[2,0] LIVRE DEUXIÈME A ATEDIUS MÉLIOR. Mon cher Mélior, homme éminent, non moins parfait en bon goût littéraire qu'en tout le reste de la vie, notre intimité, qui est ma joie, et le caractère même des courtes oeuvres que je t'adresse, rendent compte, même sans lettre, de toute la composition de ce livre. En premier lieu, il s'agit de notre cher Glaucias; j'aimai son enfance et ces grâces qui brillent souvent chez les victimes du sort; je m'attachai à lui auprès de toi. Déjà tu l'avais perdu, la plaie saignait encore, tu le sais, quand je lui consacrai ce chant funèbre, en faisant si grande diligence que j'ai éprouvé le besoin d'excuser ma célérité par égard pour tes sentiments : aussi je ne viens pas en tirer vanité devant toi, qui la connais : mais je la signale aux autres lecteurs pour qu'ils n'aillent pas s'attaquer à mon poème d'une lime trop sévère, puisqu'il a été écrit par un poète troublé, et pour un malheureux dans la douleur : ne sont-elles pas à peu près vaines, les consolations qui ont tardé? La villa de mon cher Pollius à Surrente, objet du poème suivant, aurait dû me coûter plus de soins, ne fût-ce qu'en l'honneur du grand orateur; mais c'est un ami, il a pardonné. Pour ton arbre, Mélior, et pour ton perroquet, tu sais qu'ils m'ont inspiré des oeuvres légères que j'ai écrites comme des épigrammes. Même facilité de style convenait au lion apprivoisé qui tomba mort dans l'amphithéâtre : les vers étaient glacés si je ne les avais fait tenir sans délai à notre auguste Empereur. Venons-en à l'ami Ursus, si honnête jeune homme, le plus savant du monde sans qu'il fasse pourtant le moindre sacrifice de loisir; j'ai écrit une consolation pour la perte qu'il fit d'un jeune esclave et je suis heureux de l'avoir insérée dans ce livre, outre que je lui ai des obligations personnelles, parce qu'il t'en rapportera l'honneur. Le volume se termine sur l'anniversaire de Lucain; c'est que Polla Argentaria, la plus digne des épouses, rencontrée à cette fête même, me réclama cet hommage. Et je n'ai pu montrer plus de respect à un si grand génie qu'en me défiant de mes hexamètres pour célébrer sa louange. Quoi qu'il en soit de ces pièces, très cher Mélior, si elles ne te déplaisent pas, qu'elles aient par toi accès au public; mais dans le cas contraire, qu'elles me fassent retour. [2,1] I. CHANT FUNÈBRE POUR GLAUCIAS MÈLIOR. Une consolation pour l'esclave choyé qui t'a été enlevé, convient-il que je l'entreprenne devant le bûcher, quand la cendre reste encore chaude? La blessure bâille de ses affreuses déchirures, le coup terrible laisse ouverte sa marque glissante de sang. Tandis que je fais, cruel, l'essai de mes chants et des mots qui guérissent, toi c'est (5) ta douleur et tes regrets violents que tu préfères, ma lyre t'est odieuse et tu te détournes pour y rester sourd. Je m'y prends trop tôt pour chanter. Plus docilement le tigre dépouillé de ses petits m'écouterait, ou le lion à qui l'on a pris ses lionceaux. Tu aurais eu beau entendre (10) les trois vierges de Sicile ou cette lyre qui sut toucher les forêts et les bêtes sauvages, tes gémissements de folle douleur n'en seraient point calmés. Il y a profondément en toi un deuil qui te fait dément et si l'on veut te caresser le coeur, il se met à hurler. Personne ne t'en empêche, rassasie-toi de ton mal; apaise ta douleur extrême en lui donnant libre cours. As-tu maintenant (15) épuisé le plaisir de pleurer? Est-ce que, l'âme rendue, tu écouterais sans indignation les prières d'un ami? chanterai-je enfin? Et voici que les larmes arrêtent les vers dans ma bouche, et que ma tristesse abat les lettres sur les mots. C'est que moi-même, avec toi, j'ai conduit la noire cérémonie et accompagné ce cercueil d'enfant qui semblait dénoncer un crime à la cité; les cruels monceaux (20) d'encens dévoué aux mânes de la victime, je les ai vus, et aussi l'âme pleurant sur ses funérailles. Tu gémissais plus fort que les pères, tu tendais les bras plus ardemment que les mères, tu embrassais le bûcher et voulais en aspirer le feu : c'est à peine si j'ai pu te retenir, (25) tant je partageais ton chagrin, et tu t'irritais de mes efforts. Et maintenant, hélas ! bandelettes et couronnes tombées, poète du malheur, je viens mêler mon coeur au tien, je me frappe de ma lyre. Mais toi, accepte un compagnon et associé de ta douleur (si je l'ai mérité, si j'ai profondément senti ta peine) souffre-le, je t'en prie, maintenant (30) que tu es plus calme. Sous le coup même de la foudre, des pères m'ont écouté; à des mères prostrées au pied du bûcher, à des fils pieusement fidèles, j'ai chanté des consolations, et à moi-même, lorsque j'eus à mon tour un bûcher devant lequel pleurer mon père (et quel père, ô Nature !) Je n'ai pas la sévérité de t'interdire les larmes, mais joins tes gémissements aux miens et pleurons (35) ensemble. Depuis longtemps je cherche par où entamer un éloge digne de l'enfant justement aimé. J'hésite. Un âge encore sur le seuil de la vie m'enchantait, mais aussi sa beauté, et sa retenue précoce, et sa modestie et sa sagesse étonnante (40) dans un âge si tendre. Où est maintenant le pur éclat qu'animait un sang de pourpre, où sont ces yeux, parcelles d'astres, qu'illuminaient des rayons célestes, où la modestie de ce front parfait, cette noble chevelure et le cadre délicat qu'elle faisait au visage? Où est cette bouche d'où sortaient de caressants reproches, où sont ces baisers (45) dans lesquels respirait des fleurs printanières celui qui l'enlaçait, et ces larmes mêlées de rire, et cette voix qui distillait le miel de l'Hybla? Elle eût arrêté un serpent de siffler, elle pouvait contraindre de cruelles marâtres à se faire servantes. Je n'invente rien de ces trésors : (50) hélas ! cou laiteux, bras et cette nuque jamais sans le poids du maître ! Où es-tu, espoir si proche d'une jeunesse qui venait, honneur des joues tant souhaité, barbe d'avance consacrée par tant de serments? Tout cela, une heure terrible l'a réduit en cendres, un jour fatal : il ne nous (55) reste que le souvenir. Qui désormais te charmera le coeur d'entretiens pleins de gaieté et chéris, qui chassera tes soucis et tes peines secrètes? Qui calmera