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Le supplément pédagogique (l' Elenchus paedagogicus)

Numéro d'ordre: 4

AUTEUR: Claude IMBERT
TITRE: Le tombeau d'Aurélien

Références: Grasset & Fasquelle, 2000, 248 pp.

Présentation - Auteur:
Claude IMBERT est le directeur-fondateur du Point. Il a déjà publié, chez Grasset, Ce que je crois, Par bonheur et A point nommé.
[C. IMBERT, op. cit., intérieur de la page de couverture]

Présentation - Roman:
Nul ne saurait dire au juste comment Antoine et Aurélien ont pu entretenir cette si étrange Correspondance... Car, pour tout dire, le premier vit aujourd'hui parmi nous et le second ... est un haut fonctionnaire romain du IVième siècle. Mais tous deux habitent, à seize siècles d'intervalle, la même colline de la province d'Aquitaine...
Mystère: le temps écoulé n'est plus soudain, entre eux, un mur infranchissable. Et nos amis ont beaucoup à se dire sur le désir, le pouvoir, le savoir, les femems, l'art de vivre ou de mourir. Le premier assiste à l'agonie du monde antique; le second à l'effondrement de notre monde chrétien. Et, ils découvrent, au jour le jour, les secrètes parentés des temps de crépuscule! ...
[Page de couverture (dos) du roman]

Extrait(s):

A propos de la lecture (pp. 115-118):

Salut à toi, cher Elusate! J'admire comme, du fond de ton siècle indécis, tu interroges l'aventure humaine... je me moque? A peine... Tu philosophes sur cet abandon de la lecture murmurée. Et puis voilà que tu me demandes avec une feinte innocence ce qu'il advient chez nous de la lecture...

Ma foi, cher Aurélien, la lecture chez nous est mal en point, et l'écrit lui-même ne se porte pas bien. Ne crois pas, pour autant, que la parole se revanche. Tout au contraire! L'écrit persiste tel que toi et moi le pratiquons, mais pour toutes les fonctions de transmissions et d'échanges rapides et lointains, nous commençons de nous passer de lui. Il perd ses voyelles et ses consonnes, il se change en codes chiffrés qui parcourent le monde à toute heure et en tout sens. Ce code que nous disons numérique prétend tout réduire à une combinaison de deux éléments : le 1 et ce fameux 0 que vous n'avez pas su découvrir - image du vide! - et que les Arabes nous ont transmis de l'Inde qui l'inventa. Depuis, nous ne calculons qu'avec ce superbe zéro qui a donné le premier branle à notre conquête mathématique.

Sache au moins que, dans notre nouveau code, la couleur rouge intense se dit ainsi: (1111 1111, 00 00 0000, 0000 0000 ... ) Et que tous ces signes peuvent être transcrits par milliards dans des millionièmes de secondes... Est-ce que tu me suis? Ce même code étend ainsi dans l'atmosphère d'invisibles nuées. Il circule comme un vent, un courant d'air, et mille zéphyrs de signes invisibles environnent les hommes. En vérité, le triomphe de ces réseaux est tout récent, et bien des vieillards répugnent à s'y abandonner. Leur emprise va pourtant, j'en suis sûr, changer le monde. Au moins autant que la propagation de l'écriture.

