[2,675] LIVRE II. Déjà le vaisseau du fils de Laërte fendait les flots de la mer Egée, et mille vents divers le poussaient à travers les Cyclades. Paros et Oléaros ont disparu ; déjà les rivages élevés de Lemnos ont été effleurés par la rame ; derrière décroît Naxos, l'île chère à Bacchus, tandis qu'en face grandit Samos. Déjà l'ombre de Délos obscurcit la mer ; là, du haut de la poupe, les héros offrent des libations au dieu, et le supplient de ratifier l'oracle, de confirmer la parole de Calchas. (682) Le dieu à l'arc divin les entendit ; du sommet du Cynthus il envoie le Zéphyre, enfle leurs voiles, et les rassure par ce présage. Le vaisseau vogue sans danger, car les ordres absolus du maître du tonnerre défendent à Thétis de renverser les lois immuables du destin. Accablée de tristesse, elle répand des larmes amères, elle gémit de ne pouvoir bouleverser les flots, et, avec l'aide des vents et de la mer déchaînée, poursuivre l'odieux Ulysse. (689) Déjà Phébus, penché vers l'extrémité de l'Olympe, brisait ses rayons contre la mer, et promettait à ses coursiers haletants une retraite au sein des ondes, quand tout à coup les âpres rochers de Scyros commencèrent à poindre à l'horizon. Le héros fils de Laërte déploie, pour y aborder, toutes ses voiles ; il ordonne à ses compagnons de recommencer la lutte contre les flots, et d'aider par les rames le souffle languissant du Zéphyre. On obéit à ses ordres. Scyros se découvre de plus en plus, et l'on aperçoit le temple de Pallas, protectrice de ce paisible rivage : Ulysse et Diomède sortent du vaisseau, et adorent la divinité amie. Alors le plus prudent des héros, pour ne pas effrayer cette terre hospitalière par la soudaine apparition de tous ses guerriers, [2,700] leur ordonne de rester dans le navire. Lui-même avec son fidèle Diomède gagne les hauteurs. Mais déjà Abas, qui garde la tour du rivage, les a devancés, et annonce au roi que des voiles grecques, mais inconnues, sont entrées dans le port. Les deux guerriers s'avancent, comme, dans une nuit orageuse, deux loups s'associent pour le carnage : malgré la faim qui les presse et qui tourmente leurs petits, ils dissimulent cependant leur rage et leurs projets perfides ; ils se glissent en rampant, de peur que des chiens vigilants n'annoncent l'ennemi et ne jettent l'alarme parmi les bergers. (709) Ainsi marchent lentement les deux héros, et, en traversant la vaste plaine qui s'étend entre le port et les remparts de la ville, ils conversent entre eux. Le bouillant fils de Tydée commence : «Par quel moyen pourrons-nous réussir dans nos recherches ? Depuis longtemps je réfléchis, et je ne puis comprendre pourquoi dans les villes que nous avons visitées tu as acheté ces thyrses efféminés, ces cymbales, ces tambourins de Bacchantes, et ces mitres, et ces peaux de daim parsemées d'or ; pourquoi tu les apportes ici. Sont-ce là les armes dont tu veux revêtir Achille, le fléau des Phrygiens et de Priam ?» (718) Le roi d'Ithaque lui sourit doucement : «Ces présents, dit-il, si toutefois le fils de Pélée est chez Lycomède, caché parmi les vierges de sa cour, arracheront au jeune héros un aveu qui l'entraînera aux combats. Souviens-toi, lorsqu'il en sera temps, de les apporter du vaisseau, et d'y joindre ce bouclier enrichi de ciselures, rehaussé d'un or étincelant : cela suffira. Qu'Agyrte, l'habile héraut, t'accompagne, et que pour un secret usage il apporte en cachette son clairon sonore». (726) Il dit, et aperçoit le roi à la porte de la ville ; aussitôt, lui présentant l'olivier pacifique, il lui adresse ces paroles : (728) «Depuis longtemps sans doute la renommée a porté jusqu'à tes oreilles, ô le meilleur des rois ! le bruit de cette affreuse guerre qui ébranle l'Europe et l'Asie. Si tu veux connaître les noms des chefs auxquels notre vengeur, Atride, accorde sa confiance (et ces noms ont dû parvenir jusqu'à toi) : voici le digne rejeton d'une