tes colères et tes menaces aux esclaves, qui t'en détournera en s'offrant? Qui ravira à ta bouche les mets entamés, les vins goûtés, et mettra (60) partout un désordre amoureux? Qui montera sur ton lit pour te surprendre d'un murmure dans ton sommeil du matin, qui enchaînera tes pas avec d'étroites étreintes et te rappellera sur le pas de la porte pour de nouveaux baisers? Qui viendra se jeter, quand tu rentreras, à ton cou, (65) à tes mains, enlaçant tes épaules de ses petits bras? Muette demeure, je l'avoue, et pénates abandonnées ! L'abandon est au lit, un douloureux silence règne à table. Faut-il s'étonner, enfant, si ton père nourricier t'honore pieusement de si belles funérailles? Tu fus le délassement (70) de ton maître, le refuge de sa vieillesse; tantôt les délices de son coeur, tantôt son doux souci. Tu n'avais pas roulé dans les barbares marchés d'esclaves, tu ne fus pas un de ces enfants à vendre pêle-mêle avec des productions d'Égypte, tu n'as pas eu à débiter des plaisanteries apprises et des paroles toutes faites, tu ne t'es pas fait lascif pour (75) conquérir un maître, tu n'as pas eu à en attendre un. Ici fut ta famille, ici ton berceau. Cher depuis longtemps à ton maître et à ses pénates, tes parents ont été affranchis en ta faveur, afin que tu n'eusses pas à te plaindre de ton origine. A peine sorti du sein maternel, ce maître tout heureux s'empara de toi; dès les premiers cris dont tu saluais (80) la clarté des cieux, il t'adopta dans sa pensée, te porta et te tint contre son coeur, enfin crut être ton père. Pardonnez-moi, vous, parents aux droits sacrés, et toi, je t'en prie, Nature, qui formes sur terre les premiers noeuds de l'affection; mais le rang ni la lignée familiale ne sont (85) nos seuls liens : le coeur de l'homme souvent laisse les fils d'adoption se glisser par devant les autres : la nécessité lui a donné ceux-ci, l'amour a choisi ceux-là. Achille enfant trouvait près du centaure Chiron des soins plus tendres que ceux de Pélée. Le vieux Pélée n'avait pas accompagné (90) son fils en guerre sous les murs de Troie; c'est Phénix qui s'était attaché à son cher élève. De loin Evandre souhaitait le retour de Pallas triomphant, mais c'est le fidèle Acète qui le suivait dans les combats. Tandis que le père du monde reposait dans son palais étoilé, Dictys, pêcheur errant, était tout soins pour Persée au cheval ailé. (95) Dirai-je la passion maternelle vaincue par celle de certaines nourrices? Quand la foudre eut réduit en cendre ta mère abusée, le sein d' Ino ne t'offrit-il pas un plus sûr refuge, ô Bacchus? Tandis qu'Ilia régnait bien tranquille dans les eaux du fleuve de Toscane, son fils (100) Romulus fatiguait les bras d'Acca. J'ai vu des rameaux, entés sur un tronc étranger, s'élever plus haut que ses propres branches. Et toi, tu te sentais père de l'enfant déjà d'esprit et de coeur, quand son caractère, sa beauté n'y étaient encore pour rien; cependant tu aimais les (108) murmures de sa bouche alors muette, ses cris inarticulés et ses pleurs de bébé. Lui, comme une fleur destinée à périr aux premières rafales de l'Auster dresse haut sa tête sur les douces prairies, il l'emportait, bien avant l'âge, par son visage et sa fière démarche, sur ses émules, et comme il devançait les années ! Tantôt il se tenait le (110) corps plié pour les étreintes de la lutte, on eût dit alors le fils d'Amyclée ; Apollon se serait hâté d'abandonner Hyacinthe pour lui, Alcide en eût oublié Hylas. Tantôt, sous l'habit grec, il interprétait les vers de l'abondant Ménandre; alors Thalie eût été heureuse d'applaudir (115) sa voix et lascive eût écrasé ses beaux cheveux sous une couronne de roses : que d'après le vieillard de Méonie il récitât les malheurs de Troie ou les périls d'Ulysse dans son long retour, il le faisait avec une compréhension dont son père même, dont ses maîtres mêmes étaient stupéfaits. Hélas, Lachésis avait touché son berceau d'une main (120) funeste, c'est une jalousie qui réchauffa l'enfant dans son sein. Il lui devait l'éclat de ses joues, de sa chevelure, ses dons, sa voix qui nous fait maintenant nous frapper la poitrine. Ses années venaient d'égaler en nombre les travaux d'Hercule, qu'il gardait encore en lui quelque (125) chose d'enfant. Il avait démarche sûre, sa taille dépassait ses costumes qui semblaient sans cesse rétrécir. Comme pourtant son doux maître s'empressait de lui donner vêtement et parure ! Il ne fallait pas serrer la poitrine ni perdre trop d'étoffe en larges plis; il fallait (130) mesurer toujours les habits à l'âge; on le vêtait d'écarlate, ou de vert prairie ou de pourpre adoucie; le maître aimait aussi lui mettre aux doigts le feu des gemmes. Toujours entouré, ne cessant de recevoir des cadeaux, il ne manquait (135) que de la prétexte pour orner sa pudique beauté. Telle était la fortune de la maison : la Parque ennemie leva tout à coup les mains. Pourquoi, sévère déesse, ces ongles cruels? La beauté ne t'émeut pas? La jeunesse ne te fait pas pitié? La féroce Procné n'aurait pu servir (140) ce corps à son mari, la magicienne de Colchos n'aurait pu persister dans ses colères sanguinaires, quand elle aurait vu en lui le sang de l'éolienne Créuse. A sa vue, le farouche Athamas eût détourné ses flèches insensées. Le bourreau de Troie, Ulysse, même en y reconnaissant des restes d'Hector, eût pleuré en le précipitant (145) du haut des tours phrygiennes. Le septième jour se lève et déjà les yeux sont inertes et glacés, déjà la Junon des enfers s'est emparée de la chevelure. Le voilà cependant, pressé par les Parques dans ses frêles années; il te regarde de son visage mourant, de sa voix qui tombe il fait entendre un murmure : (150) en toi il exhale tous les restes de son pauvre souffle; de toi seul il se souvient, de toi seul il suit les paroles; pour toi il remue les lèvres, à toi il lègue quelques mots, t'interdisant de gémir, consolant ton chagrin. Encore doit-on se féliciter, ô destin, qu'une longue agonie n'ait pas altéré sa beauté, qu'il ait pu arriver entier chez les mânes, sans (155) flétrissure sur son corps, tel qu'il vécut. Que dire des funérailles, des dons prodigués aux flammes, de la parure