annoncèrent à Baudouin que, s'il persistait à laisser la forteresse de Ravenel entre les mains d'un tel homme, chargé de crimes et déjà parjure envers l'empereur, il pourrait bien se faire que lui-même perdît bientôt le territoire qu'il avait conquis. Baudouin en recevant ces rapports de ces hommes fidèles, et qui partageaient sa croyance, se souvenant aussi des artifices de Pancrace, dont il avait fait plusieurs fois l'épreuve, lui redemanda le fort confié à sa garde, et Pancrace refusa obstinément de le remettre entre les mains ou sous la garde des Français. Enfin après avoir plusieurs fois renouvelé sa demande, Baudouin indigné, le voyant un jour devant lui persister encore dans ses refus, donna l’ordre de le retenir, de le charger de fers et de l'accabler de tourments, jusqu'à ce qu'il se déterminât de force ou de gré à faire cette restitution. Mais les tourments qu'on lui fit endurer, le danger même de perdre la vie ne purent lui arracher un consentement. Fatigué des maux qu'il lui faisait souffrir infructueusement, Baudouin ordonna enfin de lui arracher les membres un à un, s'il ne s'empressait de donner satisfaction. La crainte d'un supplice aussi atroce le détermina enfin à remettre entre les mains de Fer des lettres adressées à son fils, par lesquelles il lui prescrivait de restituer, la forteresse à Baudouin sans le moindre retard, pour prix de sa vie et de la conservation de ses membres. Il en fut fait ainsi, Pancrace fut dégagé de ses fers, et quitta dès ce moment Baudouin. Celui-ci confia la garde du fort qu'on lui rendit à la fidélité de ses Français, il partit alors de Turbessel, autrement appelé Bersabée, s'empara de tout le pays environnant et le soumit à son autorité. [3,19] CHAPITRE XIX. Quelques jours après, tandis que la renommée de Baudouin s'étendait de tous côtés, et portait chez tous les ennemis le bruit de ses exploits, le duc de la ville de Roha, autrement nommée Edesse, située dans la Mésopotamie, envoya à Baudouin l'évêque de cette ville avec douze des principaux habitants qui formaient un conseil par lequel toutes les affaires du pays étaient dirigées, le faisant inviter à se rendre dans cette ville avec les chevaliers français, à venir défendre son territoire des invasions des Turcs qui l'infestaient sans cesse, et à partager l'autorité et la puissance du duc, aussi bien que les revenus et les tributs dont il jouissait. Baudouin, après avoir pris conseil, acquiesça à cette proposition, et partit avec cinq cents chevaliers seulement, laissant, tout le reste de ses forces à Turbessel, à Ravenel et dans beaucoup d'autres lieux qu'il avait soumis à son pouvoir, après en avoir expulsé les Turcs. Tandis qu'il arrivait à marches forcées vers l'Euphrate, et se disposait à franchir ce grand fleuve, les Turcs, et d'autres ennemis rassembles de tous côtés sur les avis et l'instigation de Pancrace, à qui Baudouin avait rendu la liberté, s'avancèrent au nombre de vingt mille hommes environ pour s'opposer à ce passage. Après avoir reconnu leur force et leur nombreuse cavalerie, Baudouin, ne pouvant prétendre à vaincre tant de milliers d'ennemis, rebroussa chemin et retourna à Turbessel. Les Turcs s'étant alors dispersés, et citant rentrés dans leurs places de sûreté, Baudouin se remit de nouveau en route avec deux cents chevaliers, et partit pour Roha sous la conduite de quelques fidèles : il fit son voyage sans rencontrer ni obstacle ni ennemis, et passa l’Euphrate fort heureusement. [3,20] CHAPITRE XX. Aussitôt que la nouvelle de la prochaine arrivée de ce prince très renommé et très illustre se fut répandue dans la ville, les sénateurs et tous ceux qui en furent informés en éprouvèrent une très grande joie : les grands comme les petits se réunirent pour aller à sa rencontre avec des trompettes et des instruments de musique de toutes sortes, et ils l’introduisirent dans la ville au milieu des réjouissances et en lui rendant beaucoup d'honneurs, ainsi qu'il convenait de le faire pour un si grand homme. A la suite de cette belle et glorieuse réception, et lorsqu'il eut été accueilli et établi dans l'intérieur de la ville, de même que tous les siens, le duc qui l'avait appelé auprès de lui, d'après l'avis de ses douze sénateurs, pour mieux résister aux ennemis de la cité, indigné des éloges et des honneurs que le peuple et les sénateurs lui avaient prodigués, ne tarda pas à éprouver dans le fond du cœur une violente jalousie, et ne voulut point absolument que Baudouin commandât dans la ville et dans le pays, ni devînt son égal pour la jouissance des revenus et des tributs. Cependant il déclara en même temps qu'il lui donnerait de l’or, de l'argent, de la pourpre, des mulets, des chevaux et des armes en abondance, s'il voulait le protéger lui-même, ainsi que les habitants et le pays, contre les pièges secrets et les attaques des Turcs, et se porter comme auxiliaire dans les lieux qui lui seraient désignés. Mais Baudouin refusa positivement tous les présents du duc à des conditions aussi humiliantes, et se borna à lui demander de le faire reconduire en toute sûreté, afin qu'il pût retourner sain et sauf auprès de son frère le duc Godefroi, sans courir aucun danger ni sans avoir à redouter aucun injuste artifice. Les douze illustres sénateurs, les premiers habitants de la ville, et tout le reste du peuple, instruits que ni l'or ni l'argent, ni les plus précieux présents ne pouvaient déterminer Baudouin à demeurer, allèrent trouver le duc et le supplièrent avec les plus vives instances de ne pas repousser cet homme si noble, de ne pas permettre qu'un si vaillant défenseur se retirât, mais plutôt de l'associer à son autorité et au gouvernement de la ville, afin que, sous sa protection et avec l'aide de son bras puissant, la cité et son territoire pussent toujours être bien défendus, et que Baudouin ne fût point déçu dans les promesses qu'on lui avait faites. [3,21] CHAPITRE XXI. Le duc, voyant la fermeté et l'extrême bienveillance que les douze sénateurs et tous leurs concitoyens témoignaient en faveur de Baudouin, se rendit, malgré lui, à leur demande, et l'adopta pour fils, selon l'usage établi dans le pays et chez cette nation, le pressant sur sa poitrine nue, lui passant sa propre chemise sur la peau, lui engageant sa foi et recevant les mêmes serments. Lorsque ces relations de paternité et d'adoption filiale eurent été ainsi établies, le duc, un certain jour, invita Baudouin, en sa qualité de fils, à convoquer tous ses chevaliers, sous la condition qu'ils recevraient une solde, à prendre aussi avec lui les citoyens de Roha et à se rendre vers la forteresse de Samosate, située auprès de l'Euphrate, pour en expulser Balduk, prince des Turcs, qui avait injustement attaqué et occupé ce fort, placé auparavant sous la dépendance de la ville de Roha. Balduk accablait les habitants de cette place de maux insupportables : à force de menaces, il s'était fait livrer et retenait en otage un grand nombre des fils des principaux citoyens, pour garantie du paiement du recouvrement des impôts et d'un tribut en byzantins que les habitants s'étaient engagés à lui fournir pour racheter leurs vignes et leurs récoltes. Baudouin ne repoussa point cette première demande du duc et des principaux citoyens ; il prit avec lui ses deux cents compagnons d'armes et tous les hommes de pied et les chevaliers qu'il put trouver dans la ville, et alla attaquer le château de Samosate, se confiant à la bravoure de ses hommes pour faire du mal aux ennemis. Mais Balduk et les siens marchèrent à sa rencontre au son des trompettes, et firent pleuvoir sur les arrivants une grêle de flèches qui réprimèrent leur premier élan. Un grand nombre de ces Arméniens efféminés, qui combattaient lâchement et sans précaution, furent frappés, et Baudouin ne perdit, par les flèches de l'ennemi, que six de ses braves et vaillants chevaliers. Ils furent ensevelis selon le rite chrétien, et leur mort excita les lamentations et les regrets de tous les habitants de la ville. Baudouin, voyant qu'il lui serait impossible de s'emparer de la citadelle de Samosate, occupée par des Turcs vaillants dans les combats et infatigables, laissa ses hommes, revêtus de leurs cuirasses et de leurs casques et munis de leurs chevaux, dans le bâtiment de Saint-Jean, situé non loin de la citadelle, afin qu'ils pussent opposer une résistance continuelle aux Turcs et les harceler sans relâche, et lui-même retourna à Roha accompagné seulement de douze Français. [3,22] CHAPITRE XXII. Peu de jours après, le sénat et tous les citoyens, prenant en considération la sagesse et la fermeté que montrait Baudouin pour résister aux entreprises des Turcs, et persuadés que leur ville et leurs fortifications seraient défendues avec sûreté tant qu'elles demeureraient entre ses mains, firent venir des montagnes Constantin, homme très puissant, pour tenir conseil avec lui, et résolurent ensuite de faire périr leur duc, afin d'élever Baudouin à sa place et de le reconnaître pour leur chef et leur seigneur. Ce duc était avec eux en opposition constante ; il n'avait cessé de les accabler de maux, et leur avait enlevé à tous des quantités inouïes d'or et d'argent. Si quelqu'un tentait de résister, le duc ne se bornait pas à exciter contre lui l'animosité des Turcs, l'exposant ainsi aux plus grands dangers, mais en outre il poussait ceux-ci à incendier ses vignes et ses récoltes et à lui enlever ses troupeaux. A la suite de cette détermination, un jour tous les habitants de la ville, grands et petits, coururent aux armes, et, s'étant armés et cuirassés, ils allèrent trouver Baudouin pour lui demander de concourir avec eux à la mort du duc, lui déclarant en même temps qu'ils avaient résolu, d'un commun accord, de le reconnaître lui-même en sa place pour leur chef et leur seigneur. Mais Baudouin refusa absolument de s'associer à un tel crime, puisque le duc l'avait adopté pour fils, puisque lui-même d'ailleurs n'en avait reçu aucun mal et ne pouvait trouver aucun motif de consentir ou de participer à sa ruine. Ce serait de ma part, leur dit-il, un crime inexcusable devant Dieu, que celui qui me ferait, sans aucune raison, porter les mains sur cet homme que j'ai reconnu pour père et à qui j'ai engagé ma foi. Je vous prie donc de ne pas permettre que je sois souillé par son sang et sa mort, et que mon nom soit ainsi avili parmi les noms des princes de l'armée chrétienne. Je vous demande en outre la faculté d'aller m'entretenir avec lui en tête à tête, dans cette tour où il a habité jusqu'à présent depuis qu'il a été élevé par vos bienfaits. On lui accorda aussitôt ce qu'il désirait, et alors montant à la tour, Baudouin parla au duc en ces termes : Tous les citoyens et les chefs de cette ville ont conspiré contre vos jours, et dans leur fureur impétueuse, ils accourent vers cette tour munis de toutes sortes d'armes. Je le vois avec peine et m'en afflige, mais je n'ai rien négligé pour que vous pussiez trouver quelque moyen de vous sauver, ou de prévenir votre ruine en abandonnant tout ce qui vous appartient. A peine le duc avait-il entendu ces paroles, que tout à coup la multitude se répandit en foule dans les environs de la tour pour s'en emparer, et que les assaillants entreprirent d'ébranler les murailles et les portes en les attaquant sans relâche à coups de flèches et avec des mangonneaux. [3,23] CHAPITRE XXIII. Le duc, réduit aux abois, ouvrit devant Baudouin ses immenses trésors, consistant en pourpre, en vases d'or et d'argent et en une grande quantité de byzantins, le suppliant de les accepter pour prix de son intervention auprès des citoyens, et de leur demander pour lui la vie et la permission de sortir de la tour et de s'en aller après s'être dépouillé de tout. Baudouin, se rendant à ses prières, et touché de compassion en voyant sa situation désespérée, alla adresser aux chefs de la ville des exhortations pressantes, et les invita instamment à ménager le duc, à ne point lui donner la mort, et à ne pas refuser de partager entre eux les immenses trésors qu'il lui avait fait voir. Mais les sénateurs et tous les citoyens ne voulurent écouter ni les paroles ni les promesses de Baudouin, et s'écriant d'une voix unanime qu'aucune proposition d'échange, aucun sacrifice de ses trésors ne pouvaient sauver sa vie ni le faire échapper sain et sauf, ils lui reprochaient en même temps toutes les offenses ou les maux dont ils avaient souffert, soit de sa part, soit de la part des Turcs d'après ses instigations. Alors le duc, désespérant de sauver sa vie, et voyant l'inutilité de ses prières et de son offre d'abandonner ses plus précieuses richesses, renvoya Baudouin de la tour et en sortit lui-même en se laissant glisser du haut d'une fenêtre à l'aide d'une petite corde ; mais aussitôt il fut percé de mille flèches et jeté au milieu de la place publique, puis on lui coupa la tête et on la porta au bout d'une lance dans toutes les rues de la ville, exposée aux insultes de tout le monde. [3,24] CHAPITRE XXIV. Le lendemain Baudouin, quoiqu'il s'y refusât vivement et voulût s'y opposer, fut reconnu duc et prince de la ville, les citoyens lui confièrent la garde de cette tour inexpugnable et de tous les trésors du duc qu'ils y trouvèrent enfermés, et s'engagèrent par serment à devenir ses sujets et ses fidèles. Balduk, ayant appris son élévation, fut frappé d'une grande terreur, et craignit qu'il ne vînt à la tête de ses Français, hommes belliqueux, l'attaquer de nouveau dans son fort de Samosate et le lui enlever. Il envoya donc une députation à Baudouin pour lui offrir de lui vendre sa citadelle au prix de dix mille byzantins, de le servir désormais et de combattre pour lui moyennant une solde. Mais Baudouin ne fit nulle attention à ces propositions, parce que Balduk avait injustement enlevé aux Chrétiens cette forteresse qui, peu de temps auparavant, appartenait à la ville de Roha. Balduk, voyant l'inflexible fermeté du duc Baudouin à son égard, déclara qu'il