TEXTES TEMOINS
1. LEGRAND d'AUSSY, Le Lai
de Narcisse
Narcisse a refusé l'amour de Dane, la fille du roi qui a
demandé sur lui la vengeance des Dieux. Nous sommes ici au moment où Narcisse,
épris de son reflet, meurt en la présence de Dane.
En ce moment, il voit Dane
arriver : Amour l'avait conduite à la fontaine. Ce dieu voulait lui montrer
comment était puni l'ingrat pour lequel il l'avait en vain enflammée. Narcisse
la reconnaît et veut lui parler; mais la voix lui manque. Il lui tend la main,
en levant les yeux vers le ciel, comme pour lui demander pardon et reconnaître
la juste punition des dieux. Dane consternée s'assoit à ses côtés ; elle lui
pose la tête sur son sein, le couvre de mille baisers brûlants, le baigne de
larmes. Mais c'en est fait, il n'est plus temps, et elle le voit expirer dans
ses bras. Alors son désespoir s'exhale en longs cris douloureux. Elle cherche
encore à rappeler son amant à la vie par les caresses les plus douces qu'Amour
puisse prodiguer. Mais convaincue enfin qu'il n'est plus d'espérance, furieuse
et détestant la vie qu'elle ne conservait que pour aimer Narcisse, elle se
jette sur ce corps sans vie, elle colle sa bouche sur sa bouche, pousse un soupir,
et meurt. Que le ciel, ajoute l'auteur, préserve d'un sort pareil ceux qui
aimeront comme elle. Mais profitez bien de cet exemple, vous surtout qui avez
inspiré de l'amour à quelqu'un.
(Anciens fabliaux, 1, Paris, Jules Renouard Librairie, 1829)
2.
APULEE, L'âne d'or
21. Après
quelques nuits seulement ainsi passées dans les plaisirs, voici quun jour Photis
accourt vers moi tout excitée et fort tremblante, et mapprend que sa
maîtresse, qui navait pas encore pu faire par les autres moyens le moindre
progrès dans son aventure amoureuse, devait, la nuit suivante, se recouvrir de
plumes et devenir oiseau, et voler, de la sorte, vers lobjet de ses désirs.
Elle ajoute que je devais me préparer prudemment à observer un si grand
événement. Bientôt, vers la première veille de la nuit, elle me conduit à cette
fameuse chambre de létage, sur la pointe des pieds, sans faire le moindre
bruit, et minvite à regarder par une fente de la porte la scène que voici:
Pamphile commença par se dévêtir entièrement, puis elle sortit, dun coffret
quelle ouvrit, plusieurs boîtes; alors, enlevant le couvercle à lune delles,
elle se massa longuement avec un onguent quelle en tira, senduisant tout
entière, depuis les ongles jusquau sommet de la tête, puis, après avoir
adressé, à voix basse, de longs propos à sa lampe, elle se mit à battre des
membres à petits coups pressés. Pendant quelle leur imprimait ainsi un
mouvement souple et continu, il en jaillit un duvet encore tendre, puis lon
vit grandir de fortes pennes, son nez durcit et se recourba, ses ongles
devinrent épais et crochus. Pamphile se transforma en hibou. Émettant un cri
rauque, elle essaya sa nouvelle forme et sautilla, à plusieurs reprises, sur le
sol ; bientôt elle séleva dans les airs et senvola au loin à grands coups
daile.
22. Elle, elle sétait métamorphosée par ses enchantements et volontairement,
mais moi, qui navais été ni enchanté ni victime dun sort, je demeurai frappé
de stupeur devant le fait dont je venais dêtre témoin, et javais limpression
dêtre nimporte quoi, sauf Lucius. Hors de moi-même, stupéfait jusquà la
démence, je vivais un songe éveillé; je me frottai longuement les yeux, me
demandant si vraiment je ne dormais pas. Enfin, je revins au sentiment de la
réalité et, saisissant la main de Photis, je la portai à mes yeux : «
Permets-moi, je ten supplie, dis-je, tant que loccasion nous y invite, de
devoir à ton affection un service considérable, unique: donne-moi un peu de cet
onguent, de la même boîte, je ten conjure par ces yeux qui tappartiennent,
mon petit sucre; attache-toi de la sorte à jamais par un service que lon ne
saurait assez reconnaître celui qui est déjà ton esclave, et fais en sorte que
je sois auprès de toi, ma Vénus, un Amour ailé !