lugubre brûlant sur le bûcher? Ton triste lit était chargé de pourpre; les fleurs de Cilicie, les parfums (160) d'Arabie, de Pharos et de Palestine ont baigné ta chevelure dévouée au feu. Mélior parle de tout livrer aux flammes, le prodigue voudrait embraser tout ce qu'il possède, ces richesses que tu as abandonnées et qu'il hait : mais le feu jaloux n'en veut pas, et l'étroit bûcher ne suffit plus aux offrandes. (165) L'horreur me saisit : je te vois au terme de la cérémonie, tout contre le bûcher. Mélior, toi si calme naguère, quelle peur tu m'as faite ! Est-ce là celui que j'ai connu gai et doux? D'où ce coeur furieux, ces mains furieuses, ce barbare effroi? Couché à terre, tu fuis une lumière (170) injuste, ou bien fou furieux, tu te déchires la poitrine après les vêtements, tu presses les yeux chéris, tu couvres de baisers le corps froid. Ils étaient là, le père et la mère, avec leur douleur; eh bien, pour ces parents accablés, tu as été un spectacle. Quoi d'étonnant? Tout le peuple, toute la foule dense (175) que la voie flaminienne a vu traverser le pont Malvius, tandis que l'enfant innocent était livré aux lugubres flammes, donna ses larmes à la beauté et au jeune âge. Tel porté par les flots aux ports de Corinthe, Palémon naufragé gisait sous le corps de sa mère; tel aussi, (180) jouant dans la prairie de Lerne pleine de serpents, Ophelte est saisi par une hydre qui le boit pour apaiser son feu. Laisse là tes craintes, cesse de redouter les menaces de la mort : Cerbère n'aboiera pas après lui de sa triple gueule; aucune des soeurs infernales ne le terrifiera (185) de ses torches ou de ses affreux serpents; et même le farouche nocher poussera sa barque avide plus avant dans les bords stériles et les rivages de feu, pour que l'enfant ait moins de peine à y monter. Que m'annonce de son joyeux caducée le dieu de Cyllène? Est-il une joie à espérer en si cruelles circonstances ? (190) Oui, car le jeune garçon connaissait l'image et les traits du généreux Blésus; son souvenir se rapportait au temps où tu tressais chez toi des guirlandes neuves, cherchant déjà à oublier un deuil aux rives du Léthé : il l'aperçoit parmi les notables de l'Ausonie et les fils de (195) Quirinus; aussitôt il le reconnaît, s'approche timidement et s'attache en silence à ses pas, le tire à plusieurs reprises par le bord de sa robe. Puis il marche près de lui, et Blésus ne repousse point celui qui l'a saisi : il croit avoir affaire à un rejeton inconnu de sa famille. Mais dès qu'il a reconnu les délices de son ami préféré, celui qui te (200) consola de sa mort, il le soulève de terre, le lie à son cou puissant et, charmé, l'emporte dans ses bras. Il lui présente les merveilles des doux Elysées, les arbres stériles, les oiseaux muets, les fleurs pâles et avortées. Il ne m'empêche (205) pêche point de penser à toi, mais il lui adoucit le coeur en le caressant et lui prend une moitié de son amour. Ainsi finit celui qui t'a été enlevé. Que ne te décides-tu à calmer tes blessures et à redresser ta tête accablée par le deuil? Tu ne vois partout que mort passée ou à venir : (210) les nuits courent au néant, et les jours et les astres ; et la terre même, malgré sa masse solide, n'y échappera pas. Les peuples, la race des mortels, les morts de la plèbe éphémère, qui les pleure? Les uns, la guerre les réclame; les autres, c'est la mer. Ceux-ci trouvent la mort dans l'amour, ceux-là dans la folie cruelle de l'ambition. Tairai-je les fléaux? L'aigre souffle de l'hiver (215) pour les uns, le mortel Sirius et son feu implacable pour les autres, ou bien le pâle Automne et sa pluvieuse haleine. Tout ce qui a commencement doit craindre d'avoir fin; tous nous irons, nous irons... Eaque, de ses gigantesques bras, agite l'urne. Il est heureux, celui que nous pleurons; hommes et (220) dieux, coups du sort et chance aveugle de la vie, il échappe à tout; il est à l'abri des destins. Il n'a ni demandé ni craint la mort; il l'a méritée. C'est nous, pauvres anxieux, qui sommes à plaindre, puisque nous ignorons quel sera notre dernier jour, comment nous sortirons de la vie, (225) de quel ciel tombera la foudre, quel nuage grondera pour notre perte. Ces pensées ne te fléchissent pas? Mais tu vas te laisser fléchir. Viens ici en repassant le noir seuil, toi qui seul as le pouvoir de tout obtenir, viens, Glaucias (car les âmes innocentes, ni le nocher ne les retient, ni (230) le compagnon du monstre cruel) : toi donc, calme son coeur; toi, défends-lui de pleurer. Fais-lui des nuits heureuses en les remplissant de tes doux entretiens et de ton visage vivant. Dis-lui que tu n'es pas mort; et entreprends, toi qui le peux, de glisser dans sa faveur ta soeur délaissée et tes malheureux parents. [2,2] LA VILLA DE POLLIUS FÉLIX A SURRENTE. Il est, entre les murs célèbres par le nom des Sirènes et les rochers qui portent le temple de Minerve Tyrrhénienne, une villa élevée qui domine la baie de Pouzzoles. Le lieu est cher à Bacchus, la chaleur des hauts coteaux y fait mûrir des raisins qui n'ont rien à envier (5) aux pressoirs de Falerne. Je venais de remporter un succès aux jeux que ma patrie donne tous les cinq ans, le stade avait repris son calme sous une blanche poussière, et les athlètes s'orientaient vers les couronnes feuillues d'Ambracie. J'arrivai au beau Cap; et la verve de l'aimable Pollius, les jeunes grâces éclatantes (10) de Polla me détournèrent de ma direction et m'entraînèrent au delà de la chaussée d'Appius, reine de nos grandes voies. Retard plein d'agrément ! Dans ce golfe paisible, la mer en forme de croissant pénètre dans les roches incurvées; la Nature ouvre une perspective, le rivage passe entre deux pans de falaise et entre dans les (15) terres sous la domination des rochers. Première beauté du site : des bains à coupoles élèvent leur fumée et une douce nymphe vient des terres à la rencontre de l'amertume marine. Là le choeur léger de Phorcus, Cymodoce à l'humide chevelure et la verte (20) Galatée brûlent de venir se baigner. Devant la maison veille le maître azuré de l'onde orageuse, gardien de ces Lares innocents : le temple est blanchi d'une écume amie, Alcide protège le bonheur de ces