J'aurais d'abord dû te dire que depuis quatre siècles seuls les petits enfants parlent - nous disons ânonnent - ce qu'ils lisent. Il en va ainsi depuis qu'en ces quatre siècles, le livre s'est répandu par milliards de par le monde. Par quel miracle? Par une de ces inventions magistrales qui allaient tout bouleverser: celle des machines capables d'imprimer à répétition des lettres de plomb sur des feuilles de papier qui sont, comme celui que tu es en train de lire, nos modernes papyrus. Les machines « impriment » des livres selon le même principe (et d'ailleurs selon le même mot imprimare) dont vous vous servez pour l'impression de vos sceaux personnels sur les tablettes de cire. Or, au fur et à mesure que la confection des livres passa de la main de vos malheureux copistes jusqu'à ces machines innombrables capables de les imprimer partout et sans relâche, la familiarité, la commodité croissantes des livres firent que la lecture, gagnant peu à peu le plus gros de la population, se fit avec nos seuls yeux et sans le secours de la parole. Plusieurs sortes de savoirs, peu à peu communs, se mirent alors à flotter sur tous les hommes capables de lire et comprendre. Entre eux, les livres portaient des mots et des choses, des idées et des rêves détachés de tout son. On rencontrait bien encore chez nous, il y a cent ans, un écrivain conteur de récits imaginaires qui lisait chez lui, et à toute heure, les textes qu'il créait. Il les faisait passer, disait-il, par son « gueuloir » afin de s'assurer que leur rythme, leur timbre sonneraient dans la cervelle du lecteur comme dans sa propre tête.

«Ecrire avec ses oreilles... » Ultime et anecdotique conseil, ultime hommage à la saveur corporelle du verbe! Car si les poètes (d'ailleurs en voie de disparition) se soucient encore de la musique du mot et des phrases, la prose, elle, s'anémie, le vocabulaire se raréfie, la syntaxe s'appauvrit. Oui, cher Aurélien, l'écriture est bien loin de nos lèvres. Les idées l'entraînent dans leur éther, loin des battements de notre sang, des couleurs de nos yeux, des accents de nos voix. Je pressens que la dernière mue, celle de l'écriture vers le code numérique, va décolorer un peu plus encore nos échanges. On communiquera de plus en plus mais on se parlera de moins en moins. Déjà la conversation telle que tu la prises, agonise. Et déjà s'éteint l'éloquence - elle ira rejoindre la rhétorique, la tragédie, le grand théâtre de musique et de danse qu'on appelle l'opéra dans la vaste crypte des arts défunts... Mais faut-il là-dessus gémir? Pas sûr! Le monde sera autre, voilà tout! Nous n'avons cure en tout cas de ce que nous laissons derrière nous. Nous jouissons du vertige de puissance et de vitesse où s'oublient la pesanteur et peut-être aussi la densité de la chair et de la glèbe. je sais bien ce que tu vas me dire, que nos corps restent lents et lourds... Mais nos pensées, elles, volent plus vite que nos machines volantes. Nous ne pouvons oublier qu'en un demi-millénaire nos machines mécaniques, électriques, chimiques, atomiques auront, pour un milliard d'hommes, allégé la peine des travaux et des jours. Pourquoi ne pas espérer en la mobilisation aisée et rapide de toutes sortes de savoirs, circulant à la vitesse de l'éclair? Ne penses-tu pas que nos esprits, tirés par ces messagers volatils, deviendront plus rapides et légers, mieux préparés à se comprendre et se concerter dans notre planète rétrécie? Suis-je naïf? Il m'arrive de douter. Rassure-moi, cher Aurélien, toi qui m'observe du lointain de ton passé! J'aime avec toi y jeter l'ancre...
Antoine

A propos du bien vivre et du bien mourir (pp. 119-122):

Aurélien à Antoine

Cher Antoine, je ne te sens guère assure - tout auréolé que tu sois des mirifiques conquêtes de tes contemporains - sur ce nuage de bâtons et de ronds qui forment votre code numérique et immatériel. L'incertitude de ce qui vous attend te démange et tu t'y grattes jusqu'au sang. C'est une maladie de toutes époques, mais il me semble qu'elle frappe durement la tienne. Chez nous, seuls les Orientaux, les Phéniciens, les esclaves, quelques affranchis sont à ce point saisis du même mal, mais les citoyens romains, comme moi de l'ancienne école, paraissent mieux immunisés.
J'ignore, en vérité, comment vous philosophez puisque la science va, chez vous, un tel train qu'elle a déjà bousculé, à ce que je comprends, en trois ou quatre siècles, toutes vos théories et supputations sur l'au-delà, les mystères du monde, la composition de la matière. Mais je présume que la science n'a toujours rien à dire sur le mystère de ce qui est et pourquoi il est. Rien à dire sur l'éternelle question : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Si Dieu - ou quelque réponse convaincante - se trouvait au bout de tes machines communicantes, tu m'en aurais déjà instruit. Puisque tu ne me dis rien, c'est sans doute qu'il n'y a rien de neuf à savoir. Je te conseille alors la seule philosophie qui vaille: celle qui nous enseigne à bien vivre et bien mourir. Ce n'est déjà pas une mince affaire...

