ULYSSE PHILOSOPHE ET CHRÉTIEN

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I. La problématique des « figures » mythiques

 

L’exposé qui nous occupera aujourd’hui est très étroitement lié à ceux qui ont précédé. La réception philosophique et chrétienne du mythe d’Ulysse est au cœur du processus d’allégorisation de la pensée mythique, dont Alain Meurant nous a parlé. Grâce à l’exposé de Monique Mund, vous connaissez maintenant les grands moments des aventures d’Ulysse ; il me suffira d’en rappeler l’un ou l’autre traits pour contextualiser l’interprétation dont ils ont fait l’objet. Myriam Watthee vous a enfin expliqué les prolégomènes théoriques à l’analyse du mythe en littérature : qu’est-ce qu’un mythe littéraire et comment il se construit ou se reconstruit dans la flexibilité ou les manipulations de ses réécritures, dans le processus d’intertextualité qui le fait surgir au cœur d’une œuvre, quel est son pouvoir d’irradiation dès qu’un de ses éléments est convoqué par l’écrivain ; vous savez aussi la distinction qui s’impose entre un mythe « en émergence » et un mythe « en immergence ». Toutes ces questions sont particulièrement pertinentes pour ce qui concerne le propos d’aujourd’hui où païens et chrétiens convergent souvent dans l’interprétation du mythe, mais divergent dans les modes de son évocation.

 

A. Les philosophes

Voir F. BUFFIÈRE, Les mythes d’Homère et la pensée grecque, Paris, Belles Lettres, 1956.

Car, cette partie du cours pose d’emblée une question de méthode : quel point commun peut-il exister entre le mythe et la pensée philosophique ou la spiritualité chrétienne ? Et il est vrai que les choses ne vont pas de soi, en tout cas si l’on accorde au mythe une vérité littérale qui a été pendant longtemps au centre du débat : peut-on admettre que le mythe entre dans la réflexion philosophique ou théologique dès l’instant où il véhicule une histoire mensongère et qui est reconnue comme telle depuis que le mythe n’est plus un objet de croyance religieuse, mais un objet littéraire ? Dès l’antiquité, les philosophes ont été très critiques à l’égard d’Homère, qui a véritablement cristallisé le débat à cause de l’importance des épopées homériques dans le programme éducatif grec. Dans la formation des enfants grecs, Homère est plus qu’une bible, qu’une histoire sainte ; il est un catéchisme où le jeune grec apprenait à connaître ses dieux et donc à mettre un visage sur les divinités auxquelles il apprenait par ailleurs à rendre un culte. Or, ces divinités n’apparaissent pas toujours sous un jour glorieux dans les poèmes homériques, où il leur arrive souvent de se rendre coupables de faiblesses inacceptables pour un esprit religieux : adultères, rapts, violences, injustices.

Au sixième siècle ACN déjà, Héraclite d’Éphèse, Pythagore et Xénophane de Colophon se montrent très critiques vis-à-vis de ces poèmes qui nous montrent des dieux chargés de toutes les passions et de toutes les faiblesses humaines. C’est aussi de cette époque que datent les premiers essais d’interprétation allégorique d’Homère, sans doute pour défendre Homère contre les détracteurs de sa théologie peu crédible : l’allégorie « physique », où les dieux ne sont, en réalité, que la personnalisation de forces naturelles ; l’allégorie « morale » où les dieux représentent les dispositions de l’âme ou les états de la condition humaine hésitant entre les séductions du vice et l’austérité de la vertu ; l’allégorie « psychologique » qui lit les mythes comme des symboles des différentes opérations de l’esprit : la réflexion, la parole, l’action (Théagène de Rhégium, Démocrite l’atomiste, Prodicos de Céos, Antisthène le Cynique, qui consacra ses travaux les plus importants, tous perdus, à Héraklès et Ulysse, et qui a notamment fortement souligné le fait que les poèmes homériques présentaient une opposition entre un sens obvie, accessible à la multitude, et un sens vrai et caché accessible aux seuls initiés), distinguant ainsi l’opinion commune et mensongère, et la vérité cryptée. Ainsi, par exemple, selon l’opinion commune, Médée est une magicienne maléfique ; dans la réalité de l’allégorie, elle est une sage bienfaitrice et un témoin de la morale cynique. Il ne s’agit dès lors plus seulement de défendre la piété des héros homériques, qui est, du reste indéfendable, mais d’intégrer ces héros dans un système philosophique par le biais de l’allégorie qui révèle le sens véritable de la fable.

Les sophistes s’opposeront également à Homère, dont ils s’appliquent à débusquer toutes les invraisemblances du texte, du genre : « comment Homère pouvait-il savoir ce que Zeus et Héra faisaient sur l’Ida, puisqu’ils s’étaient entourés d’un épais nuage ? » Ainsi, un certain Zoïle d’Amphipolis, de l’école du rhéteur Isocrate au début du IVe siècle ACN, écrit neuf livres contre les inconséquences des récits d’Homère.

Parallèlement à cette critique rationaliste, il faut cependant évoquer brièvement un courant allégorique qui s’est développé à partir du IIIe siècle ACN et qui a permis à une certaine pensée rationaliste, précisément, de trouver une légitimité aux mythes divins, enrobés ensuite dans l’enchantement fabuleux : l’évhémérisme ou l’allégorisme réaliste ou historique. Originaire de Sicile, Évhémère considère, en effet, que les dieux de la mythologie ne seraient que des hommes divinisés en récompense de services rendus à la société. Il assigne ainsi au culte des dieux une double origine : d’une part, avant les temps historiques, les plus puissants et les plus rusés des chefs se sont indûment attribués une dignité divine ; d’autre part, la divinité fut décernée volontairement par les peuples, après leur mort, aux rois les plus valeureux et aux inventeurs qui avaient amélioré les conditions de la vie des hommes. Dans cette perspective, les poèmes d’Homère et d’Hésiode devenaient une sorte de manuel de proto-histoire. Cette méthode est également appliquée aux monstres de la fable : dans cette perspective, les Sirènes, qui ont tenté de séduire Ulysse par leur chant, ne seraient que des prostituées aux talents de musiciennes.

Aux yeux de la postérité, le plus grand ennemi d’Homère a été Platon. Dans la République, le philosophe bannit les poètes de sa cité idéale, au premier rang desquels Homère. Platon accuse l’Iliade et l’Odyssée de contenir de fausses conceptions théologiques et de présenter des exemples d’immoralité, de parjure sinon d’injustice nuisibles à la jeunesse : selon le philosophe, Homère dénature le vrai visage de la divinité et des héros au profit de fictions immorales. Plus fondamentalement peut-être, il refuse aussi l’entrée des poètes dans sa république parce que leur langage est celui de l’imitation, de la mimèsis : pour Platon, la poésie est une imitation illusoire, une copie de la réalité matérielle, qui est déjà elle-même une pâle imitation du monde idéal. La poésie, comme tous les arts d’imitation, est éloignée de la réalité idéale de trois degrés. La seule vraie réalité est l’Idée de la chose ; l’actualisation empirique de cette chose est semblable au réel, mais n’a pas sa réalité complète ; l’imitation de cette actualisation est sans réalité, comme l’image restituée par un miroir. Au titre d’un langage doublement mensonger et immoral, la poésie doit dès lors être bannie du programme éducatif de la cité idéale. Platon condamne même l’interprétation allégorique d’Homère. En effet, l’allégorie a pour ambition d’extraire de la narration poétique un enseignement caché qu’elle transpose en savoir théorique directement intelligible. Or, pour Platon, Homère ne connaissait rien en ce domaine et il n’y a dès lors pas lieu d’essayer de déchiffrer un message, une réalité qui ne s’y trouve pas.