Ah oui? dit-elle, vieux renard, petit chéri, tu voudrais mamener à donner
moi-même des verges pour me faire fouetter ? Innocent comme tu les, cest à
peine si je puis te sauver des louves thessaliennes; si te voilà oiseau, où te
chercherai-je, et je te verrai quand ?
23. Ah! répondis-je, que les Dieux éloignent de moi un acte aussi noir !
Aurais-je même le vol de laigle pour mélever dans les airs, à travers tout le
ciel, messager infaillible du souverain Jupiter, ou son écuyer joyeux, je nen
reviendrais pas moins à tire-daile vers mon cher petit nid, après avoir ainsi
connu lhonneur dêtre oiseau. Je le jure par les liens délicieux de tes
tresses, grâce auxquels tu as enchaîné mon âme : je ne préfère aucune femme à
ma chère Photis. Mais il me vient une idée, quand jy réfléchis : une fois que
je serai devenu un oiseau de cette sorte, en menduisant de cet onguent, je
devrai me tenir éloigné de toute demeure humaine. Quel bel, quel aimable
amoureux pour le plaisir dune femme, quun hibou ! Dailleurs, ne voyons-nous
pas que lon a grand soin de capturer ces oiseaux de nuit, lorsquils ont
pénétré dans une maison, et quon les cloue sur la porte, afin dexpier, par
leur propre supplice, la catastrophe dont ils menacent les habitants par leur
vol de mauvais augure ? Mais, détail que jallais presque oublier de te
demander, quaurai-je à dire ou à faire pour me dépouiller de mes plumes et
redevenir ce Lucius que je suis?
Ne tinquiète pas pour cela, dit-elle, la maîtresse ma appris tous les
moyens par lesquels il est possible de rendre à leur forme humaine les êtres
ainsi métamorphosés. Ne crois pas quelle lait fait par gentillesse, mais pour
que, quand elle rentre, je puisse lui venir en aide en lui donnant le remède
voulu. Vois enfin avec quelles plantes de rien, et tout ordinaires, on peut
produire de si grands effets : un peu daneth, joint à des feuilles de laurier,
jeté dans de leau de source, avec laquelle on se lave et que lon boit. "
24. Après mavoir répété ces affirmations, elle se glisse en tremblant de tout
son corps dans la chambre et tire une boîte du coffret. Je pris la boîte à deux
mains, je lui donnai des baisers et la priai de bien vouloir maccorder la
faveur dun vol heureux. Puis, retirant à la hâte tous mes vêtements, jy
plongeai avidement les mains et, puisant une bonne quantité donguent, je me
frictionnai toutes les parties du corps. Et déjà je m'efforçais dimiter les
mouvements dun oiseau en agitant alternativement les bras, mais pas le moindre
duvet, pas la plus petite plume nulle part, au lieu de cela, mes poils
sépaississent et deviennent des crins, ma peau, si tendre, se durcit et
devient un cuir, aux extrémités de mes mains je ne sais plus combien jai de
doigts, tous se ramassent en un seul sabot, et, au bas de mon dos pousse une
immense queue. Déjà mon visage est difforme, ma bouche sallonge, mes narines
sont béantes, mes lèvres pendantes, et mes oreilles, de la même façon,
grandissent démesurément et se hérissent de poils. Je ne vois à ma triste
métamorphose quune seule consolation, cest que, bien quil me soit désormais
impossible de prendre Photis dans mes bras, mon sexe saccroît.