Je t'avouerai qu'à te lire, je me sens plutôt heureux de ma condition et peu envieux de la tienne. Cet équilibre que mes amis et moi tentons de préserver entre l'otium - le loisir - et son contraire le negotium - les affaires, le travail -, on dirait que vous n'en avez nulle idée. Il y a, chez tout citoyen romain, un homme qui rêve, comme Lucrèce, à «la divine oisiveté du berger». Tout paraît chez vous dirigé vers le seul negotium, vers la conquête de biens nouveaux, vers la possession de tout, et de tous, et très peu vers le souci de vous connaître pour maîtriser, s'il se peut, la conduite de vos vies. Je ne vois pas que vos machines à tout faire, votre acquis de puissance aient en rien diminué l'horrible légèreté humaine (foeda hominum levitas). De votre vie vous semblez être des visiteurs hagards et pressés.
A travers ton courrier, je me représente vos foules comme un nuage tourbillonnant de criquets avides de fondre sur de nouvelles récoltes. Savez-vous seulement si vous désirez habiter cet espace sidéral que vous découvrez? Savez-vous comment les hommes que tu me dis de plus en plus nombreux vont se supporter mieux que jadis sur une planète que tu vois rétrécir par vos prodiges de vitesse? Comment ces populations que les merveilles de ta médecine font de plus en plus âgées vont-elles être acceptées, entretenues par les plus jeunes ? Comment bridera-t-on l'intempérance, la déraison de ceux qui détiennent un armement à ce point terrible qu'il pourrait, m'écris-tu, et j'en suis ahuri, détruire la planète tout entière... je ne vois dans cette perspective rien de si encourageant pour l'espèce...

J'ai beaucoup rêvé à ce code, à cet assemblage de nombres dont tu me parles. je me souviens que mes maîtres, pour m'enseigner les pythagoriciens, me répondaient ce qu'en dit Aristote: «Bons mathématiciens, étonnés des analogies des nombres et des choses, ils crurent que les éléments des nombres étaient les éléments des êtres, et que tout le Ciel est un nombre... » Est-ce cela que vous croyez à votre tour? Pensez-vous, avec votre combinaison de nombres, percer le secret de la matière? Ou le voyez-vous seulement comme un code apte à transmettre et reconstituer les textes et les rendre aussitôt disponibles ? Cette extension de maîtrise à elle seule m'impressionne et sans doute servira-t-elle, comme tu le penses, l'humanité autant que la propagation de l'écriture. Ton époque y est, je l'espère, préparée...
J'y redouterais, pour ma part - mais c'est une impression née des médiocres techniques de mon temps -, que la distribution instantanée et en quelque sorte mécanique d'un savoir absolu par votre système que tu dis « informatique » ne réprime l'effort que chacun doit faire à travers la lecture pour se l'approprier. Et ne vous racornisse l'esprit en le privant de gymnastique. Car enfin vous désirez, j'imagine, gouverner, par ce même esprit, vos machines et nullement en devenir esclaves...

De même, je craindrais pour mon compte cette mobilité qui t'exalte tellement. Tant je prise, quant à moi, la fermeté d'un ordre stable. «Sine lare sine sedibus fixis», Sans foyer ni assiette ferme, je ne sais plus où je suis ni qui le suis. Je m'échappe à moi-même et je ne vois rien de plus opposé à une vie heureuse. «Le mouvement perpétuel est le fait d'une âme malade.»