mettrait le feu à la citadelle, qu'il ferait trancher la tête aux nombreux otages des citoyens et des chefs qu'il avait toujours en son pouvoir, et qu'il ne cesserait ni jour ni nuit de dresser des embûches à Baudouin. Enfin, après un assez long intervalle de temps, Baudouin, ayant pris l'avis des siens, donna à Balduk un talent d'or et d'argent, des vêtements précieux en pourpre, des chevaux et des mulets d'une valeur considérable, et racheta ainsi la forteresse de Samosate des mains de son ennemi. Depuis ce jour et dans la suite Balduk devint le sujet de Baudouin et fut admis dans sa maison en qualité de domestique, et parmi les Français qui y étaient au même titre. Baudouin, ayant pris possession de la citadelle, en remit la garde à ses fidèles et rendit les otages qu'il y trouva à tous les chefs et aux citoyens. Ensuite, et comme les Gentils et les Chrétiens ne peuvent jamais se bien entendre et sont toujours en méfiance les uns des autres, Baudouin demanda à Balduk de lui livrer sa femme et ses fils pour gage de sa fidélité. Celui-ci y consentit volontiers ; mais de jour en jour il inventa de nouveaux prétextes pour retarder l'accomplissement de ses promesses. [3,25] CHAPITRE XXV. Le duc Baudouin étant ainsi élevé en dignité, et le bruit de ses exploits se répandant de tous côtés, Balak, prince lui-même, et qui avait envahi la citadelle de la ville de Sororgia, envoya à Baudouin une députation pour l'inviter à rassembler son armée, à se rendre vers cette ville située à quelque distance de sa citadelle et des montagnes, et qui résistait encore à ses efforts, et pour lui offrir de remettre cette citadelle entre ses mains aussitôt après qu'il aurait soumis ses habitants et pris possession de la ville. Ceux qui l'occupaient étaient des Sarrasins ; ils résistaient opiniâtrement et refusaient de lui payer tribut. Baudouin, se confiant à ses promesses, conclut un traité avec lui et fit tous ses préparatifs pour aller attaquer la place et l'assiéger jusqu'à ce que les citoyens vaincus eussent consenti à devenir tributaires. Mais les habitants, ayant appris, par l'intermédiaire de Balak, que Baudouin se disposait à marcher contre eux dans sa colère, firent venir Balduk en lui promettant une solde, et attirèrent encore beaucoup d'autres chevaliers turcs en leur assurant des récompenses considérables, espérant pouvoir, avec leur secours, défendre et conserver leurs murailles. Balduk, chevalier et l'un des princes turcs, séduit à l'avance par son avidité, se rendit avec les siens dans la ville, espérant pouvoir encore y commander. Baudouin en fut informé et fit ses dispositions pour aller commencer le siège de Sororgia le jour qu'il fixa à l'avance, et se mettre en route avec des mangonneaux et tous les instruments de guerre qui peuvent servir à l'assaut d’une ville. Cependant les citoyens et les chevaliers Sarrasins, instruits de ses formidables préparatifs et saisis de terreur, lui envoyèrent des députés pour l'inviter à se rendre en ami auprès d'eux, à prendre possession de la place sans opposition, et promirent qu'ils ne refuseraient point de lui laisser percevoir tous les ans les revenus. Baudouin accéda à leurs prières, et désigna le jour où ces conventions devaient être arrêtées tranquillement et selon les propositions qui venaient d'être faites. Balduk voyant que les citoyens, frappés de crainte, n'osaient résister à un si grand prince, sortit de Sororgia avec les siens, se rendit aussitôt à Roha auprès de Baudouin lui-même, et, feignant de lui être demeuré fidèle, il lui parla en ces termes : Ne crois point, comme il pourrait arriver, que je sois entré dans la ville de Sororgia pour porter secours aux habitants contre toi : j'y suis allé, au contraire, pour chercher quelque moyen de les détourner de leur rébellion et les engager à devenir tes sujets et tes tributaires. Baudouin, prenant ces paroles en patience, admit les excuses de Balduk et lui permit de continuer à demeurer auprès de lui ; mais, dès ce moment, il cessa de compter sur sa fidélité. Aussitôt après la ville fut remise entre ses mains, les habitants devinrent ses tributaires ; Balak lui livra aussi la citadelle, située dans les montagnes à quelque distance au-dessus de la ville, et les hommes de Baudouin en prirent possession. Après s'être ainsi emparé de la ville de Sororgia et de sa forteresse, Baudouin confia la garde et la défense des murailles à Foucher de Chartres, chevalier très habile à la guerre, et retourna à Roha comblé de gloire. [3,26] CHAPITRE XXVI. Tancrède qui, après s'être séparé de Baudouin, était demeuré à Mamistra sur les bords de la mer, renforcé par les troupes de l'expédition navale que Baudouin avait amenée à sa suite, alla assiéger et prendre le château des Jeunes Filles, vulgairement appelé château de Batesses. Il prit de la même manière et détruisit le château des Bergers, et ensuite le château des Adolescents, autrement appelé château de Bakeler ; tous ces forts étaient situés dans les montagnes, et Tancrède les attaqua avec un corps de vaillants chevaliers. Il renversa les portes et les murailles d'Alexandrette, s'empara de la ville, et passa au fil de l'épée tous les Turcs qu'il y trouva. Il prit ou incendia tous les châteaux et les forts, qui jusqu'alors n'avaient fait que nuire aux pèlerins, et fit périr ou emmena prisonniers tous les Gentils qui les occupaient. Ceux des ennemis qui, après avoir soumis les Chrétiens, s'étaient répandus dans les montagnes, et avaient injustement enlevé aux fidèles les forts et les lieux qu'ils habitaient, ayant appris les exploits de Tancrède, prenaient la fuite, ou lui envoyaient de riches présents en chevaux et en mulets, en or et en argent, ou allaient se réunir à lui en témoignage d'amitié, afin de l'apaiser et de jouir en paix de ce qu'ils possédaient. Tancrède ne refusait aucune des choses qui lui étaient offertes ; il les recevait et les mettait en réserve en homme sage et prévoyant, se souvenant des maux qu'il avait déjà soufferts, et redoutant de plus grandes privations pour l'avenir. [3,27] CHAPITRE XXVII. Cependant la grande armée poursuivait sa marche avec tous ses bagages, s'avançant en droite ligne à travers la Romanie, au milieu des montagnes escarpées et des vallées profondes : le duc Godefroi, Boémond, le comte Raimond, Robert de Flandre, Adhémar, évêque du Puy, et Robert de Normandie dirigeaient la marche, et se concertaient dans tout ce qu'il y avait à faire. Étant arrivés avec toutes leurs forces auprès de la ville appelée Marésie, pour y passer la nuit, ils firent dresser leurs tentes en face des murailles, dans une verte plaine, ne faisant aucune violence aux habitants de la ville, tous chrétiens, mais recevant d'eux et achetant en paix les vivres dont ils avaient besoin. Les Turcs, informés de l'arrivée de tant d'illustres princes, avaient abandonné la citadelle de cette place, qu'ils accablaient depuis longues années d'une injuste oppression et de tributs onéreux. Ce fut dans cette ville de Marésie que la femme de Baudouin (personne d'une grande noblesse, qu'il avait épousée en Angleterre), laissée par son mari sous la protection du duc Godefroi, épuisée par une longue maladie, termina enfin sa vie : elle se nommait Gutuère, et fut ensevelie avec les honneurs de l'Église catholique. Adelrard de Guizan, qui était aussi malade, mourut également dans le même lieu, et fut honorablement enseveli : c'était un chevalier irréprochable, également utile à la guerre pour le conseil et pour l'action ; il était de la maison du duc Godefroi, et était toujours instruit de ses secrets avant tous les autres. [3,28] CHAPITRE XXVIII. Les princes étant sortis des montagnes et du territoire de Marésie avec toutes les légions qui les suivaient, apprirent par les rapports de quelques chrétiens de Syrie, qui se portèrent à leur rencontre, qu'ils étaient peu éloignés de la ville d'Artasie, abondamment pourvue de toutes les choses nécessaires à la vie, mais occupée par les Turcs. Aussitôt qu'ils en furent instruits, Robert de Flandre prenant avec lui des hommes très sages, savoir, Roger des Rosiers et Goscelon, fils de Conon, comte de Montaigu, et mille chevaliers cuirassés, se détacha avec eux de l'armée et se rendit vers Artasie, ville forte, garnie de murailles, de remparts et d'une citadelle défendue par des tours, et dont les habitants arméniens et chrétiens étaient écrasés sous le joug des Turcs qui y résidaient. Lorsque les Chrétiens s'approchèrent vers les murailles, portant leurs belles bannières de diverses couleurs entièrement déployées, et couverts eux-mêmes de leurs casques de bronze, resplendissants de dorures, la nouvelle de leur arrivée répandit l'agitation dans tout le pays. Les Turcs renfermés dans l'intérieur d'Artasie et dans la citadelle pour la défendre et repousser les agressions, effrayés d'abord de cette subite apparition des Français, renforcèrent aussitôt les portes de la place avec des chaînes et des cadenas en fer. Mais les citoyens Arméniens, que ces mêmes Turcs tenaient depuis longtemps dans une dure servitude, et qui habitaient dans la même enceinte, se souvenant alors des insultes qu'ils supportaient depuis longtemps, de leurs femmes et de leurs filles enlevées, de mille autres crimes commis contre eux par les Turcs, et des tributs que ceux-ci leur extorquaient dans leur injustice, et se confiant maintenant dans la présence et le secours des Chrétiens, attaquèrent à leur tour les Turcs, les firent périr sous le glaive, et leur coupant la tête, ils jetèrent ensuite leurs cadavres du haut des fenêtres ou des remparts. Puis ils ouvrirent leurs portes à leurs frères chrétiens, après leur avoir rendu l'entrée de la ville sûre et facile en massacrant les Gentils, et en se débarrassant des corps morts. Ils firent alors aux fidèles un accueil plein de bonté et d'amour, les aidant avec empressement à se défaire de leurs armes et de leurs bagages, prenant plaisir à leur offrir toutes sortes d'aliments et de boissons agréables, et donnant du fourrage en abondance à leurs mulets et à leurs chevaux. [3,29] CHAPITRE XXIX. Du point où est située cette ville jusqu'à Antioche, on compte une distance de dix milles. La renommée au pied rapide porta promptement dans cette dernière ville la nouvelle du massacre des Turcs, et ceux de cette ville et de tous les environs se rassemblèrent au nombre de vingt mille hommes, et dirigèrent aussitôt, leur marche vers Artasie. Parmi ces milliers de Turcs, trente des plus rusés et des plus agiles, montés sur des chevaux aussi rapides que le vent, se portèrent en avant, laissant derrière eux un corps entier placé en embuscade, et n'ayant eux-mêmes que leurs arcs de corne ou d'os, pour essayer de harceler les Français, et de les attirer en dehors de la citadelle. Ceux-ci en effet, ignorant entièrement les artifices de leurs ennemis, et le piège qui leur était tendu, munis de leurs armes et couverts de leurs cuirasses, s'avancèrent dans la plaine, les uns à cheval, d'autres à pied, pour se battre contre les arrivants. Mais ils ne purent obtenir aucun succès dans cette entreprise. Les Turcs placés en embuscade sortirent en multitude, et coupant, le chemin par la transverse, se portèrent en avant, afin que lès Français ne pussent retourner ni se réfugier dû côté de la place, et se trouvassent, ainsi perdus sans ressource. A cette vue Robert de Flandre, Roger et les autres principaux chefs de l'armée, appelant d'une voix forte leurs compagnons d'armes, et les ralliant en une seule troupe, s'élancèrent à l'improviste et avec impétuosité dans les rangs des Turcs, et rendant les rênes à leurs chevaux, volant à travers la plaine, ils assaillirent les ennemis en dressant leurs lances contre eux. Tous attaquèrent à la fois avec la plus grande vigueur, jusqu'à ce que leurs frères fussent parvenus à s'échapper, et à se réfugier entre les portes et les remparts. Les Turcs les poursuivirent d'une grêle de flèches, et cherchèrent même à entrer après eux dans les portes ; mais ils furent repoussés à l'entrée même par une troupe peu nombreuse, mais remplie de valeur, et ne purent passer plus avant. Cependant au milieu de cette pluie de flèches beaucoup de guerriers, tant chevaliers que fantassins, furent frappés de divers côtés, et il y eut aussi des mulets et des chevaux blessés. Les Turcs voyant qu'ils n'avaient point réussi, mais toujours pleins de confiance en leurs forces, mirent le siège devant la ville d'Artasie. Cependant les fidèles enfermés dans la citadelle qu'ils avaient trouvée garnie de murailles fortes et imprenables, et bien approvisionnée en vivres, y demeurèrent en repos et en parfaite sûreté. Goscelon, fils du comte Conon, atteint d'une grave maladie, mourut quelques jours après dans ce même fort, et ses frères chrétiens lui rendirent les honneurs de la sépulture selon le rite catholique. [3,30] CHAPITRE XXX. Pendant ce temps, la grande armée chrétienne poursuivait sa marche à peu de distance, toujours suivie par des espions qui s'y introduisaient secrètement, et allaient ensuite avec le même secret, lorsqu'ils trouvaient une occasion faisable, rendre compte aux Turcs de ce qu'ils avaient appris sur la marche et les projets des légions catholiques. Ces espions informés que la nouvelle du siège d'Artasie par les Turcs était parvenue au prince Godefroi, à Boémond et à tous les autres chrétiens, et qu'ils avaient résolu de marcher au secours de leurs frères, se rendirent en toute hâte au camp des Turcs, et leur annoncèrent que les Romains, les Français et les Teutons étaient sur le point d'arriver, et qu'il leur serait impossible à eux-mêmes de résister à tant de forces et d'échapper à leurs attaques, s'ils n'abandonnaient promptement le siège de la ville, pour chercher à se mettre en sûreté. Mais les Turcs, quoique prévenus par ces porteurs de mauvaises nouvelles, se confiant à tant de milliers d'hommes qu'ils avaient avec eux, ne cessèrent pendant la journée entière d'attaquer la