«Nos aïeules ne se préoccupaient pas tant de l'amour! dit-il. Une
Romaine d'autrefois en connaissait-elle même le nom? La foi conjugale, oui. L'amour était avant tout fidélité, estime, dévouement ...
Tu revendiques l'amour avec bec et ongles, ma fille. Que sais-tu exactement de l'amour?»
Valérius [Messala] regarda pensivement le joli visage enflammé par l'indignation.
- Ma chère nièce, raisonne un peu, veux-tu ? Si Cérinthus était né libre, quel serait son sort ? Travailler de l'aube à la nuit pour
un salaire de misère, croupir dans les masures infectes de la Suburre? Et s'il était romain de la plèbe, vendre sa vie et son
âme à quelque noble, dont toute sa vie dépendrait autant qu'elle dépend de moi. Il n'y a que les patriciens pour mener la vie
que nous menons, heureuse et délicate, parce qu'elle nous est assurée par nos domaines et la fortune de nos ancêtres, ou par le
butin de nos guerres, pour les généraux que nous sommes. Un Romain sans ancêtres est condamné à une existence plus dure
que les esclaves des patriciens.
- Ils ont la liberté, au moins !
- La liberté de mourir de faim, oui. Un Romain de race ne peut pas travailler. S'il n'a pas de domaines, comment vit-il ?... Vois
bien que Cérinthus est un privilégié. S'il a envie de lire ou d'écrire, il peut le faire en toute tranquillité. Il peut se reposer s’il en a
besoin, et même dans mes jardins. Oui, il ne peut pas dire mes jardins ou mes statues ; à ce détail près, il en jouit comme
moi. La raison d'être d'une oeuvre d'art étant de réjouir les yeux, qu'importe si ces yeux sont libres ou esclaves ? Il ne mange
pas à ma table, parce que j'ai souci des convenances, vis-à-vis des miens, et aussi de ses compagnons mêmes, pour qui voir un
des leurs manger avec les maîtres serait un scandale sans précédent. Mais je ne crois pas que ce détail fasse souffrir son
orgueil. J'ai souhaité souvent lui donner un logement ou un mobilier supérieurs à ceux des autres, il a toujours refusé, de peur de
susciter la jalousie. En tout cas, il n'a pas à se soucier de sa nourriture ou de ses vêtements, ce qui trouble les nuits de plus d'un
homme libre.
- Il lui faut obéir ! Ne trouves-tu pas cette seule idée insupportable ?
- Mon enfant, tu obéis à ta mère et à moi. Bientôt, tu obéiras à ton époux. Nous-mêmes obéissons aux lois de notre cité, aux
magistrats qui les appliquent. Il n’y a pas de société sans lois, il n'y a pas de lois sans obéissance. L'homme ne peut pas vivre en
dehors de la société. Car dès que trois hommes qui la refusent se mettent à vivre côte à côte, ils forment, déjà, une société dont
les habitudes particulières deviendront des lois. Le bon plaisir n'a jamais laissé subsister aucun groupe, le bon plaisir de l'un
étant immédiatement obstacle au bon plaisir de l'autre. Sauf dans les mondes d'utopie. "
Messala se redressa, et Cérinthus lui prêta l'appui de son bras pour qu'il pût se relever.
"Merci, Cérinthus, dit-il. Vois-tu, Sulpicia, les idées sont trop abstraites en toi. Cérinthus m'a offert spontanément son bras
pour aider le vieillard de quarante ans que je suis, parce qu’il m'aime bien, tout simplement. Je vais lui ordonner de m'apporter
à boire, de lire, d'allumer une lampe. Ce sont des ordres, qui, comme tels, te paraissent insupportables, parce qu’il n'a pas
envie d'accomplir ces menues tâches au moment où je veux qu’il les accomplisse. Ce ne sont, en fait, que les services qu'on se
rend, entre hommes vivant ensemble, pour que la vie nous soit mutuellement vivable. Les soins qu’il aurait pour son père, il les a
pour moi, et c'est le respect, voire l'affection, qui les lui imposent. Tout simplement. "
Cérinthus acquiesça d'un signe de tête résolu.
"Ta nièce est jeune et impulsive, maître. Elle s’indigne où il n’y a pas à s'indigner. Elle veut refaire un monde qui n'a pas besoin
d'être refait. Les philosophes bavardent dans le vide. La liberté sans la richesse est un mot creux. "
Il s’adressa à la jeune fille qui fronçait le sourcil.
"Le Sort n'a pas voulu que je naisse libre et noble, je suis heureux d'être esclave dans la maison où il m'a mis. On peut être
heureux d'obéir, sais-tu ? Oui, tu vas dire que toi tu ne serais pas capable d'obéir ? C'est parce que tu n’as jamais obéi.