Vale et me ama,
Aurélien

Source(s):

  • Lucrèce, De la nature des choses, V, 1379-1387:

    1379 At liquidas auium uoces imitarier ore ante fuit multo quam leuia carmina cantu concelebrare homines possent aurisque iuuare. et zephyri caua per calamorum sibila primum agrestis docuere cauas inflare cicutas. inde minutatim dulcis didicere querellas, 1385 tibia quas fundit digitis pulsata canentum, auia per nemora ac siluas saltusque reperta, per loca pastorum deserta atque otia dia.

    Traduction:

    Origine de la musique. On imita avec la bouche le ramage limpide des oiseaux
    bien avant de savoir pratiquer l'art des chants harmonieux
    et charmer les oreilles de leur mélodie.
    Et les sifflements du zéphyr à travers les tiges des roseaux
    enseignèrent aux hommes des champs à souffler dans le creux des pipeaux.
    Puis, peu à peu ils apprirent les douces plaintes
    que répand la flûte animée par les doigts des chanteurs,
    la flûte découverte parmi les bois profonds, les forêts et les pâturages,
    parmi les solitudes animées des pâtres, pendant leurs divins loisirs.

    [A. ERNOUT, Lucrèce. De la Nature, t. II, Paris, "Les Belles Lettres", 1964]

  • Sénèque, Lettres à Lucilius, II, XIII, 19:

    [19] Sed iam finem epistulae faciam, si illi signum suum in pressero, id est aliquam magnificam uocem perferendam ad te mandauero. 'Inter cetera mala hoc quoque habet stultitia: semper incipit uiuere.' Considera quid uox ista significet, Lucili uirorum optime, et intelleges quam foeda sit hominum leuitas cotidie noua uitae fundamenta ponentium, nouas spes etiam in exitu inchoantium. [17] Circumspice tecum singulos: occurrent tibi senes qui se cum maxime ad ambitionem, ad peregrinationes, ad negotiandum parent. Quid est autem turpius quam senex uiuere incipiens? Non adicerem auctorem huic uoci, nisi esset secretior nec inter uulgata Epicuri dicta, quae mihi et laudare et adoptare permisi. Vale.

  • Ammien Marcellin, Histoire, XIV, 4, 3:

    Apud has gentes, quarum exordiens initium ab Assyriis ad Nili cataractas porrigitur et confinia Blemmyarum, omnes pari sorte sunt bellatores seminudi coloratis sagulis pube tenus amicti, equorum adiumento pernicium graciliumque camelorum per diuersa se raptantes, in tranquillis uel turbidis rebus: nec eorum quisquam aliquando stiuam adprehendit uel arborem colit aut arua subigendo quaeritat uictum, sed errant semper per spatia longe lateque distenta sine lare sine sedibus fixis aut legibus: nec idem perferunt diutius caelum aut tractus unius soli illis umquam placet.

Références notamment sur la Toile:

Lecture (murmurée):
Emmanuelle VALETTE-CAGNAC, La Lecture à Rome, Coll. L'Antiquité au présent, 1997, 336 pp., 145 FF.
Roger CHARTIER, Du Codex à l'Ecran: les trajectoires de l'écrit, dans: Solaris, n° 1, Presses Universitaires de Rennes, 1994
Maria TASINATO, L'Oeil du Silence. Eloge de la lecture (L'Occhio del silenzio), trad. fr. par Jean-Paul Managanaro et Camille Dumoulié, éd. Verdier, 1989, 142 pp.

Critique littéraire:
Alexis LIEBAERT, Claude IMBERT. L'extrémiste du juste milieu. dans: L'Evénement du Jeudi, 9 au 15 mars 2000, p. 90

Descripteurs:


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Dernière mise à jour : 17 août 2000