campagnes; le port se réjouit de ces deux divinités, puisque l'une garde les terres et que l'autre s'oppose à la cruauté des (25) flots. Calme étonnant sur la mer ! Les eaux fatiguées déposent ici leur fureur, la folle haleine de l'Auster s'adoucit. Ici la tempête n'a plus l'audace de se précipiter et le modeste bassin s'étale sans aucun trouble, il semble imiter les manières du maître. Un portique commence (30) à gravir les montagnes obliques, ouvrage digne d'une ville; il dompte de sa longue échine les sauvages rochers; là où grimpaient des sentiers pénibles que le soleil brûlait à travers un nuage de poussière, c'est maintenant un plaisir de marcher. Ainsi de Léchée, qui a Ino pour déesse, une allée couverte monte jusqu'à la cime où (35) s'élève Ephyre, cité de Bacchus. Non, quand bien même l'Hélicon me charmerait de tous ses fleuves, quand Pimpla comblerait ma soif, quand le sabot du cheval volant multiplierait les fontaines quand Phémonoë trahirait le secret de ses sources pudiques ou me prodiguerait les eaux que mon cher (40) Pollius, avec la faveur d'Apollon, trouble en y plongeant une urne entière, non je ne pourrais égaler par mes vers tant d'aspects variés, tant de beautés. A peine mes yeux ont pu en mesurer l'étendue, à peine mes pieds ont-ils pu suivre mon guide qui me les faisait visiter une à une. Quelle diversité ! Est-ce le génie du site qu'il faut le plus (45) admirer, ou celui du maître? D'un côté, la villa regarde l'Orient et le tendre lever de Phébus; de l'autre, elle le voit tomber, elle garde et refuse longtemps de rendre sa lumière, quand le jour est las, que l'ombre de la montagne descend sur la mer et que les édifices ont l'air de nager sur les eaux transparentes. Ici tout retentit de la clameur (50) marine, là on ignore le bruit des vagues et l'on préfère le silence des terres. Ici la nature est prodigue; là, vaincue par les hommes qui la cultivent, elle s'est pliée à des usages qu'elle ignorait. Une montagne se dressait là où l'on voit une plaine; les antres de bêtes sauvages sont devenus des toits; on contemple des bois épais sur (55) un sol qui n'avait même pas de terre. Le possesseur de la villa a tout dompté, et une terre féconde s'est avancée sur ses pas à mesure qu'il touchait le roc ou le détruisait. Vois maintenant ces rochers se soumettre au joug et devenir moissons, vois ces montagnes reculer au commandement. Désormais que les mains du poète de (60) Méthymne, que la lyre unique de Thèbes et le glorieux luth de la Thrace le cèdent à toi ! Car toi aussi tu ébranles les rochers, toi aussi tu enchaînes à tes pas les profondes forêts. Faut-il énumérer les antiques figures de cire ou de bronze, tant de toiles peintes qu'Apelle a animées, tant de marbres taillés par Phidias quand Pise n'avait pas encore (65) ses merveilles? Voilà les oeuvres qu'a fait vivre Myron ou le génie divin de Polyclète, et ce bronze sorti des forges de Corinthe et qui est plus précieux que l'or; voilà les têtes des guerriers, des poètes et des anciens sages, dont tu veux suivre les exemples, que tu comprends (70) de toute ton âme, toi qui vis exempt de troubles, qui as dans le coeur un tranquille courage, qui t'appartiens toujours. Comment faire remarquer mille points de vue, dont chacun a son agrément? Pas une chambre qui n'ait vue sur la mer; pas une fenêtre qui ne domine une terre (75) au delà des eaux. A celle-ci, c'est Inarime, à celle-là, la rocheuse Prochyta; l'une regarde l'écuyer du grand Hector, l'autre Nésis entourée d'eau et qui respire un air malin; plus loin sont Euplée, heureux présage pour les navires errants, et Mégalia qui s'avance (80) entre les flots qu'elle a brisés. Ton Limon se serre de dépit à voir de loin, en regardant le palais de Surrente, son maître qui se repose en face de lui. Entre tous ces riches appartements, il en est un qui les dépasse de haut; il découvre en droite ligne, au delà du bras de mer, Parthénope. Là sont des granits pris au (85) plus profond des carrières de Grèce, celui que Syène d'Égypte marque de sa veine, celui que dans la triste Synnade les haches phrygiennes ont tiré des champs de Cybèle affligée et sur lequel des cercles de pourpre relèvent la blancheur du fond. On voit encore ici des fragments (90) du mont de Lycurgue qui verdoient. Ces roches imitent un tendre gazon; et voici les pierres fauves du Nomade et Thasos, et Chio et Caryste heureuse de rivaliser avec les flots. Toutes ces merveilles tournées vers la ville Chalcidienne, semblent en saluer les remparts. Ah certes, aime les belles campagnes, habite-les. Que les (95) murailles de Dicarché, ta patrie, n'en soient pas jalouses : tu es notre savant élève, à ce titre tu nous appartiens. Dirai-je maintenant les richesses des champs, les moissons suspendues sur la mer, les rochers mouillés du nectar de Bacchus? Souvent, à l'automne, quand le dieu rougit, (100) la Néréide gravit les rochers et cachée dans l'ombre de la nuit elle essuie d'un pampre mûr ses yeux humides de rosée et dérobe des grappes sucrées aux coteaux. Souvent le flot voisin a dispersé la vendange, souvent les Satyres sont tombés à la mer et les Pans des montagnes (105) ont poursuivi Dorès toute nue au sein de l'onde. Sois heureuse, terre, sois-le pour tes deux maîtres, pendant autant d'années qu'en vécurent les vieillards de Mygdonie et de Pylos. Ne change point ton noble esclavage ! que le palais de Tirynthe ne l'emporte pas sur toi en beauté, ni la baie de Pouzzoles 1 que les riants vignobles (110) de Théragnée sur les bords du Galèse ne se fassent pas trop souvent préférer à toi! Ici, que Pollius se livre à l'art astral, ou médite les préceptes du maître de Gargette, qu'il pince les cordes de notre lyre soit pour nouer une gerbe de vers inégaux, soit pour concentrer des menaces dans l'ïambe vengeur, (115) la Sirène légère quitte ses rochers et vole à ces poèmes plus doux que les siens, Pallas vient balancer son aigrette à la cadence de ces vers. Alors les vents furieux se calment, la mer elle-même se défend de faire du bruit. On voit émerger des flots, attirés par ton savant instrument, les blancs dauphins qui viennent errer autour des écueils. (120) Vis plus riche que Midas