noble race, le fils du magnanime Tydée, plus brave encore que son père : moi, je suis Ulysse, le roi d'Ithaque. Le motif de notre voyage (pourquoi craindrais-je de tout avouer à un Grec, renommé entre tous pour sa fidélité ?), c'est d'explorer les abords, les rivages ennemis de Troie, et d'observer ses préparatifs». Lycomède l'interrompt : «Puisse la fortune vous sourire, puissent les Dieux seconder vos projets ! Honorez maintenant par votre présence mon toit hospitalier et mes sacrés pénates». En même temps il les introduit. (741) Aussitôt la foule des esclaves prépare les tables et les lits. Ulysse, pendant ce temps, parcourt d'un regard scrutateur tout le palais, dans l'espoir de découvrir quelque jeune fille à la haute taille, ou quelque visage aux traits douteux et suspects. Il erre sous les vastes portiques, visite tous les appartements, comme s'il en admirait les beautés. Tel un chasseur qui a trouvé le repaire d'une bête fauve, parcourt en silence avec ses chiens les lieux environnants, jusqu'à ce que, sous le feuillage, il aperçoive son ennemi, qui dort étendu sur la terre, ses défenses cachées sous le gazon. [2,750] Cependant le bruit circule jusque dans la partie la plus secrète du palais, sûre et paisible retraite des jeunes vierges, qu'un vaisseau grec, que des rois pélasges sont arrivés, et qu'ils ont été reçus en amis : à cette nouvelle, toutes sont saisies d'un juste effroi. Mais le fils de Pélée cache avec peine sa joie ; il désire avidement, même sous cet habit qu'il porte, de voir ces héros si nouveaux pour lui, et de contempler leur armure. Déjà dans le palais tout est en mouvement pour la fête royale, et l'on prend place sur les lits de pourpre. Lycomède fait venir ses filles et leurs chastes compagnes. Elles entrent, semblables aux Amazones, quand sur les rives méotides elles reviennent, après avoir ravagé les demeures des Scythes et soumis les peuplades gètes, déposer leurs armes et se livrer aux festins. (761) Alors Ulysse examine d'un oeil attentif le visage et le sein de chacune d'elles ; la nuit, les flambeaux qu'on apporte, trompent sa vue, et les lits sur lesquels elles sont couchées lui dérobent l'inégalité de leurs tailles. Et cependant l'une d'elles à la tête haute, au regard libre, en qui rien n'annonce la pudeur des jeunes filles, a fixé l'attention d'Ulysse, qui la montre de l'oeil à son compagnon. Si Déidamie n'avertissait son amant, si elle ne retenait son impétuosité dans ses bras caressants, si elle n'avait soin de ramener ses vêtements sur sa poitrine, sur ses bras, sur ses épaules découvertes, si elle ne l'empêchait de s'élancer du lit, de faire remplir trop souvent sa coupe, si elle ne replaçait sur son front l'or qui retient ses cheveux, déjà les chefs grecs auraient reconnu Achille. (773) Deux et trois fois des mets divers se sont succédé, et la faim est apaisée. Le roi adresse la parole aux Grecs, et, la coupe à la main, leur donne l'exemple : «O vous l'honneur de la nation grecque, dit il, je porte envie, je l'avoue, à vos nobles projets. Plût aux Dieux que j'eusse encore ma vigueur d'autrefois, lorsque les Dolopes vinrent attaquer les rivages de Scyros, et que, domptés par mon bras, la mer engloutit leurs débris ! Vous avez vu les trophées de ma victoire, ces carènes suspendues aux murailles. Si du moins j'avais un fils, que je pusse envoyer partager vos périls, ma joie serait entière, car je pourrais vous servir. Mais vous voyez les seuls appuis de mon trône, les gages chéris de mon hymen. Quand me donneront-elles de nouveaux rejetons de mon sang ?» (784) Il dit ; et l'adroit Ulysse saisissant l'occasion : «Oui, dit-il, c'est une noble ambition que la tienne : qui ne brûlerait du désir de voir des nations innombrables, tant de chefs divers, et cette armée de rois ? Toute la fleur de l'Europe, tout ce qu'elle compte de guerriers puissants a juré sur le glaive vengeur. Les campagnes, les villes