25. Et tandis que, incapable de rien faire pour me sauver, japerçois, en
regardant mon corps, non pas un oiseau, mais un âne ; maudissant laction de
Photis, mais privé désormais de la possibilité de faire les gestes et
demployer les mots des hommes, je laisse pendre la lèvre inférieure et lui
lance, de mes yeux humides, un regard de côté pour lui adresser, de la sorte,
des reproches muets. Dès quelle me vit ainsi transformé, elle se frappa
violemment la figure et : « Malheureuse, sécrie-t-elle, je suis morte; la
crainte et la hâte ont fait que je me suis trompée, jai été induite en erreur
par la ressemblance des boîtes. Mais tout va bien, car le remède à cette
métamorphose est facile à trouver et abondant. Tu nauras quà mâcher des roses
et aussitôt tu cesseras dêtre âne pour redevenir, par une transformation
inverse, le Lucius que jaime. Si seulement, ce soir, javais préparé, comme je
le fais dhabitude pour nous, quelques guirlandes, tu naurais pas à subir de
retard, même pour une seule nuit. Mais, dès le point du jour, le remède viendra
aussitôt. " (liv. III)
APULEE, L'âne d'or ou Les métamorphoses, trad.
de P. Grimal, Gallimard
3.
KAFKA, La métamorphose
En se réveillant
un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit,
métamorphosé en un monstrueux insecte. Il était sur le dos, un dos aussi dur
qu'une carapace, et, en relevant un peu la tête, iI vit, bombé, brun, cloisonné
par des arceaux plus rigides, son abdomen sur le haut duquel la couverture,
prête à glisser tout à fait, ne tenait plus qu'à peine. Ses nombreuses pattes,
lamentablement grêles par comparaison avec la corpulence qu'il avait par
ailleurs, grouillaient désespérément sous ses yeux.
Qu'est-ce qui m'est arrivé ? pensa-t-il. Ce n'était pas un rêve. Sa
chambre, une vraie chambre humaine, juste un peu trop petite, était là
tranquille entre les quatre murs qu'il connaissait bien. Au-dessus de la table
où était déballée une collection d'échantillons de tissus - Samsa était
représentant de commerce - on voyait accrochée l'image qu'il avait récemment
découpée dans un magazine et mise dans un joli cadre doré. Elle représentait
une dame munie d'une toque et d'un boa tous les deux en fourrure et qui, assise
bien droite, tendait vers le spectateur un lourd manchon de fourrure où tout
son avant-bras avait disparu.
Le regard de Gregor se tourna ensuite vers la fenêtre, et le temps maussade -
on entendait les gouttes de pluie frapper le rebord en zinc - le rendit tout
mélancolique. Et si je redormais un peu et oubliais toutes ces sottises ?
se dit-il ; mais c'était absolument irréalisable, car il avait l'habitude de
dormir sur le côté droit et, dans l'état où il était à présent, il était
incapable de se mettre dans cette position.
4.
Pascal QUIGNARD, Narcisse
Je ne sais pas où les modernes ont pris que Narcisse s'aimait
lui-même et qu'il en fut puni. Ils n'ont pas trouvé cette légende chez les
Grecs. Et ils ne l'ont pas empruntée aux Romains. Cette interprétation du mythe
suppose une conscience de soi, une hostilité à la domus personnelle du
corps, ainsi que l'approfondissement de l'anachorèse intérieure que le
christianisme entraîna. Le mythe est simple : Un chasseur est médusé par un
regard, dont il ignore qu'il est le sien, qu'il perçoit à la surface d'un ruisseau
dans la forêt. Il tombe dans ce reflet qui le fascine, tué par un regard
frontal.
Pourquoi Narcisse sur les fresques romaines
n'est-il jamais penché sur son reflet ?
C'est l'augmentum. C'est l'instant qui
précède la mort. S'il se penche, dès l'instant où son propre regard le fascine,
il sera englouti.