avec ses trésors et que le roi de Lydie avec tout son or, plus heureux qu'on ne le fut sous les diadèmes de Troie et de l'Euphrate. Tu ne subis le poids ni des faisceaux équivoques, ni de la plèbe versatile, ni des lois, ni des camps. Ton grand coeur dompte la crainte et l'espoir, tu dépasses tous les voeux. Affranchi (125) des destins, tu méprises la fortune qui s'en indigne. Tu ne te laisseras pas surprendre dans le tourbillon des affaires par le jour suprême; il te trouvera prêt à partir, (130) rassasié de vie. Nous, vulgaire foule, toujours prêts à nous faire esclaves de biens périssables et à former des désirs, nous sommes poussés en désordre à nos morts. Toi, de ta haute tour d'ivoire, tu regardes avec mépris cette humanité errante, dont les joies te font rire. Il fut un temps où, partagé entre les suffrages de deux contrées, tu courais en char d'une ville à l'autre. Vénéré des gens de Pouzzoles, tu étais notre fils adoptif; également (135) généreux pour les deux cités, brûlant d'ardeur juvénile, tu t'énorgueillissais de promener ta lyre. Aujourd'hui les ténèbres sont dissipées, tu vois la vérité. Que d'autres se fassent ballotter sur cette vaste mer ! Tu as un port sûr, ton navire est entré dans son repos caressant et ne connaît (140) plus de roulis. Persévère, ne rejette jamais à nos tempêtes ta poupe qui a pris sa retraite. Aucune ride ne menace ton front sans souci toujours brillant de gaieté, ton visage respire un plaisir idéal. Tu (145) n'étouffes pas des monceaux de richesses dans un coffre stérile et les avares soucis de l'usure ne te torturent pas le cerveau. Tu as des façons libérales et tu sais jouir de tes biens avec modération. Non, jamais un dieu meilleur n'a uni deux coeurs, jamais deux esprits n'ont mieux (150) connu la concorde. Vivez tranquilles, en exemples, vous deux, dont les torches ont consacré pour longtemps la tendresse et dont l'amour suit les saintes lois d'une chaste amitié. Allez à travers les années et les siècles, éclipsez les titres de l'antique renommée. [2,3] III. L'ARBRE D'ATEDIUS MÉLIOR. Il s'élève pour ombrager les ondes transparentes du brillant Mélior, cet arbre déployé sur le bassin; courbé dès son élan et couché dans l'eau, il se redresse, puis monte droit dans l'air : on dirait qu'il naît une seconde fois au milieu des ondes et qu'il tient au lit de cristal par d'invisibles (5) racines. Invoquerai-je Phébus pour un thème si modeste? Plaidez pour moi, Naïades, et vous, Faunes complaisants, vous suffirez à me souffler mes vers. Des nymphes en troupe légère fuyaient Pan. Lui court, comme s'il les voulait toutes; il fond cependant sur une seule, sur Pholoé. Elle, à travers forêts et fleuves, elle échappe aux pieds velus, elle fuit les cornes du traître. (10) Déjà le bois guerrier de Janus, la noire campagne de Cacus, la plaine de Mars ont vu voler sa fuite; la voilà aux abris du mont Coelius. Là vaincue de fatigue, brisée de peur, (15) au lieu même où s'ouvre largement aujourd'hui la maison du bon Melior, elle ramène les plis de sa robe et se laisse tomber sur le frais gazon de la rive. Rapide, le dieu des troupeaux est près d'elle; il croit l'union faite; son coeur brûle; haletant, il tient presque la tendre proie. Soudain, (20) à pas pressés survient Diane, qui errante par les sept collines poursuivait une biche de l'Aventin. La déesse à cette vue frémit et se tournant vers ses fidèles compagnes : « Ne pourrai-je donc jamais réprimer les rapines de cette race (25) brutale et hideuse? et verrai-je sans cesse s'éclaircir le choeur de mes Vierges? » Ayant ainsi parlé, elle prend dans son carquois une courte flèche; mais sans courber l'arc, sans faire résonner la corde, elle tire mollement d'une seule main : la flèche, bois en tête, va tirer de sa funeste torpeur la Naïade. Celle-ci se met debout, voit en même (30) temps la déesse et l'ennemi audacieux; alors, toute vêtue, de peur de montrer son corps de neige, elle se jette dans l'étang et croyant, jusque dans ces profondes eaux dormantes, que Pan est sur ses talons, elle se cache au plus secret des roseaux. Que va faire Pan, qui se voit ravir brusquement sa (35) proie? Il a conscience de ne pouvoir risquer son poil hérissé dans les eaux profondes, il n'a jamais su nager. Il n'est plus que plaintes : contre Diane cruelle, contre l'onde jalouse, contre la jalouse flèche. Voyant un jeune platane à qui sont promises vaste envergure et forêt de bras, et qui touchera le ciel de son front, il le transplante au bord de l'étang, lui entoure le pied de terre fraîche, (40) l'arrose des chères eaux désirées, et lui confie ces mots : "Vis longtemps, gage durable de mes voeux, cher arbre; et sur le lit caché de cette nymphe cruelle, toi du moins penche-toi avec amour, presse l'onde de ton feuillage. (45) Certes elle a tout mérité; mais, je t'en prie, fais qu'elle ne brûle pas sous le feu du soleil, fais que la rude grêle ne la frappe point. Seulement il te faut répandre tes feuilles et en troubler cet étang, n'oublie pas. A cette condition, je veillerai longtemps sur toi, et sur la maîtresse de ce doux site, et je vous protégerai tous deux jusque dans la vieillesse. Et les feuillages de Jupiter et ceux de Phébus, (50) et l'ombre nuancée des peupliers, et le pin, mon arbre favori, resteront immobiles de stupeur devant ta puissance. » Ainsi dit-il. L'arbre brûlant du même feu que le dieu, se penche de son tronc oblique sur l'étang fécond; et il scrute les ondes de son ombre amoureuse. Il espère (55) des étreintes; mais le souffle des eaux le contient et lui interdit le contact. Enfin il s'élance du bassin dans les airs et, ingénieux, dégage un rameau droit et uni qui semble enfoncer une nouvelle racine dans les profondeurs de l'eau. Et déjà la naïade de Diane ne le hait plus, et elle (60) rappelle les tiges qui avaient été repoussées du bassin. Voilà les dons, Melior, que nous te destinons pour le jour de ta naissance, dons modestes, mais assurés peut-être d'une longue vie. Toi dont le coeur est si paisible que l'Honneur aimable l'a choisi pour sa demeure, avec la Vertu riante (mais non sans dignité); toi qui aimes le (65) loisir, mais sans paresse, la puissance mais sans