L'INVENTION ROMAINE DE L'ÂGE D'OR :

MÉMOIRE D'UN TEMPS RÉVOLU, IDÉOLOGIE D'UN TEMPS NOUVEAU

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Introduction

Comme je l’ai rappelé dans l’introduction à ce cours, l’expression « âge d’or » est une création latine : tempus aureum chez Horace, aurea aetas chez Ovide ou encore aurea saecula chez Virgile, là où les Grecs parlaient plutôt de « race d’or ». Et il n’est sans doute pas indifférent que cette expression apparaisse à une époque marquée par de profonds bouleversements politiques qui ont pour ambition de faire advenir un temps nouveau après le chaos des guerres civiles. Le mythe hésiodique des races induisait une marche irréversible, où la « race de fer » ne pouvait pas redevenir une « race d’or », sinon dans le cadre d’une conception cyclique du temps dont les Grecs ont cependant toujours perçu secrètement et tragiquement le caractère illusoire. Faut-il, en effet, rappeler que les Anciens n’avaient aucune idée d’une possible évolution des espèces, en dehors de la métamorphose, qui est, du reste, moins une évolution à l’intérieur d’une même espèce qu’un changement d’espèce et qui, en tout état de cause, relève encore du temps où les dieux et les hommes vivaient ensemble ; le passage d’une « race » à l’autre dans la même espèce ne pouvait dès lors fonctionner que sur le mode d’une disparition radicale de la première pour que puisse apparaître la seconde. Comme l'a rappelé Monique Mund-Dopchie, « les différentes races ne se transmettent pas les unes aux autres un actif et/ou un passif et elles ne sont pas susceptibles de léguer une faute héréditaire : qu’elles soient pies ou impies, leur disparition est inscrite dans l’organisation du cosmos et rejoint le cycle naturel de la naissance et de la mort ».

En revanche, l’histoire des hommes permet de penser à des retours possibles de temps plus ou moins heureux, en l’occurrence d’un « âge » d’or, moyennant la mise en place de conditions, notamment politiques et idéologiques, qui en autorisent l’avènement. Et effectivement, à Rome, le mythe de l’âge d’or se décline sur des temps divers, depuis les origines définitivement révolues jusqu’à des temps en attente d’accomplissement ou accomplis, qu’ils soient celui de l’ordre et de la paix retrouvés, à la période augustéenne, ou celui d’une nouvelle aspiration à la profusion, à la licentia, à la nudité indistincte qui caractérisaient l’état de nature primitif, à l’époque de Néron.

Trois références bibliographiques appuieront mon propos :

— Jean-Paul Brisson,  Rome et l'âge d'or : de Catulle à Ovide, vie et mort d'un mythe, Paris, Éditions de la Découverte, 1992.
— Jacqueline Fabre-Serris, Mythologie et littérature à Rome. La réécriture des mythes aux Iers siècles avant et après Jésus-Christ, Lausanne, Payot, 1998 (Coll. Sciences humaines).
— Joël Thomas, Rome, ou la violence transformée. Le mythe de la régénération chez les Latins, dans J. Poirier, L’Âge d’or, Dijon, EUD, 1996, p. 91-141 (Coll. Figures Libres).

 

I. La mémoire d'un temps révolu

La première mention du mythe de l’âge d’or en latin apparaît à la fin du poème 64 de Catulle, consacré aux noces de Thétis et de Pélée, emblématiques de ce premier âge puisqu’elles unissaient une déesse et un mortel (v. 384-408). Dès cette première apparition, l’âge d’or est associé à l’actualité romaine dont Catulle est le témoin lorsqu’il déplore le chaos des guerres civiles qui plombent le dernier siècle de la République :