place et de livrer de fréquents assauts, cependant tous leurs travaux furent infructueux, et les Français leur résistèrent avec vigueur du haut de la citadelle et des remparts. [3,31] CHAPITRE XXXI. La nuit venue et la terre couverte de ténèbres, les Turcs tinrent plusieurs conseils et se déterminèrent enfin à tout préparer pour se retirer, vers le point du jour, sur le pont du fleuve Fer, afin de pouvoir ensuite rentrer en sûreté dans Antioche, ville garnie de tours et de fortifications inexpugnables, de peur que l'armée chrétienne n'allât avant eux prendre possession de ce pont et du passage du fleuve, et ne les exposât ainsi aux plus grands dangers. Tandis que les Turcs faisaient leur mouvement de retraite sur Antioche, la grande armée catholique arrivait le même soir sur le territoire d'Artasie ; elle y dressa ses tentes et y passa la nuit joyeusement. Là et par suite d'une résolution des principaux chefs, on choisit quinze cents hommes d'armes qui furent dirigés vers Artasie pour porter secours à ceux de leurs frères enfermés dans la citadelle, afin qu'aidés de ce renfort ceux-ci pussent se remettre en route, suivre leur mardi en toute sûreté et venir se réunir à l'armée sans avoir à craindre les attaques des ennemis. La ville d'Artasie ayant été confiée alors à la garde des fidèles Chrétiens, les nôtres vinrent rejoindre l'armée sans rencontrer aucun obstacle. Tancrède revint aussi d'Alexandrette et des côtes de la mer ; tous ceux qui s'étaient portés en avant et dispersés de tous côtés pour aller prendre possession du pays et s'emparer des châteaux et des villes se réunirent également à l'armée, à l'exception de Baudouin, frère du duc Godefroi, qui, s'étant dirigé vers le midi, et étant entré sur le territoire de l'Arménie pour en expulser les Tares, avait pris successivement et soumis Turbessel, Ravenel et plusieurs autres places. Baudouin marchait de triomphe en triomphe et augmentait de jour en jour ses forces et sa puissance, d'après l'avis des douze chefs de la ville, il s'unit en mariage légitime et avec beaucoup de magnificence à une femme de grande noblesse, née Arménienne, fille d'un prince arménien nommé Taphnus, frère de Constantin, lequel possédait dans les montagnes plusieurs châteaux et places fortes, et institua Baudouin héritier de tous ses biens. Il s'engagea en outre à lui donner soixante mille byzantins, afin qu'il put payer une solde régulière à ses chevaliers et défendre ainsi son territoire contre les incursions des Turcs. Il promit en effet cette somme, mais il ne donna que sept mille byzantins, et, pour le surplus, il remit d'un jour à l'autre l'exécution de ses engagements. Après que les noces de Baudouin eurent été célébrées avec une grande pompe, il fut arrêté, du consentement général et de l'avis des principaux habitants de la ville et du pays, que Taphnus, homme déjà avancé en âge et de fort bon conseil, s'entendrait avec son gendre pour toutes les affaires du pays et de la ville, et qu'ils se rendraient réciproquement honneur : ce qui fut fait ainsi qu'on l'avait résolu. [3,32] CHAPITRE XXXII. Dès que les Chrétiens se furent réunis en un seul corps d'armée, ils ne se séparèrent plus, à cause de la grande quantité de Turcs qui fuyaient des montagnes et de toute la Romanie, et se rendaient à Antioche pour concourir à la défense de cette ville, incomparable pour la solidité de ses murailles, et qu'on regardait comme imprenable. Aussitôt l'évêque du Puy, Adhémar, adressant la parole au peuple et offrant à tous ses exhortations paternelles, les instruisit de ce qu'il y avait à faire dans ces circonstances pressantes, et leur apprit les devoirs qui leur étaient imposés en s'approchant de cette ville d'Antioche dont la réputation s'étendait au loin : O frères et fils très chéris ! leur dit-il ; maintenant que nous nous voyons si près de cette ville d'Antioche, sachez qu'elle est solidement défendue par de fortes murailles que le fer ni les pierres ne sauraient détruire, qui sont liées par un ciment inconnu et indissoluble, et construites avec des pierres d'énormes dimensions. Nous avons appris, de manière à n'en pouvoir douter, que tous les ennemis du nom Chrétien, Turcs, Sarrasins, Arabes, fuyant de devant notre face des montagnes de la Romanie et de tous les autres côtés, se sont réunis dans cette ville. Nous devons donc nous tenir extrêmement sur nos gardes, ne pas nous séparer les uns des autres, ne pas nous porter en avant trop témérairement, et nous avons en conséquence très sagement résolu de marcher dès demain d'un commun accord et avec toutes nos forces jusque vers le pont du Fer. [3,33] CHAPITRE XXXIII. Le peuple entier approuva les paroles du vénérable prélat, et le lendemain, au lever du soleil, les Chrétiens, marchant avec ceux de leurs compagnons qui étaient arrivés d'Artasie avec Tancrède et Guelfe, et avec tous les Français accourus des côtes de la mer, conduisant à leur suite leurs chevaux, leurs ânes et tous les chariots qui portaient les bagages et les provisions en vivres, s'avancèrent bien armés en un seul corps jusque vers le pont du fleuve Fer, autrement nommé Farfar, laissant derrière eux les âpres montagnes et les vallons de la dangereuse Romanie. Ce même jour, Robert, comte de Normandie, avait été élu pour marcher en avant de l'armée avec ses chevaliers, ainsi qu'il est d'usage dans toute expédition de guerre, afin qu'il pût, s'il venait à découvrir quelque corps ennemi caché en embuscade, faire prévenir les chefs et princes de l'armée catholique, et les inviter à disposer au plus tôt les corps de ceux qui portaient des armes et des cuirasses. Parmi les milliers d'hommes qui l'accompagnaient, Roger de Barneville et Evrard du Puiset, chevaliers admirables en toute affaire de guerre, marchaient en avant portant les étendards, et conduisirent la cavalerie sans s'arrêter jusqu'à ce qu'elle fut arrivée auprès du pont dont j'ai déjà parle. Ce pont, ouvrage antique et construit avec un art merveilleux, se dessine en forme d'arc ; le lit qu'il enferme est entièrement rempli par les eaux du fleuve de Damas, le Farfar, vulgairement nommé le Fer, qui coule avec une extrême rapidité. Les têtes du pont sont garnies de deux tours en fer, très solides, très propres à la résistance, et qui étaient constamment occupées par des Turcs. La cavalerie fut suivie d'un corps de deux mille fantassins, hommes vigoureux qui, à leur arrivée, s'arrêtèrent aussi devant le pont et ne purent réussir à passer. Les Turcs, enfermés au nombre de cent dans les tours, faisaient pleuvoir une grêle de flèches sur ceux qui voulaient tenter de forcer le pont ; ils accablaient les chevaux de blessures, et leurs traits rapides perçaient un grand nombre de chevaliers, même à travers les cuirasses dont ils étaient recouverts. [3,34] CHAPITRE XXXIV. Tandis qu'un combat opiniâtre s'était ainsi engagé entre ceux qui voulaient forcer le passage et ceux qui, en s'y opposant, continuaient à se maintenir avec avantage, sept cents Turcs, que l'on avait appelés d'Antioche, voyant avec quelle fermeté leurs compagnons persistaient à défendre les abords du pont, et s'animant de plus en plus au combat, poussèrent leurs chevaux agiles et volèrent pour aller s'emparer des gués, afin qu'aucun Chrétien ne pût tenter le passage. Cependant les Chrétiens, chevaliers et hommes de pied, voyant que les Turcs cuirassés accouraient en bandes sur la rive opposée pour résister à leurs efforts, se répandirent aussi de leur côté sur la rive qu'ils occupaient : des deux côtés on s'attaqua à coups de flèches avec beaucoup de vigueur, un long combat s'engagea, et un grand nombre d'hommes et de chevaux tombèrent, sur l'une et l'autre rive, percés de traits et mourants. Tandis que les Turcs, plus habiles au maniement de la flèche, maintenaient leur supériorité et prenaient de plus en plus leurs avantages, l’armée des fidèles, bien pourvue d'armes et de chevaux, s'avançait de tous côtés pour porter secours à ceux de leurs compagnons qui s’étaient jetés en avant. Cependant les Turcs n'abandonnaient point les bords du fleuve, aimant mieux mourir que de se retirer, et faisant sans relâche de courageux efforts pour repousser à coups de flèches tous ceux qui voulaient tenter le passage. [3,35] CHAPITRE XXXV. L'évêque du Puy, informé du commencement du combat, s'était porté en avant de la grande armée, et, voyant que les Chrétiens n'étaient pas exempts de quelque sentiment de crainte, et que les blessures que recevaient leurs chevaux et leurs compagnons ne laissaient pas de les troubler, il renouvelait sans cesse ses exhortations et encourageait le peuple du Dieu vivant à la défense, en lui disant : Ne redoutez point le choc de vos adversaires ; tenez vigoureusement ; levez-vous contre ces chiens dévorants, car c'est aujourd'hui même que Dieu combattra pour vous. A ces paroles, à ces avertissements de l'illustre pontife, les Chrétiens, faisant une tortue avec leurs boucliers, la tête couverte de leurs casques, le corps revêtu de leurs cuirasses, s'avancent vigoureusement sur le pont, repoussent les ennemis et les mettent en fuite. Les uns, voyant l'armée entière réunie pour leur porter secours et pleins de confiance, entrent dans le fleuve et le traversent à la nage avec leurs chevaux, d'autres quoiqu'à pied, ayant trouvé des gués favorables, et enflammés du désir de combattre, s'empressent de passer sur l'autre rive et malgré les traits des archers et des frondeurs, s'élancent sur les Turcs dans leur aveugle impétuosité, les chassent des positions qu'ils occupent, et s'arrêtent enfin à pied sur l'autre côté du fleuve. Gui, porte-mets du roi de France, monté sur son cheval, poursuit les Turcs la lance en avant, Renaud de Beauvais, chevalier intrépide qui débute dans la carrière, méprisant les flèches de l'ennemi, se jette dans les rangs armé de sa lance et de son glaive, et fait un horrible carnage : les troupes de fidèles et d'infidèles se confondent dans cette violente mêlée, tous s'animent à l'envi ; au milieu des fatigues et des sueurs de la guerre tous renversent et massacrent ce qui se présente à eux. Boémond, Godefroi, Raimond, Robert, Roger, sont à la tête de divers corps, portant chacun de belles bannières de couleurs variées, enfin les Turcs, emportés par leurs chevaux rapides, prennent la fuite et retournent à Antioche, pressant leur marche à travers les coteaux et les montagnes, et suivant les chemins qui leur sont connus. Les Chrétiens, vainqueurs, renoncèrent bientôt à la poursuite et au carnage de leurs ennemis, et ne voulurent pas les suivre plus longtemps dans leur fuite pour ne pas trop se rapprocher des murs d'Antioche, dans laquelle toutes les forces des Gentils se trouvaient réunies. Ils passèrent donc la nuit auprès du fleuve du Fer, rassemblant de tous côtés des dépouilles et du butin, et délivrant de captivité un grand nombre d'hommes de l'armée de Pierre, que les Turcs avaient disséminés dans tout le pays d'Antioche. Lorsque Darsian, prince et chef de la ville d'Antioche, apprit ces mauvaises nouvelles et le désastre des siens, le visage abattu, le cœur rempli de crainte, il éprouva une vive douleur et chercha dans son esprit ce qu'il aurait à faire s'il lui arrivait, ce qui était arrivé naguère à Soliman, qui avait perdu la ville de Nicée. Aussitôt arrêtant avec activité ses résolutions, il s'occupa exclusivement du soin de faire transporter des vivres, de rassembler des armes et des alliés, et de garnir les portes et les murailles de fidèles défenseurs. [3,36] CHAPITRE XXXVI. Le lendemain le duc Godefroi, Boémond, et tous les capitaines de l'armée chrétienne se levèrent au point du jour, et s'étant armés et revêtus de leurs cuirasses et de leurs casques, ils ordonnèrent que tous eussent à se remettre en marche pour se rapprocher de la ville d'Antioche, avec tous les approvisionnements nécessaires, toutes sortes de gros bétail et des chariots chargés de vivres, pour fournir aux besoins d'une si grande armée. Lorsque tout fut rassemblé et disposé pour le voyage, le prélat, rempli de prévoyance, parla en ces termes : Hommes, frères, fils très chéris, écoutez avec soin les paroles que je vous apporte, et ne craignez pas de me prêter toute votre attention. La ville d'Antioche est tout près de nous, nous n'en sommes séparés que par une distance de quatre milles. Cette ville admirable, ouvrage tel que nous n'en avons jamais vu, fut construite par le roi Antiochus avec des pierres énormes, et est garnie de tours : on en compte jusqu'à trois cent soixante. Nous savons qu'elle est gouvernée par un prince très vigoureux, Samsadon, fils du roi Darsian, et nous avons appris qu'il y a en outre quatre princes aussi nobles et aussi puissants que s'ils étaient rois, qui se sont réunis d'après les ordres de Darsian, et que la crainte de notre arrivée a rassemblés et armés avec une nombreuse troupe des leurs. Ils se nomment Adorson, Copatrix, Rosseléon et Carcornut, et l'on rapporte que Darsian est le roi, le chef et le seigneur d'eux tous. Parmi les trente villes, qui s'étendent au loin et de tous côtés aux environs d'Antioche, qui appartiennent à celle-ci, et sont toutes tributaires du roi Darsian, ces quatre chefs tiennent en bénéfice les quatre villes les plus riches, à titre de don et par la faveur de Darsian, et chacun d'eux possède, avec chacune de ces villes, cent châteaux forts. C'est pour ces motifs qu'invités par Darsian lui-même, roi de la Syrie et de toute l'Arménie, ils se sont réunis avec de grandes forces pour nous résister et défendre la ville, capitale et maîtresse de toutes ces villes et de ces royaumes. Il est donc bien nécessaire que nous n'avancions qu'avec prudence et en bon ordre. Vous savez que nous avons combattu hier fort tard : nous sommes fatigués et les forces de nos chevaux sont épuisées. Que le duc Godefroi, Boémond, Renaud de Toul, Pierre de Stenay, Evrard du Puiset, Tancrède, Garnier de Gray, Henri de Hache, marchent en avant pour diriger l'armée, après