Parcours :  18

Commentaires, Textes témoins et Prolongements



METAMORPHOSE DE NARCISSE

METAMORPHOSE DE NARCISSE

 

La métamorphose est la vie de la vie...
Tout ce qui persiste en soi-même
s'engourdit et meurt
Qui veut vivre
doit passer au-delà de soi-même
et doit se métamorphoser.

(Lettre de Hugo von Hofmannsthal à Richard Strauss)

 

 

A.   Vous trouverez ici le découpage du parcours tel qu'il est décrit dans le scénario.

 

Introduction

a. Première séquence : Tirésias - Echo

b. Deuxième séquence : Echo et Narcisse

c. Troisième séquence : Narcisse séduit par son image

d. Quatrième séquence : Les souffrances de Narcisse

e. Cinquième séquence : Mort et métamorphose de Narcisse

 

B.    Vous trouverez aussi des textes témoins :

 

a.       LEGRAND d'AUSSY, Le Lai de Narcisse

b.     APULEE, L'âne d'or (extrait du livre III)

c.      KAFKA, La métamorphose (introduction)

d.        P. QUIGNARD, Narcisse

C.    Vous trouverez enfin des prolongements possibles :

 

a.       Des peintures à exploiter

b.       Un atelier d'écriture

c.        Un travail pluridisciplinaire


 

 

Le mythe de Narcisse que nous allons découvrir, rencontra un grand succès aux environs de l'ère chrétienne. Il nous est surtout connu par le récit d'Ovide dans les Métamorphoses.

Mais il existait une autre version circulant en Béotie : Narcisse, originaire de l'Hélicon, était aimé d'un jeune garçon, Ameinias. Lui ne l'aimait pas et cherchait à s'en débarrasser. Un jour, il lui envoie une épée en présent. Ameinias, ayant compris, se pénètre de l'objet et meurt devant la porte de Narcisse en le maudissant. Quelques jours plus tard, dans la forêt, Narcisse tombe amoureux de son image découverte dans l'eau d'une source et se suicide. Du sang de Narcisse naît une fleur.

Troisième version, celle de Pausanias. Narcisse avait une sœur jumelle qui mourut dans son adolescence, laissant Narcisse inconsolable. Plus tard, se voyant dans une source, il se console de son chagrin : bien qu'il sût très bien que ce n'était pas sa sœur, il prit l'habitude de se regarder dans les sources pour se consoler de sa perte.

Malgré ces variantes, c'est par Ovide que nous raconte cette histoire avec le plus de détails.

   Le mythe est lié à une fleur et à la représentation que l'on s'en faisait. Pour l'Antiquité, en effet, le narcisse était une fleur froide et humide, cherchant l'ombre et la fraîcheur, paraissant se mirer dans l'eau des sources ; naissant au printemps, elle mourait sous l'effet d'une trop grande chaleur à l'époque de la canicule. Le narcisse était aussi une fleur funèbre, quotidiennement liée à la mort : les narcisses étaient couramment utilisés pour l'ornementation des tombes et servaient de couronnes funéraires. Le narcisse apparaît encore comme une fleur séduisante, fascinante, qui peut entraîner dans la mort du fait de ses propriétés narcotiques : les Anciens faisaient même dériver le mot nark-issos de narkè qui signifie engourdissement. Tous ces traits se trouvent en quelque sorte, d'une manière allégorique, dans le mythe de Narcisse.

   La légende liée à son nom a pour héros un jeune nommé NARCISSE. L'auteur latin OVIDE l'a située dans un ensemble plus vaste intitulé LES MÉTAMORPHOSES. Il s'agit d'un long poème de 12 000 vers, en hexamètres dactyliques, où Ovide nous rapporte des légendes des dieux et des hommes, depuis le chaos primitif jusqu'à l'apothéose de César : en tout 231 histoires dont la longueur varie d'un seul vers à plusieurs centaines.

   Les influences subies par l'auteur sont multiples, tant d'un point de vue littéraire que philosophique. Par ailleurs, la richesse du mythe est telle que les lectures que l'on peut en faire sont multiples et le comportement de Narcisse a été abondamment étudié par la psychanalyse moderne qui voit dans le narcissisme un des concepts clé pour la compréhension de la psychologie humaine. La littérature et la peinture ont aussi trouvé dans ce mythe une source inépuisable d'inspiration.

   Mais intéressons-nous d'abord au récit d'Ovide. La fable de Narcisse, au troisième livre des Métamorphoses, est intégrée à cycle tout entier consacré à Dionysos, où Ovide nous narre le destin tragique, entre autres, d'Actéon, déchiré par ses chiens parce qu'il a vu Artémis au bain et de Sémélé foudroyée à la vue de Zeus : elle donna naissance à Dionysos. Quant à l'histoire de Narcisse, elle est introduite par l'épisode racontant l'origine des qualités divinatoires de Tirésias.

 

1. TIRÉSIAS - ECHO


"Tandis que ces événements s’accomplissaient sur la terre par la loi du destin et que le berceau de Bacchus, né deux fois, était à l’abri du danger, il arriva que Jupiter, épanoui, dit-on, par le nectar, déposa ses lourds soucis pour se divertir sans contrainte avec Junon, exempte elle-même de tout tracas: « Assurément, lui dit-il, vous ressentez bien plus profondément la volupté que le sexe masculin. » Elle le nie. Ils conviennent de consulter le docte Tirésias; car il connaissait les plaisirs des deux sexes; un jour que deux grands serpents s’accouplaient dans une verte forêt, il les avait frappés d’un coup de bâton; alors (Ô prodige!) d’homme il devint femme et le resta pendant sept automnes; au huitième, il les revit : « Si les coups que vous recevez, leur dit-il, ont assez de pouvoir pour changer le sexe de celui qui vous les donne, aujour­d’hui encore je vais vous frapper. » Il frappe les deux serpents; aussitôt il reprend sa forme première et son aspect naturel. Donc, pris pour arbitre dans ce joyeux débat, il confirme l’avis de Jupiter; la fille de Saturne en ayant éprouvé, à ce qu’on assure, un dépit excessif, sans rapport avec la cause, condamna les yeux de son juge à une nuit éternelle. Mais le père tout-puissant (car aucun dieu n’a le droit d’anéantir l’ouvrage d’un autre dieu), en échange de la lumière qui lui avait été ravie, lui accorda le don de connaître l’avenir et allégea sa peine par cet honneur.