Où tombe-t-il en plongeant dans le regard
tourné vers lui ? Il tombe dans la scène elle-même : il est né du viol
d'une rivière par un fleuve. Les Anciens sont précis : ce n'est pas l'amour
qu'il a de sa copie, qui le tue, c'est le regard.
Il y a trois versions
des légendes de Narcisse. En Béotie, le muthos était le suivant :
Narkissos habitait Thespies. Narkissos était un jeune homme qui aimait chasser
sur l'Hélicon. Il était follement aimé par un autre jeune chasseur qui
s'appelait Ameinias. Narkissos ne le supportait pas, le repoussait sans cesse,
le rebutait au point qu'un jour il lui fit envoyer comme présent une épée.
Ameinias reçut l'arme, l'accepta, la saisit, sortit de chez lui, alla devant la
porte de Narkissos toujours l'épée à la main et se tua en invoquant, par le
sang qui allait couler sur la pierre de la porte, la vengeance des dieux.
Quelques jours après le suicide dAmeinias,
Narkissos étant allé chasser sur lHélicon , il désira boire dans une
source. Son regard sarrêta sur le reflet du regard quil voyait et il se
suicida.
Pausanias rapporte la leçon suivante : Narkissos aimait une
sur jumelle qui mourut dans son adolescence. Il en ressentit une douleur si
grande quelle l'empêchait d'aimer les autres femmes. Un jour quil se vit dans
une source, il vit sa sur et les traits de ce visage consolèrent son chagrin.
Il ny eut plus de source ou de rivière sur son chemin quil ne désirât se
pencher sur leur rive afin de retrouver cette image qui le consolait de son
deuil.
Cette version rationalisante de Pausanias a lavantage de la
clarté : le héros ne songe pas une seconde à sadmirer lui-même dans le miroir
que leau présente à son visage.
Ovide écrit le conte suivant : Narcissus était le fils du
fleuve Céphise et de la rivière Liriopé. Le dieu Céphise avait sailli la nymphe
par violence. Dès que lenfant fut né, la nymphe Liriopé partit en Aonie
interroger le devin Tirésias sur le destin que la vie réservait à son fils.
Tirésias était aveugle; il avait eu les deux yeux condamnés à la "nuit
éternelle" (aeterna nocte) parce qu'il avait connu le plaisir à la
fois sous la forme de femme et sous celle d'homme. Tirésias aveugle répondit à
Liriopé : Si se non nouerit (Sil ne
se connaît pas).
Agé de seize ans, Narcissus devint si beau que non seulement
les jeunes filles, non seulement les jeunes garçons, mais les nymphes le
désirèrent, particulièrement une nymphe qui s'appelait Echo. Il les repoussa
tous. Aux jeunes filles, aux jeunes gens, aux nymphes, il préférait les cerfs
dans la forêt.
Écho se désespérait dans lamour. Elle allait jusquà
répéter tous les mots que disait celui dont elle était amoureuse. Frappé de
stupeur (stupet), Narcissus jetait
des regards de tous les côtés en entendant la voix.
- Coeamus ! (Réunissons-nous !) cria-t-il
un jour à la voix mystérieuse dont il ne connaissait pas le corps et qui le
poursuivait. La voix mystérieuse répondit :
- Coeamus ! (Coïtons !)
Prise sous le charme de ce quelle venait de dire, la nymphe
Écho sortit soudain de la forêt. Elle se précipite. Elle enlace Narcissus.
Aussitôt il la fuit. Dédaignée, Echo se retire dans la forêt. Accablée de honte
(pudibunda), elle y maigrit. Bientôt
il ne resta plus de lamoureuse que la voix et les os. Les os se transformèrent
en rochers. Alors il ne resta plus delle que sa voix gémissante. Sonus est, qui uiuit in illa (Un son,
voilà tout ce qui survit en elle).
Les filles méprisées, les garçons
méprisés, les nymphes méprisées demandent vengeance au ciel.