Cela étant, Platon avoue que la lecture d’Homère a enchanté son enfance et il continue de la recommander à des esprits éclairés. D’autre part, il n’a pas non plus hésité à recourir lui-même au mythe pour expliquer certains point de sa pensée (pensons, par exemple, au mythe de la Caverne ou au mythe d’Er dans la République, au mythe des ailes et de l’attelage de l’âme dans le Phèdre). Faut-il y voir une contradiction ? Non, car il s’agit alors de mythes dont le contenu fabuleux est en lui-même moral ; ce sont des mythes à valeur pédagogique, qui se veulent « mensongers d’une belle manière », selon la formule de Pierre Boyancé. Platon reste convaincu que le mythe n’est pas une fiction gratuite et qu’il peut, au contraire, véhiculer un récit lourd de signification, même s’il ne permet pas d’accéder à la connaissance de l’immuable, comme le permet la science. Le mythe relève de « l’opinion vraie », qui n’est pas la science, mais qui peut dire quelque chose de vrai dans le domaine du probable et qui, en ce domaine, procure le meilleur mode d’expression. Platon condamne donc Homère et l’allégorie homérique pour la raison que ni l’un ni l’autre ne saurait révéler un message doctrinal qui est absent par définition de la poésie homérique ; en revanche, il admet que l’allégorie puisse être un moyen d’expression efficace de réalités, notamment spirituelles ou humaines, que l’on ne saurait exprimer en dehors d’elle.

En recourant personnellement au mythe, Platon légitime en philosophie l’art de l’illusion et de la séduction qu’il condamnait chez Homère, jetant ainsi un autre regard sur le récit mythique, qui s’est avéré décisif pour l’avenir de l’interprétation du mythe. Prises à la lettre, les épopées d’Homère et les mythes qu’elles véhiculent sont immorales et mettent en scène des modèles scandaleux ; considérées comme un langage symbolique, elles deviennent un outil interprétatif séduisant qui accompagne efficacement l’enseignement philosophique. Sans le vouloir, Platon a ainsi donné une nouvelle légitimité au mensonge mythologique ; il recoupe même à certains égards les interprétations allégoriques de ses prédécesseurs. À la différence que la question n’est plus désormais de mettre au jour derrière le voile poétique un message qui y serait caché et qui, en réalité, ne s’y trouve pas ; l’allégorie devient un moyen d’expression, une langue seconde qui permet de dire ce que le langage courant n’est pas capable d’exprimer à propos de réalités mystérieuses, inaccessibles à l’entendement humain. Dès cet instant, pour autant que le lecteur soit un lecteur adulte, tous les récits mythiques, jusque dans leurs turpitudes et leurs contradictions, sont susceptibles d’être utilisés dans un commentaire philosophique : « Tout chez le poète n’est qu’impiété, si rien n’est allégorique », déclare Héraclite le rhéteur, dans une formule qui annonce un propos de saint Augustin sur le mensonge du mythe.

En particulier, les néoplatoniciens s’engageront dans cette nouvelle direction, et ils la dépasseront bien vite jusqu’à utiliser le mythe dans la mise en œuvre de l’ascèse mystique qui caractérise cette mouvance philosophique. Ils renouent ainsi avec les premières intuitions de l’interprétation allégorique des mythes d’Homère. Réconciliant Homère et Platon, Proclus, au Ve siècle PCN, reprend la théorie platonicienne de l’inspiration poétique pour expliquer qu’à travers la voix du poète s’exprime Dieu lui-même, c’est-à-dire l’Un. Il est convaincu qu’Homère écrit sous l’inspiration divine et qu’il transmet, sous la forme des mythes, le « vrai savoir » qu’il possède. La cécité d’Homère devient alors le symbole de la clairvoyance intérieure du poète instruit de tous les mystères de l’homme et de la divinité. Dans cette perspective, l’exégèse mythique s’inscrit dans la démarche même du philosophe néoplatonicien qui doit progresser du monde visible vers le monde invisible, de l’illusion sensible vers la réalité spirituelle, de l’énigme extérieure vers la vérité intérieure. Pour certains, contrairement à ce que pensait Platon, Homère a volontairement caché sous une apparence mythique le message qu’il apportait aux hommes de la part des dieux ; le mythe est alors, certes, un mensonge, mais « un mensonge qui dit la vérité », pour reprendre la célèbre formule de Jean Cocteau. Car la vérité ne peut pas se dire clairement ; elle doit passer par le biais de l’énigme. Pour des raisons d’ordre religieux : il n’est pas permis de révéler les mystères divins aux profanes dont l’âme n’a pas été purifiée ; la vérité n’est accessible qu’à des initiés. Pour des raisons d’ordre psychologique : les énigmes posées par le mythe excitent les esprits curieux à en rechercher le sens profond. Ou tout simplement pour des raisons d’ordre esthétique : la « pénombre » du mythe rend la vérité plus belle. Parmi les ouvrages philosophiques qui s’inscrivent dans cette réhabilitation exégétique des mythes d’Homère, on citera les Allégories d’Homère d’Héraclite le rhéteur (Ier siècle A/PCN), l’Antre des Nymphes de Porphyre (IIIe siècle PCN), la Théogonie du stoïcien Cornutus (Ier siècle PCN), la Vie et Poésie d’Homère du pseudo-Plutarque, les recueils de scolies et les Commentaires d’Eustathe au XIIe siècle de notre ère.

 

B. Le christianisme

Voir P.-A. DEPROOST, « Ficta et facta ». La condamnation du « mensonge des poètes » dans la poésie latine chrétienne, dans Revue des Études Augustiniennes, t. 44 (1998), p. 101-121.
J. PÉPIN, Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes, Paris, Études Augustiniennes, 1976.
H. RAHNER, Mythes grecs et mystère chrétien, Paris, Payot, 1954.

Au départ, l’attitude des chrétiens est elle aussi très critique à l’égard des mythes du paganisme, essentiellement pour des raisons morales et théologiques, qui sont, finalement, très proches de la critique platonicienne. Dans les premiers temps, les chrétiens ont adopté un discours très dur à l’égard des dieux du paganisme, assimilés à des démons, notamment en raison de leur immoralité. Ce discours critique s’est étendu à la poésie elle-même, qui était le vecteur littéraire privilégié de la mythologie et, donc, pendant plusieurs siècles, les chrétiens se sont interdits de pratiquer les genres poétiques de l’antiquité, au premier rang desquels l’épopée. Ce n’est qu’à partir de l’époque constantinienne, après l’édit de tolérance de 313, appelé communément Édit de Milan, qu’on assiste à un large mouvement de réconciliation entre antiquité et christianisme, au point que Peter Brown a pu parler d’une « conversion du christianisme à l’antiquité ». À partir de cette époque, on assiste à un revirement d’autant plus radical que les chrétiens lettrés n’ont jamais pu se résigner complètement à l’idée de devoir abandonner leur culture après leur conversion au christianisme. Formés à l’école antique du grammairien et du rhéteur, ces chrétiens ont bu le lait de Virgile avant celui de la Bible, pour reprendre une célèbre image de saint Augustin qui en parle pour lui-même, et la connaissance qu’ils ont des grands textes profanes conditionne pour une large part leur manière d’être au monde et de le comprendre, même s’ils ont renoncé aux cultes païens qui, du reste, ne répondaient plus aux aspirations spirituelles du temps.

La question de la « réception chrétienne des mythes anciens » a notamment été facilitée par l’attitude des païens eux-mêmes par rapport à leurs mythes, comme nous venons de le voir. À la même époque, les néoplatoniciens pratiquent sur le texte d’Homère une exégèse de type allégorique qui « dédouane » le récit mythique de ses contradictions et même de son immoralité. Non seulement, l’exégèse païenne ne cherche pas à cacher les soi-disant faiblesses de la fable mythologique ; elle veut même les expliquer comme des images biaisées de réalités morales ou spirituelles plus profondes. Par ailleurs, les chrétiens pratiquaient déjà, mutatis mutandis, ce type d’exégèse sur les textes de leur propre tradition, en particulier l’Ancien Testament, à l’exemple du Christ lui-même : voir e. g. les paroles du Christ en Croix qui reprennent des paroles des Psaumes : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné » = Ps 22,2 ; Jn 19, 28 : « Après cela, sachant que désormais tout était achevé, pour que fût accomplie l’Écriture, Jésus dit : « J’ai soif » (= Ps 69, 22 ou 22, 16 ; par ailleurs, de nombreux détails de la Passion et de la Crucifixion du Christ sont annoncés dans l’Ancien Testament, notamment dans la prophétie du Serviteur souffrant chez Isaïe). Au chapitre 10 de la Première épître aux Corinthiens, saint Paul définit, à propos du séjour des juifs au désert après le passage de la Mer Rouge, l’exégèse désormais appelée « typologique », qui sera le mode unique d’interprétation chrétienne de la Bible jusqu’à l’avènement récent de l’exégèse historico-critique au début du xxe siècle : « Haec omnia in figura (týpos) contingebant illis » : « Toutes ces choses leur arrivaient en figure et elles ont été écrites pour notre instruction à nous qui touchons à la fin des âges » (1 Co 10, 1-13).