Un individu réduit au rang d'esclave peut-il vraiment redevenir pleinement un homme, même si son mâitre l'affranchissait?
Cf. aussi page Web: http://www.ac-rouen.fr/pedagogie/equipes/lettres/annales/a86.html
1. L'éducation d'une jeune fille patricienne à l'époque d'Auguste (dialogue entre Sulpicia et Tibulle, pp. 12-13)
- La robe est belle d'impudeur, belle de volupté. La fille des Sulpicius doit être chastement belle.
- Tu parles comme mon oncle! s'indigna la jeune voix.
- Il l'a vue? s'enquit seulement Tibulle.
- Bien sûr que non!
- Alors, débrouille-toi pour qu'il ne la voie pas ...
- Mon oncle est vieux jeu; pas toi!
- Messala est d'abord un soldat, avant l'amateur d'art. Il ne plait
pas beaucoup aux généraux de Rome que leurs filles ou leurs nièces
singent les femmes douteuses des pays vaincus. Messala quitte juste
ses quarante ans, et, crois-moi, il sait apprécier de jolis voiles sur de
jolies formes. Mais ces formes-là ne sont pas celles de sa nièce, voilà
tout!
- Et pourquoi une patricienne ne pourrait-elle pas s'habiller avec
élégance? Pourquoi nous condamner toujours à ces plis qui n'en
finissent pas, à ce lin opaque et lourd où l'on oublie soi-même qu'on
est une femme?
- Parce qu'on n'est pas une femme, mais une femme respectable; et
qu'il faut être diantrement fort pour te respecter dans cette tenue-là!
- Autrement dit, je dois renoncer à plaire?
- Précisément. Et tu dois savoir, si ta nourrice n'a pas failli à sa
mission, qu'une fille née chez les patriciens n'a pas à plaire à d'autres
qu'à son mari. Quand tu seras mariée, tu pourras exhiber ce nuage
vert pour le plus grand plaisir de ton époux. Pas avant, et pas pour
d'autres.»
Sulpicia avait aux cils des larmes de rage.
«Pour un barbon que je n'aurai pas choisi! que je n'aimerai pas!
c'est d'une injustice! Vous aimez qui vous voulez, vous les hommes,
et pas nous! Pourquoi? Tu ne fréquentes que des courtisanes, toi!
comme Ovide! comme son frère! comme tous les garçons intelligents!
- Je les fréquente, mais je ne les épouse pas! rétorqua paisiblement le poète. Or, les patriciennes sont des femmes a épouser.
- Donc, pas à aimer! Ainsi, les affranchies et les filles des
basiliques sont plus heureuses que nous! Nous sommes romaines!
nous sommes les filles des maîtres du monde! et nous ne sommes pas
libres!»
Elle s'écarta d'un geste rageur et resta silencieuse, les lèvres durement gonflées par une moue d'obstination dangereuse.
Tibulle songeait.
Elle tourna la tête vers lui, méfiante. «Ce que je sais de l'amour?
Mais... ce que tu m'en as dit!
- Moi?
- Toi, oui! et Callimaque, et Sapho, et Théocrite, et tous ceux
que je connais par coeur! J'ai bien appris mes leçons, tu sais!
- C'est bien ce que je disais : ombres, fumées, chimères! Et au
nom de ces fumées-là, te voilà prête, avec quelques-unes de tes
pareilles, à ébranler tout notre monde. Il est dur à ébranler, sais-tu, le
monde des hommes romains! ... Oui, nous avons eu tort, notre
époque a eu tort.
- Tort de s'ouvrir à la culture, peut-être? Tort de penser un peu
moins guerre, et politique, et domination?
- Non! corrigea le poète, impassible. Tort d'avoir permis aux
femmes de s'instruire. Dès qu'une femme sait penser...
- Tu es odieux! odieux! Moi qui t'aimais bien parce que tu es un
peu femme!»
Le poète éclata d'un grand rire spontané.
«Va dire ça à Glycère ou à Délie! répliqua-t-il enfin d'une voix où
le rire s'attardait.
- Je me comprends!» s'écria-t-elle, furieuse de sa maladresse.
«Tu as la sensibilité, la délicatesse d'âme que nous avons, nous
autres! Tu ne ressembles en rien à mon oncle, ni à notre voisin
Agrippa, ni à leurs amis!
- C'est sans doute parce que j'ai été élevé par des femmes ...
- J'aime bien ta soeur! dit Sulpicia. Mais elle est trop soumise.
Comme si elle n'existait pas en dehors de toi.
- Tu ferais bien de l'imiter! » dit seulement Tibulle, dont le
regard effleura, sévère, les épaules nues dans les moirures fluides.
«Enfin! s'exclama Sulpicia en se dressant impétueusement, je n'ai
même pas de nom qui soit à moi seule! je n'existe que par mon
corps! Est-ce que oui ou non mon corps est à moi?»