Narcissus part chasser un jour de
grande chaleur. Las de la chasse, assoiffé par la chaleur du jour, il vient se
coucher sur lherbe, son épieu à la main, près de la fraîcheur d'une source. Il
veut apaiser sa soif, se penche. Tandis qu'il boit, voyant son image, il tombe
amoureux dune illusion sans corps (spem
sine corpore amat). Il prend pour un corps ce qui nest que de leau (corpus putat esse quod unda est). Il
demeure stupéfait, le visage immobile (immotus),
semblable à une statue taillée dans le marbre de lîle de Paros (ut e Pario formatum marmore signum). Il
contemple ses yeux qui lui paraissent deux astres. Sa chevelure est aussi belle
que celle de Bacchus (dignos Baccho).
Quid uideat, nescit; sed quod uidet uritur illo (Ce qu'il voit, il l'ignore mais
ce qu'il voit le consume). Atque oculos
idem qui decipit incitat error (La même erreur qui attise ses yeux les
excite).
Per oculos perit ipse suos (Il périt lui-même par ses propres yeux).
Ovide poursuit plus avant encore
le mythe : Arrivé aux Enfers, sur la rive du Styx, Narcissus se penche encore
et contemple leau noire qui traverse lenfer (in Stygia spectabat aqua).
Ovide est si sûr de la fascination meurtrière qui a lieu de regard
à regard que lui-même, le conteur, apostrophe son héros et lui fait la leçon :
" Crédule enfant, pourquoi t'obstines-tu vainement à vouloir prendre dans
tes bras une image fugitive (simulacra fugacia)? Ce que tu
recherches nexiste pas. Lobjet que tu aimes, tourne-toi et tu le perds. Le
fantôme (umbra) que tu aperçois n'est
que le reflet (repercussio) de ton image (imago)." Mais
Narcisse ne veut rien entendre de ce que lui dit son auteur et reste sidéré par
les deux yeux qu'il a devant lui.
Ovide note que Narcisse voit dans son reflet une statue de
Bacchus. Le reflet ne dit pas la ressemblance. Lode dHorace à son jeune amant
que Ronsard a repris à ladresse de Cassandre le manifeste : "Ce teint que
tenvierait une rose pourprée disparaîtra sous une barbe épaisse, ô Ligurinus.
La longue chevelure qui flotte sur tes épaules tombera. Tu diras en voyant dans
le miroir un autre (in speculo uideris
alterum) : Que nai-je aujourdhui ma face
dautrefois ! Que nai-je autrefois pensé comme aujourdhui !" (Odes, IV, 10) L'apparence des hommes
est aussi labile que leau qui passe et leur identité aussi peu personnelle que
son écoulement et son remous. Pour les Anciens, ce n est pas lamour quil a
de son apparence sur l'eau qui tue Narcisse : cest le regard de la fascinatio.
Cest le regard quévite la
peinture romaine. Comment les peintres romains représentent-ils Narcisse ?
Juste avant linstant de mort, comme Médée contemplant ses enfants en train de
jouer aux osselets. Narcisse sur les fresques nest pas encore fasciné par le
reflet qui se trouve à ses pieds. Il fait chaud. Cest une clairière dans la
forêt. Le jeune chasseur tient encore son épieu à la main. Il na pas encore vu
leau qui coule à ses pieds. Il ne sy est pas encore penché. Il na pas encore
vu sa repercussio, que nous-mêmes voyons à peine et qui est peinte
délibérément à la hâte.
Il faut éviter le regard direct. Mais Narcisse n'a pas
prémédité les ruses de Persée pour éviter le regard de Méduse. Il ignore le face
à face mortel. Il ignore qu'existe un apotropaion pour éviter le regard
d'envie : le fascinus. L'eau du ruisseau dans la forêt est toujours le miroir
du temple de Lycosoura où dans le bronze obscur le fidèle ne voyait pas son
visage mais contemplait un dieu ou un mort dans le monde des enfers.