avoir formé leurs corps : que Robert de Flandre, Robert, comte de Normandie, Etienne de Blois, le comte Raimond, Tatin de la maison de l'empereur de Constantinople, Adam, fils de Michel, et Roger de Barneville, si nos conseils sont agréés, conduisent et protègent sur les derrières les autres corps de chevaliers et de gens de pied. [3,37] CHAPITRE XXXVII. Tous s'étant rangés dans l'ordre indiqué par le prélat et par les hommes habiles, ils se dirigèrent d'un commun accord en suivant la route royale, vers les murailles effrayantes de la ville d'Antioche, couverts de leurs boucliers resplendissants, dorés, verts, rouges et de diverses autres couleurs, déployant leurs bannières d'or et de pourpre, enrichies d'un beau travail, montés sur des chevaux excellents pour la guerre, revêtus de leurs cuirasses et de leurs casques éclatants, et ils allèrent, avec toutes leurs forces, dresser leurs tentes vers le lieu appelé Altalon. Ils coupèrent dans les vergers, avec la hache et la cognée, les arbres de diverses espèces qu'ils y trouvèrent, et leurs pavillons occupèrent bientôt tout le terrain qu'ils avaient nettoyé. Après s'être ainsi établis, ils se livrèrent à l'envi au soin de prendre leur repas, faisant résonner au loin des milliers de cors, cherchant de tous côtés du butin et des fourrages pour leurs chevaux, et poussant des cris qu'on eût pu entendre, à ce qu'on rapporte, presque à un mille de distance. Et cela n'est pas étonnant, puisque cette immense armée était forte, sans aucun doute, et au dire de tout le monde, de six cent mille hommes propres au combat, sans compter les femmes et les enfants qui la suivaient, et qui formaient encore plusieurs milliers de personnes. Ce même jour, et tandis que les Chrétiens arrivaient pour mettre le siège devant la place, il se fit un tel silence dans la ville qu'on n'y entendit aucun bruit, aucun mouvement, et l'on eût pu croire qu'elle était entièrement dépourvue de défenseurs tandis qu'au contraire toutes les tours et les citadelles se trouvaient remplies d'armes et de guerriers. [3,38] CHAPITRE XXXVIII. Le quatrième jour de la semaine avait paru, lorsque les Chrétiens entrèrent sur le territoire d'Antioche, et mirent le siège devant ses murailles. Ce même jour, Tancrède fut le premier à s'établir auprès d'Altalon : Roger de Barneville se plaça à ses côtés, ainsi qu'Adam, fils de Michel, avec tous ceux qui le suivaient, pour empêcher que de ce côté l'on ne pût apporter aux Turcs aucune des choses dont ils avaient besoin. Boémond occupa avec une troupe d'hommes vaillants l'emplacement situé vers la porte qui fait face au pays de Perse, où vient finir la chaîne des montagnes, et ayant fortifié cette position, il y demeura en toute sûreté. Tatin de la maison de l’empereur, toujours prêt à prendre la fuite, dressa ses tentes un peu plus loin de la ville, dans le champ appelé Combre. En avant de Tatin, Baudouin, comte de Hainaut, s'établit avec sa troupe. Robert, comte, de Normandie, et Robert, de Flandre se rangèrent à la suite avec tous leurs chevaliers. Etienne de Blois prit également position à côté, de ces princes, prolongeant ainsi l'investissement des murailles. Hugues-le-Grand, frère de Philippe, roi de France, dressa aussi ses tentes, entouré de ses compagnons d'armes. La ville d'Antioche renferme, à ce qu'on dit, un espace de deux milles en longueur et d'un mille et demi en largeur. Elle est arrosée par le fleuve Fer dont j'ai déjà parlé, qui coule le long de ses murailles et au pied de ses tours. Ces murailles et ces tours se prolongent jusqu'au sommet de la montagne, laquelle est dominée par la principale citadelle qui commande ainsi sur la ville et sur toutes les tours. Dans l'enceinte de cette citadelle s'élèvent quatre tours inexpugnables, qui l'entourent et lui servent de défense ; et ces tours étaient occupées et constamment gardées par les quatre princes que j'ai déjà nommés, serviteurs du roi Darsian. [3,39] CHAPITRE XXXIX. Pour attaquer par un autre point cette ville d'une si vaste étendue, le prélat, chef de l'expédition, s'établit lui-même auprès de la porte, dite de Warfaru par les modernes, et qui passe pour imprenable ; le comte Raimond, son compagnon de voyage, dressa ses tentes sur le même emplacement avec ses Provençaux, ses Gascons et tous ceux qui l'avaient suivi. Au-delà, et sur le point où dans la suite on construisit un pont de bateaux, le duc Godefroi prit position sur les bords du fleuve, et auprès d'une autre porte de la ville, avec ses milliers de Lorrains, de Saxons, d'Allemands et de Bavarois armés de leurs glaives terribles. Renaud de Toul et Pierre de Stenay, qui tous deux avaient laissé Baudouin, le frère du duc, à Mamistra pour venir rejoindre l'armée ; Conon de Montaigu, Henri de Hache et son frère Godefroi, chevaliers toujours redoutables à leurs ennemis, se placèrent également auprès du duc pour interdire aux Turcs l'entrée et la sortie de la place. Cette position était la plus dangereuse, et celle où il y avait le plus de travaux à supporter. [3,40] CHAPITRE XL. Au dessus du fleuve qui, après avoir baigné les murailles d'Antioche, prolonge son cours jusqu'à la mer, et au sortir même de la ville, s'élève un pont en pierre, ouvrage antique, mais dégarni de tours. Toutes les troupes ayant pris leur position, les abords de ce pont ne purent être occupés, et demeurèrent libres. Les Turcs sortaient donc fréquemment par là, et, s'avançant en forces, ils rentraient ensuite, rapportant sous les yeux de toute l'armée chrétienne les choses dont ils avaient besoin ; ils allaient aussi très souvent, par ce même pont, attaquer les serviteurs de Jésus-Christ ; lorsqu'ils se répandaient dans le pays et dans les montagnes pour chercher des vivres et des fourrages, et, dès qu'ils les savaient ainsi dispersés, ils allaient les massacrer. Vers la porte de Warfaru, où le prélat Adhémar et le comte Raimond s'étaient placés en observation, il y a un autre pont également funeste, ouvrage très antique, qui se prolonge sur un marais assez bourbeux et très profond, formé par les eaux d'une source toujours coulante, située tout près de la ville et en dehors des murailles. De temps en temps, de jour et de nuit, les Turcs sortaient aussi par ce pont, et tandis que les Chrétiens étaient sans méfiance, ils lançaient des flèches sur eux ; quelquefois ils les attaquaient avec le glaive, et leur tuaient quelques hommes, puis ils rentraient promptement par le même pont, et se mettaient en sûreté à l'abri de leurs remparts. L'évêque et tous les chefs, irrités des maux qui leur venaient de ce côté, tinrent conseil, et résolurent de travailler à la destruction du pont : au jour convenu, ils sortirent du camp armés de marteaux de fer, de boyaux et de haches ; mais leurs efforts demeurèrent infructueux, tant le pont avait été construit par les anciens avec un ciment indissoluble. Voyant que les marteaux ne pouvaient servir leurs vœux, les princes résolurent de construire une machine en bois, doublée d’osier et, après l'avoir rattachée par des ligatures en fer, ils la recouvrirent avec des cuirs de cheval, de bœuf et de chameau, afin que les Turcs ne pussent y mettre le feu en y jetant, de la poix ou du soufre. Lorsque cette machine fut parfaitement, terminée, des hommes d'armes la dirigèrent jusqu'au milieu du pont, vers la porte de Warfaru, et le comte Raimond fut chargé de veiller à sa défense. [3,41] CHAPITRE XLI. Les Turcs, lorsqu'ils virent cette nouvelle construction, accoururent sur les murailles, et firent pleuvoir sur les Français une grêle de flèches, afin de les rejeter en dehors du pont et loin de leur machine. De leur côté les Chrétiens, opposant une vigoureuse résistance, attaquèrent leurs ennemis sur leurs remparts, en leur lançant des flèches, et se servant aussi de leurs arbalètes, jusqu'au moment où un trait, lancé par eux, alla percer au cœur le fils d'un émir. Remplis d'indignation, et s'abandonnant à toute leur fureur en voyant mourir ce jeune homme, et les fidèles les repoussant vivement, les Turcs réunirent toutes leurs forces en un seul corps, et ouvrant aussitôt la porte de la ville, marchèrent vigoureusement sur la machine, attaquèrent sans délai et repoussèrent ceux qui la défendaient, puis, apportant des torches de poix et du soufre, ils y mirent le feu et la réduisirent en cendres. Ceux qui avaient été chargés de la protéger, se trouvant exposés aux plus grands dangers, furent contraints, à leur grand regret, de prendre la fuite, et eurent même beaucoup de peine à s'échapper. Les chevaliers et les princes pèlerins n'ayant pu réussir par ce moyen, firent, dès le lendemain, dresser devant le pont trois mangonneaux, appelés par les Français Barbicales, pour attaquer à coups de pierre la porte, la tour de Warfaru et les murailles environnantes, et pour essayer de briser en mille morceaux le mur extérieur qui formait le rempart ; mais ils ne parvinrent pas davantage à renverser cette porte, et, comme ils ne pouvaient obtenir aucun succès de ce genre d'attaque, un autre jour, après avoir tenu conseil, ils firent transporter à force de bras, et en y employant mille hommes d'armes, des arbres si immenses qu'on avait peine à les remuer, et des blocs de pierre d'un poids et d'une dimension énormes : on les roula le long du pont et jusqu'à la porte de Warfaru, afin d'empêcher les Turcs de sortir et de faire du mal. [3,42] CHAPITRE XLII. Jusque là l'armée chrétienne s'était trouvée exposée, par chacun des deux ponts, aux incursions et aux ravages des ennemis : dès ce moment, la porte et le pont de Warfaru ayant été encombrés et obstrués par les arbres et les rochers qu'on y avait entassés, les Turcs firent leurs sorties, et passèrent plus souvent le fleuve Fer par l'autre pont situé, comme je l'ai dit, vers un autre quartier, et dont les abords n'avaient pu être occupés à cause de l'immense étendue de la ville : ils venaient par là pour tendre des embûches aux fidèles. Ceux-ci résolurent alors de construire un pont de bateaux, et de le fixer avec de fortes cordes, pour se faire un chemin qui les conduisît en toute liberté au port de Siméon Termite ; car, jusqu'alors, ils ne pouvaient communiquer d'une rive à l'autre qu'avec beaucoup de lenteur, et en passant un à un, ce qui les forçait d'attendre indéfiniment. Ils firent donc construire un pont en bois, afin que les Français pussent passer promptement de l'autre côté du fleuve, marcher à la rencontre des Turcs, et les repousser aussitôt lorsque ceux-ci sortiraient par le pont de pierre pour surprendre à l'improviste ceux des Chrétiens qui reviendraient du port, rapportant des provisions de bouche. Ce pont de bateaux, qui était recouvert de claies en osier rattachées avec des cordes, fut établi à un demi-mille de distance du pont de pierre. [3,43] CHAPITRE XLIII. Lorsque les bateaux eurent été rassemblés, et que le pont fut entièrement terminé trois cents Chrétiens, chevaliers et gens de pied, sortirent un jour du camp, et passèrent le fleuve, allant chercher des fourrages pour les chevaux et des vivres : les Turcs, les ayant vus du haut de leurs murailles, se rallièrent aussitôt, et prenant leurs armes et leurs carquois, et montant à cheval, ils sortirent par le pont de pierre, se portèrent à l’improviste sur les derrières des Chrétiens qui allaient au fourrage, tuèrent un grand nombre d'entre eux, et, après leur avoir coupé la tête, se mirent à la poursuite de ceux qui avaient pu fuir, et les chassèrent devant eux jusque vers le nouveau pont, heureux d'échapper enfin à de si cruels ennemis. Ceux qui ne purent passer sur le pont, où tous se précipitaient en même temps, cherchèrent les gués pour éviter la rencontre des Turcs, et, s'étant jetés dans l'eau, ils furent tous étouffes par le courant. [3,44] CHAPITRE XLIV. Lorsque les principaux chefs de l'armée furent instruits de cet affreux désastre, cinq mille hommes environ prirent les armes ; la plupart d'entre eux, revêtus de leurs cuirasses, et montant à cheval, s'élancèrent rapidement hors de leurs tentes pour repousser de téméraires ennemis. Henri, fils de Frédélon de Hache, renommé pour ses exploits à la guerre, et brûlant du désir d'attaquer l'ennemi, se jeta dans le fleuve avec son cheval, et le traversa à la nage quoique chargé de sa cuirasse, de son casque et de son bouclier, ne voulant pas se soumettre à attendre trop longtemps pour passer sur le pont de bateaux. Au moment où il entrait si témérairement dans le fleuve avec son cheval, les eaux, très profondes en cet endroit, lui couvrirent entièrement la tête, mais, protégé par le Dieu pour l'amour duquel il bravait un si grand, péril, il arriva sur l'autre rive sain et sauf, et toujours à cheval, avec ceux qui passaient à sa suite, et, s'acharnant contre les Turcs, incapable d'un sentiment de crainte, il entraîna ses compagnons, tant chevaliers que fantassins, à les poursuivre jusque vers l'autre pont. Cependant, parmi les Turcs, les uns s'étaient arrêtés dans leur course, les autres ne parvenaient qu'avec peine à s'échapper : ils poussèrent alors de grands cris pour appeler à leur secours ceux de leurs compagnons qui étaient rassemblés auprès de la porte et du pont de Farfar, et ceux-ci, sortant aussitôt, rendant les rênes à leurs chevaux, et les lançant sur ceux qui arrivaient à la poursuite des leurs, forcèrent les Français à prendre à leur tour la fuite, et les poussèrent devant eux jusque vers le pont de bateaux. Dans ce mouvement subit de conversion, et tandis que les Chrétiens, assaillis de nouveau par les ennemis, fuyaient rapidement vers leur pont, beaucoup de fantassins périrent percés par les flèches des Turcs. La plupart, voyant la mort derrière eux, et n'espérant se sauver qu'à travers les eaux, se jetèrent dans le fleuve profond ; mais un grand nombre d'entre eux furent étouffés par les courants ; d'autres, trop pressés sur le pont au milieu de tous les fuyards, tombèrent dans l'eau avec leurs chevaux, et revêtus encore de leurs