Certes l’exégèse typologique des chrétiens et l’exégèse allégorique des philosophes ne se confondent pas, notamment dans le rapport à la vérité de la lettre initiale du récit figuré et à la croyance qu’elle impose dans le mystère qu’il figure : le chrétien ne nie pas que ce récit s’est effectivement produit (contingebant) et il y voit une « allégorie » d’un mystère de foi, tandis que pour le philosophe le mythe est devenu une fiction et la vérité spirituelle qu’il engage est moins de l’ordre de la foi que de celui de la morale. Mais il est clair aussi qu’au départ les Anciens n’ont pas non plus douté de l’historicité de leurs histoires, notamment inscrites dans des réalités géographiques ou civiles vérifiables ; d’autre part, l’évhémérisme a tenté lui aussi d’inscrire la fiction mythologique dans l’histoire en considérant que les dieux sont en réalité des humains qui ont été divinisés après leur mort. Quel que soit le degré de vérité qu’ils leur reconnaissent, les chrétiens et les philosophes partagent une même attitude intellectuelle par rapport aux histoires de leur passé, qui sont autant de « figures » d’autres réalités actuellement vécues par celui qui les lit ou les commente.

Lorsque les chrétiens se sont aperçus que les païens eux-mêmes ne croyaient plus à leurs mythes et qu’ils les considéraient comme une grille d’analyse qui leur permettait d’illustrer un enseignement philosophique, ils leur ont emboîté le pas, certes non pas en réhabilitant explicitement le mensonge mythologique, mais en l’utilisant « en immergence » pour raconter les mystères de leur foi difficilement accessibles à l’intelligence ; ainsi, par exemple, la descente du Christ aux enfers, évoquée à mots très couverts dans le Nouveau Testament a-t-elle profité des nombreuses expériences de l’au-delà attestées dans l’épopée antique ; de même, le récit de l’Ascension qui remploie les métaphores des catastérismes et des triomphes diffusées par la poésie antique. Les lectures allégoriques de l’Énéide, proposées dès le Ve siècle par les grammairiens-philosophes comme Servius ou Macrobe, donnent un nouveau souffle au poème virgilien pour en faire un « sanctuaire des mystères » qu’il s’agit de déchiffrer afin d’en comprendre le sens moral et spirituel ; ainsi, par exemple, certains commentateurs, jusqu’au moyen âge, ont vu dans l’Énéide, une représentation des différents âges de la vie de l’homme, et, par le jeu des étymologies fantaisistes, en ont interprété tous les personnages comme des symboles moraux humanisés. Ce type de lecture a encouragé la réception des œuvres virgiliennes par les chrétiens qui y ont lu des annonces cryptées de leur foi et surtout un « vocabulaire » poétique pour exprimer et expliquer les mystères dans un langage acceptable par les lettrés de leur temps. Pour qu’un mythe païen puisse être reçu comme « figure » d’un mystère chrétien, il a bientôt suffi de le disqualifier en tant que « fable mensongère » et dans le même temps de le baptiser en montrant que la vérité du mythe se trouve dans sa réception chrétienne : ainsi, par exemple, il suffit de dire que le Christ est le « vrai Apollon », le uerus Apollo, pour reprendre le mythe païen et toute la théologie solaire qui l’accompagne dans une explication des mystères chrétiens relatifs à la lumière. Le néoplatonisme de Plotin et, plus encore, de Porphyre règnent à ce point sur les esprits des penseurs de l’antiquité tardive que la philosophie paraît s’être unifiée en un système capable d’intégrer toutes les aspirations de l’homme, qu’il soit chrétien ou païen. Parmi les chrétiens, beaucoup ont fini par oublier que cette doctrine était ouvertement hostile à la religion nouvelle, d’origine juive, et ils ont cherché à accommoder leur christianisme et le platonisme auquel ils continuaient d’adhérer. En particulier, ils ont admiré que le néoplatonisme soit soucieux des fins dernières de l’homme, au même titre que le christianisme.

 

II. Ulysse

 

Or, de ce point de vue précisément, le mythe d’Ulysse apportait aux uns et aux autres un répertoire d’images très riches, dès l’instant où le voyage dans la survie a souvent été conçu sous la forme d’une navigation. Pendant longtemps, l’occident n’a plus eu accès à la version originale des poèmes homériques, et il n’a donc connu Ulysse que par la tradition philosophique et la tradition littéraire, essentiellement latine. Ces deux traditions ont induit une vision très partielle et contradictoire du personnage. Les philosophes ont vu en Ulysse un modèle positif de sagesse et de vertu, qui illustrait les vicissitudes de l’âme humaine dans son errance charnelle. Quant à la tradition littéraire, elle est doublement enracinée dans la vision tragique et virgilienne du personnage, soit une vision très négative d’un homme cruel qui s’est rendu coupable de crimes effroyables lors de la chute de Troie. Les chrétiens s’inspireront de cette double tradition : la première essentiellement, dans le cadre du « réarmement philosophique » de la foi chrétienne, soucieuse d’accompagner sa spiritualité et son éthique d’un système de pensée cohérent et structuré ; la deuxième accessoirement, dans la poésie chrétienne lorsqu’Ulysse apparaîtra, en immergence, comme une des figures du Mal.

 

A. La tradition philosophique du héros positif

 

1. Ulysse, un idéal d’humanité

Dans l’exégèse philosophique des mythes homériques, Ulysse présente de nombreux visages successifs. À l’époque des sophistes, sa sincérité et sa franchise sont mises en doute. Chez Platon, Hippias fait d’Ulysse un menteur et un fourbe, en se basant sur son épithète polytropos. En revanche, Antisthène, fondateur de l’école cynique, défend quant à lui le héros, sur la base du même adjectif qui renverrait, non pas à sa duplicité mais à sa capacité d’accorder à son auditoire l’expression de sa pensée.

Dès lors, la cause d’Ulysse est gagnée dans la tradition philosophique où il devient un idéal d’humanité et de sagesse. Par son indifférence à la douleur et son entraînement aux plus dures fatigues, Ulysse apparaît comme un modèle de vertu exploité par les moralistes de toute obédience. Dans cette optique, les monstres qu’Ulysse doit affronter représentent les plaisirs et les vices, vaincus par la sagesse. Dans les Tusculanes, Cicéron rend hommage à la prudence d’Ulysse (I, 41, 98), et il le cite comme le modèle du sage aux temps héroïques (V, 3, 7). Sénèque affirme que les stoïciens avaient fixé en Ulysse le type même du sage tel qu’ils le concevaient au sommet de leur éthique, au même titre qu’Hercule, capables tous les deux « de surmonter les épreuves, de mépriser la volupté et de conquérir la terre entière » (dial. II, 2, 1 = de constantia sapientis). Je rappellerai, au passage, que, comme Ulysse, Hercule a connu une expérience de l’au-delà et ce n’est sans doute pas un hasard si, sur l’image d’un sarcophage, aujourd’hui perdu, mais dont nous avons gardé une copie de la Renaissance, l’épisode d’Ulysse et des Sirènes est encadré entre la scène d’Hermès saisissant le défunt et celle d’Hercule aux enfers tenant Cerbère en laisse. La convergence morale entre les deux héros se double ici d’une complicité dans le voyage de l’âme vers l’au-delà, le renoncement d’Ulysse au chant des Sirènes étant, comme nous le verrons bientôt, un motif particulièrement prégnant de ce symbolisme funéraire.

Dans son Discours aux jeunes gens sur la manière de tirer profit des lettres grecques, le chrétien Basile de Césarée, prend, pour exemple de la vertu, Ulysse jeté nu sur le rivage des Phéaciens ; bien loin d’inspirer de la honte à Nausicaa qui le trouve dans cet état, il inspire du respect à la princesse car le poète lui a donné « la vertu pour parure » : « Cultivez la vertu qui surnage avec le naufragé et le fera paraître plus honorable dans sa nudité que les honorables Phéaciens » (V).

L’Odyssée est également le poème de prédilection des Platoniciens entre le IIe et le IVe siècle PCN. Ainsi, chez Maxime de Tyr (2e moitié du IIe s. PCN), Ulysse devient un modèle platonicien qui triomphe de ses malheurs grâce aux lumières de la philosophie et à l’assistance divine.