Tirésias, dans les villes de l’Aonie, où s’était répan­due partout sa renommée, donnait ses réponses infail­libles au peuple qui venait le consulter. La première qui fit l’épreuve de la vérité de ses oracles fut Liriope aux cheveux d’azur; jadis le Céphise l’enlaça dans son cours sinueux et, la tenant enfermée au milieu de ses ondes, il lui fit violence. Douée d’une rare beauté, elle conçut et mit au monde un enfant qui dès lors était digne d’être aimé des nymphes; elle l’appela Narcisse. Elle vint demander s’il verrait sa vie se prolonger dans une vieillesse avancée; le devin, interprète de la destinée, répondit: « S’il ne se connaît pas. » Long­temps ce mot de l’augure parut vain; il fut justifié par l’événement, par la réalité, par le genre de mort de Narcisse et par son étrange délire.

Déjà à ses quinze années le fils du Céphise en avait ajouté une; il pouvait passer aussi bien pour un enfant et pour un jeune homme; chez beaucoup de jeunes gens, chez beaucoup de jeunes filles il faisait naître le désir; mais sa beauté encore tendre cachait un orgueil si dur que ni jeunes gens ni jeunes filles ne purent le toucher.

Un jour qu’il chassait vers ses filets des cerfs tremblants, il frappa les regards de la nymphe à la voix sonore qui ne sait ni se taire quand on lui parle, ni parler la première, de la nymphe qui répète les sons, Écho. En ce temps-là, Echo avait un corps; ce n’était pas simplement une voix et pourtant sa bouche bavarde ne lui servait qu’à renvoyer, comme aujour­d’hui, les derniers mots de tout ce qu'on lui disait. Ainsi l’avait voulu Junon; quand la déesse pouvait surprendre les nymphes qui souvent, dans les mon­tagnes, s’abandonnaient aux caresses de son Jupiter, Écho s’appliquait à la retenir par de longs entretiens, pour donner aux nymphes le temps de fuir. La fille de Saturne s’en aperçut : « Cette langue qui m’a trompée, dit-elle, ne te servira plus guère et tu ne feras plus de ta voix qu’un très bref usage. » L’effet confirme la menace; Écho cependant peut encore répéter les der­niers sons émis par la voix et rapporter les mots qu’elle a entendus.

Donc à peine a-t-elle vu Narcisse errant à travers les campagnes solitaires que, brûlée de désir, elle suit furtivement ses traces; plus elle le suit, plus elle se rapproche du feu qui l’embrase; le soufre vivace dont on enduit l’extrémité des torches ne s’allume pas plus rapidement au contact de la flamme. Oh! que de fois elle voulut l’aborder avec des paroles caressantes et lui adresser de douces prières! Sa nature s’y oppose et ne lui permet pas de commencer; mais du moins puis­qu’elle en a la permission, elle est prête à guetter des sons auxquels elle pourra répondre par des paroles.

 

OBJECTIFS : présentation des personnages

 

Ø                Ovide et son œuvre

Ø                Tirésias

Ø                les "parents" de Narcisse

Ø                le caractère de Narcisse

 

 

2. Echo et Narcisse



 

[Premier texte à traduire]

Mais son amour est resté gravé dans son cœur et le chagrin d’avoir été repoussée ne fait que l’accroître. Les soucis qui la tiennent éveillée épuisent son corps misérable, la maigreur dessèche sa peau, toute la sève de ses membres s’évapore. Il ne lui reste que la voix et les os; sa voix est intacte, ses os ont pris, dit-on, la forme d’un rocher. Depuis, cachée dans les forêts, elle ne se montre plus sur les montagnes; mais tout le monde l’entend; un son, voilà tout ce qui survit en elle. (III, 393-399)

 

OBJECTIFS : le personnage d'Echo

Ø                                                                                                traduction : observer "l'écho" et le faire ressortir dans la traduction française

Ø                                                                                                 observer la peur du face à face amoureux chez Narcisse

Ø                                                                                                analyser la métamorphose d'Echo

 

 

3. NARCISSE séduit par son image


Comme cette nymphe, d’autres, nées dans les eaux ou sur les montagnes, et auparavant une foule de jeunes hommes s’étaient vus dédaignés par Narcisse. Aussi quelqu’un qu’il avait méprisé, levant les mains vers le ciel, s’écria : « Puisse-t-il aimer, lui aussi, et ne jamais posséder l’objet de son amour! » La déesse de Rhamnonte exauça cette juste prière. Il y avait une source limpide dont les eaux brillaient comme de l’argent; jamais les pâtres ni les chèvres qu’ils faisaient paître sur la montagne, ni aucun autre bétail ne l’avaient effleurée, jamais un oiseau, une bête sauvage ou un rameau tombé d’un arbre n’en avait troublé la pureté. Tout alentour s’étendait un gazon dont ses eaux entretenaient la vie par leur voisinage, et une forêt qui empêchait le soleil d’attiédir l’atmosphère du lieu.

[Deuxième texte à traduire]

Que de fois il donne de vains baisers à cette source fallacieuse ! Que de fois, pour saisir son cou, qu'il voyait au milieu des eaux, il y plongea ses bras, sans pouvoir s’atteindre ! Que voit-il ? Il l’ignore; mais ce qu’il voit le consume; la même erreur qui trompe ses yeux les excite. Crédule enfant, pourquoi t’obstines-tu vainement à saisir une image fugitive ? Ce que tu recherches n’existe pas; l’objet que tu aimes, tourne-toi et il s’évanouira. Le fantôme que tu aperçois n’est que le reflet de ton image; sans consistance par soi-même, il est venu et demeure avec toi; avec toi il va s’éloigner, si tu peux t’éloigner. (III, 400 - 434)

 

OBJECTIFS

Ø      Souligner l'illusion dont Narcisse est victime

Ø      Observer l'environnement idyllique de la source

Ø      Relever la "juste" prière des dédaignés de Narcisse

Ø      Faire ressortir les sentiments de Narcisse pour l'image aperçue dans l'eau

Ø      Décrire les atouts du reflet

 

 