sont désertes, les hautes montagnes dépouillées de leurs forêts ; l'ombre de nos voiles couvre la mer. Les pères arment leurs fils, toute la jeunesse accourt ; jamais plus belle moisson de gloire ne s'offrit aux braves, jamais plus vaste carrière ne fut ouverte au courage !» Ulysse regarde Achille ; attentif, il dévorait ces paroles d'une oreille avide, tandis que les autres tremblaient, baissant leurs yeux vers la terre. (796) Le héros continue : «Quiconque a des aïeux et une race illustre, quiconque sait dompter un cheval, lancer un javelot, tendre un arc, c'est là que l'honneur l'appelle, là que tous les grands noms viennent disputer le premier rang. A peine si les mères, si les vierges se résignent à garder le foyer domestique. [2,800] Il est condamné à traîner des jours stériles, il est haï des Dieux, le lâche que tant de gloire n'émeut pas !» Achille allait s'élancer ; mais la prévoyante Déidamie donne le signal, et quitte la table, suivie de toutes ses soeurs. Elle le serre dans ses bras ; mais le jeune héros s'arrête, les yeux fixés sur le roi d'Ithaque, et sort le dernier de la salle du festin. Ulysse d'un ton plus calme ajoute ce peu de paroles : «Pour toi, demeure tranquille, au sein d'une paix profonde ; ménage de dignes alliances à tes filles chéries : le sort les a douées d'une beauté égale à celle des déesses. Avec quelle admiration tout à l'heure je les contemplais en silence ! Quelle grâce ! quelle mâle fierté unie à tous les charmes !» (812) L'heureux père l'interrompt : «Que serait-ce si vous les aviez vues célébrer les orgies sacrées, ou danser autour des autels de Pallas ? Vous jouirez de ce spectacle, pourvu que l'Auster se fasse encore attendre». Les deux héros acceptent avec joie, et en conçoivent secrètement de nouvelles espérances. Exempte de toute inquiétude, la cour de Lycomède repose en paix ; mais la nuit paraît longue au roi d'Ithaque, et, fatigué des ténèbres, il appelle le jour. (819) A peine le soleil s'est levé, que déjà, accompagné d'Agyrte, le fils de Tydée arrive chargé des riches présents. Non moins empressées, les filles de Scyros quittent leurs appartements, impatientes d'offrir à leurs augustes hôtes le spectacle de leurs danses et des cérémonies sacrées. Au-dessus de toutes les autres brillent Déidamie, et le fils de Pélée qui l'accompagne. Telles, en Sicile, au pied de l'Etna, resplendissent, au milieu des Naïades leurs compagnes, et Diane, et la fière Pallas, et l'épouse du roi de l'Elysée. (827) Déjà leurs pieds s'agitent en cadence, et le bois sacré de l'Ismène a donné le signal des danses. Quatre fois les cymbales de Rhéa, quatre fois les tambourins de Bacchus retentissent, et quatre fois les choeurs reviennent sur eux-mêmes par mille évolutions variées. Tantôt toutes ensemble elles lèvent les thyrses et les abaissent ensemble, tantôt elles précipitent leurs pas, à la manière des Curètes et des Samothraces, si occupés des choses divines ; ou bien, rangées de front, elles figurent le peigne amazonien, ou tournent en un cercle rapide, semblables aux Lacédémoniens, dont la déesse de Délos, dans la ville d'Amyclée, aime à conduire les danses et à croiser les pas : (835) c'est alors, alors surtout qu'Achille se trahit ; il ne songe pas à suivre les évolutions, à entrelacer ses bras ; alors plus que jamais il dédaigne la grâce du maintien, et l'habit qu'il a revêtu ; il rompt les choeurs et y jette le désordre. Tel Penthée repoussait avec indignation les thyrses et les tambours de sa mère, aux yeux de Thèbes attristée. (841) La troupe légère se sépare au bruit des applaudissements, et regagne le seuil paternel. Là, dans une salle du palais, Tydée a fait placer, pour attirer les regards des jeunes vierges, les présents, gage d'hospitalité, récompense de leurs fatigues. Il les invite à choisir, et le bon roi ne s'y oppose pas : âme simple, hélas ! et trop confiante, qui ignore la perfidie de ces