[3,0] LIVRE TROIS. [3,1] CHAPITRE I. De la ville de Constantinople. Arculfe, à son retour d'Alexandrie, s'arrêta quelques jours dans l'île de Crète, et de là vint par mer à Constantinople, où il resta plusieurs mois. Cette ville est, sans comparaison, la métropole de l'empire romain ; elle est entourée par la mer de toutes parts, excepté du côté du nord. Cette mer, s'échappant de la mer Méditerranée, a 60.000 pas jusqu'au mur de la cité, et 40.000 depuis le mur de Constantinople jusqu'à l'embouchure du Danube. La ville impériale, entourée d'une immense enceinte de murs de 12.000 pas, a, comme Alexandrie et Carthage, des forts construits sur le bord de la mer : ses murs sont en outre défendus par de nombreuses tours, à l'instar de Tyr. La ville elle-même renferme de nombreuses maisons, dont quelques-unes, construites en pierres d'une grandeur remarquable, sont semblables à celles de Rome. [3,2] CHAPITRE II. De la fondation de cette ville. Voici la tradition que rapportent les habitants sur sa fondation. L'empereur Constantin, ayant rassemblé une multitude infinie d'ouvriers et une immense quantité d'argent tiré des villes épuisées, se mit à bâtir une ville, qui devait porter son nom, dans la partie de l'Asie qu'on nomme Cilicie, au delà de la mer qui sépare l'Asie de l'Europe. Une nuit que l'armée innombrable, de ses ouvriers dormait sous les tentes dans la vaste étendue du camp, tous les outils dont se servaient les divers artisans disparurent on ne sait comment. Dès le matin, les ouvriers désolés vont raconter à l'empereur Constantin cette disparition subite; le roi alors leur demande si on a enlevé quelque autre chose. « Rien autre, répondent-ils, mais seulement nos outils. » Alors le roi : « Allez, leur dit-il, parcourez en tous sens les côtes des pays voisins; et, si vous trouvez en quelque endroit vos outils, laissez-les où ils sont et ne les rapportez point ici; mais envoyez-moi annoncer que vous les avez retrouvés. » Les ouvriers obéissent aux ordres du roi; les voilà partis, explorant toutes les côtes, tous les pays voisins, jusqu'à ce qu'enfin, de l'autre côté de la mer, en Europe, ils trouvent leurs outils entassés et réunis entre les deux mers. Aussitôt ils envoient quelques-uns d'entre eux au roi et lui disent en quel lieu ils ont retrouvé leurs instrumente. Alors Constantin ordonne aux trompettes de sonner par tout le camp et à l'armée de quitter ce lieu, disant : « Allons fonder notre ville dans l'endroit que Dieu nous désigne. » Et aussitôt il s'embarqua avec tous les siens et arriva au lieu où l'on avait retrouvé les outils, jugeant que, par ce miracle, Dieu avait voulu lui indiquer cette place. Il y fonda une ville qu'il nomma Constantinople, de son nom et du mot grec qui veut dire ville, son nom servant de radical au nom de cette nouvelle cité. Qu'il suffise de ce peu de mots sur la situation et la fondation de cette ville royale. [3,3] CHAPITRE III. De l'église où l'on conserve la croix du Seigneur. Nous devons parler aussi de cette célèbre église en rotonde qui s'élève à une hauteur prodigieuse sur trois murs de pierre. Saint Arculfe, qui la visita souvent, nous a rapporté qu'au-dessus de ces trois murs s'élève un second étage ; et cet édifice magnifique se termine par une seule voûte. Celle-ci, soutenue par des arcs gigantesques, offre entre chacun des murs dont nous avons parlé un vaste espace propre, soit comme habitation, soit pour prier Dieu. Dans la partie nord de l'édifice intérieur, on montre une grande armoire très belle dans laquelle est un coffre de bois, couvert aussi en bois, où l'on conserve le bois sacré de la croix, sur lequel notre Sauveur mourut crucifié pour le salut du genre humain. Ce coffre sacré, au rapport de saint Arculfe, est élevé pendant trois jours de suite, à la fin de l'année, au-dessus de l'autel d'or avec ses précieuses reliques. L'autel est situé dans l'église en rotonde; il a deux coudées de long et une de large. La croix divine est, comme nous l'avons dit, placée sur l'autel pendant les trois jours anniversaires, c'est à savoir : d'abord le jour de la Cène du Seigneur, où l'empereur et son année viennent dans l'église baiser la croix du salut. Le premier de tous, l'empereur s'incline pour la baiser; puis chacun, suivant son âge et son rang, s'avance à son tour pour baiser l'instrument du supplice divin. Le lendemain, c'est-à-dire la sixième férié avant Pâques, les reines, les dames et toutes les femmes du peuple viennent dans le même ordre adorer la croix. Le troisième jour, c'est-à-dire le samedi pascal, les évêques et tout le clergé s'avancent processionnellement, remplis de crainte et de recueillement, pour baiser ce bois victorieux; puis, après cette sainte et joyeuse adoration de la croix, on referme le coffre vénérable et on le remet dans l'armoire avec