casques et de leurs cuirasses, et ne reparurent plus. [3,45] CHAPITRE XLV. Comme les Turcs faisaient souvent des sorties du côté du pont, ainsi que d'une autre porte, par laquelle la ville fut plus tard livrée aux Chrétiens, et qui, située sur la hauteur du côté des montagnes, leur donnait ainsi les moyens d'attaquer avec avantage, les princes de l'armée chrétienne tinrent conseil, et résolurent de charger Tancrède d'occuper cette position, et de repousser les Turcs, lorsqu'ils tenteraient de sortir par l’une ou l'autre de ces deux portes, ils arrêtèrent en même temps que l'armée donnerait à Tancrède quarante marcs d'argent par mois pour ce service. Un jour qu'il occupait sa position au milieu des montagnes, auprès des aires des Turcs, au-delà du fleuve Farfar, et dans un lieu où ce fleuve coule presque à un demi-mille de distance de la ville, Tancrède, ayant vu les ennemis passer la rivière à gué, ainsi qu'ils le faisaient fréquemment, les attaqua avec vigueur, leur livra combat, et, prenant sur eux l'avantage, il tua quatre Turcs avec son glaive, et força les autres à repasser le fleuve, et à fuir jusque vers les pâturages où leur gros bétail était rassemblé. Après les avoir ainsi chassés devant lui, Tancrède emmena plusieurs pièces de bétail et un chameau, et rentra vainqueur dans les nouveaux retranchements qu'il avait élevés. [3,46] CHAPITRE XLVI. Tandis que ces deux portes, l'une située vers la montagne et l'autre vers le pont de pierre, étaient ainsi soigneusement observées par Tancrède, l'armée chrétienne jouissait de quelque repos et avait un peu plus de sécurité. Pendant ce temps, quelques-uns des pèlerins employaient leur loisir et passaient leur temps à jouer aux dés. Un certain jour, le fils du comte Conrad de Lutzelbourg, nommé Adalbéron, clerc et archidiacre de l'église de Metz, jeune homme très noble, issu de sang royal, et proche parent de l'empereur des Romains Henri III, s'amusait à jouer aux des avec une dame de très grande naissance et fort belle, dans un verger rempli d'arbres à fruits et d'une herbe très touffue, près d'une forêt située à côté de celle des portes de la ville où le duc Godefroi avait pris position avec les Teutons, et poursuivait le siège de la place. Tandis que les Chrétiens étaient, comme je viens de le dire, livrés au loisir et au divertissement du jeu, les Turcs, toujours occupés à leur tendre des embûches et à chercher les moyens de les détruire, sortirent en silence par la même porte, et allant avec précaution se cacher au milieu des herbes élevées, et dans les touffes des arbres, ils en sortirent tout-à-coup en poussant des cris, s'élancèrent sur l'archidiacre et la dame avec laquelle il jouait, au moment où ils ne s'y attendaient nullement, et les frappant de leurs flèches, ils dispersèrent en outre, et blessèrent de la même manière ceux de leurs compagnons qui s'étaient rassemblés autour d'eux, comme juges du jeu, et à qui la peur fit bientôt oublier les dés. Les Turcs coupèrent la tête à l'archidiacre, et l'emportant avec eux, ils rentrèrent aussitôt dans la ville par la même porte : la dame fut emmenée vivante et sans avoir reçu ni coups ni blessures ; mais pendant toute la nuit les Turcs, sans la moindre apparence d'humanité, lui firent subir tous les excès de leur brutale débauche. Enfin, après avoir abusé de sa personne de la manière la plus cruelle et la plus abominable, ils la conduisirent sur les murailles et la condamnèrent à périr ; puis, plaçant sa tête sur l'une de leurs machines, ils la lancèrent par dessus les remparts avec celle de l'archidiacre, au milieu de la plaine. Les Chrétiens ayant trouvé ces deux têtes les apportèrent au duc Godefroi, qui, reconnaissant celle de l'archidiacre, ordonna d'ouvrir la fosse où son corps avait été déjà enseveli et d'y déposer la tête, afin de réunir dans un même sépulcre les membres qui avaient appartenu à un homme d'une si grande noblesse. [3,47] CHAPITRE XLVII. Un autre jour les Turcs, tout joyeux du succès de leurs artifices, et espérant surprendre encore les Chrétiens de la même manière, sortirent de la ville et s'avançant en silence à travers les joncs et les roseaux fragiles d'un lieu marécageux, ils attaquèrent avec leur férocité et leurs clameurs accoutumées quelques Chrétiens qui se trouvaient dans le verger dont j'ai déjà parlé ; mais des chevaliers étant survenus les re poussèrent et les mirent en fuite. Aucun d'entre eux ne fut dans cette rencontre frappé ou blessé par les Turcs, si ce n'est Arnoul de Tyr, chevalier rempli d'ardeur et même de prudence, mais qui cette fois accourut sans précaution, en entendant les cris des pèlerins, et entra dans le verger sans s'être recouvert de fer et armé de son bouclier. Une flèche aveugle et légère lancée au hasard par un Turc le frappa et le tua sur place. Le duc et ses compagnons d'armes, indignés de voir les Turcs sans cesse occupés à tendre des embûches aux Chrétiens qui occupaient le verger, et ayant même réussi déjà à faire périr dans leurs attaques inopinées plusieurs hommes illustres, résolurent de rassembler des hommes de leur armée, et de les munir de haches et d'instruments en fer, pour extirper les arbres jusque dans leurs racines et abattre les herbes, les joncs et les roseaux, afin que désormais aucun détachement ennemi né pût se cacher dans le même lieu et leur causer de nouvelles pertes. Les Turcs voyant leurs artifices déjoués du côté de cette porte, et que le peuple du Dieu vivant se tenait sur ses gardes, recommencèrent à faire des sorties par la porte de Fer, et cherchèrent à surprendre et à détruire ceux des pèlerins qui passaient le pont de bateaux, et allaient ramasser du bois, et chercher des herbes et du fourrage pour les chevaux : aussitôt que du haut de la montagne ils voyaient quelques chrétiens errants de côté et d'autre pour se procurer les choses dont ils avaient besoin, les Turcs se mettaient à leur poursuite, et les faisaient périr par le glaive ou à coups de flèches. [3,48] CHAPITRE XLVIII. Le matin, à midi, le soir, tous les jours, on voyait recommencer ces attaques par surprise, ces incursions, ces scènes de carnage ; et l’on entendait sans cesse dans le camp chrétien de nouvelles lamentations au sujet de nouvelles pertes. Tancrède ne pouvait suffire à s'opposer si souvent à des entreprises si réitérées, et sur lesquelles on portait des jugements fort divers ; souvent il n'était pas même informé des sorties que faisaient les Turcs du côté du pont. Le comte Hugues de Saint-Pol, du royaume de France, fut touché de compassion en voyant succomber tous les jours tant de fidèles, ses serviteurs ou serviteurs d'autres hommes puissants, lorsqu'ils allaient chercher les choses qui leur étaient nécessaires. En conséquence, adressant une exhortation paternelle à son fils Engelram, nouveau chevalier rempli d'adresse pour le maniement des armes, il l'engagea à rassembler les gens de sa maison, qui seraient animés d'autant d'ardeur et de bonne volonté que lui-même, à l'effet de défendre ou de venger les pauvres chrétiens, ses frères, des attaques et des violences des Turcs, et de repousser ceux-ci toutes les fois qu'ils se mettraient à leur poursuite. Ces ordres ayant été exécutés, et un corps de volontaires s'étant réuni, le père lui-même, quoique chargé d'années, fut le premier à demander ses armes, et montant à cheval, passant le pont de bateaux à la faveur de la nuit, il alla avec son fils chéri et les compagnons qu'il s'était associés se cacher au pied des montagnes, dans le fond d'une vallée, et le lendemain matin il plaça un chrétien, homme de pied, au milieu de la plaine, afin qu'il demeurât bien exposé aux regards des Turcs. Ceux-ci en effet retrouvant toute leur cruauté et leur ardeur de carnage, sortirent de la ville par le pont de Fer, et allèrent d'abord, selon leur usage, se poster sur le sommet d'une montagne, du haut de laquelle on voit se développer toute la plaine, qui se prolonge entre les montagnes sur un espace de deux milles environ. Ayant vu le pèlerin qui errait tout seul dans cette plaine, et ramassait des sarments, ils lancèrent vivement leurs chevaux pour voler sur lui, et le mettre à mort ; et poussant de grands cris pour l'effrayer, et le chassant devant eux vers les montagnes et les bois, ils dépassèrent le lieu où les Chrétiens s'étaient cachés en embuscade. Le pèlerin cependant s'étant enfui dans la montagne, les quatre Turcs qui l'avaient poursuivi revinrent sur leurs pas, pleins de confiance et espérant passer sans obstacle auprès du poste que les Chrétiens avaient occupé. Mais le comte Hugues et les siens sortirent aussitôt de la vallée, s'élancèrent sur les Turcs de toute la rapidité de leurs chevaux, renversèrent deux d'entre eux, qu'ils laissèrent morts sur place ; et s'étant emparés de leurs armes et de leurs chevaux, ils firent prisonniers les deux autres, les chargèrent de chaînes et leur conservèrent la vie pour les emmener avec eux au camp. Les pèlerins, nobles et roturiers, accoururent de toutes parts pour voir les deux Turcs captifs : tous rendaient gloire à Dieu de cet heureux événement, et comblaient d'éloges le comte Hugues de Saint-Pol, et son fils Engelram, qui par leur habileté et leur audace guerrière avaient pris ou détruit des ennemis si dangereux. [3,49] CHAPITRE XLIX. Cependant les chefs des Turcs et tous les hommes de leur armée, informés du malheur de leurs compagnons, en ressentirent une douleur qui irrita leur colère, et tinrent conseil pour chercher les moyens de les venger promptement, en faisant aux Chrétiens plus de maux qu'eux-mêmes n'en avaient souffert. Quelques hommes des plus audacieux et des plus cruels furent choisis, parmi des milliers de Turcs, pour aller harceler les Chrétiens jusqu'auprès de leur pont de bateaux, et vingt d'entre eux se portèrent en avant sur des chevaux aussi rapides que le vent. Ils commencèrent par faire plusieurs incursions sur les bords du fleuve, auprès du pont, lançant des flèches et cherchant ainsi à attirer vers eux toute l'armée chrétienne, afin que leurs compagnons pussent ensuite sortir à la hâte de la ville et se répandre dans la plaine, selon leur usage, pour faire subir un cruel martyre à quelques-uns des Chrétiens. Ceux-ci cependant, qui avaient si souvent éprouvé les artifices de leurs ennemis, se gardèrent de les poursuivre trop témérairement, et retinrent le peuple. Toutefois, pour ne pas paraître en quelque sorte vaincus et fatigués de la guerre, ils envoyèrent à la rencontre des Turcs Engelram, fils de Hugues de Saint-Pol, et quelques-uns de ses compagnons d'armes, afin que faisant manœuvrer leurs chevaux en tout sens, selon leur coutume, ils entreprissent à leur tour de tromper leurs perfides ennemis. Aussitôt les chevaliers traversèrent le pont, et, dirigeant leurs chevaux de divers côtés, les uns brandissaient leurs lances pour frapper les Turcs, et ceux-ci lançaient des flèches dans les airs pour percer leurs ennemis. A la suite de beaucoup de courses et de manœuvres, l'honneur et la victoire demeurèrent enfin à Engelram, grâce à la protection de Dieu. Il atteignit en courant un Turc que sa férocité rendait remarquable parmi tous les autres, et en présence de son père et de tous les Chrétiens qui s'étaient rassemblés sur la rive opposée pour voir l'issue du combat, il le renversa de cheval et le transperça de sa lance. Les autres Turcs, frappés de la chute et du malheur de leur compagnon, prirent la fuite ; Engelram les poursuivit vivement avec ceux qu'il avait guidés au combat, mais il eut soin de ne pas se trop éloigner du pont, pour éviter les embuscades des Turcs, habitués à sortir très souvent de la ville, dans l'intention de repousser de semblables attaques. Ayant, alors, accueilli son fils et ses compagnons d'armes, tous sains et saufs, le vieux Hugues sentit son cœur paternel se remplir d'une vive joie, et le jeune homme couvert de gloire fut accablé, ainsi que ceux qui l'avaient aidé à remporter ce triomphe, des témoignages, de bienveillance et des applaudissements de tous les Chrétiens, tant grands que petits. [3,50] CHAPITRE L. Au milieu de ces exercices sans cesse renouvelés, et de ces fréquentes excursions, et peu de temps après ce dernier événement, le peuple de Dieu commença à manquer de vivres et de provisions, car une si grande armée, avait à peu près épuisé toutes les ressources des villes et des contrées environnantes. La famine augmentait de jour en jour. L'armée entière, et principalement le petit peuple, succombaient à leur indigence : leurs misérables lamentations et les maux qu'ils éprouvaient déterminèrent enfin le très pieux prélat et tous les princes, chefs de l'expédition, à chercher tous les moyens possibles de soulager le peuple dans sa misère. Comme ils ne trouvaient dans le pays même aucun moyen, d'y parvenir, tous jugèrent convenable d'envoyer Boémond, Tancrède et Robert de Flandre sur le territoire des Sarrasins, pays très riche et demeuré intact jusqu'alors, et de leur donner une forte escorte de chevaliers et de gens de pied, afin qu'ils allassent ramasser du butin et toutes les provisions nécessaires pour mettre un terme à la disette et relever le peuple chrétien de sa profonde détresse. Tancrède, après avoir fait son service de surveillance, avait quitté les montagnes et s'était rallié à l'armée. Comme il avait été décrété, dès le principe, que nul grand ou petit n'aurait le droit de s'opposer à tout ce qui serait commandé au nom de l'armée, Boémond, Robert et Tancrède lui-même prirent avec eux quinze mille hommes de pied et deux mille chevaliers d'élite, tous bien armés, au bout de trois jours ils entrèrent sur le territoire des Gentils, ramassèrent beaucoup de butin et une quantité inouïe de gros et de menu bétail de toute espèce, et les ramenant avec eux, ils marchèrent d'abord pendant deux jours, sans rencontrer aucun obstacle. Le troisième jour vers le soir, la troupe étant fatiguée d'une longue route, et courbant sous le poids des