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Le supplément pédagogique (l' Elenchus paedagogicus)

Numéro d'ordre: 8

AUTEUR: Steven SAYLOR
TITRE: L'étreinte de Némésis (titre original: Arms of Nemesis, traduit de l'américain par Arnaud d'Apremont)

Références: Ed. 10/18, Coll. "Grands détectives", n. 3064, 1999, 366 pp.
(édition originale 1992; édition française Ramsay 1997)

Présentation - Auteur: cf. infra

Présentation - Roman:
Un maître a été sauvagement assassiné. Deux de ses esclaves sont en fuite. Sont-ils allés rejoindre Spartacus, qui vient de soulever les esclaves? Simple! Trop simple selon Gordien, le privé teigneux qui hante la Rome antique, depuis ses bas-fonds jusqu'aux villas patriciennes des hauteurs de la cité impériale. Pour résoudre l'affaire, il lui faudra toute son astuce et l'aide de son fils adoptif, Eco. Au rythme haletant de son enquête, nous visitons les vilas, assistons à des banquets et aux jeux du cirque, consultons la sibylle de Cumes. Pour faire triompher Thémis, Gordon ira jusqu'à s'approcher d'une porte de l'Hadès, le monde des morts. C'est à ce prix qu'il deviendra le bras de Némésis, la déesse du Châtiment.
[Page de couverture (dos) du roman]

Extrait(s):

La condition d'esclave (pp. 236-237):

Fabius lança un noyau d'olive sur la petite table devant lui. Il rebondit sur le plateau d'argent et tomba sur le sol, où un esclave se dépêcha d'aller le ramasser. - Oui, un esclave peut racheter sa liberté, mais seulement si son maître le permet. Le fait même de permettre à un esclave de réunir la somme nécessaire à son rachat est un leurre, puisqu'un esclave ne peut rien posséder en propre; tout ce qu'il peut posséder appartient à son maître. Et même après son émancipation, un affranchi peut redevenir esclave s'il témoigne de l'impertinence à l'endroit de son ancien maître. La bienséance lui interdit de s'introduire par le mariage dans une famille respectable. Un affranchi peut être citoyen; il ne sera jamais vraiment un homme.
- Tout ce qu'a dit Fabius est l'exacte vérité, intervint Crassus quant à Dionysius, il a tort: évoquer une sorte de vague continuité entre les révoltes d'esclaves est absurde. Les esclaves n'ont aucun lien avec le passé. Comment pourrait-il en être autrement, ils ignorent même le nom de leurs ancêtres? Ils sont comme les champignons qui surgissent de la terre en grand nombre selon le plaisir des dieux. À quoi servent-ils ? Les esclaves sont les instruments humains mis à notre disposition par la volonté divine; cette volonté qui inspire les grands hommes et enrichit une grande République comme la nôtre. Ils n'ont pas de passé, et le passé ne les intéresse en rien. Ils n'ont pas davantage de sens de l'avenir.
- Bravo! Bravo! s'exclama Mummius légèrement ivre.
Metrobius lui décocha un regard méprisant et voulut dire quelque chose, mais il se ravisa.
- L'esclave ordinaire qui travaille dans les champs vit au jour le jour, poursuivit Crassus. Au-delà de ses besoins immédiats et de la nécessité de satisfaire son maître, il est conscient de très peu de choses. Voilà la condition naturelle de l'esclave: être satisfait de son sort ou, à défaut s'y résigner. Pour de tels hommes, se révolter et tuer leurs supérieurs est contre nature. La révolte de Spartacus - comme celle du sorcier Eunus et d'une poignée d'autres - est une aberration, une perversion, un accroc dans la grande toile cosmos tissée par les Parques.
Dionysius penché en avant, buvait les paroles de Crassus.
- Tu es vraiment l'homme du moment, Marcus Crassus. Non seulement un homme d'Etat et un général, mais également un philosophe. La loi et l'ordre seront restaurés et Spartacus sera oublié.

Un cortège funèbre (pp. 235-237):

Au loin nous entendîmes soudain les accents d'une musique mélancolique. La procession apparut. Les musiciens venaient en tête, soufflant dans des cornes et des flûtes, ou agitant des sistres de bronze. A Rome, par déférence envers l'opinion publique et la loi des Douze Tables, le nombre de musiciens aurait été limité à dix. Mais ici, Crassus en avait engagé au moins le double. Il comptait impressionner.
Derrière la musique suivaient les pleureuses, un choeur de femmes - elles aussi recrutées pour l'occasion - qui marchaient en traînant les pieds, les cheveux défaits. Elles chantaient une mélopée qui paraphrasait la célèbre épitaphe du dramaturge Naevius: «Si la mort d'un mortel attriste le coeur des immortels, alors les dieux là-haut doivent pleurer cet homme ... » Regardant droit devant elles, sans prêter attention à la foule, elles tremblaient et versaient des torrents de larmes.
Un espace séparait ces femmes du groupe suivant. Il fallait que la mélopée des pleureuses s'éteigne avant qu'arrivent les pitres et les mimes. Les yeux d'Eco s'illuminèrent en les voyant approcher. Mais moi, intérieurement, je m'inquiétai. Il n'y a rien de plus agaçant qu'un cortège funèbre gâché par des comédiens incompétents. Heureusement, ceux-là étaient finalement assez bons. La plupart se livraient à des farces grossières qui arrachaient des rires polis aux spectateurs. Mais il y en avait un qui, d'une voix bouleversante, récitait des poèmes tragiques. Les vers qu'il déclamait étaient nouveaux pour moi. Ils étaient d'inspiration épicurienne:

Pourquoi craindre la mort,
Si l'âme peut mourir comme le corps?
Quand l'enveloppe mortelle sera en lambeaux,
Quand la vie aura quitté la chair,
De la douleur et de la peine nous serons libérés ...
Nous ne sentirons plus, car nous ne serons plus.
Et si après avoir rencontré le Destin,
L'âme séparée du corps éprouve encore des sensations,
Quelle importance? Car nous n'existons
Qu'aussi longtemps que l'âme et le corps sont réunis.

Le récitant fut brusquement interrompu par l'un des bouffons.
- Que d'absurdités! Mon corps, mon âme, mon corps, mon âme, répétait le pitre, agitant la tête en tous sens. Que d'absurdités épicuriennes! J'avais jadis un philosophe épicurien chez moi, mais je l'ai chassé avec un bon coup de pied. Donne-moi plutôt un stoïcien terne, comme ce clown de Dionysius, par exemple.
Quelques gloussements parcoururent la foule, qui avait repéré l'allusion. Je compris qu'il devait s'agir de l'auteur à la tête de la troupe, chargé par l'ordonnateur des pompes funèbres d'interpréter une affectueuse parodie du défunt.
- Et ne crois pas un instant que je vais te payer la moitié d'un as pour une poésie aussi pathétique, poursuivit-il, ou pour ce prétendu divertissement. Je veux en avoir pour mon argent, comprends-tu? Pour mon argent! L'argent ne tombe pas du ciel, tu sais ... en tout cas pas dans mes mains! Dans celles de mon cousin Crassus, peut-être, mais pas les miennes!

Source: LUCRECE, De natura rerum, III, v. 830-845

Nil igitur mors est ad nos neque pertinet, hilum, 830
quandoquidem natura animi mortalis habetur.
Et uelut anteacto nil tempore sensimus aegri,
ad confligendum uenientibus undique Poenis,
omnia cum belli trepido concussa tumultu
horrida contremuere sub altis aetheris oris, 835
in dubioque fuere utrorum ad regna cadendum
omnibus humanis esset terraque marique,
sic, ubi non erimus, cum corporis atque animal
discidium fuerit quibus e sumus uniter apti,
scilicet haut nobis quicquam, qui non erimus tum, 840
accidere omnino poterit sensumque mouere,
non si terra mari miscebitur et mare caelo.
Et si iam nostro sentit de corpore postquam
distractast animi natura animaeque potestas,
nil tamen est ad nos qui comptu coniugioque, 845
corporis atque animae consistimus uniter apti.

Traduction:

830 La mort est donc rien pour nous et ne nous touche en rien, puisque la substance de l'âme apparaît comme mortelle. Et de même que, dans le passé, nous n'avons point senti de douleur, quand pour nous combattre on vit de toutes parts se ruer les Carthaginois, quand le monde, secoué tout entier par le choc effroyable de
835 la guerre, frissonna d'épouvante sous la haute voûte du ciel, et que tous les humains se demandèrent anxieux auquel des deux peuples devait échoir l'empire et sur terre et sur mer: de même, quand nous cesserons d'être, après le divorce du corps et de l'âme dont l'union compose notre individu, nous pouvons être sûrs qu'à ce
840 moment où nous ne serons plus, rien absolument ne pourra nous atteindre ni émouvoir nos sens, même si la terre vient à se confondre avez la mer, et la mer avec le ciel. A supposer même que, après leur départ du corps, l'esprit et l'âme conservent le sentiment, il n'y a pourtant là
845 rien qui nous touche, nous qui n'existons que par l'union de l'âme et du corps dont l'assemblage constitue notre individu.

[A. ERNOUT, Lucrèce. De la Nature, t. I, Paris, "Les Belles Lettres, 1941]

Source(s):
Appien d'Alexandrie, Histoire romaine; Plutarque, Vie de Crassus; Pline l'Ancien, Histoire naturelle; Virgile, L'Enéide; Cicéron, De la divination; Apicius, De re coquinaria; Lucrèce;

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Dernière mise à jour : 11 janvier 2001