présents, les ruses des Grecs et les artifices d'Ulysse. (848) Aussitôt toutes, guidées par les goûts de leur sexe, par leur instinct naturel, agitent les thyrses polis, essayent les tambourins sonores, [2,850] ou se ceignent le front de bandelettes enrichies de pierreries ; elles voient des armes, et s'imaginent que c'est un présent destiné à leur père. Mais, dès que le farouche Eacide aperçoit le bouclier étincelant où sont ciselés d'affreux combats, que la guerre a rougi de ses traces sanglantes, dès qu'il voit à côté la lance homicide, soudain il frémit, la flamme jaillit de ses yeux, et sur son front découvert ses cheveux se sont dressés. Pour lui, plus d'avis maternels, plus de mystère d'amour : Troie tout entière est dans son coeur. (858) Tel un lion arraché à la mamelle de sa mère oublie sa férocité : il laisse peigner sa crinière, il apprend à craindre l'homme, ne s'abandonne qu'à la fureur qui lui est commandée : mais que le fer vienne à frapper ses regards, c'en est fait, il abjure sa docilité ; celui qui l'a dompté devient son ennemi et la première victime de sa faim ; il a honte d'avoir servi sous un maître qu'il voit trembler. (864) Achille s'est approché de plus près ; l'éclat du bouclier réfléchit ses traits, et il reconnaît dans l'or sa fidèle image. A cette vue, il a horreur de lui-même et rougit de honte. Aussitôt Ulysse se penche à son côté, et lui dit à voix basse : «Pourquoi hésites-tu ? nous le savons, c'est toi qui es l'élève du centaure Chiron, le petit-fils du Ciel et de l'Océan ; c'est toi que la flotte dorique, toi que la Grèce attend, pour déployer ses étendards ; toi dont le nom seul ébranle déjà les murs de Pergame. Eh bien, suis-moi donc ; plus de retard, viens ; que la perfide Ida pâlisse, que ton père s'enorgueillisse au récit de tes hauts faits, et que ta mère ait honte de ses ruses et de ses alarmes». (875) Déjà Achille dégageait sa poitrine de sa robe, quand, sur l'ordre d'Ulysse, Agyrte fait entendre une fanfare guerrière ; les jeunes vierges s'enfuient aussitôt, jettent çà et là les présents, et courent implorer leur père : elles croient entendre le signal des combats. Mais la robe d'Achille est d'elle-même tombée de sa poitrine. Déjà un bouclier, une lance plus courte arment son bras. O prodige ! il paraît surpasser de toutes ses épaules et le roi d'Ithaque et le héros d'Etolie ; tant ses armes éblouissantes et ses regards étincelants jettent le trouble et la frayeur dans le palais ! (883) Terrible dans sa démarche, comme si déjà il provoquait Hector, il s'arrête, debout, aa milieu des spectateurs épouvantés : on cherche en vain la fille de Pélée. Cependant Déidamie pleurait à l'écart, en voyant la fraude découverte. Achille entend ces gémissements douloureux, et cette voix si chère à son coeur ; il hésite, et le feu secret qui le brûle abat son courage ; il laisse tomber son bouclier, se tourne vers le roi, que ces destins étranges, ces prodiges inattendus ont rempli d'étonnement et d'épouvante, et tel qu'il est, revêtu de ses armes, il adresse ces mots à Lycomède : (892) «C'est moi, ô mon père chéri ! bannis tes alarmes, c'est moi que Thétis a remis entre tes mains. Cette gloire insigne t'était réservée. Tu envoies Achille aux Grecs qui le réclament, Achille, qui, si je puis le dire, t'aime plus que son illustre père, plus que Chiron, son maître chéri. Mais daigne encore m'écouter un moment et accueillir avec bonté mes paroles. Pélée et Thétis, dont tu fus l'hôte, t'ont choisi, ô roi ! pour le beau-père de leur fils, et tous deux font remonter leur race jusqu'aux Dieux. [2,900] Ils te demandent pour moi une des vierges de ta nombreuse famille : veux-tu Achille pour gendre ? Suis-je à tes yeux d'un sang trop obscur ? me crois-tu dégénéré ? Tu ne refuses pas ? eh bien, unis nos mains et scelle notre hyménée, et pardonne à tes enfants. Déidamie est à moi, l'amour me l'a secrètement livrée. Quel mortel en