riches dépouilles qu'elle traînait à sa suite, les Chrétiens résolurent de se reposer dans une plaine, située auprès des montagnes. [3,51] CHAPITRE LI. Cependant la nouvelle de cette expédition s'étant répandue dans tout le pays, les principaux chefs des Gentils rassemblèrent de toutes parts et dans toutes leurs montagnes tant de milliers d'hommes, qu'il serait impossible de le dire et de le croire, afin de se mettre à la poursuite de Boémond, de Robert et du peuple chrétien qu'ils conduisaient, et de leur en lever tout leur butin. Boémond cependant ignorait entièrement tous ces préparatifs, et ne redoutait aucun malheur : il dormait en parfaite sécurité de même que Robert, lorsqu'au premier point du jour ils se trouvèrent assiégés par des milliers d'ennemis, et se virent, à leur grand étonnement, entourés comme par une épaisse forêt qui se serait élevée de toutes parts et à l'improviste. Tous furent frappés de stupeur et tremblèrent pour leurs jours : Boémond convoqua tous les chevaliers, les rassembla autour de lui en un seul corps, et tous reconnurent l'impossibilité de combattre et de résister à tant de milliers d'assaillants. Alors formant une tortue avec leurs boucliers et serrant leurs rangs, ils cherchèrent un moyen de fuir et de s'ouvrir un passage par le point où leurs ennemis paraissaient les plus faibles et les moins nombreux. Bientôt tirant leurs glaives et lâchant les rênes à leurs chevaux, tous les chevaliers s'élancèrent en même temps au milieu des ennemis qu'ils avaient devant eux, et uniquement occupés à se sauver, ils se dirigèrent en hâte vers les montagnes, laissant en arrière les hommes de pied livrés à la désolation et au milieu du butin et des dépouilles qu'ils avaient enlevés. Tandis qu'ils s'échappaient ainsi à travers les précipices des montagnes et par des chemins presque impraticables, non sans laisser en route un grand nombre d'hommes qui furent tués ou retenus prisonniers, les Turcs enveloppèrent les malheureux gens de pied, tuèrent beaucoup d'entre eux en les frappant du glaive ou à coups de flèches, firent également beaucoup de prisonniers, qu'ils dépouillèrent de leurs armes, et reprirent tout le butin qu'on leur avait enlevé à eux-mêmes ou à leurs compatriotes. [3,52] CHAPITRE LII. Désespéré de cet affreux désastre, Boémond rejoignit l'armée chrétienne, et ses frères, le visage baigné de larmes et dans un profond abattement. Le peuple entier s'affligea amèrement ; les femmes, les jeunes gens, les enfants, les pères, les mères, les frères et les sœurs pleurèrent les amis chéris, les fils, les parents qu'ils avaient perdus. Le lendemain, Robert de Flandre, qui était descendu avec Boémond sur le territoire des Sarrasins, et s'était séparé de lui, bien malgré lui, avec les hommes de sa suite, au moment où Boémond fut battu et obligé de s'enfuir, ayant rassemblé deux cents chevaliers, marcha à la rencontre des Turcs et des Sarrasins dispersés de tous côtés et s'avançant sans crainte, les attaqua vigoureusement, les mit en fuite, remporta sur eux une glorieuse victoire, leur enleva une immense quantité de butin, qu'ils furent obligés d'abandonner pour se sauver, et rentra ensuite dans le camp d'Antioche, où son arrivée apporta quelque soulagement au malheureux peuple chrétien, que la défaite de Boémond avait jeté dans le désespoir. Mais il ne se passa pas beaucoup de temps sans que le butin que Robert avait ramené au camp fût entièrement épuisé ; nul n'osait plus, depuis le désastre des compagnons de Boémond, se hasarder à s'éloigner de l'armée pour aller chercher des provisions, la disette augmentait de jour en jour, il mourait une quantité innombrable de pèlerins, surtout dans le petit peuple, et l’armée s'affaiblissait sensiblement. Et certes il n'y avait rien d'étonnant : un seul petit pain qu'on pouvait acheter auparavant pour un denier de monnaie courante, était alors vendu deux sous à ceux qui en avaient besoin ; on vendait un bœuf deux marcs, lorsque peu de temps avant on avait, pu l'acheter pour dix sous : un petit agneau était évalué à cinq sous. Le peuple du Dieu vivant se trouvant ainsi réduit à la plus grande détresse, un grand nombre de Chrétiens s'en allaient errants dans tout le pays d'Antioche pour y chercher des vivres, s'associant par bandes de deux ou trois cents pour résister aux embuscades des Turcs, et pour partager entre eux, par portions égales, toutes les choses qu'ils pouvaient trouver ou enlever. Instruits de la misère des pèlerins, de la destruction récente du corps que Boémond avait conduit, et sachant en outre que les Chrétiens ne cessaient d'errer dans le pays, les Turcs enfermés dans la ville sortaient immédiatement après eux par la porte située du côté de la montagne, vers le point qui n'avait pu être investi et qui se trouvait à une grande distance de l'autre porte devant laquelle Boémond était placé en observation : ils descendaient à travers les précipices, et les rochers, poursuivant les fidèles du Christ dispersés de tous côtés, et en faisaient un horrible carnage. [3,53] CHAPITRE LIII. De jour en jour la disette croissait et atteignait un plus grand nombre de nobles et de gens du peuple. Un jour, entre autres, un homme nommé Louis, archidiacre de l'église de Toul, réduit à la mendicité, n'ayant plus d'argent, et poussé par la faim, quitta l'armée avec beaucoup de clercs et de laïques au nombre de trois cents, et tous se retirèrent dans un lieu renommé pour l'abondance de ses ressources, situé dans les montagnes, à trois milles d'Antioche, espérant pouvoir y demeurer en sécurité, et se nourrir du butin qu'ils enlèveraient. Mais les Turcs, informés de leur départ par les rapports des espions qui habitaient constamment au milieu du peuple chrétien sous de fausses apparences de fraternité, se réunirent au nombre de soixante chevaliers bien armés, sortirent secrètement de la ville par la porte dont j'ai déjà parlé, et suivant, à travers les montagnes, des sentiers connus d'eux seuls, ils marchèrent sur les traces des Chrétiens vers le lieu où ceux-ci s'étaient rendus dans l'espoir d'y trouver des vivres. Poussant des cris affreux, ils les attaquèrent aussitôt en lançant sur eux des flèches qui les perçaient à la tête, dans les flancs ou dans les entrailles, les déchirant et les dispersant comme les loups dispersent les moutons. L'archidiacre fit de vains efforts pour se sauver à travers les montagnes ; un Turc, monté sur un cheval agile, le poursuivit, le perça d'une flèche rapide, et, tirant son épée, il lui fit une large blessure dans le cou, entre les deux épaules : en un instant la terre fut inondée d'un ruisseau de sang, et l'archidiacre rendit l’âme. Dès que les chefs de l'armée chrétienne furent informés de ce cruel événement, ils en éprouvèrent une profonde douleur, et s'indignèrent que les Turcs fissent tous les jours tant de carnage à l'aide de cette porte qui demeurait libre. La mort du très noble archidiacre, et les lamentations non interrompues de tous ceux qui perdaient leurs amis, animaient incessamment la douleur publique. [3,54] CHAPITRE LIV. Au milieu de ces calamités nombreuses et réitérées, la nouvelle d'une autre catastrophe se répandit parmi les légions des fidèles. Après la chute et la prise de la ville de Nicée, Suénon, fils du roi des Suédois, jeune homme très noble et très beau de sa personne, était demeuré quelques jours auprès de l’empereur de Constantinople, qui l'avait accueilli avec bonté et comblé de faveurs. Lorsqu'il fut instruit de la victoire des Chrétiens, il entreprit en toute sécurité de traverser la Romanie, conduisant à sa suite quinze cents hommes belliqueux, qu'il destinait à servir d'auxiliaires aux Chrétiens pour le siège d'Antioche. Soliman qui, après avoir été vaincu, s'était retiré dans les montagnes pour échapper aux Français, l'attaqua dans la Romanie, entre les villes de Finimine et de Ferna, tandis qu'il reposait en sécurité couché au milieu d'une forêt de roseaux. Suénon périt sous une grêle de flèches, et tous les gens de sa suite subirent le même martyre par les mains de ces impies bouchers. Il n'est point étonnant que tous eussent ainsi succombé aux forces supérieures des Turcs ; quelques indignes Chrétiens, nés Grecs, découvrirent traîtreusement leur retraite, et Soliman ayant aussitôt rassemblé un corps de troupes dans les montagnes, les Danois se trouvèrent enveloppés à l'improviste. Toutefois Suénon, le fils du roi, se défendit longtemps avec ses armes, son glaive renversa beaucoup de Turcs, et ses compagnons suivirent son exemple ; enfin fatigués, dépouillés de leurs armes, ne pouvant résister plus longtemps à l'innombrable multitude de leurs ennemis, et accablés de flèches, ils succombèrent tous. Il y avait en outre, dans cette expédition des Danois, une dame nommée Florine, fille du duc de Bourgogne, d'abord mariée au seigneur de Philippes, et devenue malheureusement veuve ; elle avait suivi cette petite armée dans l'espoir de pouvoir, après le triomphe des fidèles, s'unir avec ce roi si grand et si Illustre ; mais ces espérances furent détruites par la cruauté des Turcs. Montée sur un mulet, et fuyant vers les montagnes, Florine fut percée de six flèches : quoique blessée, elle ne tomba point de son mulet, et conserva l'espoir de s'échapper jusqu'à ce qu'enfin, vaincue par la fatigue de sa course, elle subit la sentence de mort de même que le fils du roi. Les Turcs, chevaliers de Soliman, joyeux de cette victoire et du carnage de tant de Chrétiens, se rendirent en toute hâte vers un lac formé par des sources d'eau chaude, dont la fumée s'élève tout près de la ville de Finimine : ils y trouvèrent de misérables pèlerins fiévreux qui y étaient venus chercher quelque soulagement à leurs maux ; percés de flèches par les Turcs, ces pèlerins rougirent les eaux de leur sang : d'autres, qui avaient caché leur tête sous les ondes, furent frappés dans cette position, et périrent misérablement étouffés. [3,55] CHAPITRE LV. Les chefs de l'armée chrétienne désolés des embuscades que les Turcs leur tendaient si fréquemment, des sorties qu'ils faisaient sans cesse par l'a porte de la ville dont j'ai déjà parlé, et de tous les malheurs qui en étaient la suite, de plus en plus enflammés de colère, résolurent d'élever du moins quelque obstacle auprès de cette porte, que l'aspérité des montagnes et l'inégalité d'un sol couvert de rochers ne leur permettaient pas d'assiéger pour y parvenir, ils arrêtèrent de construire une redoute sur le plateau d'un rocher situé au pied de la montagne, et de la construire de la manière la plus solide, avec des retranchements et des murailles en pierre, car les bois manquaient complètement. Chacun des chefs de l'armée faisait le service de garde de cette redoute pendant un temps déterminé ; du haut des rochers, et à l'abri de ses retranchements, il voyait les Turcs sortir de la place par la porte, et suivre les sentiers tracés dans les montagnes et dans les vallées, et tout aussitôt les Chrétiens descendaient dans la plaine pour les poursuivre, et prévenaient ainsi le massacre de leurs frères. Ces travaux de défense terminés, un jour que le comte Raimond y était de service à son tour, il plaça ses chevaliers en embuscade dans un lieu bien caché : deux cents chevaliers turcs environ, bien armés et cuirassés, sortirent comme à l'ordinaire dès le point du jour, et, suivant les sinuosités de la montagne, vinrent subitement attaquer la redoute et ceux qui la défendaient, afin de renverser les murailles qui faisaient un nouvel obstacle à leurs sorties et à leurs tentatives contre les Chrétiens. Tandis qu'ils s'épuisaient en vains efforts devant les nouveaux ouvrages, les hommes placés en embuscade par le comte Raimond sortirent de leur retraite, et, poussant rapidement leurs chevaux, accoururent au secours de ceux de leurs frères qui se trouvaient enfermés dans la redoute. Les Turcs remplis de frayeur, et se disposant tout aussitôt à rentrer dans la place par la même porte, furent vivement poursuivis ; un seul d'entre eux cependant, jeune homme issu d'une noble famille, demeura prisonnier entre les mains des Chrétiens ; les autres s'échappèrent en fuyant. Après avoir chassé leurs ennemis et fait un prisonnier, les chevaliers du comte Raimond rentrèrent dans le camp et se réunirent à l'armée, joyeux de leur victoire. Les Turcs, au contraire, retournèrent auprès des leurs pleins de tristesse, et demeurèrent en repos pendant quelques jours, n'osant plus, dès ce moment, poursuivre aussi témérairement ceux des pèlerins qui s'en allaient errants dans la plaine. [3,56] CHAPITRE LVI. Le lendemain de cet événement, les princes chrétiens ayant appris que leur prisonnier appartenait à une noble famille de Turcs, dont les neveux étaient profondément affligés de sa captivité, firent paraître ce jeune homme sous les yeux de ses parents, à qui le roi Darsian avait confié la défense de l'une des tours de la place, afin d'essayer si un sentiment de piété ne pourrait les porter à racheter le prisonnier, en livrant aux Chrétiens la tour qu'ils étaient chargés de garder, et en les introduisant secrètement dans cette position. Les Turcs refusèrent formellement de la livrer ; mais ils offrirent une somme énorme pour racheter la vie de leur parent, et de leur côté les Chrétiens rejetèrent toute proposition qui n'aurait pas pour objet la ville et le point fortifié qu'occupaient les Turcs, sachant bien que le jeune homme prisonnier tenait à des personnes élevées en dignité. Les parents en effet ne tardèrent pas à s'attendrir, et eurent des conférences secrètes avec les Chrétiens ; mais Samsadon, fils du roi Darsian, fut bientôt informé que les parents du prisonnier et les Chrétiens étaient sur le point de s'accorder pour le rachat de ce jeune homme, et que, si l’on n'y prenait garde, la sûreté de la ville pourrait bien être compromise à la suite de cette négociation. Le roi Darsian et son fils Samsadon voulant prévenir cet événement, tinrent conseil avec