ses précieuses reliques. Notons aussi qu'on conserve avec la croix trois autres bois plus petits desquels, lorsqu'on ouvre le coffre, s'échappe une délicieuse odeur suave comme celle d'un bouquet de diverses fleurs réunies ; et cette odeur, pénétrant à travers les murs de l'église, embaume tous ceux qui entrent dans le temple. Des nœuds de ces trois bois s'échappe une liqueur odoriférante, semblable à de l'huile, d'où s'exhale cette odeur si suave; et si l'on met sur on malade une petite goutte de cette liqueur, quelle que soit la douleur qu'il éprouve, il recouvre la santé. Mais en voilà assez sur ce sujet. [3,4] CHAPITRE IV. De saint Georges, martyr. Saint Arculfe, après nous avoir raconté tout cela sur la croix du Seigneur qu'il a vue de ses yeux et qu'il a baisée, nous a aussi rapporté, sur un autre confesseur du Christ nommé Georges, des détails qu'il avait appris à Constantinople. Dans la ville de Diospolis, il y a dans une maison une statue de marbre de saint Georges attaché à la colonne où il fut flagellé lors de sa persécution; supplice après lequel il vécut encore de longues années. Un jour, un homme au cœur dur et incrédule entra à cheval dans cette maison, et, voyant cette colonne de marbre, il demanda à ceux qui étaient là : « De qui donc est l'image qui est sur cette colonne? » On lui répondit : « C'est la statue de Georges le confesseur, qui fut attaché et flagellé à cette colonne. » Alors cet insensé, pris de fureur contre cet objet insensible, et sans doute poussé par le diable, frappa de sa lance la statue du saint confesseur. Mais, ô prodige ! sa lance, pénétrant facilement comme dans une boule de neige, traversa cette colonne de pierre : le fer resta fixé à l'intérieur sans que jamais on ait pu l'en extraire, et le bois se brisa à l'extérieur. Au même moment aussi, le cheval sur lequel était monté ce misérable tomba mort sur le pavé de la maison ; et lui, en tombant, saisit avec ses mains cette colonne, et ses doigts, y entrant comme dans de la boue, restèrent enfoncés dans le marbre. Alors ce malheureux, voyant qu'il ne pouvait retirer ses doigts et qu'ils demeuraient attachés à la colonne, saisi de repentir, implore la miséricorde du Dieu éternel et du saint confesseur, et, les yeux baignés de larmes, demande à être délivré de ce supplice. Le Seigneur, qui ne veut pas la mort du pécheur, mais sa conversion, prit en miséricorde son repentir, et non seulement le délivra de ces liens visibles du marbre, mais aussi des attaches invisibles du péché. On voit par là combien le Seigneur aime saint Georges, qui le confessa dans les tourments, puisque, par la puissance divine, cette statue, d'une matière naturellement impénétrable, devint pénétrable, et que la lance et les doigts de cet homme y entrèrent facilement. Et, ô merveille ! aujourd'hui encore on voit les traces de ces dix doigts empreintes dans le marbre; saint Arculfe lui-même y mit ses dix doigts, et ils y entraient jusqu'aux racines. Le sang du cheval, dont une côte en tombant se brisa, n'a jamais pu être enlevé, et encore maintenant on le montre sur le pavé de la maison. Saint Arculfe nous a raconté une autre histoire de saint Georges, qu'il tenait de quelques habitants de Constantinople. Un homme séculier, monté sur un cheval, entra dans la ville de Diospolis dans le temps où l'on rassemblait de nombreuses troupes pour la guerre, et se rendit à cette maison où nous avons dit que se trouve l'image du saint confesseur sur une colonne de marbre. Il s'adressa à cette image comme au saint lui-même, et lui dit : « Je me recommande à toi, bienheureux confesseur, ainsi que mon cheval, afin que, par la force de tes vertus, sauvés des périls de la guerre et des maladies, nous revenions tous deux sains et saufs dans cette ville; et si le Dieu de miséricorde t'accorde ce que nous souhaitons, je t'offrirai pour présent ce cheval que j'aime pardessus tout. » Il dit et sort de la maison pour rejoindre ses compagnons d'armes. Il part pour la guerre, et après de nombreux périls, après avoir vu périr autour de lui des milliers de ses camarades, lui-même sorti sain et sauf de tant de dangers, et toujours monté sur son cheval chéri, revient à Diospolis vers Georges le serviteur du Christ ; aussitôt il se rend tout joyeux à la maison où était l'image du saint, et, portant dans ses mains de l'or pour racheter son cheval, il s'adresse au saint confesseur : « Bienheureux saint, je rends grâces au Dieu éternel qui, par la vertu de tes prières, m'a fait revenir sain et sauf de cette expédition. Aussi, voilà vingt sols d'or que je t'apporte pour mon cheval que je t'avais consacré et que tu m'as conservé. » Ce disant, il met l'or aux pieds de la statue du saint, aimant mieux son cheval que de l'or; et, après avoir salué le saint, il sort, remonte sur son cheval et