effet pourrait résister à mon bras ? quelle vierge en mon pouvoir eût échappé à ma flamme ? Ne fais payer cette faute qu'à moi. Je dépose les armes, je les rends aux Grecs, et je reste. Pourquoi frémir ? pourquoi ce regard courroucé ? Déjà tu es mon père, (et jetant son fils aux pieds du vieux roi, il ajoute) et déjà tu es aïeul. Toutes les fois qu'il faudra manier le glaive, nous serons assez pour te défendre». En même temps les Grecs, au nom des droits les plus sacrés, au nom de l'hospitalité, implorent Lycomède, et Ulysse joint à leurs prières sa parole persuasive. (912) Le roi ressent l'injure faite à sa fille chérie ; il est retenu par les ordres de Thétis, il craint de livrer le précieux dépôt que lui a confié la déesse, et cependant il n'ose s'opposer aux arrêts manifestes du destin, et enchaîner encore les armes de la Grèce ; et le voulût-il, Achille en ce moment eût méconnu l'autorité de sa mère elle-même. Pour refuser l'alliance d'un tel gendre, la force lui manque, il cède. Déidamie sort en rougissant de la retraite où elle se tenait cachée. Troublée par la joie, elle n'ose croire encore à son pardon, et apaise son père en se plaçant derrière Achille. (921) On députe en Thessalie vers Pélée, pour l'instruire de ces grands événements et lui demander une flotte et des combattants. Le roi de Scyros lui-même offre à son gendre deux vaisseaux, et s'excuse auprès des Grecs de ce faible secours. Le reste du jour se passe en festins. Enfin l'alliance est confirmée, et la nuit, qui désormais ne sera plus témoin de leurs craintes, unit les deux amants. (927) Achille n'a devant les yeux que les combats, le Xanthe, l'Ida et les vaisseaux grecs, tandis que Déidamie songe déjà à la mer et redoute l'aurore. Couchée sur le sein chéri de son jeune époux, elle verse des larmes et le serre dans ses bras. «Te reverrai-je encore, ô mon Eacide ? pourrai-je encore poser ma tête sur cette poitrine ? Daigneras-tu aimer encore ton fils ? Vainqueur des Troyens, rapportant sur tes vaisseaux Troie entière, te souviendras-tu encore, dans l'ivresse du succès, de la retraite où tu passas pour une jeune fille ? Quel sera, hélas ! le premier objet de mes peines et de mes craintes ? Que te recommanderai-je, dans le trouble qui m'agite, quand déjà le temps me manque pour pleurer ? Une seule nuit te donne et t'enlève à mon amour. Voilà donc toutes les heures accordées à la couche nuptiale, voilà les douceurs d'un hymen autorisé ! O doux larcins d'amour ! ô ruses ! ô frayeur ! qu'êtes-vous devenus ? On ne me donne Achille que pour l'arracher de mes bras. Mais va, je ne voudrais pas arrêter une si noble entreprise ; va, mais sois prudent ; souviens-toi que Thétis ne craignit pas en vain ; va, triomphe, et reviens tout à moi. Mais j'exige trop. Bientôt les Troyennes, belles de leurs larmes et de leurs gémissements, te verront, et voudront enlacer ton cou dans leurs bras, et se dédommager par tes caresses de la perte de leur patrie. Ou bien elle te charmera peut-être elle-même, la fille de Tyndare, trop vantée pour cet enlèvement adultère ; et moi, ou je serai la risée de tes esclaves, que tu amuseras avec le récit de tes premières amours, ou tu garderas le silence, et je serai oubliée. Oh ! permets-moi plutôt de t'accompagner : pourquoi ne porterai-je pas avec toi [2,950] les drapeaux de Mars ? Tu as bien avec moi (ce que ne croira jamais la malheureuse Troie) manié le fuseau et porté les insignes sacrés de Bacchus ! Mais au moins que cet enfant, la seule et triste consolation que tu me laisses, que cet enfant te soit toujours cher ! accorde à ma prière cette seule grâce : Que jamais une épouse barbare ne te rende père ; qu'une captive ne donne jamais à Thétis d'indignes neveux». Elle dit, et Achille ému la console, lui jure fidélité, et confirme ses serments par ses pleurs. Il lui promet à son retour de nobles captives, et les dépouilles d'Ilion, et les trésors de