4. Les souffrances de NARCISSE


Ni le souci de Cérès ni le besoin de sommeil ne peuvent l’arracher de ce lieu. Épandu dans l’herbe du soir, il contemple d’un regard insatiable l’image mensongère. Il meurt, victime de ses propres yeux. Légèrement soulevé et tendant ses bras vers les arbres qui l’entourent « Jamais amant, dit-il, ô forêts, a-t-il subi un sort plus cruel? Vous le savez; car vous avez souvent offert à l’amour un refuge opportun. Vous, dont la vie compte tant de siècles, vous souvient-il d’avoir jamais vu dans cette longue suite de temps un amant dépérir comme moi? Un être me charme et je le vois; mais cet être que je vois et qui me charme, je ne puis l’atteindre; si grande est l’erreur qui contrarie mon amour. Pour comble de douleur, il n’y a entre nous ni vaste mer, ni longues routes, ni montagnes, ni remparts aux portes closes; c’est un peu d’eau qui nous sépare. Lui aussi, il désire mon étreinte, car chaque fois que je tends mes lèvres vers ces eaux limpides pour un baiser, chaque fois il s’efforce de lever vers moi sa bouche. Il semble que je puis le toucher; un très faible obstacle s'oppose seul à notre amour. Qui que tu sois, viens ici; pourquoi, enfant sans égal, te jouer ainsi de moi? Où fuis-tu, quand je te cherche? Ce ne sont du moins ni ma figure, ni mon âge qui peuvent te faire fuir; des nymphes même m’ont aimé. Ton visage amical me promet je ne sais quel espoir; quand je te tends les bras, tu me tends les tiens de toi-même; quand je te souris, tu me souris. Souvent même j’ai vu couler tes pleurs, quand je pleurais; tu réponds à mes signes en inclinant la tête et, autant que j’en puis juger par le mouvement de ta jolie bouche, tu me renvoies des paroles qui n’arrivent pas jusqu’à mes oreilles. Mais cet enfant, c’est moi ! je l’ai compris et mon image ne me trompe plus; je brûle d’amour pour moi-même, j’allume la flamme que je porte dans mon sein. Que faire? Attendre d’être imploré ou implorer moi-même? Et puis, quelle faveur implorer maintenant? Ce que je désire est en moi; ma richesse a causé mes privations. Oh! que ne puis-je me séparer de mon corps! Vœu singulier chez un amant, je voudrais que ce que j’aime fût loin de moi. Déjà la douleur épuise mes forces; il ne me reste plus longtemps à vivre, je m’éteins à la fleur de mon âge. La mort ne m’est point cruelle, car elle me délivrera de mes douleurs; je voudrais que cet objet de ma tendresse eût une plus longue existence; mais, unis par le cœur, nous mourrons en exhalant le même soupir.» (III, 435 - 471)

 

Exercice de compréhension

QCM

 

 

 

5. Mort et métamorphose de NARCISSE


À ces mots, il revint, dans son délire, contempler son image; ses larmes troublèrent les eaux et l’agitation du bassin obscurcit l’apparition. Quand il la vit s’effacer: « Où fuis-tu, cria-t-il? demeure; n’abandonne pas, cruel, celui qui t’adore. Ce que je ne puis toucher, laisse-moi au moins le contempler! Laisse-moi fournir un aliment à ma triste folie! » Au milieu de ces plaintes, il arracha son vêtement depuis le haut et, de ses mains blanches comme le marbre, il frappa sa poitrine nue, qui, sous les coups, se colora d’une teinte de rose; ainsi des fruits, blancs d’un côté, sont, de l’autre, nuancés de rouge; ainsi la grappe de raisin aux tons changeants se tache de pourpre, quand elle n’est pas encore mûre. A peine eut-il vu ces meurtrissures dans l’onde redevenue limpide qu’il n’en put supporter davantage; comme la cire dorée fond devant une flamme légère ou le givre du matin sous un tiède rayon de soleil, ainsi il dépérit, consumé par l’amour, et il succombe au feu secret qui le dévore lentement. Il a perdu ce teint dont la blancheur se colorait d’un éclat vermeil; il a perdu son air de santé, ses forces et tous les charmes qu’il admirait naguère; dans son corps il ne reste plus rien de la beauté que jadis Écho avait aimée. Quand elle le revit, bien qu’animée contre lui de colère et de ressentiment, elle le prit en pitié; chaque fois que le malheureux jeune homme s’était écrié: « Hélas! » la voix de la nymphe lui répondait en répétant : « Hélas! » Quand de ses mains il s’était frappé les bras, elle lui renvoyait le son de ses coups. Les dernières paroles qu’il prononça, en jetant, selon sa coutume, un regard dans l’onde, furent: « Hélas! enfant que j’ai vainement chéri! » Les lieux d’alentour retentirent des mêmes mots en nombre égal; il avait dit: « Adieu! » — « Adieu! » répliqua Écho. Il laissa tomber sa tête lasse sur le vert gazon; la mort ferma ses yeux, qui admiraient toujours la beauté de leur maître. Même après qu’il fut entré au séjour infernal, il se regardait encore dans l’eau du Styx. Ses sœurs, les Naïades, le pleurèrent et, ayant coupé leurs cheveux, les consacrèrent à leur frère; les Dryades le pleurèrent aussi; Écho répéta leurs gémissements. Déjà on préparait le bûcher, les torches qu’on secoue dans les airs et la civière funèbre; le corps avait disparu; à la place du corps, on trouve une fleur couleur de safran, dont le centre est entouré de blancs pétales.(v. 472 - 508)

 

TEXTES TEMOINS

TEXTES TEMOINS

 

                     1. LEGRAND d'AUSSY, Le Lai de Narcisse

 

Narcisse a refusé l'amour de Dane, la fille du roi qui a demandé sur lui la vengeance des Dieux. Nous sommes ici au moment où Narcisse, épris de son reflet, meurt en la présence de Dane.

 

En ce moment, il voit Dane arriver : Amour l'avait conduite à la fontaine. Ce dieu voulait lui montrer comment était puni l'ingrat pour lequel il l'avait en vain enflammée. Narcisse la reconnaît et veut lui parler; mais la voix lui manque. Il lui tend la main, en levant les yeux vers le ciel, comme pour lui demander pardon et reconnaître la juste punition des dieux. Dane consternée s'assoit à ses côtés ; elle lui pose la tête sur son sein, le couvre de mille baisers brûlants, le baigne de larmes. Mais c'en est fait, il n'est plus temps, et elle le voit expirer dans ses bras. Alors son désespoir s'exhale en longs cris douloureux. Elle cherche encore à rappeler son amant à la vie par les caresses les plus douces qu'Amour puisse prodiguer. Mais convaincue enfin qu'il n'est plus d'espérance, furieuse et détestant la vie qu'elle ne conservait que pour aimer Narcisse, elle se jette sur ce corps sans vie, elle colle sa bouche sur sa bouche, pousse un soupir, et meurt. Que le ciel, ajoute l'auteur, préserve d'un sort pareil ceux qui aimeront comme elle. Mais profitez bien de cet exemple, vous surtout qui avez inspiré de l'amour à quelqu'un.