tyrannie, l'espoir mais innocent, toi qui te conduis entre l'honnête et l'agréable, homme de parole, jamais troublé, toi qui vis retiré mais au grand jour, qui sais ordonner ta vie, méprisant sans peine la richesse, tout en étant habile à tirer de ta fortune honneur et éclat, je souhaite que (70) fleurisse longtemps ta jeunesse d'esprit et de caractère, que tu égales en durée les vieillards de Troie, que tes années passent en nombre celles qu'emportèrent dans l'Elysée ton père et ta mère. Ils avaient fléchi les soeurs (75) cruelles et de même le magnanime Blésus, dont la gloire, grâce à ton témoignage, au lieu de moisir dans l'oubli, se dressera toujours printanière. [2,4] IV. LE PERROQUET D'ATEDIUS MELIOR. Perroquet, roi des oiseaux, éloquent charmeur de ton maître, habile imitateur de la voix humaine, perroquet, quel brusque destin t'a clos le bec? Hier encore, malheureux, tu as mangé avec nous, et tu étais sous le coup de (5) la mort ! Nous t'avons vu recevoir les présents d'une table reconnaissante et aller de lit en lit durant plus de la moitié de la nuit : tu parlais, réfléchissant sur nos paroles et nous les répétant. Mais aujourd'hui, toi, l'être sonore, tu te confonds avec les éternels silences du Léthé. Nous ne voulons plus de la fable de Phaéton ! Les cygnes ne sont pas les seuls à chanter leur propre trépas. (10) Quelle belle demeure tu avais, brillante de son écaille, enchassant dans l'ivoire ses treillages d'argent, avec des portes que ton bec faisait résonner d'un bruit clair ! Les voilà maintenant qui résonnent d'elles-mêmes pour se plaindre. Vide, cette prison qui fut heureuse ! Plus jamais (15) cle moqueries sous le menu toit ! Rendez-vous ici à tous les oiseaux savants qui ont reçu de la nature le noble don de la parole ! à l'oiseau de Phébus, au sansonnet qui retient profondément les sons de voix entendus, et aux pies qu'a métamorphosées leur défaite sur les monts d'Aonie; à la perdrix qui reproduit dans leur suite les mots qu'on lui a ressassés, à la (20) soeur désolée qui se lamente dans sa retraite de Thrace. Oiseaux, apportez-moi tous vos gémissements, conduisez aux flammes ces restes d'un parent; et tous, apprenez ce chant de malheur : « Il est mort, la plus haute gloire du peuple de l'air, ce perroquet, souverain vert des plaines de l'Aurore. Ni (25) l'oiseau de Junon à la queue de pierreries ne l'égalait en beauté, ni l'oiseau du Phase glacé, ni celui que ravirent les Numides sous l'humide Auster; lui, il saluait les rois, il disait le nom de César; il s'était acquitté autrefois de ses (30) lamentations pour la perte d'un ami, il faisait naguère un convive charmant, doué de tant d'aisance à nous faire écho : avec lui, cher Melior, jamais tu n'étais seul. Mais au moins ne part-il pas sans honneur chez les ombres. Ses cendres sont parfumées à l'amomum d'Assyrie, son tendre plumage fait respirer les baumes d'Arabie et le (35) safran sicilien. L'oiseau pliant sous le poids des ans, le Phénix, n'est pas monté plus heureux sur son bûcher parfumé. » [2,5] V. LE LION APPRIVOISÉ. Que t'a servi de renverser l'élan de ta colère pour prendre nouvelles moeurs? Que t'a servi de renoncer au crime et au meurtre à l'égard des hommes, de te plier à une loi, d'obéir à un maître plus faible que toi? Pourquoi t'être habitué à quitter ta demeure, puis à y rentrer, et à (5) épargner la proie déjà saisie, et à laisser se retirer les mains prises dans ta gueule? Tu meurs, savant destructeur des bêtes les plus féroces. Tu n'as pas été cerné par une troupe de chasseurs massyliens, tu n'as pas été déchiré par l'épieu qu'on tend à ton bond redouté, tu n'es pas tombé dans la fosse cachée. (10) Une bête sauvage t'a vaincu et a fui. Grande ouverte reste maintenant la porte de ta loge; et tout autour, derrière leurs grilles, épouvantés de l'horrible malheur, les lions se sont mis à trembler. Toutes crinières tombantes, ils ont honte à la vue de ta dépouille et, sur leurs yeux ils (15) abaissent toutes les peaux de leur front. Mais ce n'est pas du premier coup qu'écrasé tu as subi un affront nouveau pour toi; ton coeur a tenu bon; à toi qui tombait, le courage revenait du sein de la mort, toutes tes menaces n'ont pas cédé en une fois. Comme un soldat, malgré la blessure qu'il sait profonde, marche (20) déjà mourant à l'ennemi, dresse un bras et brandit le fer qui lui échappe, ainsi cet animal aux pattes fléchissantes, dépouillé de son habituelle majesté, force ses yeux à se rouvrir, cherchant à la fois son souffle et l'adversaire. De grandes consolations cependant t'ont accompagné dans ta mort de vaincu, car le peuple et le sénat frappés (25) d'affliction ont gémi comme pour un gladiateur illustre frappé dans l'arène; et le visage du grand César, alors que tant de bêtes féroces tirées de Scythie, d'Afrique, des bords du Rhin et des pays du Phare, se voient sacrifiées sans compter, la mort d'un seul lion l'a ému. (30) [2,6] VI. CONSOLATION A FLAVIUS URSUS POUR LA PERTE D'UN ESCLAVE FAVORI. Barbare faut-il l'être, pour établir des catégories dans les pleurs et une hiérarchie dans le deuil ! C'est une misère pour un père de mettre au bûcher ses nouveau- nés et (injuste destinée !) ses fils grandissants. Il est dur sans doute de voir sa femme emportée avant l'âge et de (5) pleurer sur un lit solitaire; amères sont les larmes des soeurs, amers les gémissements des frères. Mais il arrive que nous ayons l'âme atteinte plus profondément, et d'une plus grave blessure, et pourtant sous un coup plus faible. Un serviteur ! — car la fortune mêle ainsi les titres en aveugle, mais elle ne peut métamorphoser les coeurs — oui, c'est un serviteur que tu pleures, Ursus, un (10) serviteur dévoué qui par son affection et sa fidélité mérite les larmes, à qui un arbre généalogique n'aurait pas donné plus de liberté que celle qu'il tenait de son âme. Ne retiens pas tes sanglots, n'en rougis pas : que ta présente douleur brise ses freins (puisque les dieux se plaisent à t'accabler ainsi). Tu gémis sur un homme (hélas, voici que j'apporte des sarments au feu!) un (15) homme, Ursus, qui fut tien, qui trouvait de la douceur à te servir, qui jamais ne se plaignait, qui prévenait tes désirs, qui