Tel est l'avertissement que l'Eros adressait à Psychè concernant
son corps : Non uidebis si uideris (Tu ne le verras plus si tu le
vois).
Il est interdit de regarder devant soi (Persée, Actéon, Psychè). Il
est interdit de regarder derrière soi. C'est ce qu'Ovide le conteur dit à
Narcisse en interrompant son récit, et qu'il lui dit curieusement dans les
termes qui s'imposeraient pour s'adresser à Orphée plus qu'à Narcisse : Quod
amas, auertere, perdes (L'objet que tu aimes, si tu te retournes, tu le
perdras). Pourquoi Narcisse songerait-il à se retourner ? Le regard
latéral des femmes romaines, ou bien s'arrache au face à face, ou bien entame
un retournement qu'elles n'achèvent pas.
Psychè ne dénude pas le corps d'Eros : dans la nuit de la
chambre, en approchant la lampe à huile de son visage, elle le brûle à
l'épaule. Il disparaît sous forme d'un oiseau. Le comte de Lusignan, portant
son il unique de voyeur au trou ce la paroi en plomb, voit Mélusine nue dans
sa cuve : elle disparaît sous la forme d'un poisson.
Oedipe sarrache les veux.
Tirésias pour avoir connu les plaisirs des deux sexes est aveuglé. La Gorgone
est victime de son reflet dans le miroir que lui tend Persée, miroir comparable
à leau maternelle que la nymphe Liriopé tend à Narcisse. LEros Phanès des
Orphiques possède, avec les deux sexes de l'homme et de la femme, deux paires
d'yeux. Dionysos enfant, entre sa toupie, son rhombos et ses osselets, tombe
dans son miroir (le monde) où il est découpé en morceaux par les Titans. Le
miroir de Dionysos est le miroir de Narcisse qui est aussi
le miroir dAuguste. Comme les Romains reprirent à peu près tout aux
Grecs sous sa forme théâtrale, Auguste, le dernier jour de sa vie,
"réclama un miroir" (petito speculo). Suétone rapporte
l'instant de mort de lempereur (Vie des
douze Césars, XCIX) :
" Il fit arranger ses cheveux. Il fit relever ses joues pendantes. Puis il
fit introduire ses amis et il leur demanda sil leur paraissait avoir bien joué
jusqu'au bout la farce de sa vie. Même, il ajouta en langue grecque la
conclusion traditionnelle: Si la pièce vous a plu, donnez-lui vos
applaudissements et tous ensemble manifestez votre joie (charas)." Alors il les renvoya. Juste après, il
eut une peur soudaine (subito
pauefactus). Il se plaignit dêtre entraîné par quarante jeunes gens (quadraginta juuenibus) et il mourut.
Actéon ne savait pas qu'il allait
surprendre la nudité de Diane. Les chiens ont dévoré le regard face à face. Le regard subit la passion de ce
qu'il ignore. Le désir de voir est l'inconnu. Auguste reçut Ovide, le frappa de
relégation selon la loi qu'il avait promulguée "en quelques
mots sévères et tristes", pour avoir vu ce qu'il ne devait pas voir et que
nous ne saurons jamais. Ce sont les vers 103 du IIe livre des Tristes
: "Pourquoi ai-je vu quelque chose?(Cur aliquid uidi ?) Pourquoi ai-je rendu mes yeux coupables ?
Pourquoi n'est-ce qu'après mon imprudence que j'ai compris ma faute (culpa mihi)? Ovide propose lui-même la comparaison avec Actéon (inscius
Acteon). La divinité ne fait
point grâce à l'offense involontaire. Du jour où m'entraîna une fatale erreur (mala error) date la perte de ma maison (domus).