(Anciens fabliaux, 1, Paris, Jules Renouard Librairie, 1829)

 

 

2.                                             APULEE, L'âne d'or

 

21. Après quelques nuits seulement ainsi passées dans les plaisirs, voici qu’un jour Photis accourt vers moi tout excitée et fort tremblante, et m’apprend que sa maîtresse, qui n’avait pas encore pu faire par les autres moyens le moindre progrès dans son aventure amoureuse, devait, la nuit suivante, se recouvrir de plumes et devenir oiseau, et voler, de la sorte, vers l’objet de ses désirs. Elle ajoute que je devais me préparer prudemment à observer un si grand événement. Bientôt, vers la première veille de la nuit, elle me conduit à cette fameuse chambre de l’étage, sur la pointe des pieds, sans faire le moindre bruit, et m’invite à regarder par une fente de la porte la scène que voici: Pamphile commença par se dévêtir entièrement, puis elle sortit, d’un coffret qu’elle ouvrit, plusieurs boîtes; alors, enlevant le couvercle à l’une d’elles, elle se massa longuement avec un onguent qu’elle en tira, s’enduisant tout entière, depuis les ongles jusqu’au sommet de la tête, puis, après avoir adressé, à voix basse, de longs propos à sa lampe, elle se mit à battre des membres à petits coups pressés. Pendant qu’elle leur imprimait ainsi un mouvement souple et continu, il en jaillit un duvet encore tendre, puis l’on vit grandir de fortes pennes, son nez durcit et se recourba, ses ongles devinrent épais et crochus. Pamphile se transforma en hibou. Émettant un cri rauque, elle essaya sa nouvelle forme et sautilla, à plusieurs reprises, sur le sol ; bientôt elle s’éleva dans les airs et s’envola au loin à grands coups d’aile.
22. Elle, elle s’était métamorphosée par ses enchantements et volontairement, mais moi, qui n’avais été ni enchanté ni victime d’un sort, je demeurai frappé de stupeur devant le fait dont je venais d’être témoin, et j’avais l’impression d’être n’importe quoi, sauf Lucius. Hors de moi-même, stupéfait jusqu’à la démence, je vivais un songe éveillé; je me frottai longuement les yeux, me demandant si vraiment je ne dormais pas. Enfin, je revins au sentiment de la réalité et, saisissant la main de Photis, je la portai à mes yeux : « Permets-moi, je t’en supplie, dis-je, tant que l’occasion nous y invite, de devoir à ton affection un service considérable, unique: donne-moi un peu de cet onguent, de la même boîte, je t’en conjure par ces yeux qui t’appartiennent, mon petit sucre; attache-toi de la sorte à jamais par un service que l’on ne saurait assez reconnaître celui qui est déjà ton esclave, et fais en sorte que je sois auprès de toi, ma Vénus, un Amour ailé !
— Ah oui? dit-elle, vieux renard, petit chéri, tu voudrais m’amener à donner moi-même des verges pour me faire fouetter ? Innocent comme tu l’es, c’est à peine si je puis te sauver des louves thessaliennes; si te voilà oiseau, où te chercherai-je, et je te verrai quand ?
23. — Ah! répondis-je, que les Dieux éloignent de moi un acte aussi noir ! Aurais-je même le vol de l’aigle pour m’élever dans les airs, à travers tout le ciel, messager infaillible du souverain Jupiter, ou son écuyer joyeux, je n’en reviendrais pas moins à tire-d’aile vers mon cher petit nid, après avoir ainsi connu l’honneur d’être oiseau. Je le jure par les liens délicieux de tes tresses, grâce auxquels tu as enchaîné mon âme : je ne préfère aucune femme à ma chère Photis. Mais il me vient une idée, quand j’y réfléchis : une fois que je serai devenu un oiseau de cette sorte, en m’enduisant de cet onguent, je devrai me tenir éloigné de toute demeure humaine. Quel bel, quel aimable amoureux pour le plaisir d’une femme, qu’un hibou ! D’ailleurs, ne voyons-nous pas que l’on a grand soin de capturer ces oiseaux de nuit, lorsqu’ils ont pénétré dans une maison, et qu’on les cloue sur la porte, afin d’expier, par leur propre supplice, la catastrophe dont ils menacent les habitants par leur vol de mauvais augure ? Mais, détail que j‘allais presque oublier de te demander, qu’aurai-je à dire ou à faire pour me dépouiller de mes plumes et redevenir ce Lucius que je suis?
— Ne t’inquiète pas pour cela, dit-elle, la maîtresse m’a appris tous les moyens par lesquels il est possible de rendre à leur forme humaine les êtres ainsi métamorphosés. Ne crois pas qu’elle l’ait fait par gentillesse, mais pour que, quand elle rentre, je puisse lui venir en aide en lui donnant le remède voulu. Vois enfin avec quelles plantes de rien, et tout ordinaires, on peut produire de si grands effets : un peu d’aneth, joint à des feuilles de laurier, jeté dans de l’eau de source, avec laquelle on se lave et que l’on boit. "
24. Après m’avoir répété ces affirmations, elle se glisse en tremblant de tout son corps dans la chambre et tire une boîte du coffret. Je pris la boîte à deux mains, je lui donnai des baisers et la priai de bien vouloir m’accorder la faveur d’un vol heureux. Puis, retirant à la hâte tous mes vêtements, j’y plongeai avidement les mains et, puisant une bonne quantité d’onguent, je me frictionnai toutes les parties du corps. Et déjà je m'efforçais d’imiter les mouvements d’un oiseau en agitant alternativement les bras, mais pas le moindre duvet, pas la plus petite plume nulle part, au lieu de cela, mes poils s’épaississent et deviennent des crins, ma peau, si tendre, se durcit et devient un cuir, aux extrémités de mes mains je ne sais plus combien j’ai de doigts, tous se ramassent en un seul sabot, et, au bas de mon dos pousse une immense queue. Déjà mon visage est difforme, ma bouche s’allonge, mes narines sont béantes, mes lèvres pendantes, et mes oreilles, de la même façon, grandissent démesurément et se hérissent de poils. Je ne vois à ma triste métamorphose qu’une seule consolation, c’est que, bien qu’il me soit désormais impossible de prendre Photis dans mes bras, mon sexe s’accroît.
25. Et tandis que, incapable de rien faire pour me sauver, j’aperçois, en regardant mon corps, non pas un oiseau, mais un âne ; maudissant l’action de Photis, mais privé désormais de la possibilité de faire les gestes et d’employer les mots des hommes, je laisse pendre la lèvre inférieure et lui lance, de mes yeux humides, un regard de côté pour lui adresser, de la sorte, des reproches muets. Dès qu’elle me vit ainsi transformé, elle se frappa violemment la figure et : « Malheureuse, s’écrie-t-elle, je suis morte; la crainte et la hâte ont fait que je me suis trompée, j’ai été induite en erreur par la ressemblance des boîtes. Mais tout va bien, car le remède à cette métamorphose est facile à trouver et abondant. Tu n’auras qu’à mâcher des roses et aussitôt tu cesseras d’être âne pour redevenir, par une transformation inverse, le Lucius que j’aime. Si seulement, ce soir, j’avais préparé, comme je le fais d’habitude pour nous, quelques guirlandes, tu n’aurais pas à subir de retard, même pour une seule nuit. Mais, dès le point du jour, le remède viendra aussitôt. " (liv. III)