 

2. L’Odyssée, une histoire de l’âme humaine

Les philosophes trouvent aussi dans les aventures d’Ulysse un enseignement sur l’âme humaine, qu’ils croient reconnaître dès le prologue de l’Odyssée quand Homère écrit qu’il chantera « celui qui sur la mer souffrit tant de douleurs en son cœur, en luttant pour sa propre vie et pour le retour de ses compagnons » (ἀρνύμενος ἥν τε ψυχὴν καὶ νόστον ἑταίρων). Très rapidement, la « vie » d’Ulysse est devenue son « âme » et ses escales sont devenues les lieux d’un combat spirituel engagé contre la matière et la mort pour gagner son salut éternel. Déjà dans l’Odyssée, même si l’île d’Ithaque est un lieu parfaitement identifié et « célèbre jusqu’à Troie et dans le monde entier », elle apparaît aussi comme située au bout du monde, presque aux confins d’un autre monde sinon de l’autre monde, puisque aussi bien Ulysse avait reçu de Circé l’ordre de ne pas chercher à y retourner avant d’avoir traversé les enfers : « Le premier de tes voyages à faire, c’est chez Hadès et la terrible Perséphone, pour demander conseil à l’ombre du divin Tirésias » (X, 490-492). Or, dans la topographie homérique, les enfers sont « au-delà de l’Océan, de la Roche Blanche, des portes du Soleil et du Peuple des Songes », tous lieux des confins que les philosophes pythagoriciens ou les chrétiens gnostiques ont commentés comme un circuit astral, stellaire, céleste conduisant à la vraie vie dans l’au-delà. Ithaque est donc au bout de l’enfer, dans tous les sens du terme ; elle est un lieu idéal, un séjour de salut, où Ulysse réalise son destin qui était de rentrer, sauvé, dans sa patrie ; pour les philosophes, elle est le terme métaphysique à l’errance de l’âme à travers la « génération ».

Entre temps, la nymphe Calypso qui retient Ulysse dans son île est une image du corps qui retient l’âme captive, car l’île est couverte de bois, symbole de la matière, et elle est battue par les flots, comme l’âme dans le corps est assaillie par les sensations et les passions. Le philosophe syncrétiste Numénius (IIe s. PCN), lu et commenté dans l’école néoplatonicienne de Plotin, construit même, sur ce thème, un édifice philosophique complet autour de l’Odyssée, qui nous est connu par le rapport que nous en donne Porphyre dans L’Antre des Nymphes. Pour Numénius, l’Odyssée raconte toute l’histoire de l’âme humaine : il retrouve, en effet, dans l’errance d’Ulysse sur la mer l’exil de l’âme au pays de la matière et Ulysse est pour lui « l’image de l’homme qui traverse les épreuves successives de la génération, pour être enfin transporté parmi ceux qui ne connaissent plus l’agitation des flots et ignorent la mer ». La mer symbolise le monde matériel, par sa fécondité et l’éternel mouvement de ses vagues ; l’épreuve finale imposée à Ulysse par Tirésias, une fois les prétendants punis, à savoir « marcher jusqu’à ce qu’il rencontre des gens qui ignorent la mer » (Od. XI, 121 sq), symbolise l’envol de l’âme hors de la matière, à l’heure de la mort.

Quant à l’énigme du vers de Tirésias annonçant à Ulysse qu’il mourra « de » ou « hors de » la mer (ex alos), Numénius n’hésite pas un instant et explique, bien sûr, que cette mort lui viendra « hors de la mer, loin de la mer » : mourir c’est échapper aux flots agités de cette vie d’ici-bas, dans la matière. Dans le Perì kaloû, Plotin voit également en Ulysse le symbole du sage selon Platon, qui fuit la beauté matérielle de Circé et Calypso pour progresser ou, mieux « remonter » vers la beauté intelligible : « Enfuyons-nous donc vers notre chère patrie, voilà le vrai conseil qu’on pourrait nous donner. Mais qu’est cette fuite ? Comment remonter ? Comme Ulysse qui échappa, dit-on, à Circé la magicienne, à Calypso, et aux Sirènes, c’est-à-dire qui ne consentit pas à rester auprès d’elles, malgré les plaisirs des yeux et toutes les beautés sensibles qu’il y trouvait. Notre patrie est le lieu d’où nous venons et notre père est là-bas » (Enn. I, 6, 8, 16-23). À la fin du Ve siècle, un élève de Proclus, Hermias, ne dit pas autre chose dans un commentaire qu’il écrit au Phèdre de Platon. Sans compter les textes qui font valoir la vertu de la « très sage » Pénélope, auprès de laquelle Ulysse a pu trouver la force et la vertu nécessaires pour transporter son âme auprès de la divinité.

Et l’inventaire est loin d’être exhaustif, mais plutôt que de dresser un catalogue des philosophes et des écoles philosophiques qui ont lu dans les épreuves d’Ulysse les figures des tribulations de l’âme humaine, je ne retiendrai que quelques moments-clés de cette histoire : une œuvre emblématique de la lecture philosophique de l’Odyssée : L’Antre des Nymphes de Porphyre, et deux épisodes souvent commentés par les philosophes : le mythe de Circé et l’épisode des Sirènes.

 

3. L’Antre des Nymphes de Porphyre

Dans L’Antre des Nymphes, Porphyre de Batanée en Syrie (233-304) développe toute une interprétation symbolique de la grotte d’Ithaque où Ulysse cacha les cadeaux des Phéaciens. Ses deux sources directes sont Numénius, dont j’ai parlé plus haut, et Cronius, dont les ouvrages étaient lus dans l’école de Plotin. Le passage de l’Odyssée décrivant la grotte ne compte que onze vers : « À la tête du port, un olivier s’éploie et l’on trouve tout près la sainte grotte obscure et charmante des Nymphes, qu’on appelle Naïades. On y voit leurs cratères, leurs amphores de pierre, où vient rucher l’abeille, et, sur leurs grands métiers de pierre, les tissus peints en pourpre de mer que fabriquent leurs mains, — enchantement des yeux — et leurs sources d’eaux vives. La grotte a deux entrées : par l’une, ouverte au nord, descendent les humains ; l’autre s’ouvre au midi, mais c’est l’entrée des dieux ; jamais homme ne prend ce chemin d’immortels (Od. XIII, 102 sq). » De ces onze vers, nos exégètes tirent une allégorie très élaborée. La grotte représente le monde ; les Nymphes Naïades qui y habitent sont les âmes qui descendent sur terre et s’alourdissent en aspirant des vapeurs humides ; ces âmes tissent un corps autour d’elles, ce que symbolisent les métiers à tisser des Nymphes. Tout un symbolisme affecte également les abeilles présentes dans la grotte : le miel est l’image du plaisir que les âmes recherchent en s’incarnant ; les abeilles elles-mêmes, espèce souverainement juste et modèle de vie sociale souvent célébré dans l’antiquité, représentent les meilleurs âmes qui désirent retourner dans leur vraie patrie. Pour les deux entrées, Numénius et Cronius avaient vu dans ces portes les constellations du Cancer et du Capricorne, étapes des âmes, l’une dans leur descente sur terre, quand elles deviennent humaines, l’autre dans leur remontée au ciel, quand elles retrouvent leur vie immortelle et divine. Selon Porphyre, Numénius avait, du reste, accordé cette explication avec d’autres textes, parmi lesquels les « deux bouches du ciel » dans le mythe d’Er de Platon, au livre X de la République, et les « portes du soleil » au chant XXIV de l’Odyssée, elles aussi identifiées aux deux tropiques. Quant à l’orientation des portes, au nord et au sud, ou, plus exactement « du côté de Borée et du côté de Notos », elle mérite aussi d’être commentée par Porphyre : Borée est le vent froid qui solidifie les eaux et qui exerce une action analogue sur les âmes alourdies par les vapeurs d’eau ; Notos est le vent chaud qui fait évaporer l’eau des âmes alourdies. La porte elle-même, qui signifie entrée et commencement, est un symbole divin et la dualité des portes entraîne aussi Porphyre à des multiples considérations symboliques autour du nombre deux.