Auguste exila Ovide au bout du monde : sous "laxe
glacial" de la vierge Parrhasia. "Personne ne sest vu assigner une
terre qui fût plus lointaine. Au-delà de moi : rien. Leau de la mer pétrifiée
par les glaces. Ce sont les premières pages de la conscience de soi. "Je
suis celui qui veut en vain devenir pierre. Dans mes écrits cest de moi que je
parle. Je mefforce de ne pas mourir en silence. Ecrire des livres est une
maladie que menace la folie. Il y a une relation d'échange qui ne petit
s'interrompre entre l'objet perdu, l'objet sans prix, le monstrum, la chimère, le prodige, l'art.
"Deux fautes mont perdu : mes vers et mon égarement (Perdiderint cum me duo crimina : carmen et error). Sur la seconde
faute je dois me taire (silenda
culpa)."
Julius Bassus disait : « Nous agissons avec plus dassurance quand
nous ne voyons pas ce que nous faisons. Et latrocité de lacte (atrocitas facinoris) a beau n'être pas
moins grande, notre effroi (formido) est
moins grand" (Sénèque le Père, Controverses, VII, 5).
Les corps n'ont pas de distance à ce quils sont. Les corps ne
possèdent pas vraiment leurs organes. Nous nous enfonçons dans le corps dans le
plaisir, nous ne le possédons jamais. De même quand nous lisons passionnément
nous n'avons pas de livre entre les mains et nous cessons d'être une présence,
nous cessons dêtre un corps affecté par lui-même. Le corps personnel nexiste
clans la conscientia que comme corps souffrant ou comme apparence dans
les yeux dautrui. Le drame des amants est de ne pas se donner suffisamment au
bout de leur corps dans lamour. Lamour est puritain. Ils n'évoquent pas
létreinte qui les a réunis parce qu'ils ne lont jamais assez vécue. Vivre
létreinte jusquau bout du corps est le plus difficile de lamour. Nous ne
sommes jamais assez appliqué à notre corps. Nous ne sommes jamais assez immeditatus. Le plaisir ne sy prête
pas, lui préférant loubli, la hâte à s'assouvir.
Narcissus raconte l'impossible autoscopie, l'impossible gnôthi seauton, l'impossible regard en arrière sur le passé. Orphée, sur les
cordes de sa lyre, tentait d'adoucir la blessure qu'il ressentait dans le
souvenir dune femme quil avait aimée et quil avait perdue. « Solitaire, sur
le rivage abandonné, il chantait. Le jour recommençait et le jour finissait, il
chantait toujours. il descendit aux gorges du Ténare. Il traversa le bois sacré
qu'enténèbre la brume noire de la peur. Il aborda les Mânes et leur roi
redoutable. Il chanta : et du profond Erèbe, remuées par ce chant,
savançaient, vaines images des êtres privés de la lumière (simulacra luce
carentum), les ombres impalpables (umbrae
tenues). Elles étaient sans nombre. Elles étaient aussi pressées que des
oiseaux réfugiés dans les feuillages des arbres ou des buissons quand le soir
tombe ou quand l'orage gronde et les chasse des monts. On voyait des mères, des
époux, les fantômes des héros, des enfants. Autour deux la boue noire,
leffrayant marais à leau croupissante, les roseaux repoussants du Cocyte les enserraient. Le Styx aux neuf cercles les retenait
prisonniers. Le vent s'arrêta. Cerbère aux trois gueules resta à béer. La roue
d'Ixion sarrêta. Déjà il revenait avec Eurydice. Proserpine avait imposé
qu'elle se tînt derrière lui. Il approche lair, il aperçoit la lumière quand
une folie soudaine sempare de lui. Il sarrêta (Restitit) -
déjà ils atteignaient les rives lumineuses, Eurydice était sienne - mais
oubliant tout (immemor), vaincu dans
son âme, il se retourna (respexit). Il
fait face. Il lance ses yeux sur elle. Alors trois fois on entendit, montant du
marais de l'Averne, un bruit (fragor) effroyable.