s'imposait des devoirs. Des pleurs versés sur la mort d'un tel homme, qui les blâmerait? Le Parthe gémit sur son cheval abattu en pleine bataille, les Molosses sur leurs chiens fidèles; des oiseaux mêmes ont eu leur bûcher, et aussi le cerf de Virgile. (20) Était-ce donc un esclave? Je l'ai vu de mes yeux, j'ai observé ses manières; il n'aurait pas accepté d'autre maître que toi, tant ses traits étaient nobles, et noble le caractère marqué dès l'enfance dans son sang. En Grèce, en Italie, les jeunes femmes souhaiteraient de tels fils. Le fier Thésée ne le valait pas, que le fil de la (25) tendre femme de Crète sut retenir, ni Pâris, le rustre de Laconie qui lança des navires odieux sur les flots pour aller au-devant de ses amours. Je ne mens pas, ni ne prends des libertés de poète. Je l'ai vu, et je le vois encore, (30) plus aimable qu'Achille au rivage où Thétis le cachait parmi les jeunes filles pour le soustraire aux combats, plus aimable que Troïle fuyant les murs du cruel Phébus et qui frappa de sa lance le héros thessalien. Quelle beauté, hélas ! Tu étais plus beau que tous les jeunes (35) gens et tous les hommes, tu ne le cédais qu'à ton maître : lui seul avait plus de grâce que toi, comme la lune brillante fait pâlir les autres feux, comme l'étoile du soir efface le reste des astres. Tu n'avais sur ton visage ni ce charme efféminé ni ce mol éclat dont le caractère incertain est une trahison à l'égard du sexe; ta jeunesse brillait d'une (40) beauté virile, tu n'avais pas le regard pétulant, tes yeux montraient un feu doux mais grave (tel Parthénopée dans la bataille, quand il déposait son casque); tes cheveux étaient aimablement emmêlés; tes joues ne s'ombrageaient pas encore, mais brillaient de leur première fleur. Tel sont les adolescents qu'éduque maintenant l'Eurotas (45) sur les rives connues de Léda; tel est le héros d'âge tendre qui s'engage sur la route d'Élis et qui, encore enfant, fait approuver à Jupiter ses premières années. Quelle délicatesse d'âme noble ! quelle paisible égalité de caractère et quelle maturité d'esprit pour un âge si tendre ! (et par quel poème égaler de tels mérites?) Souvent (50) vent il reprenait son maître qui se laissait faire; il l'aidait de son zèle et de sa haute prudence. Triste avec toi, avec toi joyeux, il n'était jamais lui-même, mais prenait à même ton visage l'expression du sien : digne d'effacer en réputation le Thessalien Pylade et le dévouement du héros d'Athènes; mais qu'à ses louanges soient gardées (55) les bornes marquées par la fortune. Ce n'est pas d'un coeur plus fidèle ni plus affligé qu'Eumée espéra Ulysse au lent retour. Quel dieu, quel hasard a choisi de si tristes blessures? Comment les destins peuvent-ils frapper d'une main si sûre? Oh, combien la perte de tes richesses et de ta (60) situation brillante te laisserait plus courageux, Ursus ! Même si le feu du Vésuve avait semé de ruines les riches campagnes de Locres, même si les flots inondaient les bois de Pollente ou les champs de Lucanie, même si une fureur du Tibre faisait tournoyer ses eaux grossies sur sa rive (65) droite, tu garderais le front calme pour affronter les dieux : oui, la Crète nourricière et Cyrène auraient beau tromper ta confiance et te refuser des moissons; la fortune aurait beau te reprendre le revenu de ces heureuses contrées. Mais la stérile envie se connaît en douleurs, elle (70) a vu le moyen de te frapper au coeur et de t'accabler. Il avait à peine passé les portes de l'adolescence, le plus beau des jeunes gens était sur le point d'ajouter à trois lustres d'Elide sa troisième année révolue. La triste Rhamnusie le guette d'un regard sombre. Elle commence par lui donner ses plus belles formes, elle ajoute à l'éclat de ses yeux, elle fait ses traits plus nobles (hélas ! le (75) malheureux recevait là des faveurs fatales). A sa vue, elle se tord de rage et, le tenant embrassé, elle le prend dans les liens de l'envie et de la mort, elle déchire sans pitié un visage que sa main crochue aurait dû respecter. C'était à peine la cinquième heure, et l'aurore attelait ses chevaux (80) couverts de rosée, déjà tu voyais, Philète, les rivages affreux du cruel vieillard et le terrible Achéron. Quels cris jeta ton maître ! Ta mère n'eût pas meurtri ses bras avec plus de furieuse douleur, ni ton père; ton frère qui vit ta mort a rougi d'être vaincu en désolation. Mais (85) tu n'as pas eu un bûcher d'esclave : la flamme a consumé des produits odoriférants de Saba, des moissons de Cilicie, du cinname laissé par l'oiseau du Phare, les sucs exprimés des plantes d'Assyrie, et les pleurs de ton maître : c'est eux que puisent tes cendres, c'est eux que boit ton bûcher. La Sétie pourra éteindre tes cendres incandescentes, l'onyx (90) poli pourra enfermer tes ossements; rien ne peut flatter ton ombre malheureuse autant que ces gémissements; mais c'est tout son être que tu veux. Pourquoi tourner le dos à la douleur, Ursus? Pourquoi te complaire dans le malheur? Pourquoi chérir d'un oeil injuste ta blessure? où est cette (95) éloquence célèbre auprès des accusés qu'elle a sauvés? Pourquoi tourmenter par un deuil si cruel une ombre chérie? Certes, c'était une âme remarquable et qui méritait ton chagrin. Mais tu t'es acquitté. Le voilà parmi les âmes pieuses, il goûte le repos élysien, peut-être a-t-il retrouvé d'illustres parents. A travers les agréables (100) silences du Léthé, peut-être les naïades de l'Averne viennent-elles en foule jouer autour de lui sous le regard jaloux de Proserpine. Calme tes plaintes, je t'en prie. Un autre Philète, le destin et peut-être lui-même te le donneront; c'est lui qui aura la joie de former ce nouveau en caractère et en manières; il lui apprendra à t'aimer (105) d'un pareil amour. [2,7] VII. POÈME POUR L'ANNIVERSAIRE DE LUCAIN. Qu'ils viennent fêter le jour consacré à Lucain, tous ceux qui, sur les collines de Vénus isthmienne, frappés au coeur du savant aiguillon, boivent l'eau que fait jaillir le sabot du cheval aérien. Vous-mêmes, au (5) pouvoir de qui est l'honneur de chanter, toi inventeur arcadien de la lyre parlante, toi Evan qui fais tourner les Ménades, et toi Paean ! et vous, soeurs