 

4. Le mythe de Circé ou la roue des réincarnations

Voir P.-A. DEPROOST, Les poisons de l’âme ou le mythe de Circé dans un poème de Boèce (Boeth., cons. IV, metr. 3), dans P. Defossé (éd.), Hommages à Carl Deroux. T. 5 : Christianisme et Moyen Âge. Néo-latin et survivance de la latinité, Bruxelles, Latomus, 2003, p. 87-97 (Coll. Latomus, t. 279).

Pythagoriciens et Platoniciens ont lu dans les mythes homériques la trace d’une de leur doctrines fondamentales : la transmigration des âmes. Les discours d’Hector ou d’Antiloque à leurs chevaux, le dialogue d’Achille avec son cheval Xanthos, l’épisode du chien d’Ulysse reconnaissant son maître sont invoqués comme preuves de l’intelligence des animaux et donc de la connaturalité des âmes. Plus particulièrement, le mythe de la magicienne Circé transformant les compagnons d’Ulysse en animaux a été compris comme une allégorie de la métempsycose : les philosophes, mythographes et moralistes de l’antiquité y ont lu les prolégomènes mythiques des déchéances de l’âme et de la chute de l’homme dans l’animalité. À la fin de l’antiquité, Boèce commente encore le mythe en ce sens dans un poème de sa Consolation de Philosophie. « La transformation des compagnons d’Ulysse en porcs et animaux de ce genre, explique le pseudo-Plutarque, signifie que les âmes des hommes insensés passent dans les formes de corps de bêtes ». Boèce souligne même que « devenus pourceaux, ils (= les compagnons d’Ulysse) avaient échangé pour les glands les nourritures de Cérès » ; de mangeurs de pain, ils sont devenus mangeurs de glands, perdant ainsi une des qualités majeures de l’humanité civilisée, comme l’a rappelé Madame Mund, à propos du séjour d’Ulysse chez les Lotophages. Si les compagnons d’Ulysse sont réincarnés dans des porcs, c’est que leur vie les y disposait, selon une théorie que Platon avait déjà développée dans le Phédon, le mythe d’Er ou le Timée et qui prétendait qu’au moment de la mort, les âmes se réincarnent dans des corps d’animaux correspondant aux passions ou aux vices cultivés dans leur vie antérieure, cette réincarnation induisant un oubli de leur condition antérieure. On sait que les Pythagoriciens ont interprété à la lettre les conséquences de ce mythe, ce qui les a notamment convaincus de pratiquer le végétarisme.

En latin, selon une étymologie fantaisiste, le nom de la magicienne (Circé) contient la racine du mot cercle (circus, circulus) : Tertullien a fait de la magicienne la fondatrice éponyme des jeux du cirque (circus) au service des démons ; mais ce nom prépare aussi la théorie des « générations successives » ou « la roue des réincarnations ». Le nom de son île, Aiaié ou « l’Île des sanglots » semble être l’écho du cri de détresse des âmes qui ont migré dans des corps d’animaux et qui sont effrayées par la déchéance de leur nouveau séjour : « Leur âme gémit sur les prodiges dont elle souffre », écrit Boèce à propos de l’âme des compagnons d’Ulysse enfermée dans les corps de cochons.

Philosophes et chrétiens s’accordent sur l’interprétation du mythe : pour les uns et pour les autres, les vices plongent l’homme dans « les régions de dissemblance » animales, selon la formule plusieurs fois utilisée par saint Ambroise ou saint Augustin qui l’avaient sans doute déjà trouvée chez Platon ; Augustin précise même que ce lieu est une regio gemendi, « une région de gémissement », qui semble retentir des plaintes de l’île de Circé, non sans recouper des lieux parallèles dans les Psaumes.

Ulysse a cependant été préservé de cette métamorphose animale grâce à une herbe magique, le moly, que lui a remise Hermès. Dans la tradition philosophique, cette herbe est le symbole de la raison, qui discrimine précisément l’homme de l’animal et qui permet à l’âme de se soustraire au processus de réincarnations animales en se souvenant de son humanité. Dans la tradition chrétienne, cette herbe devient le symbole du Lógos divin qui rachète la condition humaine déchue par le mal et les passions. Car, contrairement aux philosophes païens, les chrétiens refusent le concept littéral de transmigration des âmes dans des corps de bête, dans la mesure où leur foi affirme l’intégrité de l’âme malgré les vicissitudes de sa condition charnelle. Et, en cela, ils respectent, paradoxalement, davantage le détail mythique des métamorphoses incomplètes, puisque, selon l’Odyssée, les sortilèges de Circé n’avaient pas détruit l’esprit humain de ses victimes. L’allégorisation chrétienne du mythe, telle qu’elle apparaît notamment dans le poème de Boèce, aboutit alors à l’interprétation suivante : les poisons de Circé sont la figure des vices ; les compagnons d’Ulysse sont la figure de la mens, qui, selon Boèce et la tradition platonicienne, est le siège du uigor humanus ; et donc, de la même manière que les drogues de Circé ont préservé une part d’humanité dans les hommes métamorphosés, les vices ne détruisent pas complètement l’âme ; ils la blessent gravement sans transformer complètement sa nature.

 

5. Ulysse et les sirènes

Voir P. COURCELLE, Quelques symboles funéraires du néo-platonisme latin. Le vol de Dédale — Ulysse et les sirènes, dans RÉA, t. 46 (1944), p. 65-93.

L’épisode des Sirènes est lui aussi un des hauts lieux de l’interprétation philosophique des mythes homériques. Avant de l’examiner de plus près, il faut observer que la tradition philosophique n’a pas toujours compris ces personnages comme les êtres négatifs qu’ils sont dans la page célèbre de l’Odyssée. Ainsi, les Pythagoriciens, rejoints en cela par Platon dans le mythe d’Er au livre X de la République, ont fait des Sirènes des êtres qui symbolisent l’harmonie céleste dans la rotation des sphères : elles guident les âmes vers leur séjour ultime lorsqu’elles se séparent du corps. Plutarque subvertit même le sens de l’épisode homérique : selon lui, la musique des Sirènes éveille dans les âmes encore incarnées la nostalgie de la patrie perdue à laquelle aspire Ulysse avec ferveur, alors que les hommes vulgaires ont de la cire dans les oreilles et sont assourdis par leurs passions : « Telle âme, d’un naturel meilleur, entend et se souvient : et ce qu’elle éprouve ressemble aux plus furieuses amours : elle désire, elle aspire, et ne peut s’arracher au corps » (Plvt., quaest. conu. IX, 14, 6).

Cela étant, si l’on suit le texte d’Homère, il est clair que les Sirènes sont bien des êtres redoutables, cruels et sanguinaires, et que le poète souligne plutôt la fuite d’Ulysse que son éveil à la musique céleste des Sirènes. De ce point de vue, il est notable que l’épisode est souvent représenté sur des sarcophages romains à partir du IIIe siècle PCN, laissant entendre que ce mythe crypte un symbolisme funéraire. La composition de ces sarcophages est récurrente : on y voit d’un côté Ulysse, vêtu de l’exomis, la tunique des philosophes qui laissait nu un côté de la poitrine, et coiffé du pileus, le bonnet phrygien dont on coiffait les affranchis et qui est un symbole de liberté ; le personnage est lié au mât du bateau et entouré de deux ou trois compagnons ; il passe le long d’un rivage où se dressent trois femmes à pattes d’oiseau, les Sirènes, deux musiciennes avec la cithare et la flûte, et une chanteuse avec, en mains, un uolumen, conformément à la tradition mythographique, notamment relayée par Servius, le commentateur de Virgile : « Sirenes secundum fabulam tres, parte uirgines fuerunt, parte uolucres, Acheloi fluminis et Calliopes musae filiae. Harum una uoce, altera tibiis, alia lyra canebat » (in Aen.V, 864). Sur le registre symétrique de ces sarcophages, on trouve régulièrement une scène de la vie intellectuelle : recitatio, scène d’enseignement, conversation, etc. Sur un sarcophage conservé à Rome au Musée des Thermes, on observe même la présence d’un Triton qui souffle dans une conque marine, entre les Sirènes et le bateau d’Ulysse. En l’occurrence, il tourne le dos aux Sirènes et il semble écarter d’elles le bateau : le geste des rameurs confirme, en tout cas, que le bateau s’éloigne des monstres.