l'opulente Phrygie ; (960) mais les vents orageux emportent ses vaines promesses. [2b,0] Sorti du sein de l'Océan, le jour a dissipé les humides ténèbres dont l'univers était enveloppé, et le père de la brillante lumière levait son flambeau, qui, pâlissant encore par le voisinage de la nuit, laissait tomber en rosée les vapeurs de la mer. Déjà revêtu d'un manteau de pourpre noué sur sa poitrine, et tout brillant de l'éclat des armes dont il s'est d'abord emparé, Achille, qu'appellent et les vents, et les ondes où règne sa mère, attire tous les regards. On tremble devant le jeune héros, et l'on n'ose se souvenir de ce qu'il fut, tant il paraît changé ! on dirait que jamais il n'est venu aux rivages de Scyros, et qu'il vient d'être arraché aux antres du Pélion. (12) Alors, suivant l'usage, et d'après les conseils d'Ulysse, Achille offre un sacrifice aux Dieux de la mer et aux Vents ; et au bord même des flots il immole un taureau en l'honneur du roi de l'empire azuré, et de Nérée, son aïeul ; une génisse ornée de bandelettes apaise sa mère. Puis, jetant dans les vagues écumantes les entrailles qui palpitent encore : «Je t'ai obéi, ô ma mère ! bien que l'obéissance fût pénible à mon courage, je t'ai trop obéi ; maintenant je cours où m'appellent et la guerre de Troie et les vaisseaux de la Grèce». Il dit, et s'élance sur le navire ; le vent siffle, et l'éloigne de ces bords. Déjà au-dessus de sa tête grandissent les nuages, et Scyros décroît dans le lointain au milieu de l'Océan. (23) Cependant, au loin, sur une tour élevée, accompagnée de ses soeurs en larmes, et portant le jeune enfant qu'elle ose avouer, qu'elle nomme Pyrrhus, la malheureuse épouse reste penchée ; et, les yeux fixés sur les voiles, elle marche avec le navire, et seule elle voit encore les flots et la poupe fugitive. Achille aussi tourne ses regards vers ces murs chéris, et songe à sa demeure qu'il a laissée vide, aux gémissements de son amante abandonnée. La passion cachée au fond de son coeur renaît, et prend un moment la place de sa mâle vertu. Le héros fils de Laërte a compris sa tristesse, et pour la calmer il lui adresse ces paroles amies : (32) «Eh quoi ! s'écrie-t-il, c'est toi auquel les destins promettent le ravage de l'opulente Troie, toi que réclament et la flotte des Grecs et les oracles des Dieux, toi que Mars attend, debout sur le seuil ouvert de son temple, c'est toi qu'une mère artificieuse a revêtu d'un habit de femme ! En cachant dans l'ombre ce grand larcin, a-t-elle pu espérer un secret inviolable ? Sollicitude coupable ! sentiments trop maternels ! Quoi ! il languissait dans l'ombre et le mystère, ce courage qui, aux premiers sons de la trompette, s'est soustrait à Thétis, à ses compagnes, à la flamme qu'il avait jusqu'alors cachée ? Car si tu cours aux armes, si tu nous suis, et si tu écoutes nos prières, la gloire n'en est pas à nous ; tu serais venu de toi-même». Le héros petit-fils d'Eaque l'interrompt par ces paroles : (43) «Il serait long de t'exposer les causes de mon retard et la fraude criminelle de ma mère. Cette épée vengera la honte de Scyros et le déshonneur de cette parure, qu'il faut imputer aux destins. Mais toi plutôt, tandis que la mer est paisible, et que les zéphyrs enflent les voiles, dis-moi quelle fut la première cause de cette guerre, donne-moi un juste motif de m'irriter contre Troie». Le roi d'Ithaque reprend d'un peu loin les événements : [2b,50] «Dans le pays d'Hector, s'il faut en croire la renommée, on dit qu'un berger, choisi pour décerner le prix de la beauté, vit devant lui comparaître trois déesses qui briguaient cet honneur ; mais ni Minerve aux traits mâles et farouches, ni la compagne du maître des cieux, ne purent attirer sur elle un regard favorable ; il ne vit, dans sa folle ardeur, que la seule Vénus. Par la volonté des Dieux, la source de tous ces maux vient des antres mêmes que tu as habités, lorsque le Pélion