APULEE, L'âne d'or ou Les métamorphoses, trad. de P. Grimal, Gallimard

 

3.                                 KAFKA, La métamorphose

 

En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. Il était sur le dos, un dos aussi dur qu'une carapace, et, en relevant un peu la tête, iI vit, bombé, brun, cloisonné par des arceaux plus rigides, son abdomen sur le haut duquel la couverture, prête à glisser tout à fait, ne tenait plus qu'à peine. Ses nombreuses pattes, lamentablement grêles par comparaison avec la corpulence qu'il avait par ailleurs, grouillaient désespérément sous ses yeux.
“ Qu'est-ce qui m'est arrivé ? ” pensa-t-il. Ce n'était pas un rêve. Sa chambre, une vraie chambre humaine, juste un peu trop petite, était là tranquille entre les quatre murs qu'il connaissait bien. Au-dessus de la table où était déballée une collection d'échantillons de tissus - Samsa était représentant de commerce - on voyait accrochée l'image qu'il avait récemment découpée dans un magazine et mise dans un joli cadre doré. Elle représentait une dame munie d'une toque et d'un boa tous les deux en fourrure et qui, assise bien droite, tendait vers le spectateur un lourd manchon de fourrure où tout son avant-bras avait disparu.
Le regard de Gregor se tourna ensuite vers la fenêtre, et le temps maussade - on entendait les gouttes de pluie frapper le rebord en zinc - le rendit tout mélancolique. “ Et si je redormais un peu et oubliais toutes ces sottises ? ” se dit-il ; mais c'était absolument irréalisable, car il avait l'habitude de dormir sur le côté droit et, dans l'état où il était à présent, il était incapable de se mettre dans cette position.

 

4.                                   Pascal QUIGNARD, Narcisse

 

 

 

Je ne sais pas où les modernes ont pris que Narcisse s'aimait lui-même et qu'il en fut puni. Ils n'ont pas trouvé cette légende chez les Grecs. Et ils ne l'ont pas empruntée aux Romains. Cette interprétation du mythe suppose une conscience de soi, une hostilité à la domus personnelle du corps, ainsi que l'approfondissement de l'anachorèse intérieure que le christianisme entraîna. Le mythe est simple : Un chasseur est médusé par un regard, dont il ignore qu'il est le sien, qu'il perçoit à la surface d'un ruisseau dans la forêt. Il tombe dans ce reflet qui le fascine, tué par un regard frontal.

  Pourquoi Narcisse sur les fresques romaines n'est-il jamais penché sur son reflet ?

  C'est l'augmentum. C'est l'instant qui précède la mort. S'il se penche, dès l'instant où son propre regard le fascine, il sera englouti.

  Où tombe-t-il en plongeant dans le regard tourné vers lui ? Il tombe dans la scène elle-même : il est né du viol d'une rivière par un fleuve. Les Anciens sont précis : ce n'est pas l'amour qu'il a de sa copie, qui le tue, c'est le regard.

       Il y a trois versions des légendes de Narcisse. En Béotie, le muthos était le suivant : Narkissos habitait Thespies. Narkissos était un jeune homme qui aimait chasser sur l'Hélicon. Il était follement aimé par un autre jeune chasseur qui s'appelait Ameinias. Narkissos ne le supportait pas, le repoussait sans cesse, le rebutait au point qu'un jour il lui fit envoyer comme présent une épée. Ameinias reçut l'arme, l'accepta, la saisit, sortit de chez lui, alla devant la porte de Narkissos toujours l'épée à la main et se tua en invoquant, par le sang qui allait couler sur la pierre de la porte, la vengeance des dieux. Quelques jours après le suicide d’Ameinias,  Narkissos étant allé chasser sur l’Hélicon , il désira boire dans une source. Son regard s’arrêta sur le reflet du regard qu’il voyait et il se suicida.

Pausanias rapporte la leçon suivante : Narkissos aimait une sœur jumelle qui mourut dans son adolescence. Il en ressentit une douleur si grande qu’elle l'empêchait d'aimer les autres femmes. Un jour qu’il se vit dans une source, il vit sa sœur et les traits de ce visage consolèrent son chagrin. Il n’y eut plus de source ou de rivière sur son chemin qu’il ne désirât se pencher sur leur rive afin de retrouver cette image qui le consolait de son deuil.

Cette version rationalisante de Pausanias a l’avantage de la clarté : le héros ne songe pas une seconde à s’admirer lui-même dans le miroir que l’eau présente à son visage.

Ovide écrit le conte suivant : Narcissus était le fils du fleuve Céphise et de la rivière Liriopé. Le dieu Céphise avait sailli la nymphe par violence. Dès que l’enfant fut né, la nymphe Liriopé partit en Aonie interroger le devin Tirésias sur le destin que la vie réservait à son fils. Tirésias était aveugle; il avait eu les deux yeux condamnés à la "nuit éternelle" (aeterna nocte) parce qu'il avait connu le plaisir à la fois sous la forme de femme et sous celle d'homme. Tirésias aveugle répondit à Liriopé : Si se non nouerit (S’il ne se connaît pas).

Agé de seize ans, Narcissus devint si beau que non seulement les jeunes filles, non seulement les jeunes garçons, mais les nymphes le désirèrent, particulièrement une nymphe qui s'appelait Echo. Il les repoussa tous. Aux jeunes filles, aux jeunes gens, aux nymphes, il préférait les cerfs dans la forêt.