Le sens de l’image est clair si on l’analyse à la lumière des théories néoplatoniciennes sur l’âme humaine. Par une sage conduite qui a su l’écarter de la musique charnelle des Sirènes, le défunt échappe au cercle de la génération symbolisée par la mer et il peut remonter vers sa patrie céleste. En somme, le symbolisme des Sirènes n’est pas très éloigné de celui de Circé ou de Calypso. Le rôle joué par les Sirènes dans cette scène nous fait comprendre certaines particularités de leur figuration : elles portent l’aigrette à deux plumes qui les assimile aux Parques, également au nombre de trois, qui filent et tranchent le fil de la destinée des hommes ; la Sirène chanteuse tient un rouleau de papyrus, qui l’assimile à l’une des trois Parques, Atropos, qui tient habituellement le livre du Destin. Or, pour Plotin, s’évader de la génération, c’est précisément dominer le Destin, se soustraire à l’empire des trois Parques, filles de la Nécessité, car « l’être privé d’une âme supérieure a une vie assujettie au Destin ». Le Triton est un symbole funéraire bien connu : il personnifie la brise marine (aura uelificans) qui soulève l’âme défunte dans son ascension vers les astres et facilite ainsi son retour vers la patrie céleste.

C’est aussi ce qu’illustre la scène symétrique de l’épisode d’Ulysse, notamment sur le sarcophage d’Aurelius, également conservé au Musée des Thermes : le buste du défunt, Aurelius, une palme à la main, se détache au centre d’un voile que tiennent deux génies ailés, comme s’ils découvraient le visage du défunt ; de part et d’autre sont assis deux graves personnages, barbus et revêtus du pallium, qui se font face : celui de gauche tient un uolumen, celui de droite paraît l’écouter et songer. Ce motif a clairement été identifié comme un motif d’origine pythagoricienne illustrant le dépouillement de l’âme qui laisse tomber son vêtement de chair pour entrer dans la gloire des cieux grâce à l’œuvre de la raison ou de la culture.

Mais, en l’occurrence, le symbole recoupe une autre image mythique. Dans le contexte d’un sarcophage illustré par l’épisode odysséen des sirènes, ce voile renvoie aussi à l’écharpe qu’Ino, émergeant soudain du fond de la mer sous la forme d’une mouette, a jetée à Ulysse pour le sauver des tempêtes de la nature et lui permettre d’aborder sain et sauf aux rivages des Phéaciens, avant de retrouver Ithaque, sa patrie (Od. V, 333-353). De la même façon qu’Ulysse a dû se dévêtir pour affronter la tempête dans une nudité que recouvrait seulement, noué autour du cœur, le talisman d’Ino, l’âme doit se dépouiller de son vêtement de chair pour rejoindre sa patrie : au XIIe siècle, en glosant ce passage de l’Odyssée, un archevêque de Salonique, Eustathe, définit ce talisman comme « le symbole de la sagesse », qui permet à l’âme d’atteindre son salut éternel après s’être débarrassée des scories charnelles. Avec le Triton, ce voile complète la panoplie pythagoricienne des aurae uelificantes qui aident l’âme humaine à traverser les tempêtes du monde et de la chair, en route vers sa patrie céleste.

Le personnage qui subsiste seul sur le sarcophage de Turanius, conservé au Musée chrétien du Latran, est également un lettré qui déclame. On pourrait dès lors résumer ainsi l’interprétation philosophique de l’épisode homérique : en répandant leur musique charnelle, les Sirènes y sont les figures néfastes de la génération, double monstrueux des trois Parques qui maintiennent l’âme humaine sous le poids de la Destinée ; en la détournant de la patrie céleste, elles font obstacle à l’apothéose qu’elle peut conquérir grâce à l’ascèse ou à la sagesse philosophiques qui l’aident à se dépouiller des séductions du monde et de la matière pour retourner dans le pays de son Père.

Dans la foulée de la tradition philosophique, les chrétiens ont repris ce complexe symbolique. Ainsi, en 386/387, dans le prologue du De beata uita, saint Augustin développe une longue allégorie sur le voyage vers le port de la sagesse, où il explique que la Nécessité nous a embarqués dans la vie et que la conduite des hommes y varie, selon qu’ils naviguent vers la terre ferme de la vie bienheureuse ou qu’ils s’en détournent pour s’aventurer en pleine mer, voyager loin de leur patrie et se laisser prendre à différentes séductions avant de retrouver les bons vents. Il applique notamment à sa propre existence cette allégorie d’une navigation chaotique, qu’il conclut ainsi : « Ne pouvant supporter plus longtemps le fardeau d’une profession qui me faisait peut-être voyager vers les sirènes, je lâchai tout et conduisis ma barque, bien mal en point et faisant eau, vers la tranquillité tant désirée (I, 1-4) ». Outre que les Parques sont les filles de la Nécessité, Augustin fait une application personnelle du mythe des sirènes qui ont été pour lui les attraits de la culture rhétorique, dont il avait fait son métier, et qui ont failli l’arrêter sur la voie de la recherche philosophique.

Dix ans plus tard, Paulin de Nole, n’ignore pas non plus l’interprétation néoplatonicienne, mais il adopte une attitude opposée à celle d’Augustin. Dans sa lettre XVI à Jovius, destinée à défendre l’idée chrétienne de Providence contre les philosophes, il raille le mythe platonicien du chant des trois Parques, filles de Nécessité ; puis il utilise le mythe des Sirènes, mais en retourne complètement l’interprétation : les Sirènes, qui provoquent l’oubli de la patrie, le naufrage du salut, signifient la séduction des lettres profanes, y compris les philosophes. Il faut être à leur égard plus prudent encore qu’Ulysse, se boucher non seulement les oreilles, mais aussi les yeux, et faire en sorte que l’âme les dépasse en volant. Les yeux fermés, désormais, contrairement au regard ouvert des néoplatoniciens ; la lecture philosophique est ici interdite ; l’héroïsation par la culture est une erreur funeste. Paulin de Nole se fait ici l’écho d’une vieille condamnation des Sirènes, dénoncées par Cicéron comme les symboles de la concupiscence de l’esprit, discendi cupiditas, qui détourne le sage de sa patrie par une vaine curiosité (fin. V, 18, 49). Sur les sarcophages, la Sirène au uolumen représenterait alors les philosophes et les lettrés en général, à l’enseignement desquels le défunt a renoncé pour voguer vers le Ciel, sa vraie patrie.

Lorsque ce symbolisme philosophique n’a plus été compris, le jeu de l’allégorie a néanmoins permis à l’épisode des Sirènes de se maintenir dans la tradition chrétienne. C’est que les Sirènes sont mentionnées dans les Écritures, entre autres animaux fantastiques, notamment dans les Psaumes et les textes prophétiques, ce qui a amené les commentateurs chrétiens à leur reconnaître une existence et à les décrire : ainsi par exemple Ambroise de Milan ou saint Jérôme qui, dans son Commentaire sur Isaïe, les représente notamment comme des oiseaux pourvus d’une aigrette, telles qu’elles apparaissent sur les sarcophages (in Is., V, 13, 20-22). L’idée fondamentale que l’on retient de l’épisode est celle du naufrage du salut. Dès lors toute la scène doit être interprétée en fonction du Sauveur. Dans l’exégèse chrétienne, le bateau était déjà depuis longtemps une figure de l’Église, et le mât, traversé par l’antenne à son sommet, une figure de la Croix ; Ulysse attaché au mât devient alors une figure du Crucifié attaché à la Croix ; la cire qui bouche les oreilles est l’enseignement des Écritures qui prémunit contre les dangers ; les Sirènes désignent la luxure ; leur rocher est le corps qui émousse la vigueur de l’âme à l’égard des réalités spirituelles. À la fin du IIe siècle déjà, au chapitre XII du Protreptique, après avoir dénoncé la Sirène comme une prostituée, Clément d’Alexandrie commente ainsi l’épisode homérique dont il cite quelques vers : « Pousse ton navire loin de ce chant artisan de mort ; il suffit que tu le veuilles et te voilà vainqueur de la perdition ; attaché au bois, tu seras délivré de toute la corruption, le Logos de Dieu sera ton pilote et l’Esprit-Saint te fera aborder aux ports célestes » (Protr. XII, 4). Plus tard, dans la même école d’Alexandrie, Origène voit en Ulysse sur son bateau le symbole du Christ à la barre de son Église.