Tibulle se mit à rire doucement, tira jusqu'à lui, par une boucle
noire échappée, la jolie tête frondeuse, et murmura d'un ton
persuasif: «Il n'est pas à toi, il est à tes aïeux. C'est assez dur à
admettre, mais c'est ainsi!»
2. L'esclavage (dialogue entre Sulpicia et Messala, son oncle, pp. 57-58)
- Ma petite Sulpicia, dit posément Valérius, il faut que ce garçon
apprenne une chose, c'est qu'on ne dit pas forcément aux princes de
la terre tout ce qu'on a envie de leur dire, quand on n'est pas un
homme libre - et même, d'ailleurs, quand on l'est. S'il faut qu'il y
laisse la peau du dos pour le comprendre, tant pis pour lui.
- Mais enfin, c'est injuste! s'exclama-t-elle, révoltée. Il devait
supporter sans protester les mots outrageants qu'elle prononçait! une
gamine de seize ans! et lui, un... »
Elle s'arrêta.
«Un esclave, ma chérie! acheva doucement Messala.
- Il n'est donc qu'un objet aux mains des autres? Il ne doit pas
avoir de coeur? Pas de fierté?
- Il n'a même pas d'âme, Sulpicia. Aux yeux de beaucoup, c'est
un animal; plus intelligent que l'animal ordinaire, mais sans plus
d'importance.
- Mais Cérinthus sait penser, j'imagine?
- Je le suppose bien! dit flegmatiquement Valérius, et je ne
l'aurais pas acheté aussi cher s'il n'avait pas valu plus qu'un autre.
Néanmoins, pour ce qui est de la loi, il n'existe pas.
- Il est né d'un homme et d'une femme, pourtant! comme n'importe
quel Romain! Il est courageux, puisqu'il est revenu se livrer à
toi. Et il doit subir les chaînes et les coups sans se défendre, comme
s'il était un lâche! Pourquoi l'avilir ainsi? Pourquoi ne lui donnes-tu
pas la chance qu'on donne toujours au soldat ennemi courageux?
- Pour qu'il me démolisse deux ou trois serviteurs! s'exclama le
général en riant. Il est solide, le gaillard!... Trop de philosophie,
Sulpicia. Le Sort a voulu qu'il naisse esclave comme il a voulu que
nous naissions libres, on n'y peut rien. Pourquoi les plébéiens des bas
quartiers sont-ils nés misérables, et toi dans l'une des plus riches
familles de Rome? La naissance est l'un des plus grands mystères qui
soient. Ce n'est pas pour rien que la Fortune porte un bandeau sur
les yeux! ... Cérinthus est né dans l'esclavage; ni toi ni moi n'y
pouvons rien. Tenons donc ce fait pour acquis, et faisons-lui
comprendre qu'il ne s'est pas conduit comme il l'aurait dû. Voilà
tout.»
3. L'esclavage (dialogue entre Sulpicia et Cérinthus, pp. 86-87)
- La Reine est sur la tour, qui attend les signaux ... », lut Cérinthus,
posément.
Il expliqua tout le passage en latin, d'une voix où avait disparu
toute trace d'émotion. Sulpicia buvait ses paroles. Les phrases
superbes de l'altière Clytemnestre prenaient, bien prononcées, un
relief saisissant, et elle se surprit à vibrer pour le poème, et non pour
le lecteur. Cérinthus, lassé, s'était assis à ses pieds lorsque, alertée
par l'altération de sa voix, elle lui en avait donné l'ordre. Sulpicia le
regardait, l'apprenait pour s'en souvenir, quand elle ne le verrait plus.
Il se penchait un peu pour lire, avant de relever son visage vers elle
pour commenter le texte. Quand il se penchait, son bras s'appuyait
contre la cuisse de la jeune fille qui plissait les yeux d'émotion.
Tu lis admirablement! dit-elle, quand il replia le rouleau. Et tu
expliques à merveille. Oui, c'est une idée magnifique, ces coureurs de
feu que je ne comprenais pas ... Tu as donc pu faire des études?
- Oui. Mon premier maître m'a élevé avec ses fils, j'ai profité des
leçons qu'on leur donnait. Messala m'a acheté voici une dizaine
d'années, il a voulu que je complète mon éducation avec Messalinus
... J'ai obéi avec bonheur.
"Messala m'a acheté " ... cela me fait frémir! observa Sulpicia.
- Mais pourquoi? Tu admets bien qu'on achète un cuisinier ou
une fileuse? Messala avait besoin d'un homme qui sût lire et écrire,
compter et copier, réciter et raisonner. Il m'a acheté, et j'en suis
heureux.
- Peut-on être heureux si l'on est esclave?
- La question ne se pose pas en ces termes. Rien ne sert de
pleurer sur ce qu'on ne peut empêcher.