Écho se désespérait dans l’amour. Elle allait jusqu’à répéter tous les mots que disait celui dont elle était amoureuse. Frappé de stupeur (stupet), Narcissus jetait des regards de tous les côtés en entendant la voix.

-      Coeamus ! (Réunissons-nous !) cria-t-il un jour à la voix mystérieuse dont il ne connaissait pas le corps et qui le poursuivait. La voix mystérieuse répondit :

-      Coeamus !‘ (Coïtons !)

Prise sous le charme de ce qu’elle venait de dire, la nymphe Écho sortit sou­dain de la forêt. Elle se précipite. Elle enlace Narcissus. Aussitôt il la fuit. Dédaignée, Echo se retire dans la forêt. Accablée de honte (pudibunda), elle y maigrit. Bientôt il ne resta plus de l’amoureuse que la voix et les os. Les os se transformèrent en rochers. Alors il ne resta plus d’elle que sa voix gémissante. Sonus est, qui uiuit in illa (Un son, voilà tout ce qui survit en elle).

Les filles méprisées, les garçons méprisés, les nymphes méprisées demandent vengeance au ciel.

Narcissus part chasser un jour de grande chaleur. Las de la chasse, assoiffé par la chaleur du jour, il vient se coucher sur l’herbe, son épieu à la main, près de la fraîcheur d'une source. Il veut apaiser sa soif, se penche. Tandis qu'il boit, voyant son image, il tombe amoureux d’une illusion sans corps (spem sine corpore amat). Il prend pour un corps ce qui n’est que de l’eau (corpus putat esse quod unda est). Il demeure stupéfait, le visage immobile (immotus), semblable à une statue taillée dans le marbre de l’île de Paros (ut e Pario formatum marmore signum). Il contemple ses yeux qui lui paraissent deux astres. Sa chevelure est aussi belle que celle de Bacchus (dignos Baccho).

Quid uideat, nescit; sed quod uidet uritur illo (Ce qu'il voit, il l'ignore mais ce qu'il voit le consume). Atque oculos idem qui decipit incitat error (La même erreur qui attise ses yeux les excite).

Per oculos perit ipse suos (Il périt lui-même par ses propres yeux).

Ovide poursuit plus avant encore le mythe : Arrivé aux Enfers, sur la rive du Styx, Narcissus se penche encore et contemple l‘eau noire qui traverse l’enfer (in Stygia spectabat aqua).

 

Ovide est si sûr de la fascination meurtrière qui a lieu de regard à regard que lui-même, le conteur, apostrophe son héros et lui fait la leçon : " Crédule enfant, pourquoi t'obstines-tu vainement à vouloir prendre dans tes bras une image fugitive (simulacra fugacia)? Ce que tu recherches n’existe pas. L’objet que tu aimes, tourne-toi et tu le perds. Le fantôme (umbra) que tu aperçois n'est que le reflet (repercussio) de ton image (imago)." Mais Narcisse ne veut rien entendre de ce que lui dit son auteur et reste sidéré par les deux yeux qu'il a devant lui.

Ovide note que Narcisse voit dans son reflet une statue de Bacchus. Le reflet ne dit pas la ressemblance. L’ode d’Horace à son jeune amant que Ronsard a repris à l’adresse de Cassandre le manifeste : "Ce teint que t’envierait une rose pourprée disparaîtra sous une barbe épaisse, ô Ligurinus. La longue chevelure qui flotte sur tes épaules tombera. Tu diras en voyant dans le miroir un autre (in speculo uideris alterum) : Que n’ai-je aujourd’hui ma face d’autrefois ! Que n’ai-je autrefois pensé comme aujourd’hui !" (Odes, IV, 10) L'apparence des hommes est aussi labile que l’eau qui passe et leur identité aussi peu personnelle que son écoulement et son remous. Pour les Anciens, ce n ‘est pas l’amour qu’il a de son apparence sur l'eau qui tue Narcisse : c’est le regard de la fascinatio.

C’est le regard qu’évite la peinture romaine. Comment les peintres romains représentent-ils Narcisse ? Juste avant l’instant de mort, comme Médée contem­plant ses enfants en train de jouer aux osselets. Narcisse sur les fresques n’est pas encore fasciné par le reflet qui se trouve à ses pieds. Il fait chaud. C’est une clai­rière dans la forêt. Le jeune chasseur tient encore son épieu à la main. Il n’a pas encore vu l’eau qui coule à ses pieds. Il ne s’y est pas encore penché. Il n’a pas encore vu sa repercussio, que nous-mêmes voyons à peine et qui est peinte délibérément à la hâte.

 Il faut éviter le regard direct. Mais Narcisse n'a pas prémédité les ruses de Persée pour éviter le regard de Méduse. Il ignore le face à face mortel. Il ignore qu'existe un apotropaion pour éviter le regard d'envie : le fascinus. L'eau du ruisseau dans la forêt est toujours le miroir du temple de Lycosoura où dans le bronze obscur le fidèle ne voyait pas son visage mais contemplait un dieu ou un mort dans le monde des enfers.

Tel est l'avertissement que l'Eros adressait à Psychè concernant son corps : Non uidebis si uideris (Tu ne le verras plus si tu le vois).

Il est interdit de regarder devant soi (Persée, Actéon, Psychè). Il est interdit de regarder derrière soi. C'est ce qu'Ovide le conteur dit à Narcisse en interrompant son récit, et qu'il lui dit curieusement dans les termes qui s'imposeraient pour s'adresser à Orphée plus qu'à Narcisse : Quod amas, auertere, perdes (L'objet que tu aimes, si tu te retournes, tu le perdras). Pourquoi Narcisse songerait-il à se retourner ? Le regard latéral des femmes romaines, ou bien s'arrache au face à face, ou bien entame un retournement qu'elles n'achèvent pas.

Psychè ne dénude pas le corps d'Eros : dans la nuit de la chambre, en approchant la lampe à huile de son visage, elle le brûle à l'épaule. Il disparaît sous forme d'un oiseau. Le comte de Lusignan, portant son œil unique de voyeur au trou ce la paroi en plomb, voit Mélusine nue dans sa cuve : elle disparaît sous la forme d'un poisson.