Eurydice parla : "Orphée, quelle folie m'a perdue? Quelle folie ta
perdue? Une deuxième fois je retourne là-bas. Une deuxième fois le sommeil noie
mes yeux et les emporte dans limmense nuit. Comme se perd dans les airs
impalpables une fumée, elle échappe à sa vue subitement (ex oculis subito). Orphée sévertue en vain
à étreindre des ombres. Orphée ne peut plus jamais repasser le marais. Le
nocher d'Orcus ne le permit plus. Déjà elle voguait, glacée, dans la barque
infernale. Sept mois entiers déroulèrent leur cours. Il pleura près des flots
du Strymon désert, au pied de la montagne. Dans les antres les tigres
pleuraient en entendant ses malheurs. Les chênes frémissaient sous son chant.
Aucun amour, aucune union ne purent fléchir son âme : il pleurait Eurydice
raptée (raptam) et les dons inutiles
de Dis. Sa fidélité humilia les autres femmes (matres) du pays des Cicones. Lors des mystères, au milieu des
orgies de la nuit en lhonneur de Bacchus, elles s'emparent du jeune homme,
déchirent son corps, éparpillent ses membres dans la campagne. Sa tête arrachée
à son tronc, lancée par Oeagrius Hebrus, roula au milieu des flots qui
tourbillonnent. Alors on put entendre sa voix et sa langue appeler Eurydice. Sa
bouche dans son dernier soupir formait encore son nom. Les lèvres répétaient :
"Eurydice ! " Et les rives le long du fleuve répétaient :
"Eurydice !" (Virgile, Géorgique, IV, 465).
De l'autoscopie à lômophagie,
il ny a quun pas. La haine de soi progressa. Durant les guerres civiles,
un légionnaire trancha la tête d'un concitoyen. La tête, comme elle venait de
tomber sur le pavement de la rue, eut le temps de dire à son assassin : Ergo quisquam me magis odit quam ego ?
(Quelquun me hait donc plus que moi-même ?) Cest le premier chrétien de
lhistoire, soixante ans avant que le Christ fût là.
La réponse de Tirésias à Liriopé est claire :
"On vit si on ne se connaît pas. " Les Narcisse meurent. L'ego est
une machine à mourir. De même que le fascinus (le facinus en latin, cest lacte lui-même, le
crime) assujettit à la fascination érotique, le regard due Narcisse tourne vers
soi (sui) est la fascination
sui-cidaire (le fascinus devient le facinus).
Dans les Narcisse romains, limage réverbérée est un détail au bas de la
fresque, parfois rongée dans la marge de la fresque. Dans les Narcisse
renaissants le reflet spéculaire est une peinture qui requiert tout le soin du
peintre et qui investit le centre de la toile. Les simulacres dans les oeuvres
sont toujours plus fascinants que les modèles dont ils sinspirent parce que
les oeuvres sont moins suspectes de vie et de métamorphose. Lankylose rigide
de la beauté sest approchée delles : la mort les a gagnées. Il y a une part
plus noble que les chimères de lesprit qui font leur source - plus ignoble à
leur jugement - et qui intègre un animal qui n'est pas distinct de nous et qui
est moins soumis au regard qui larrache à lui-même et le détache du corps.
Ceux qui aiment la peinture sont suspects. La vie ne se regarde pas. Ce qui
anime lanimalité de lanimal, ce qui anime lanimalité de lâme est sans
distance à soi. Lego veut le reflet, la séparation entre dedans et
dehors, la mort de ce qui va et vient continûment de lun à lautre. Aussi
lignorance dont nous ne pouvons pas sortir, il faut l'aimer comme la vie
elle-même qui s'y continue. Tout homme qui croit savoir, il est séparé de sa
tête et du hasard originaire. Tout homme qui croit savoir, sa tête est tranchée
au-dessus de son corps. Sa tête tranchée est restée dans l'eau du miroir. Ce
qui le voue à la fascination (au trouble érotique) est aussi ce qui le protège
de la folie.
P. QUIGNARD, Le sexe et l'effroi, Gallimard, 1992, p.
255 à 262