serra les doux liens de Thétis et de Pélée ; tu fus dès lors promis à nos armes. La colère enflamme la déesse vaincue ; le juge réclame sa fatale récompense ; la facile Amyclée est désignée au ravisseur. Aussitôt il fait tomber sous la hache le bois sacré de Phrygie, le sanctuaire de la déesse au front couronné de tours, les pins, qui jamais n'auraient dû toucher le sol ; et, porté sur les flots vers la Grèce, vers la terre hospitalière d'Atride, ô honte ! ô déshonneur de la puissante Europe ! il envahit la couche de son hôte, et, fier de la conquête d'Hélène, (65) il fend de nouveau les flots, et emmène Argos captif à Pergame. Le bruit s'en répand dans toutes les villes de la Grèce, et soudain, de nous-mêmes, sans exhortations, nous nous rassemblons pour la vengeance. Qui donc souffrirait que la ruse brisât ainsi les liens sacrés de l'hyménée, que son épouse fût ravie comme une proie facile, fût entraînée comme un troupeau de boeufs, ou les gerbes d'une vile moisson ? A cet affront, le lâche lui-même se sentirait ému. (72) Le puissant Agénor ne souffrit pas les artifices des Dieux, ni les mugissements du taureau sacré ; il alla chercher Europe jusque dans les bras de son divin ravisseur, et dédaigna pour gendre le maître du tonnerre. Eétès ne souffrit pas que sa fille fût enlevée aux rivages de la Scythie, et, le fer à la main, il poursuivit avec sa flotte le roi, enfant des Dieux, et le navire qui devait monter un jour parmi les astres. (78) Et nous, nous souffrirons qu'un Phrygien efféminé insulte, de son navire adultère, les ports et les rivages de la Grèce ! La Grèce n'a-t-elle donc plus d'armes, de chevaux ? les chemins de la mer nous sont-ils fermés ? Eh quoi ! si quelque téméraire voulait ravir Déidamie aux bords paternels, l'arracher de son palais désolé, tremblante, épouvantée, invoquant le nom d'Achille...» (84) Achille a porté la main à la garde de son épée, et la rougeur est montée à son visage : Ulysse satisfait garde le silence. (86) Le fils d'Oenée reprend : «O digne sang des Dieux, apprends-nous plutôt quelles furent les premières habitudes, les premières leçons de ton enfance ; puis quand approcha ta robuste jeunesse, comment Chiron jeta dans ton coeur les semences de la gloire, comment il ouvrit ton âme à la vertu, par quel art il sut à la fois fortifier tes membres et ton courage. Accorde cette faveur à des compagnons, à des amis dévoués ; que ce soit là notre récompense pour avoir été chercher Scyros bien loin à travers les ondes, et avoir les premiers armé ton bras du glaive». (94) Qui n'aime à parler de ses actions ? Cependant Achille commence avec modestie ; il hésite un moment, et semble ne céder qu'à la contrainte : «On dit que, dès mes plus tendres années, et pendant toute mon adolescence, du jour où le vieillard de Thessalie me reçut dans son âpre montagne, je ne goûtai aucun des aliments ordinaires. Jamais, pour rassasier ma faim, je n'eus de douces mamelles, mais les dures entrailles des lions, [2b,100] et la moelle palpitante encore que je suçais avec plaisir : voilà quels furent d'abord pour moi les présents de Cérès, les dons joyeux de Bacchus, que me permettait mon nouveau père. Bientôt il m'entraîna à grands pas sur ses traces, à travers les repaires inaccessibles ; il m'apprit à sourire à la vue des bêtes féroces, à ne trembler ni au fracas des rochers brisés par les torrents, ni dans le profond silence d'une vaste forêt. Déjà j'avais la lance à la main, le carquois sur l'épaule, et l'amour précoce du fer. Le soleil et le froid avaient durci ma peau ; mes membres ne reposaient point sur une couche moelleuse ; je partageais le rocher où dormait mon maître. A peine mon enfance avait-elle, dans ces exercices pénibles, achevé pour la dixième fois le cercle de l'année, que déjà il me forçait à devancer les cerfs légers et les Lapithes montés sur leurs coursiers, à suivre à la course une flèche lancée devant