leurs principaux chefs, et le roi donna l'ordre de chasser, de la tour confiée à leur garde, tous les parents, les frères et les serviteurs du jeune prisonnier, afin qu'ils ne pussent la livrer aux Chrétiens pour parvenir à sauver leur parent. Ils furent en effet chassés dès que leurs projets eurent été découverts : alors les Chrétiens perdant tout espoir de prendre possession de la tour, pour avoir conduit leur négociation beaucoup trop ouvertement, firent subir toutes sortes de tourments au jeune prisonnier, et après l'avoir accablé de mauvais traitements pendant près d'un mois, ils traînèrent enfin le malheureux sous les murailles de la ville, l'exposèrent au regard des Turcs, respirant, à peine, à la suite de toutes les tortures qu'il avait endurées, et ils lui tranchèrent la tête : ce dernier supplice lui fut infligé principalement à la suite de l'accusation que portèrent contre lui des Chrétiens grecs, qui déclarèrent que ce jeune homme avait fait périr de ses propres mains plus de mille chrétiens. [3,57] CHAPITRE LVII. La nouvelle redoute élevée par les pèlerins, et le supplice qu'ils infligèrent à leur prisonnier leur assurèrent un peu plus de repos. Alors les princes chrétiens considérant les malheurs qui avaient affligé Boémond et ses compagnons d'armes, les souffrances et l'affreuse mortalité que la disette avait attirées sur le peuple, reconnurent que tant de maux ne pouvaient provenir que de la multitude de leurs péchés. En conséquence ils tinrent conseil avec les évêques, et tous les membres du clergé qui étaient présents, et résolurent de bannir de l'armée toute injustice et toute souillure, il fut ordonné que désormais nul n'entreprit de trahir son frère chrétien par de faux poids ou de fausses mesures, à prix d'or ou à prix d'argent ou bien encore dans l’échange ou la négociation de toute autre denrée ; que nul n'osât commettre un larcin ; que nul ne se souillât du crime de fornication ou d'adultère ; on déclara en outre, que celui qui méconnaîtrait ces injonctions serait saisi et puni sévèrement, afin que le peuple de Dieu pût se laver de toute iniquité et de toute impureté. Un grand nombre d'individus ayant violé les dispositions de ce décret, les juges qu'on avait établis les punirent sévèrement : les uns furent chargés de chaînes, d'autres battus de verges, d'autres subirent la tonsure ou la marque d'un fer rouge, afin que de tels exemples servissent à corriger et à réprimer les désordres des pèlerins. Un homme et une femme surpris en adultère furent dépouillés tout nus en présence de toute l'armée, on leur attacha les mains derrière le dos, des exécuteurs de la justice les frappèrent de verges, et les forcèrent à parcourir tous les rangs de l'armée, afin que la vue des plaies horribles dont ils étaient couverts servît à détourner tous les autres d'un crime aussi abominable. [3,58] CHAPITRE LVIII. Tandis qu'on exerçait ces actes de justice sur le peuple de Dieu, avec l'assentiment de tous les princes de l'armée, dans le dessein d'apaiser la colère du Seigneur, le duc Godefroi était enfin guéri de sa blessure et en pleine convalescence, L'armée l'envoya alors sur le territoire des Sarrasins et des Turcs, pour chercher à reprendre le butin et les dépouilles que Boémond battu et fuyant avait été contraint d'abandonner, et dans l'espoir qu'il rapporterait au sein de l'armée la joie qu'elle avait perdue, à la suite de tant de privations et de souffrances : cet espoir ne fut pas complètement déçu ; cependant le duc ne put ramasser beaucoup de butin. Depuis le moment où Boémond était entré sur leur territoire, et y avait enlevé des dépouilles, les Sarrasins et les Turcs se tenaient mieux sur leurs gardes, et avaient soin de cacher leur gros bétail, tous leurs effets et leur argent dans les montagnes, et dans des lieux inaccessibles. Le comte Raimond et d'autres princes furent également envoyés à la découverte, par suite d'un décret de l'armée, mais ils ne purent non plus enlever que peu de butin, parce que les Sarrasins prirent la fuite avec leur gros et leur menu bétail, et emportèrent avec eux dans les montagnes ou dans les terres plus éloignées tout ce qui leur appartenait. [3,59] CHAPITRE LIX. Tandis que le siège d'Antioche se prolongeait indéfiniment, et que le peuple de Dieu était affligé des maux les plus graves, écrasé de fatigues et de veilles, accablé par la famine, les maladies pestilentielles et les fréquentes incursions des Turcs, l'Émir roi de Babylone, qui avant l'expédition des Chrétiens avait eu de graves altercations avec les Turcs, et entretenait contre eux une vive haine, ayant appris les projets des Chrétiens par un certain abbé qui lui avait été expédié, envoya à l'armée du Dieu vivant quinze députés chargés de lui proposer la paix, et un traité d'alliance avec ses Etats. Ces députés, habiles à parler diverses langues, étaient porteurs d'un message conçu en ces termes : L'Émir roi de Babylone, tout joyeux de votre arrivée et de vos succès, envoie le salut aux plus grands princes et aux plus humbles des Chrétiens. Les Turcs, nation étrangère, ennemie de moi et de mon royaume, ont à diverses reprises envahi notre territoire et retenu la ville de Jérusalem, qui est soumise à notre domination. Cependant et avant votre arrivée nous avons recouvré cette ville, avec nos propres forces, et nous en avons expulsé les Turcs. Maintenant que nous concluons un traité d'amitié avec vous, nous rendrons à la race des Chrétiens la ville sainte, la tour de David et la montagne de Sion. Nous entrerons en discussion avec vous au sujet de la profession de la foi chrétienne, et après cette discussion, si cette foi nous convient, nous sommes tout disposé à l'adopter. Que si nous voulons persister dans la foi et dans les cérémonies des Gentils, le traité que nous aurons conclu réciproquement ne sera point rompu pour ce motif. Nous vous demandons et vous prions de ne point vous retirer de devant la ville d'Antioche, avant qu'elle ait été restituée entre vos mains, puisqu'elle fut injustement enlevée à l'empereur des Grecs et aux Chrétiens. Guinemer, qui avait quitté Baudouin et Tancrède à Mamistra pour se porter vers les côtes de la mer, s'embarqua de nouveau et se rendit devant Laodicée, avec une armée navale bien équipée ; l'ayant investie par mer et attaquée, il s'en rendit maître par la force des armes ; mais il n'envoya aucun secours, et ne fit part d'aucun des biens qu'il avait conquis aux Chrétiens ses frères, qui pendant ce temps étaient occupés au siège d'Antioche. Tandis qu'il possédait en toute sécurité la ville de Laodicée, et se livrait à un doux repos avec ses compagnons d'armes et ses associés, jouissant des revenus du territoire et de ceux de la ville, les Turcopoles et les chevaliers de l'empereur des Grecs les surprirent par artifice, et leur enlevèrent la citadelle de la place. Guinemer lui-même fut pris et jeté en prison, et le duc Godefroi, ainsi que les autres princes qui étaient avec lui à Antioche ignorèrent d'abord tous ces événements. [3,60] CHAPITRE LX. Cependant les Turcs assiégés dans Antioche ne tardèrent pas à chercher des secours au dehors, et à appeler des amis à leur aide, ils rassemblèrent dans les montagnes et dans les pays limitrophes de nombreuses troupes de Turcs, et trente mille hommes se trouvèrent bientôt réunis en un seul corps d'armée. Les assiégés avaient résolu secrètement de faire attaquer dès le point du jour le saint peuple de Dieu par ceux qui se trouvaient en dehors de la ville, tandis que ceux qui seraient en dedans feraient aussi une sortie, pour soutenir et pour renforcer cette attaque, afin que les Chrétiens, ainsi écrasés sous les armes et les flèches de leurs ennemis, pussent tous être détruits et passés au fil de l’épée. La nouvelle de ces odieux projets et de ce complot détestable parvint au camp des catholiques, du duc Godefroi, de l'évêque du Puy et de tous les principaux chefs, lorsque les malheurs de la disette, les longues fatigues de la guerre, et d'autres calamités de divers genres avaient déjà réduit l'armée à n'avoir plus qu'un millier de chevaux propres au combat. Au milieu de ces sollicitudes, et dans, cette situation difficile, l'évêque ouvrit un avis, disant : Hommes très chrétiens, vous qui êtes l'élite de la France, je ne saurais vous dire ce qu'il y a de plus utile à faire, si ce n'est que vous mettiez tout votre espoir dans le nom du Seigneur Jésus, et que vous alliez attaquer ces ennemis à l'improviste. Quoique les Gentils arrivent, comme vous l'avez entendu dire, au nombre de plusieurs milliers d'hommes, sans avoir supporté aucune fatigue, sans avoir fait de longues et pénibles marches, depuis qu'ils sont sortis de leur territoire, quoiqu'ils se soient déjà avancés jusqu'à la ville de Barich, il ne sera pas difficile à la main de Dieu de se fermer sur tant de milliers d'hommes, et de les faire détruire par votre troupe peu nombreuse. A ces paroles du pontife, le duc Godefroi, toujours infatigable à la guerre, répondit en présence des légions par lui rassemblées : Nous sommes les adorateurs du Dieu vivant et du Seigneur Jésus-Christ, au nom duquel nous combattons. Ils se sont rassemblés dans leur force, nous sommes réunis, au nom du Dieu vivant. Pleins de confiance en sa grâce, n'hésitons point à attaquer ces impies, dénués de foi ; car, vivants ou morts, nous appartenons au Seigneur. Si nous tenons au salut et à la vie, il faut que notre résolution ne soit pas publiée, de peur que nos ennemis, remplis de sollicitude et de prévoyance, en apprenant notre prochaine arrivée, n'éprouvent une trop grande terreur et ne redoutent de combattre contre nous. [3,61] CHAPITRE LXI. A la suite de ces exhortations du duc Godefroi, on choisit sept cents chevaliers, bons hommes de guerre, parmi lesquels cependant il n'y avait que quelques principaux chefs qui fussent instruits des projets arrêtés. La plupart des autres avaient perdu leurs chevaux, par suite de diverses catastrophes, et il n'y en avait, comme je l'ai déjà dit, qu'un petit nombre qui fussent en état de servir : les uns montèrent sur des bêtes de somme, d'autres sur des mulets ou des ânes, selon ce qu'ils purent trouver ; ils se mirent en route pendant la nuit silencieuse et traversèrent le pont de bateaux, tandis que les Turcs chargés de la défense de la place ignoraient complètement leurs démarches. Boémond, Tancrède, Robert de Flandre, Robert de Normandie et le duc Godefroi se réunirent tous au lieu indiqué. Roger de Barneville avait été également convoqué et s'y rendit aussi : sans cesse occupé de tendre des pièges aux Turcs, et leur faisant très souvent beaucoup de mal, Roger était très connu et en très grande réputation parmi eux, et il faut ajouter à son éloge qu'il fut très souvent choisi pour servir de messager entre les Chrétiens et leurs ennemis, lorsqu'il était question de négocier quelque convention au sujet des prisonniers, ou pour tout autre motif. Le pontife chef de l'expédition, toujours prêt à répandre ses saintes exhortations, s'associa aussi à cette entreprise, afin de soutenir le courage des hommes de Dieu. Lorsqu'ils eurent marché toute la nuit et se furent approchés du camp des Turcs, ils envoyèrent en avant un homme d'origine turque, nommé Boémond : il avait appris à connaître la vérité, laquelle est le Christ, et avait reçu la grâce du baptême ; le prince Boémond l'avait présenté sur les fonts sacrés, et lui avait donné son nom. On lui adjoignit Gautier de Drommedard : tous deux s'avançant avec beaucoup de précaution, reconnurent dès le point du jour ce peuple innombrable sortant du milieu des taillis de la forêt, et marchant au secours des habitants d'Antioche. Aussitôt qu'ils eurent vu de loin les ennemis, les deux émissaires se disposèrent à retourner sur leurs pas, et, rendant les rênes à leurs chevaux, ils revinrent auprès des sept cents chevaliers, leur annoncèrent ce qu'ils avaient vu, et dissipèrent en même temps leur effroi en leur adressant des paroles d'encouragement. [3,62] CHAPITRE LXII. Aussitôt qu'il eut entendu les rapports de Gautier et de Boémond, l'illustre pontife invita ses compagnons, qu'un mouvement de crainte et d'anxiété rendait encore un peu incertains, à ne point hésiter de mourir pour l'amour de celui dont ils suivaient les traces sous la bannière de la Sainte Croix et en l'honneur de qui ils avaient déjà quitté leur patrie, leurs parents et tous leurs biens, assurés que celui qui trouverait la mort dans cette journée entrerait en possession du ciel avec le Seigneur Dieu. Fortifiés par ces saintes exhortations, tous les Chrétiens résolurent, d'un commun accord, de mourir plutôt que de fuir honteusement devant leurs ennemis. Aussitôt le comte Raimond, brandissant joyeusement sa lance, et couvrant sa poitrine de son bouclier, le duc Godefroi non moins ardent pour le combat, et les sept cents chevaliers, hommes belliqueux, s'élancent dans les rangs épais de leurs ennemis, dispersent leur multitude, et recevant de Dieu même la palme de la victoire, ils dissipent les Turcs et les mettent en fuite de tous côtés. Dieu, dans sa miséricorde secourable, permit que leurs arcs, amollis par des pluies abondantes, ne pussent leur rendre aucun service : cette circonstance leur fut extrêmement défavorable, et assura en même temps le triomphe des Chrétiens. Vainqueurs, et se voyant en possession d'un succès qui ne leur coûta qu'un petit nombre d'hommes, les Chrétiens descendirent alors de cheval, et coupant les têtes des Turcs qu'ils trouvèrent morts, et les attachant aux pommeaux de leurs selles, ils allèrent comblés de joie se réunir à ceux de leurs compagnons qui attendaient dans le camp d'Antioche l'issue de cette expédition, ramenant en outre mille chevaux en bon état et les riches dépouilles qu'ils avaient enlevées à leurs ennemis. Les députés du roi de Babylone assistèrent aussi à ce combat, et rapportèrent également à l'armée des têtes de Turcs qu'ils avaient attachées sur leurs