Oedipe s’arrache les veux. Tirésias pour avoir connu les plaisirs des deux sexes est aveuglé. La Gorgone est victime de son reflet dans le miroir que lui tend Persée, miroir comparable à l’eau maternelle que la nymphe Liriopé tend à Narcisse. L’Eros Phanès des Orphiques possède, avec les deux sexes de l'homme et de la femme, deux paires d'yeux. Dionysos enfant, entre sa toupie, son rhombos et ses osselets, tombe dans son miroir (le monde) où il est découpé en morceaux par les Titans. Le miroir de Dionysos est le miroir de Narcisse qui est aussi le miroir d’Auguste. Comme les Romains reprirent à peu près tout aux Grecs sous sa forme théâtrale, Auguste, le dernier jour de sa vie, "réclama un miroir" (petito speculo). Suétone rapporte l'instant de mort de l’empereur (Vie des douze Césars, XCIX) : " Il fit arranger ses cheveux. Il fit relever ses joues pendantes. Puis il fit introduire ses amis et il leur demanda s’il leur paraissait avoir bien joué jusqu'au bout la farce de sa vie. Même, il ajouta en langue grecque la conclusion traditionnelle: “Si la pièce vous a plu, donnez-lui vos applaudissements et tous ensemble manifestez votre joie (charas)." Alors il les renvoya. Juste après, il eut une peur soudaine (subito pauefactus). Il se plaignit d’être entraîné par quarante jeunes gens (quadraginta juuenibus) et il mourut.

 

Actéon ne savait pas qu'il allait surprendre la nudité de Diane. Les chiens ont dévoré le regard face à face. Le regard subit la passion de ce qu'il ignore. Le désir de voir est l'inconnu. Auguste reçut Ovide, le frappa de relégation selon la loi qu'il avait promulguée "en quelques mots sévères et tristes", pour avoir vu ce qu'il ne devait pas voir et que nous ne saurons jamais. Ce sont les vers 103 du IIe livre des Tristes : "Pourquoi ai-je vu quelque chose?(Cur aliquid uidi ?) Pour­quoi ai-je rendu mes yeux coupables ? Pourquoi n'est-ce qu'après mon imprudence que j'ai compris ma faute (culpa mihi)? Ovide propose lui-même la comparaison avec Actéon (inscius Acteon). La divinité ne fait point grâce à l'offense involontaire. Du jour où m'entraîna une fatale erreur (mala error) date la perte de ma maison (domus).

Auguste exila Ovide au bout du monde : sous "l’axe glacial" de la vierge Parrhasia. "Personne ne s’est vu assigner une terre qui fût plus lointaine. Au-delà de moi : rien. L’eau de la mer pétrifiée par les glaces. Ce sont les premières pages de la conscience de soi. "Je suis celui qui veut en vain devenir pierre. Dans mes écrits c’est de moi que je parle. Je m’efforce de ne pas mourir en silence. Ecrire des livres est une maladie que menace la folie. Il y a une relation d'échange qui ne petit s'interrompre entre l'objet perdu, l'objet sans prix, le monstrum, la chimère, le prodige, l'art. "Deux fautes m’ont perdu : mes vers et mon égarement (Perdiderint cum me duo crimina : carmen et error). Sur la seconde faute je dois me taire (silenda culpa)."

 

Julius Bassus disait : « Nous agissons avec plus d’assurance quand nous ne voyons pas ce que nous faisons. Et l’atrocité de l’acte (atrocitas facinoris) a beau n'être pas moins grande, notre effroi (formido) est moins grand" (Sénèque le Père, Controverses, VII, 5).

Les corps n'ont pas de distance à ce qu’ils sont. Les corps ne possèdent pas vraiment leurs organes. Nous nous enfonçons dans le corps dans le plaisir, nous ne le possédons jamais. De même quand nous lisons passionnément nous n'avons pas de livre entre les mains et nous cessons d'être une présence, nous cessons d’être un corps affecté par lui-même. Le corps personnel n’existe clans la conscientia que comme corps souffrant ou comme apparence dans les yeux d’autrui. Le drame des amants est de ne pas se donner suffisamment au bout de leur corps dans l’amour. L’amour est puritain. Ils n'évoquent pas l’étreinte qui les a réunis parce qu'ils ne l’ont jamais assez vécue. Vivre l’étreinte jusqu’au bout du corps est le plus difficile de l’amour. Nous ne sommes jamais assez appliqué à notre corps. Nous ne sommes jamais assez immeditatus. Le plaisir ne s’y prête pas, lui préférant l’oubli, la hâte à s'assouvir.

Narcissus raconte l'impossible autoscopie, l'impossible gnôthi seauton, l'impos­sible regard en arrière sur le passé. Orphée, sur les cordes de sa lyre, tentait d'adoucir la blessure qu'il ressentait dans le souvenir d’une femme qu’il avait aimée et qu’il avait perdue. « Solitaire, sur le rivage abandonné, il chantait. Le jour recommençait et le jour finissait, il chantait toujours. il descendit aux gorges du Ténare. Il traversa le bois sacré qu'enténèbre la brume noire de la peur. Il aborda les Mânes et leur roi redoutable. Il chanta : et du profond Erèbe, remuées par ce chant, s’avançaient, vaines images des êtres privés de la lumière (simulacra luce carentum), les ombres impalpables (umbrae tenues). Elles étaient sans nombre. Elles étaient aussi pressées que des oiseaux réfugiés dans les feuillages des arbres ou des buissons quand le soir tombe ou quand l'orage gronde et les chasse des monts. On voyait des mères, des époux, les fantômes des héros, des enfants. Autour d‘eux la boue noire, l’effrayant marais à l’eau croupissante, les roseaux repoussants du Cocyte les enserraient. Le Styx aux neuf cercles les rete­nait prisonniers. Le vent s'arrêta. Cerbère aux trois gueules resta à béer. La roue d'Ixion s’arrêta. Déjà il revenait avec Eurydice. Proserpine avait imposé qu'elle se tînt derrière lui. Il approche l’air, il aperçoit la lumière quand une folie sou­daine s’empare de lui. Il s’arrêta (Restitit) - déjà ils atteignaient les rives lumineuses, Eurydice était sienne - mais oubliant tout (immemor), vaincu dans son âme, il se retourna (respexit). Il fait face. Il lance ses yeux sur elle. Alors trois fois on entendit, montant du marais de l'Averne, un bruit (fragor) effroyable. Eurydice parla : "Orphée, quelle folie m'a perdue? Quelle folie t’a perdue? Une deuxième fois je retourne là-bas. Une deuxième fois le sommeil noie mes yeux et les emporte dans l’immense nuit.’’ Comme se perd dans les airs impalpables une fumée, elle échappe à sa vue subitement (ex oculis subito). Orphée s’évertue en vain à étreindre des ombres. Orphée ne peut plus jamais repasser le marais. Le nocher d'Orcus ne le permit plus. Déjà elle voguait, glacée, dans la barque infernale. Sept mois entiers déroulèrent leur cours. Il pleura près des flots du Strymon désert, au pied de la montagne. Dans les antres les tigres pleuraient en entendant ses malheurs. Les chênes frémissaient sous son chant. Aucun amour, aucune union ne purent fléchir son âme : il pleurait Eurydice raptée (raptam) et les dons inutiles de Dis. Sa fidélité humilia les autres femmes (matres) du pays des Cicones. Lors des mystères, au milieu des orgies de la nuit en l’honneur de Bacchus, elles s'emparent du jeune homme, déchirent son corps, éparpillent ses membres dans la campagne. Sa tête arrachée à son tronc, lancée par Oeagrius Hebrus, roula au milieu des flots qui tourbillonnent. Alors on put entendre sa voix et sa langue appeler Eurydice. Sa bouche dans son dernier soupir formait encore son nom. Les lèvres répétaient : "Eurydice ! " Et les rives le long du fleuve répétaient : "Eurydice !" (Virgile, Géorgique, IV, 465).