- Tu aurais pu naître riche, puissant, ou le devenir, tu as
l'intelligence qu'il faut. Cette injustice du Sort ne te révolte donc
pas?»
Cérinthus sourit avec indulgence.
«Je vois de jeunes riches. je pense Ils auraient pu naître
intelligents", et je les plains. Crois-moi, domina, je suis heureux. Du
moins, j'étais heureux.»
Elle baissa la tête.
« A ta place, je me révolterais! dit-elle avec véhémence.
- Je ne tiens pas à porter sur le front les trois lettres gravées au fer
rouge! répliqua-t-il. Se révolter, d'ailleurs, c'est s'ôter à soi-même le
repos, puisque, de toute façon, on ne peut pas en sortir. J'ai la chance
d'appartenir à un homme bon, intelligent et noble, qui me traite un
peu comme son fils et à qui je suis sincèrement attaché. Que
demander de plus?»
Il secoua la tête avec ironie et ajouta, en grec:
«D'être noble aussi, pour épouser sa nièce! ... J'adresserai ce voeu
au Ciel, je suis persuadé qu'il m'entendra.»
Il y avait tout à coup sur le beau visage grave une mélancolie
douloureuse qui voilait ses yeux et déformait sa bouche.
« C'est maintenant seulement que ma condition me désespère!
ajouta-t-il.
- Je ne veux pas que tu sois malheureux à cause de moi! » dit
fermement Sulpicia.
Quel démon la poussa à poursuivre d'un ton ironique et léger:
«Une femme n'est pas différente d'une autre femme! Même esclave,
tu peux avoir des maîtresses, j'imagine? Tu te consoleras bien vite!»
Elle n'avait donc rien compris! Les yeux agrandis par une brutale
amertume, Cérinthus se redressa comme sous une insulte.
"C'est un ordre, domina?
- Une pure curiosité! répliqua-t-elle en soutenant, menton pointé, le défi de ses yeux.
- J'en ai eu, j'en aurai. Oui, rassure-toi, d'autres sauront me consoler. Si j'étais assez stupide pour rêver d'idéal, les réalités m'apporteront leurs délices vraies et solides!"
4. L'esclavage et la vraie liberté (dialogue entre Sulpicia et Messala, son oncle, pp. 118-119)
- Mon oncle! s'insurgea Sulpicia. C'est un sophisme! Les philosophes ont beau affirmer que tout homme est esclave, de sa fortune ou de ses désirs, c'est toujours de la
rhétorique ! Même un avare ou un débauché est libre de sortir et d'aller où il veut ! Est-ce que Cérinthus peut sortir de chez toi
sans ta permission ?
5. Steven SAYLOR, L'étreinte de Némésis: La condition d'esclave, pp. 207-208
...
Quand la fortune a fait d'un homme un bien, une simple chose qui s'achète et qui se vend, il est impossible que cet homme retrouve sa dignité. Peut-être rachètera-t-il son corps, mais jamais son âme.
...
Oui, un esclave peut racheter sa liberté, mais seulement si son maître le permet. Le fait même de permettre à un esclave de réunir la somme nécessaire à son rachat est un leurre, puisqu'un esclave ne peut rien posséder en propre; tout ce qu'il peut posséder appartient à son maître. Et même après son émancipation, un affranchi peut redevenir esclave s'il témoigne de l'impertinence à l'éndroit de son ancien maître. La bienséance lui interdit de s'introduire par le mariage dans une famille respectable. Un affranchi peut être citoyen; il ne sera jamais vraiment un homme.
...
Les esclaves n'ont aucun lien avec le passé. Comment pourrait-il en être autrement, ils ignorent même le nom de leurs ancêtres? Ils sont comme les champignons qui surgissent de la terre en grand nombre selon le plaisir des dieux. A quoi servent-ils? Les esclaves sont les instruments humains mis à notre disposition par la volonté divine; cette volonté qui inspire les grands hommes et enrichit une grande République comme la nôtre. Ils n'ont pas de passé et le passé ne les intéresse en rien. Ils n'ont pas davantage de sens de l'avenir.
...
L'esclave ordinaire qui travaille dans les champs vit au jour le jour ... Au-delà de ses besoins immédiats et de la nécessité de satisfaire son maître, il est conscient de très peu de choses. Voilà la condition naturelle de l'esclave: être satisfait de son sort ou, à défaut, s'y résigner. Pour de tels hommes, se révolter et tuer leurs supérieurs est contre nature. La révolte de Spartacus - comme celle du sorcier Eunus et d'une poignée d'autres - est une aberration, une perversion, un accroc dans la grande toile du cosmos tissée par les Parques.
Responsable académique :
Alain Meurant
Analyse :
Jean Schumacher
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Dernière mise à jour : 13 juin 2000