selles. Cette victoire fut remportée par ce faible corps de Chrétiens la veille d'un commencement de jeûne. Comme les fidèles couverts de gloire venaient, se réunir à leurs frères dans les tentes qu'ils avaient laissées sous les murs d'Antioche, les assiégés, qui attendaient encore les secours de ceux qui venaient d'être battus, se tenaient sur leurs murailles et virent, de loin s'avancer les aigles victorieuses des fidèles. Croyant qu'elles appartenaient à ceux de leur race qu'ils attendaient toujours, les assiégés coururent aux armes, en poussant des cris et faisant retentir les airs du son de leurs clairons, et sortirent en force des portes de la ville, espérant avec le secours des arrivants pouvoir détruire en un instant toute la légion sacrée. Mais lorsque les Chrétiens se furent approchés davantage, les assiégés ayant vu les têtes des Turcs suspendues à leurs selles, et reconnaissant les dépouilles et les chevaux des vaincus, tout à coup leurs cris s'arrêtèrent, leurs trompettes cessèrent de sonner ; ils oublièrent toute leur joie et se retirèrent en toute hâte sous l'abri de leurs remparts. Afin d'ajouter encore à leur douleur, les Chrétiens jetèrent des têtes de Turcs par delà les murailles de la ville, et deux cents de ces têtes environ furent fixées sur des lances et des pieux, et exposées en dessous des remparts, aux regards de tous ceux qui les occupaient. [3,63] CHAPITRE LXIII. Le lendemain, au point du jour, les princes Chrétiens tinrent conseil, et, tout joyeux encore de leur victoire, ils résolurent de prendre position et d'établir une machine auprès du pont qui s'élève sur le fleuve Fer, afin de pouvoir s'opposer aux allées et venues de ceux de la ville qui voudraient en sortir, y apporter des vivres, ou dresser des embûches aux Chrétiens. A la suite de ce conseil, Boémond, prince de Sicile, Evrard du Puiset, Raimond comte de Provence, et Garnier de Gray furent envoyés au port de mer, appelé port de Siméon l'Ermite, avec un grand nombre d'hommes de pied, pour aller acheter des vivres, ils furent en même temps chargés de ramener, pour être employés aux travaux projetés, ceux de leurs compagnons qui séjournaient sur les bords de la mer et veillaient à la défense des navires qui apportaient des provisions. En même temps les pèlerins ramenèrent les députés du roi de Babylone, et, après les avoir honorés par des présents magnifiques offerts en toute bonne foi, ils les renvoyèrent par mer. Les Turcs, informés par leurs espions des résolutions et du départ de ces hommes illustres, en ressentirent une vive joie. Ayant pris dans leur armée quatre mille chevaliers d'élite, ils sortirent de la ville par le pont du Fer, et s'avancèrent par des chemins qui leur étaient connus, à la suite des conducteurs des Chrétiens, cette expédition demeura ignorée de la grande armée des assiégeants, et les Turcs allèrent se placer en embuscade dans les montagnes et au milieu des taillis, pour attendre le retour des princes qui s'étaient rendus vers le port. En effet, Boémond et les autres chefs firent partir un grand nombre de leurs compagnons, tant à pied qu'à cheval, et déjà quatre mille pèlerins avaient quitté le port et s'avançaient chargés de vivres, lorsque les Turcs sortant de leur retraite et les attaquant à l’improviste, tirent pleuvoir sur eux des grêles de flèches, perçant les uns au cœur ou dans les entrailles, et faisant périr les autres par le glaive. Assurés de la victoire, ils ne cessèrent d'exercer leurs fureurs sur les fidèles, soit dans la forêt, soit dans la plaine, qu'après avoir tué cinq cents hommes et avoir enlevé leurs têtes ; il y eut en outre un nombre infini de blessés et de prisonniers. Boémond, qui marchait sur les derrières avec le reste de ses illustres compagnons, apprenant l'affreux carnage des Chrétiens, voyant ses frères à demi morts s'enfuir rapidement à travers les précipices des montagnes, ou s'enfoncer dans l'épaisseur des bois, et reconnaissant qu'il lui serait impossible de porter secours aux fuyards et aux vaincus, et que lui-même se trouvait exposé aux plus grands dangers, suspendit aussitôt sa marche et celle des chevaliers qui s'avançaient avec lui, et retournant sur ses pas, il échappa au péril, en se dirigeant vers la côte avec le petit nombre d'hommes qui le suivaient. Dans le même temps, un homme qui se sauva à travers les sinuosités des collines grâce à la rapidité de son cheval, et parvint à se soustraire aux ennemis, se rendit en toute hâte auprès du duc Godefroi. Celui-ci était sorti du camp par le pont de bateaux, et sur l'invitation du pontife, il s'était porté dans la plaine, pour forcer les Turcs à rentrer dans la ville et à ramener leur gros bétail : le messager, porteur de fâcheuses nouvelles, lui annonça que Boémond et les autres chefs se trouvaient exposés au plus grand péril et serrés de près par les ennemis, et que déjà les pèlerins qui étaient partis du port avaient été cruellement dispersés et détruits. [3,64] CHAPITRE LXIV. A cette nouvelle, le duc envoya aussitôt des exprès dans toutes les tentes des Chrétiens pour leur annoncer cette déplorable catastrophe et les inviter à se tenir prêts à tout événement. Remplis de trouble et d'effroi, les fidèles se précipitent sans retard hors de leurs tentes ; ils recouvrent leurs épaules de leurs vêtements à écailles de fer, ils attachent les bannières sur les lances, sellent et brident leurs chevaux en toute hâte et se forment en corps, ils se disposent à aller occuper rapidement les abords de la ville et du pont par lequel ils espèrent que les ennemis essaieront de rentrer dans la place, ils traversent sans retard le pont de bateaux ; et, après avoir rejoint le duc Godefroi dans la plaine au-delà du fleuve, et échangé avec lui de tristes regards en témoignage de leurs regrets des malheurs survenus à leurs frères, ils voient arriver un autre messager qui venait de quitter les troupes de Boémond, de Raimond, de Garnier et des autres chefs dispersés et fugitifs dans les montagnes, et qui accourait pour engager le duc et ceux qui se trouvaient avec lui dans la plaine à rentrer dans leurs tentes, afin d'éviter l'attaque des Turcs, dont ils jugeaient les forces plus considérables qu'elles n'étaient dans la réalité. Mais Godefroi, intrépide et ne respirant que la vengeance, se refusa formellement à se retirer et à abandonner sa position pour quelque motif que ce fût, et déclara avec serment que ce jour-là même il monterait sur la montagne où l'on avait dressé une redoute, ou qu'il périrait avec les siens. Tandis qu'il faisait cette réponse et s'occupait à former les rangs dans sa troupe, les princes Boémond, Raimond et Garnier vinrent se réunir à eux, sains et saufs ; leur arrivée répandit la joie parmi les Chrétiens, et tous ensemble se dirigèrent vers le point de la montagne qui est située en avant du pont. D'abord ils envoyèrent dix chevaliers d'élite sur le sommet de cette montagne pour voir si les Turcs occupaient l'autre côté de la vallée. Lorsque ces dix chevaliers furent parvenus sur la hauteur, ils virent de loin toute l'armée turque qui revenait en silence à travers les sentiers pratiqués dans la montagne, après avoir dispersé et massacré le premier corps des Chrétiens. Aussitôt vingt chevaliers turcs se détachèrent pour marcher sur les dix Chrétiens et les chasser de la hauteur qu'ils occupaient. Ceux-ci se retirèrent alors pour ne pas demeurer aussi près des ennemis, et les vingt chevaliers turcs les remplacèrent dans la même position. Trente chevaliers chrétiens survinrent alors, et chassant vigoureusement les vingt Turcs, ils les forcèrent à prendre la fuite vers le lieu où leurs alliés s'étaient établis en embuscade. Tandis que ces derniers se sauvaient pour se réunir à leurs amis, soixante chevaliers turcs, hommes vigoureux et très habiles à manier leurs chevaux, sortirent de leur retraite, repoussèrent les trente chevaliers chrétiens à coups de flèches et s'établirent dans la position. En voyant cet excès d'audace, soixante chevaliers chrétiens s'avancèrent rapidement vers la montagne, marchant à la rencontre des soixante Turcs : pendant ce temps toute l'armée chrétienne continuait à se rapprocher, et les Chrétiens de l'avant-garde forcèrent bientôt les soixante Turcs à abandonner leur position et à fuir rapidement dans la vallée où toutes les forces turques s'étaient rassemblées au pied des montagnes. Alors celles-ci sortirent en masse du lieu de leur retraite, poursuivirent vivement les soixante chevaliers français qui occupaient le sommet de la montagne, les forcèrent de repasser de l'autre côté et de rentrer dans la vallée que l'armée chrétienne, se rapprochant de plus en plus, venait d'occuper avec toutes ses forces. [3,65] CHAPITRE LXV. Les Turcs reconnurent alors qu'ils s'étaient trop avancés, car l'armée chrétienne demeurait immobile ; et loin que la vue du péril pût la détourner de son projet, elle se remit à marcher vivement sur les ennemis : ceux-ci cherchèrent vainement à s'enfuir ; les Français les poursuivirent avec acharnement ; et comme ils s'étaient déjà fort avancés, ils en vinrent bientôt aux mains et assouvirent leur fureur sur les Turcs, en massacrant un grand nombre pour venger ceux de leurs frères qui avaient péri en revenant du port de Siméon. Tandis que les Turcs fuyaient devant les Chrétiens qui les poursuivaient et les tuaient sans aucun ménagement, un grand nombre des assiégés, accourus de tous côtés vers les portes de la ville pour attendre l'arrivée de ceux du dehors, n'ayant pas vu que la fortune venait de se déclarer contre eux, et qu'ils périssaient misérablement, ouvrirent la porte et s'avancèrent dans la plaine munis de leurs armes, afin de se réunir à leurs compagnons et de leur faciliter les moyens de rentrer dans la place. Déjà des deux parts fidèles et infidèles, chevaliers et fantassins étaient mêlés et confondus. Le duc Godefroi, dont la main était fort exercée au maniement des armes, fit tomber un grand nombre de têtes, quoique défendues par leurs casques, suivant les rapports de ceux qui en furent témoins oculaires. Tandis qu'il faisait les plus grands efforts et portait la mort dans les rangs des ennemis, chose incroyable ! il frappa du tranchant de son glaive et coupa en deux un Turc revêtu de sa cuirasse et qui n'avait cessé de lancer des flèches sur lui. La partie supérieure de son corps tomba aussitôt sur le sable ; la partie inférieure, fortement attachée au cheval par les jambes, fut emportée par l'animal vers les remparts de la ville et ne tomba que sur le milieu du pont. Joyeux de leurs succès, Robert de Flandre, Robert, comte de Normandie, Conon de Montaigu, le comte Raimond et tous les nobles français qui étaient présents lancèrent leurs chevaux sur les ennemis, rompirent les rangs, transpercèrent un grand nombre de Turcs avec la lance ou le glaive, et les contraignirent à se réfugier vers le pont, épuisés de fatigue et à demi morts. Là, comme le pont n'était pas assez large pour contenir tous ceux qui se pressaient à ses abords, beaucoup de Turcs tombaient et étaient engloutis dans les eaux du fleuve, Boémond, qui s'était échappé dans les montagnes à travers des rochers accessibles seulement aux chamois, et qui, grâce à Dieu, était revenu sain, et sauf se rallier à ses frères, concourait aussi de tous ses efforts à cette œuvre de sang, il encourageait et consolait en même temps ses compagnons d'armes, et précipitait les Turcs de dessus le pont en les perçant de la lance ou en les frappant du glaive. Ses hommes de pied, joyeux de leur triomphe, attaquaient aussi avec leurs lances tous ceux qui s'avançaient en foule sur le pont ou sur les rives du fleuve, et faisaient un si grand carnage que les eaux du Fer furent teintes du sang de leurs victimes. Après cet heureux événement, les Chrétiens se rallièrent, poursuivirent les Turcs au-delà même du pont et firent de nouveaux efforts pour entrer avec eux, par la porte de la ville ; mais ceux qui étaient en dedans la refermèrent aussitôt et laissèrent leurs compagnons misérablement exposés à la fureur des Chrétiens. Ce combat, si glorieux pour les armes des fidèles, eut lieu un jour du mois de mars : on calcula que les Turcs avaient perdu quinze cents hommes, tant morts sur le champ de bataille que noyés dans le fleuve. [3,66] CHAPITRE LXVI. Après avoir vaincu leurs féroces ennemis au nom du Seigneur Jésus-Christ, et les avoir massacrés sans pitié et repoussés jusque sur la porte de la ville, les Chrétiens, maîtres de la victoire, rentrèrent triomphants dans leurs tentes. Depuis ce jour, les, Gentils commencèrent à perdre courage ; on ne les vit plus, comme auparavant, renouveler sans cesse leurs attaques ou se placer en embuscade ; il sembla que leur valeur était abattue : beaucoup d'entre eux même furent saisis de frayeur, à tel point que quelques-uns renoncèrent à leurs alliés, sortirent de la ville au milieu de la nuit et allèrent déclarer leur intention d'embrasser notre foi et de se recommander à la bienveillance des princes chrétiens. Accueillis par ceux-ci et admis dans les rangs des fidèles, ils racontèrent alors tous les maux qu'avaient soufferts leurs compagnons d'armes et les lamentations que ces calamités avaient excitées dans toute la ville. Ils dirent que douze des plus puissants émirs du roi Darsian avaient péri dans la soirée de la grande bataille, et que leur mort avait été, dans toute la ville d'Antioche, un sujet de profonde douleur. Quatre jours après, le duc Godefroi et tous les princes de l’armée de Dieu sortirent du camp en force et allèrent, comme ils l'avaient résolu, faire élever une redoute sur le sommet de la montagne dont j'ai déjà parlé, en face du pont et de la porte du Fer. Cette construction fut faite avec une immense quantité de pierres et une terre visqueuse propre à former du mortier ; on l'entoura ensuite d'un fossé profond, et le comte Raimond fut chargé de la défendre avec cinq cents hommes remplis d'habileté et de courage.