 

De l'autoscopie à l’ômophagie, il n‘y a qu’un pas. La haine de soi progressa. Durant les guerres civiles, un légionnaire trancha la tête d'un concitoyen. La tête, comme elle venait de tomber sur le pavement de la rue, eut le temps de dire à son assassin : Ergo quisquam me magis odit quam ego ? (Quelqu’un me hait donc plus que moi-même ?) C’est le premier chrétien de l’histoire, soixante ans avant que le Christ fût là.

  La réponse de Tirésias à Liriopé est claire : "On vit si on ne se connaît pas. " Les Narcisse meurent. L'ego est une machine à mourir. De même que le fascinus (le facinus en latin, c’est l’acte lui-même, le crime) assujettit à la fascination érotique, le regard due Narcisse tourne vers soi (sui) est la fascination sui-cidaire (le fascinus devient le facinus). Dans les Narcisse romains, l’image réverbérée est un détail au bas de la fresque, parfois rongée dans la marge de la fresque. Dans les Narcisse renaissants le reflet spéculaire est une peinture qui requiert tout le soin du peintre et qui investit le centre de la toile. Les simulacres dans les oeuvres sont toujours plus fascinants que les modèles dont ils s’inspirent parce que les oeuvres sont moins suspectes de vie et de métamorphose. L’ankylose rigide de la beauté s’est approchée d’elles : la mort les a gagnées. Il y a une part plus noble que les chimères de l’esprit qui font leur source - plus ignoble à leur jugement - et qui intègre un animal qui n'est pas distinct de nous et qui est moins sou­mis au regard qui l’arrache à lui-même et le détache du corps. Ceux qui aiment la peinture sont suspects. La vie ne se regarde pas. Ce qui anime l’animalité de l’animal, ce qui anime l’animalité de l’âme est sans distance à soi. L’ego veut le reflet, la séparation entre dedans et dehors, la mort de ce qui va et vient conti­nûment de l’un à l’autre. Aussi l’ignorance dont nous ne pouvons pas sortir, il faut l'aimer comme la vie elle-même qui s'y continue. Tout homme qui croit savoir, il est séparé de sa tête et du hasard originaire. Tout homme qui croit savoir, sa tête est tranchée au-dessus de son corps. Sa tête tranchée est restée dans l'eau du miroir. Ce qui le voue à la fascination (au trouble érotique) est aussi ce qui le protège de la folie. …

 

P. QUIGNARD, Le sexe et l'effroi, Gallimard, 1992, p. 255 à 262

 

PROLONGEMENTS

PROLONGEMENTS

 

1. Des peintures à exploiter

 

 

     A. Fresques de Pompéi, (2)

     B. LE CARAVAGE,
Narcisse

     C. POUSSIN
, Narcisse et Echo

 

 

2. Pour un exercice d'écriture poétique



1. L'exercice intervient après la traduction du texte d'Ovide, la compréhension du mythe et l'explication de quelques notions à propos du narcissisme.

2. Deux autres documents vont être exploités pour stimuler l'imagination et constituer un réservoir de mots:

      - une peinture de Dali :
Métamorphose de Narcisse
      - un autre texte de métamorphose, par exemple Kafka ou Apulée (cfr. textes témoins)

3. Les élèves sont regroupés autour d'une table par équipes de 3-4.

4. On dispose une grande feuille sur la table et on dépose la reproduction de la peinture de Dali au milieu.

5. Les élèves sont invités à regarder la peinture et à noter le plus possible de mots sur la feuille en fonction de ce qu'ils voient, ce que suggère la peinture, les émotions qu'elle fait naître, etc. … en essayant de ne pas se censurer et sans faire le moindre commentaire sur ce que notent les autres élèves.

6. La feuille est retournée. Le professeur lit alors le texte complémentaire, en invitant les élèves à noter individuellement sur la feuille tous les mots ou expressions qu'ils aiment dans ce document - pour leur sens, leur tonalité, leur particularité, etc.

7. Chaque élève est ensuite invité à choisir dans chaque série ainsi constituée cinq mots ou expressions qu'il aime. Il les note en deux colonnes, une à partir de la peinture, l'autre à partir du texte.

8. Le travail de composition peut alors commencer: composez un poème intitulé Métamorphose(s), en vers libres, reprenant obligatoirement au moins TROIS mots de chaque série.

9. Le travail est commencé en classe. On veillera à créer les conditions favorables pour libérer l'imagination et la créativité personnelle: insister pour que chacun travaille seul, sans se laisser influencer; créer une certaine ambiance par la diffusion de musique (?).

10. Le travail est peaufiné à domicile. Il est signé, éventuellement d'un pseudonyme, et présenté avec soin sur une feuille.

11. Pour le communiquer aux autres, on peut utiliser la méthode suivante: chacun est invité à aller coller son poème n'importe où en classe. Les élèves passent ensuite d'un texte à l'autre pour le lire.

12. Idéalement, le travail se termine par une publication vers l'extérieur: certains textes choisis peuvent être publiés dans la revue de l'école par exemple, ou tous les travaux peuvent être rassemblés dans une petite plaquette destinée aux parents, aux amis, ...

Vous pourrez bientôt prendre connaissance des résultats de cette activité dans La caverne d'Ali-baba.


A.                     Atelier d'écriture pluridisciplinaire

proposé par Madame Anne MONGODIN


 

Responsable académique : Alain Meurant     Analyse : Jean Schumacher     Design & réalisation inf. : Boris Maroutaeff
Dernière mise à jour : 29/10/1999