À titre d’exemple de ce nouveau complexe exégétique, voici un texte d’Ambroise de Milan, dans son Commentaire sur l’évangile de saint Luc (publié vers 390) :

« Si le fameux Ulysse, au dire des fables — il est vrai que le prophète aussi a dit : “Elle sera la demeure des filles des Sirènes” (Is., XIII, 21) ; et, si le prophète ne l'avait pas dit, personne n'aurait le droit de faire un reproche, puisque l'Écriture accueille les Géants et la vallée des Titans — si donc Ulysse, après un exil de dix années pendant lesquelles eut lieu la guerre de Troie, et après dix années de voyages, alors qu'il se hâtait vers sa patrie, a pu être retenu par les Lotophages grâce à la douceur de leurs fruits ; si les jardins d'Alcinoüs l'ont retardé ; si enfin les Sirènes, l'attirant par leurs chants, ont failli l'entraîner à ce fameux naufrage dans la volupté, et s'il dut lutter contre l'enchantement de leurs voix mélodieuses en bouchant les oreilles de ses compagnons avec des tampons de cire, combien plus sied-il aux hommes religieux d'être captivés par l'émerveillement des actions célestes ! Et là il ne s'agit plus de savourer la douceur des baies, mais le pain qui est descendu du ciel : ni de contempler les légumes d'Alcinoüs, mais les mystères du Christ : car “à celui qui est faible de manger des légumes” (Rom., XIV, 2). Il ne s'agit donc pas de se boucher les oreilles, mais de les ouvrir, afin que la voix du Christ puisse se faire entendre ; et quiconque l'entendra n'aura pas de naufrage à craindre : non qu'il faille, comme Ulysse, l'attacher au mât par des liens matériels, mais parce que son âme doit être liée au bois de la Croix par des nœuds spirituels, pour n'être pas ébranlée par l'attrait des plaisirs et ne pas laisser dériver le cours de la nature vers l'écueil de la volupté. Les fictions des poètes ont en effet donné couleur à cette fable d'après  laquelle des jeunes filles habitaient un littoral hérissé d'écueils ; et, quand elles avaient, par le charme de leur voix, amené les navigateurs à détourner leur course pour le plaisir de les entendre, elles les attiraient sur des récifs cachés, les décevaient par un abri trompeur, et les faisaient périr dans un lamentable naufrage. Cette invention a été embellie par une présentation et une mise en scène apprêtée : on a décrit la mer, la voix féminine, le littoral et ses fonds. Mais quelle mer moins clémente que le monde, si peu sûr, si mobile, si profond, si agité par le souffle des esprits impurs ? Et que veut dire cette image des jeunes filles, sinon l'appât d'une volupté énervée, sans virilité, qui effémine la fermeté de l'âme séduite ? Et quels sont ces récifs, sinon les écueils de notre salut ? Il n'y a pas de danger plus caché que celui des douceurs du monde : en charmant l'âme, elles tyrannisent la vie et brisent en quelque sorte le sens et l'intelligence sur les écueils des corps. » (in Luc. IV, 2)

Et un autre, extrait d’une homélie de Maxime de Turin (début du Ve siècle) :

« Les légendes païennes racontent les aventures du célèbre Ulysse, ballotté dix ans sur la mer, où il errait sans pouvoir atteindre sa patrie. La marche de son bateau l’avait amené en un lieu où les chants langoureux des sirènes résonnaient avec une cruelle suavité. La douceur des mélodies envoûtait les voyageurs au point de les entraîner, par leur spectacle et leur volupté, à leur perte. Ils éprouvaient, en effet, un tel plaisir à écouter ces chants que, pris au piège par le simple son de la voix, au lieu de se diriger vers le port, ils se précipitaient dans la mort qu’ils voulaient fuir. Ulysse avait vu ce naufrage ensorceleur, il s’était évertué à fuir le danger de cette séduction : il mit, dit-on, de la cire dans les oreilles de ses compagnons et se fit attacher au mât du navire, pour ne pas succomber aux attraits de ces chants et permettre au bateau de l’entraîner loin du danger. Si la légende rapporte qu’Ulysse s’était fait attacher à un arbre pour fuir le danger, il faut proclamer d’autant plus fort ce qui s’est passé en vérité (quod uere factum est) : aujourd’hui, le bois de la croix a arraché l’humanité tout entière au péril de la mort. Depuis que le Christ a été mis en croix, nous traversons les épreuves et les tentations de ce monde, comme si nos oreilles étaient occluses, nous ne nous laissons plus séduire par le bruit trompeur du monde, nous ne sommes plus détournés de la route d’une vie meilleure, en évitant les écueils des plaisirs. L’arbre de la croix ne se limite pas à ramener dans sa patrie celui qui y est attaché, il jette l’ombre de sa puissance sur les compagnons qui l’entourent. Après de nombreuses errances, la croix nous fait revenir en notre patrie. » (serm. XLIX, 1-2).

Tradition philosophique et réception chrétienne du mythe d’Ulysse ou plutôt de l’Odyssée, s’accordent donc pour lire dans ce mythe une allégorie des vicissitudes de l’âme humaine dans son voyage de retour vers la patrie céleste. Philosophes et chrétiens découvrent une affinité entre les épreuves d’Ulysse et celles de l’âme humaine en lutte avec les séductions du monde symbolisées par la mer et ses habitants monstrueux. À chaque fois, le mythe est clairement associé à l’inquiétude de l’homme par rapport à l’énigme de l’au-delà : le retour d’Ulysse à Ithaque, les métamorphoses animales chez Circé, le chant des Sirènes, ces trois grands lieux philosophiques posent, chacun à leur manière, la question de la mort et de la survie sur le mode du retour, de la migration ou du salut. Dans cet ordre d’idées, il faudrait aussi évoquer la descente d’Ulysse et l’arrivée des prétendants aux enfers, respectivement au chant XI et au chant XXIV, mais quand les philosophes ou les chrétiens les évoquent, ils les inscrivent dans un vaste complexe mythique qui inclut souvent d’autres catabases, comme celle d’Orphée ou d’Énée et qui passe par un commentaire détaillé de la géographie infernale qui nous emmènerait trop loin ici.

 

B. La tradition littéraire du héros négatif

 

À côté de la tradition philosophique, l’occident a également connu Ulysse par un autre biais, nettement plus défavorable au héros grec : il s’agit de la tradition virgilienne, et, en particulier, du portrait qu’a donné Virgile du personnage dans le récit de la dernière nuit de Troie au chant II de l’Énéide. Et encore, il s’agit ici d’un regard oblique sur le personnage, puisque ce n’est pas Virgile qui parle à cet endroit, mais Énée, et donc un vaincu de la guerre de Troie, un ancien ennemi d’Ulysse. Qui plus est, il en parle dans un moment de grande souffrance : à la demande de la reine Didon, Énée fait effectivement le récit de ses errances, en commençant par cette nuit d’épouvante dont il est amené à revivre les épisodes les plus douloureux et les plus sanglants, notamment les sacrilèges et les crimes dont Ulysse s’est rendu coupable. Et même alors, on ne peut pas imputer à Énée lui-même la haine dont il fait preuve contre lui, puisque ce qu’il dit d’Ulysse, il ne le dit pas en son propre nom, mais il rapporte les paroles d’un traître, Sinon, que les Grecs ont envoyé aux Troyens pour désamorcer leur méfiance à l’égard du cheval abandonné sur le rivage. En effet, c’est par une mise en abyme qu’il revient au traître Sinon d’évoquer la perfidie du « pellax Ulixes » (II, 90), mais toute sa haine est feinte et a pour seul but de mettre les Troyens en confiance. Sinon est en réalité un double d’Ulysse ; il est la traîtrise la plus absolue de celui qu’il appelle lui-même le « scelerum inuentor » (II, 164). Pour convaincre les Troyens de sa bonne foi, Sinon évoque notamment le projet qu’avait fait Ulysse, de connivence avec le devin Calchas, de le sacrifier pour permettre aux Grecs de rentrer chez eux ; il rappelle aussi le sacrilège dont s’est rendu coupable « l’homme d’Ithaque » en arrachant au temple de Minerve la statue de la déesse, le Palladium (II, 163-171), outrage que le cheval de Troie était censé réparer.