l'excite à marcher; mais l'animal ne bougea pas. Ce que voyant, l'homme redescend de cheval, rentre dans la maison, apportant dix autres sols, et dit au saint : « Bienheureux confesseur, tu as été doux et aimable pour moi dans les dangers de la guerre, mais tu es dur et avare, comme je vois, dans cet échange que je t'offre pour mon cheval. » Puis il ajoute, en joignant ses dix sols aux vingt autres : « Voilà dix sols que te donne de plus afin de t'apaiser, et pour que tu me permettes d'emmener mon cheval. » Puis il sort et essaye de nouveau de faire avancer sa monture ; mais l'animal, restant comme fixé au sol, ne pouvait même remuer un seul pied. Que vous dire de plus? Après être remonté quatre fois à cheval, il rentre dans la maison et offre de nouveau dix autres sols : toujours le cheval est immobile; le pauvre homme va et vient, ne sachant que faire; enfin, il offre au saint soixante sols, et, tout en se plaignant de sa dureté et de son avarice dans les marchés, il revient à son cheval : mêmes essais infructueux. Alors il dit à saint Georges : « Bienheureux confesseur, maintenant je vois ce que tu veux. Qu'il soit donc fait selon tes désirs : je t'offre en présent ces soixante sols d'or, et je t'abandonne ce cheval que j'avais promis de te donner au retour de mon expédition; il est retenu par des liens invisibles, mais Dieu, je crois, l'en délivrera en ton honneur. » En effet, il sort de la maison et trouve le cheval libre de ses mouvements. Il rentre avec lui dans la maison et l'offre au saint confesseur, puis lui-même joyeux retourne chez lui en célébrant les louanges du Christ. On voit par là que tout ce qui est consacré au Seigneur, que ce soit un homme ou un animal, ne peut jamais être racheté, ainsi qu'il est écrit au livre du Lévitique. [3,5] CHAPITRE V. De l'image de la sainte Vierge. Arculfe nous a aussi raconté une histoire d'une image de la sainte Vierge, histoire qu'il tenait de témoins oculaires. Dans la ville de Constantinople, il y avait dans une maison une image de la sainte Vierge suspendue au mur, dans un petit cadre de bois. Un homme, au cœur dur et insensé demanda un jour ce que c'était que cette image, et comme on lui répondit que c'était le portrait de Marie, ce Juif incrédule, poussé par le démon, la détacha, en colère, du mur où elle pendait, et courut à la maison voisine, au lieu où chacun dépose ses ordures ; et là, en dérision du Christ, fils de Marie, il jeta dans la fosse l'image de la mère de Dieu, et lui-même s'asseyant sur le trou, fit ses ordures sur ce divin portrait; puis ce misérable s'éloigna. On ne sait ce qu'il devint dans la suite ni comment il mourut. Mais, après sa mort, un chrétien, homme plein de foi et d'amour de Dieu, sachant le crime de cet infidèle, chercha le portrait de Marie, et l'ayant retrouvé caché sous les ordures, le purifia et le lava avec soin, puis le plaça avec honneur chez lui. Et, prodige ! de ce portrait de la sainte Vierge se distille sans cesse une véritable huile, qu'Arculfe a vue de ses yeux, en l'honneur de Marie, mère du Seigneur Jésus, dont le père a dit : « Je l'ai oint de mon huile sainte; » et le Psalmiste dit aussi au fils de Dieu : « Dieu, ton Dieu t'a oint de l'huile de la joie devant tous tes compagnons. » Tout ce que j'ai dit de la situation et de la fondation de Constantinople, et de cette église en rotonde où est conservée-la croix du salut, et tout le reste, je le tiens de la bouche de saint Arculfe, qui resta dans cette capitale de l'empire romain depuis la fête de Pâques jusqu'à la naissance du Seigneur; puis il partit pour revenir à Rome. [3,6] CHAPITRE VI. Du mont Vulcain, qui toujours tonne. A environ douze milles à l'est de la Sicile, dans la mer Méditerranée, est une île où se trouve le mont Vulcain, qui, nuit et jour, fait de telles détonations que la Sicile, déjà cependant assez éloignée, semble agitée par d'horribles tremblements de terre ; c'est surtout à la sixième férié et au jour du sabbat que ses détonations sont le plus fortes. Toute la nuit il est en flammes, tout le jour il est enveloppé de fumée. C'est Arculfe qui m'a raconté cela de cette montagne; il l'a vue de ses propres yeux enflammée la nuit, et fumant le jour. Il a entendu aussi de ses oreilles le bruit de ses détonations, pendant le peu de jours qu'il resta en Sicile Je prie tous ceux qui liront ce récit d'implorer la clémence divine pour ce saint prélat Arculfe, qui, après avoir visité les lieux saints, a eu la bonté de me raconter ces détails, que j'ai consignés sans talent dans cette relation, malgré tant de travaux ecclésiastiques de toutes sortes qui m'occupent et pour ainsi dire m'accablent tout le jour. Je prie donc aussi le lecteur de ces essais de ne pas oublier d'implorer pour moi, misérable pécheur et écrivain, le Christ juge de tous les siècles.