moi, et lui-même souvent provoquait mon agile jeunesse, et s'élançait sur mes traces de toute la vitesse de ses pieds rapides ; puis, quand il me voyait épuisé de ma longue course à travers la campagne, il m'applaudissait en riant, et me soulevait sur ses épaules. (117) Souvent aussi, à peine les flots commençaient-ils à s'arrêter engourdis, qu'il m'ordonnait de marcher légèrement sur la glace sans la briser. C'étaient là les glorieux exploits de mon enfance. Vous dirai-je maintenant mes combats dans les forêts et les bois, jadis retentissant de hurlements féroces, maintenant silencieux ? Jamais Chiron ne me permit de poursuivre dans les défilés de l'Ossa les faibles lynx, ou de percer de mes traits les daims timides ; il m'ordonnait d'aller troubler dans leur tanière les ourses farouches, les sangliers à la course foudroyante, ou parfois quelque tigre monstrueux, quelque lionne retirée dans son antre avec ses lionceaux. (126) Lui-même, assis dans sa vaste caverne, attendait que je revinsse triomphant, et tout couvert d'un noble sang. Et jamais il ne m'admit à ses caresses avant d'avoir visité mes javelots. Bientôt, quand j'approchai de la jeunesse, il me forma aux sanglantes mêlées du fer ; les cruels exercices de Mars me furent tous enseignés. (131) J'appris comment les Péons font tournoyer leurs armes, comment les Macètes lancent leurs javelots, comment les Sauromates font tourbillonner leur ceste, comment les Gètes brandissent la faux, comment le Gélon tend son arc, comment enfin le frondeur des îles Baléares, balançant sa courroie sifflante, suspend le coup fatal, jusqu'à ce que le trait déchire en partant l'air qui l'emprisonne. (137) J'aurais peine à raconter tous ces exercices, auxquels je me livrais encore il y a si peu de temps. Tantôt il m'enseignait à franchir d'un bond les fossés, tantôt à gravir une montagne jusqu'à sa cime aérienne, d'un pas aussi ferme et aussi rapide qu'en pleine campagne ; et, dans un combat simulé, à recevoir sur l'orbe de mon bouclier d'énormes pierres, à pénétrer dans une cabane en feu, à arrêter à pied dans leur vol les coursiers d'un quadrige. (143) Je m'en souviens : un jour le Sperchius roulait avec impétuosité ses flots grossis par des pluies continuelles et les neiges fondues, et entraînait dans son cours des arbres déracinés et des quartiers de roche : le centaure m'envoie où l'onde se précipite avec le plus de fureur, et m'ordonne de tenir ferme et de repousser des vagues amoncelées, dont lui- même, malgré l'appui plus solide de ses pieds, aurait difficilement soutenu les assauts. Je tins ferme cependant, [2b,150] et ne me laissai point entraîner par la rapidité du courant, ni troubler par les ténèbres de ce gouffre. Le farouche Chiron, penché au-dessus de moi, me menaçait, et par ses paroles irritait mon orgueil : je ne m'éloignai que sur son ordre. C'est ainsi que la gloire excitait mon courage, et, sous les regards d'un si grand maître, nul travail ne m'était pénible. Cacher dans les nuages un disque d'Oebalie, étreindre la glissante Palès, faire voler çà et là le ceste, c'était pour moi un jeu, un délassement. Et la sueur alors ne mouillait pas plus mon front que quand je faisais vibrer sous l'archet d'Apollon les cordes sonores de ma lyre, et que, dans un saint ravissement, je chantais la gloire des antiques héros. Il m'apprit aussi à connaître les sucs des plantes, les herbes bienfaisantes, celles qui étanchent le sang, qui procurent le sommeil, qui ferment les blessures, à distinguer les plaies que le fer peut guérir, celles qui ne cèdent qu'aux simples. Il grava dans mon coeur ces préceptes de la sainte justice, qui toujours le guidait, quand il dicta ses lois augustes aux peuples du Pélion, et adoucit les moeurs sauvages des centaures. Telles furent jusqu'à ce jour, ô mes compagnons ! les leçons de ma jeunesse : (167) je m'en souviens, et ce souvenir m'est doux ; ma mère sait le reste».