Dans la foulée, Ovide, au livre XIII des Métamorphoses, évoque de façon très complète tous les griefs que la mythologie avait formulés contre Ulysse, et la défense de l’accusé par lui-même, toute en subtilité et en humour. Sénèque représente les deux traditions d’Ulysse, philosophique et littéraire : dans les Lettres à Lucilius et autres traités philosophiques, il propose un Ulysse positif, dont il fait, comme on l’a vu précédemment, un sage, un modèle stoïcien de tempérance et de constance ; dans sa tragédie Les Troyennes, Sénèque met en scène un traître et un assassin, repris à Euripide, responsable et acteur du double meurtre de la jeune Polyxène, sacrifiée aux mânes d’Achille, et du petit Astyanax pour exterminer la lignée d’Hector.

C’est aussi cet Ulysse négatif, fourbe, sacrilège qui inspire les poètes chrétiens latins quand ils veulent dénoncer l’action néfaste du mal ou de ses agents dans le monde et dans le cœur de l’homme. Il ne s’agit pas alors de reprendre explicitement la figure d’Ulysse et de la commenter comme l’ont fait les philosophes, mais d’y renvoyer implicitement dans le filigrane des remplois poétiques. Le mythe est alors totalement « en immergence » dans une culture poétique partagée par le poète et son lecteur, à l’intérieur d’un poème qui célèbre un mystère chrétien, mais dans une langue et un imaginaire empruntés à la tradition profane, notamment virgilienne. Le modèle le plus abouti sinon le plus caricatural de cette récriture est le Centon dans lequel le poète emprunte exclusivement ses vers à d’autres poèmes pour recomposer une œuvre nouvelle. Le « jeu » littéraire, au double sens où en a parlé Myriam Watthee, est alors dans la reconnaissance par le lecteur des vers empruntés et dans la distance de signification que le poète y a introduite par rapport au modèle.

Un bel exemple de cette technique concerne précisément notre mythe d’Ulysse. À la fin du IVe siècle, la poétesse Proba, issue de la haute aristocratie romaine, écrit un Centon biblique dans lequel elle chante toute l’histoire sainte dans des vers exclusivement empruntés aux poèmes de Virgile. Lorsqu’elle arrive au récit de la Passion et de la Crucifixion de Jésus, elle est amenée à évoquer la haine des juifs contre le Christ, en des images d’une rare violence, conforme à une tradition antisémite bien établie à Rome depuis longtemps, tout l’art étant de rendre ce climat de violence dans un texte où il n’est évidemment jamais question ni de juifs, ni de Jésus, ni du Christ, ni de croix, tous personnages et objet étrangers au monde virgilien. Ainsi, en particulier, pour souligner le sacrilège du peuple juif, la poétesse remploie précisément le vers de Virgile qui rapportait le sacrilège d’Ulysse contre la statue d’Athéna : « cunctique repente/ corripuere sacram effigiem manibusque cruentis… » (« Tous ensemble soudain/ se saisirent de la sainte effigie et, de leurs mains sanglantes… » cento, 614-615 = Aen. II, 167). Jésus devient donc une « sainte effigie », maltraitée cette fois non pas par Ulysse, mais par un peuple tout entier qui endosse, par le biais d’un sujet collectif emprunté à un autre hémistiche de Virgile, la responsabilité collective de l’acte impie. Il faut, du reste, observer que tout au long des vingt-quatre vers que Proba consacre à cette péricope biblique, la poétesse fait une utilisation soutenue des vers que Virgile avait consacrés à l’épisode du cheval de Troie, considéré par les anciens comme l’archétype légendaire de la scène de trahison. Dans son recueil Sur la couronne des martyrs, au moment de chanter la passion de la jeune Eulalie (perist. III), le poète Prudence se souvient de la marche au supplice de l’enfant Astyanax dans les Troyennes de Sénèque, présenté comme un paradigme du sapiens qui, malgré son jeune âge, affronte la mort avec superbia, au point de faire trembler ses bourreaux, parmi lesquels le cruel Ulysse. Ailleurs, quand les poètes chrétiens exhortent leurs lecteurs à se détourner des ennemis de la foi, ils se souviennent du cri angoissé du pauvre Achéménide, recueilli par les Troyens alors qu’il avait été oublié par Ulysse et ses compagnons dans la grotte des Cyclopes : « Sed fugite, o miseri,… » (Aen. III, 639). Je n’ai pas le temps de prolonger ici ce type d’enquête, qui relève d’un long travail à l’aiguille pour dénouer les ressources de la mémoire poétique des anciens, mais il est clair que le mythe littéraire d’Ulysse, dans sa version tragique et virgilienne, a largement fourni la poésie chrétienne d’images négatives.

L’homme d’Ithaque a payé très cher l’odium dont l’a chargé la tradition latine : il séjourne pour l’éternité dans le huitième cercle de l’Enfer de Dante, parmi les conseillers perfides de la huitième bolge (Inferno, XXVI, 85-142). Sous les traits d’une flamme double, en compagnie de Diomède, son complice dans le sacrilège du temple de Minerve, « il y pleure l'embûche frauduleuse du cheval de bois qui amena la ruine d'Ilion, dont un descendant fut l'honorable tige des Romains. Ces deux ombres y pleurent aussi la ruse employée contre Déidamie, qui, dans le tombeau, se plaint encore d'Achille ; elles gémissent encore de l'enlèvement de la statue de Pallas. » (chant 26). Dante connaissait Ulysse par des sources latines et les versions médiévales du Roman de Troie ; mais pour le poète de la Divine comédie, la plus grande faute d’Ulysse est d’un autre ordre : précurseur de Faust, il a voulu « acquérir l’expérience du monde », à laquelle il a finalement sacrifié tous ses liens d’affection en repartant sur la mer, le lieu de toutes les turbulences. Il a voulu tenter le dernier voyage qui est celui de la science et de la connaissance, et la mer s’est refermée sur lui. Pour Dante, Ulysse a aussi payé d’avoir été philosophe.

« Tel que celui qui appela deux ours pour le venger, qui contempla le char d'Élie que deux chevaux emportaient au ciel, et peu à peu ne distingua plus qu'une flamme légère sous la forme d'un nuage lumineux, tels je vis ces feux brillants s'agiter dans la sombre vallée ; ils renfermaient chacun un pécheur qu'ils rendaient invisible… Là, me répondit le sage, sont tourmentés Ulysse et Diomède : ils subissent la même vengeance, parce qu'ils se sont livrés à la même colère. Dans cette flamme, ils pleurent l'embûche frauduleuse du cheval de bois qui amena la ruine d'Ilion, dont un descendant fut l'honorable tige des Romains. Ces deux ombres y pleurent aussi la ruse employée contre Déidamie, qui, dans le tombeau, se plaint encore d'Achille : elles gémissent encore de l'enlèvement de la statue de Pallas…  “Quand je parvins à me soustraire à la puissance de Circé, qui me tint éloigné des hommes pendant plus d'un an, auprès de ce lieu qu'Énée a cru, depuis, devoir nommer Gaète, ni les embrassements d'un fils, ni la douleur d'un vieux père, ni l'amour de mon épouse Pénélope, qui aurait dû assurer son bonheur, ne purent vaincre en moi le désir qui me possédait d’acquérir l’expérience du monde, des vices des hommes et de leurs vertus. Je m'abandonnai, dans la haute mer, sur un vaisseau avec le peu de compagnons qui s'étaient attachés à mon sort : je vis l'un et l'autre rivage jusqu'à l'Espagne, la Sardaigne, les îles voisines, et la partie du royaume des Maures que la mer baigne de ses flots. Moi et mes compagnons nous étions atteints par la vieillesse qui affaiblissait nos forces, lorsque nous arrivâmes à ce détroit où Hercule plaça les deux signaux qui avertissaient l'homme de ne pas pénétrer plus avant. Je laissai Séville à ma droite, comme j'avais laissé Ceuta à ma gauche. Ô mes compagnons, dis-je alors, qui êtes arrivés dans les mers de l'Occident, après avoir bravé tant de dangers, et qui n'avez, comme moi, que peu de temps à survivre, ne vous refusez pas, en marchant contre le cours du soleil, la noble satisfaction de voir l'hémisphère privé d'habitants ; considérez votre dignité d'homme : vous n'avez pas été appelés à vivre comme des bêtes, mais à suivre la vertu et la science” ».