de Béotie, soyez joyeuses, renouvelez vos bandelettes de pourpre, ornez vos cheveux et qu'un lierre plus frais décore vos (10) blanches robes! que les fleuves savants coulent à plus larges flots ! Forêts d'Aonie, faites-vous plus vertes; et si la voûte du feuillage en quelque endroit laisse passer le soleil, que de douces guirlandes complètent l'ombre ! (15) Que cent autels soient dressés pour parfumer les bois de Thespies ! Qu'on prépare cent victimes, de celles que baigne Dircé, que le Cithéron nourrit ! C'est Lucain que nous chantons : inspirez-nous : ce jour est le vôtre; soyez-nous favorables, ô Muses, car celui qui a reçu (20) votre souffle pour les deux arts de la poésie et de la prose se voit honoré comme chef du choeur des poètes romains. O trop heureuse, terre trop fortunée, qui vois le char d'Hypérion descendre au fond de l'Océan et qui entends (25) le bruit de ses roues quand il tombe, toi qui de tes pressoirs onctueux, ô Bétique, défies Athènes fertilisée par Minerve, tu peux imposer au nom de Lucain un (30) tribut au monde. Avec lui, tu as plus donné à l'univers qu'avec Sénèque ou qu'en engendrant l'aimable Gallien. Que le Bétis, plus illustre que le Mélès grec, fasse refluer ses sources jusqu'aux astres ! Et ce Bétis, n'essaie pas, (35) Mantoue, de le provoquer. Il venait de naître; étendu à terre, il vagissait doucement de ses premiers cris. Calliope elle-même le reçut dans ses bras caressants. Alors pour la première fois, oubliant son deuil, elle échappait à la longue douleur où (40) l'avait laissée Orphée; et elle dit : « Enfant consacré aux muses et qui dois vite distancer les anciens poètes, ce ne sont pas les fleuves, ni les troupeaux de bêtes sauvages, ni les ormes des Gètes, que tu charmeras de ta lyre; nais les sept collines, le Tibre de Mars, les savants (45) Chevaliers, le Sénat en robe de pourpre, voilà ceux que ravira ton chant éloquent. Que d'autres, en redisant la ruine nocturne de Troie, les voyages d'Ulysse au lent retour, la poupe téméraire de Minerve, suivent des chemins (50) battus par les poètes : toi, cher au Latium, toi qui te souviens d'honorer ta nation, tu dois créer, plus hardi, un chant purement romain. Et d'abord, en des années encore tendres, tu te plairas à Hector, aux chars thessaliens, (55) et à l'or suppliant du puissant Priam. Tu ouvriras les demeures infernales; tu feras revivre dans la splendeur du théâtre Néron, l'ingrat, et mon Orphée. Tu diras l'incendie sacrilège allumé par un maître exécrable et les flammes errantes sur les sommets de la ville de Rémus. (60) Par l'agrément d'une épître, tu donneras à la chaste Polla honneur et éclat. « Bientôt, plus fort à l'entrée de la jeunesse, tu chanteras d'une voix tonnante les plaines de Philippes blanches (65) d'ossements d'Italie et la bataille de Pharsale et la foudre du chef divin éclatant dans les rangs, Caton sévère apôtre de la liberté et Pompée que la faveur populaire a proclamé Grand. Tu pleureras avec piété sur le crime de (70) Canope, ville soeur de Péluse, et tu éléveras à Pompée un mausolée plus monumental que le Phare ensanglanté. «Tels seront tes poèmes de jeunesse, avant l'âge où Virgile a composé son Moucheron. Tu dépasseras la muse fruste du farouche Ennius, l'enthousiasme sublime (75) du savant Lucrèce, et le poète qui conduit les Argonautes à travers les flots et celui qui métamorphose les corps des dieux. Je dirai davantage : l'Enéïde elle-même doit s'incliner devant un poète qui adresse ses chants aux Latins. (80) «Je ne te donnerai pas seulement le génie poétique, je t'unirai par les liens du mariage à une jeune femme instruite, brillante elle-même de talents, telle que l'eussent choisie Vénus et Junon : beauté, simplicité, douceur, (85) richesse, naissance, grâce, décence. Et c'est moi qui ferai résonner à vos portes les heureux chants d'hyménée. «O trop sévères, sinistres Parques ! ô jours de bonheur toujours trop courts pour les hommes supérieurs ! Pourquoi (90) quoi sont-ils plus que les autres exposés à la chute? Pourquoi ce qui est grand a-t-il le malheur de ne pouvoir vieillir? Ainsi le fils de Jupiter Ammon, qui foudroya l'Orient et l'Occident, repose à Babylone dans un cercueil étroit; ainsi Thétis a vu avec horreur son fils frappé par la main tremblante de Pâris; ainsi, aux rives de l'Hèbre murmurant, j'ai suivi la tête encore sonore d'Orphée. Ainsi toi-même (ô sacrilège de la rage tyrannique !) (100) tu recevras l'ordre de te précipiter au Léthé. Toi qui chantes les combats, toi qui d'un noble accent donnes des consolations aux grandes tombes (ô crime affreux ! ô crime!) tu te tairas. » Elle dit, et, légère, elle efface de son plectre brillant (105) les larmes qui tombaient sur sa lyre. Mais toi, soit qu'au milieu du mouvement rapide des cieux, porté sur le char ailé de la Renommée dans ces régions où montent les âmes des plus puissants génies, tu voies au-dessous de (110) toi la terre et rien de ses tombeaux; soit qu'ayant mérité d'entrer dans les bois de la paix, tu vives heureux sur les bords de l'Élysée, entouré d'une foule des combattants de Pharsale, tandis que les Pompée et les Caton te suivent (115) au bruit de tes nobles chants : — ton ombre glorieuse et sacrée ignore le Tartare, tu entends de loin les fouets qui châtient les criminels, tu vois sur l'autre rive Néron tout pâle à la vue de la torche que porte sa mère. Viens, brillant de gloire. Polla t'appelle : obtiens des (120) divinités du silence un jour de répit; la coutume est qu'elles ouvrent leurs portes devant les maris qui demandent à rejoindre leur femme. Polla n'a pas voulu te fêter par des danses lascives, ni te prêter le faux visage d'un (125) dieu; c'est ta propre personne qu'elle honore, c'est avec toi qu'elle vit et elle a ton image gravée au fond du coeur. La vaine consolation de ton portrait, retracé sur l'or à ta ressemblance, brille à son chevet et veille sur son sommeil. (130) Loin d'ici, images de mort ! voici que commence une vie de bonheur. Que le deuil menaçant abandonne la partie, que des larmes désormais bien douces coulent sur les joues de Polla; que sa douleur, en ce jour de fête, adore maintenant tout ce qu'elle a naguère pleuré. (135)