« Car, alors bienveillants, les habitants du ciel rendaient visite aux héros
Dans leurs chastes demeures et se montraient aux mariages
Des mortels, la piété n’ayant pas encore été bafouée.
Souvent le père des dieux, assis dans son temple éclatant,
Vit, alors qu'arrivaient les cérémonies annuelles
Avec leurs jours de fête, cent taureaux tomber à terre.
Souvent Liber, arpentant les hauteurs du Parnasse,
Emmena les bacchantes qui criaient, les cheveux épars : Evohé !
Quand les habitants de Delphes, accourus de la ville entière,
Accueillaient le dieu avec allégresse devant les autels fumants.
Souvent, au cours d'une guerre meurtrière, Mars,
La souveraine du fougueux Triton ou la vierge de Rhamnonte
Exhortèrent en personne des bataillons d'hommes armés.
Mais après que la terre eut été souillée par des crimes monstrueux
Et que les hommes eurent, par leur cupidité, chassé la justice,
Que les frères eurent trempé leurs mains dans le sang de leurs frères,
Que les enfants eurent cessé de pleurer la perte de leurs parents,
Qu'un père eut souhaité la mort de son fils aîné
Pour être libre de saisir dans sa fleur la jeune mariée,
Qu'une mère impie, couchant avec son fils sans être reconnue,
L'impie, n'eut pas craint de profaner ses Pénates sacrés,
Toutes ces choses nommables et innommables mêlées par un funeste
Égarement ont détourné de nous les dieux, à juste titre.
C'est pourquoi ils ne daignent plus paraître dans ces réunions
Et refusent d'être approchés en pleine lumière. »

CATULLE, Carmina, LXIV, v. 384-408 (Traduction de Danièle Robert, éd. Actes Sud, 2004)

Sur le modèle hésiodique de la race de fer, Catulle déplore les crimes de son époque qu’il impute à la perte de la vertu romaine de pietas ; la justice a disparu du cœur des hommes envahis par la cupidité ; les sentiments familiaux les plus sacrés sont foulés aux pieds lorsque « les frères ont trempé leurs mains dans le sang de leurs frères » ou lorsqu’« un père a souhaité la mort de son fils aîné pour être libre de saisir dans sa fleur la jeune mariée », autant de crimes qui évoquent, certes des crimes mythiques, mais surtout les violences civiles et familiales dont, par exemple, Salluste s’est fait l’écho dans la Conjuration de Catilina, lorsqu’il dénonce les guerres fratricides ou la passion criminelle de Catilina pour Aurelia Orestilla qui l’avait amené à tuer son propre fils (Cat. XV). En revanche, pour Catulle, l’âge d’or n’exclut pas la guerre dès l’instant où les hommes y sont exhortés par des divinités comme Mars, Minerve ou Némésis ; en d’autres termes, selon une conception bien romaine, Catulle distingue la guerre « propre », même meurtrière, qui appartient encore à un âge commun aux hommes et aux dieux, et la guerre « sale », celle qui, à son époque, affronte des frères ou des compatriotes et qui ne peut s’autoriser d’un quelconque encouragement divin.

« Toutes ces horreurs d’une folie perverse qui ne distingue plus le bien et le mal ont détourné de nous les justes dieux. Voilà pourquoi ils ne daignent plus visiter nos assemblées et ne nous permettent plus de les toucher dans la claire lumière du jour ». Comme dans le poème d’Hésiode, les derniers vers de Catulle évoquent l’inéluctable retrait des dieux de la communauté primitive. Et Catulle précise que ce retrait est la conséquence, et non la cause, de l’impiété des hommes. La confusion et le chaos qui se sont installés parmi les hommes rendent impossible le retour d’un temps marqué par la norme morale et où « les dieux venaient en personne visiter les demeures pures des héros et se montraient aux assemblées des mortels qui n’avaient pas encore pris l’habitude de mépriser la justice », comme l’illustrent précisément les noces de la déesse Thétis et du mortel Pélée et la présence nombreuse des dieux à cette célébration. Pour Catulle, les désordres du temps présent ont donc mis un terme définitif au temps où « les hommes parlaient aux dieux » ; l’âge de fer est le plus approprié pour condamner le chaos qui présage la fin de l’Vrbs. Dès sa première apparition dans la littérature latine, le mythe hésiodique des races est ainsi mis en relation directe avec l’actualité politique et sociale vécue par le poète, et la confusion généralisée apparaît comme un obstacle totalement incompatible avec l’avènement d’un nouvel âge d’or.

Au cinquième livre du De rerum natura, Lucrèce, dans la première moitié du premier siècle ACN, expose la vie des premiers hommes en des termes qui, sans y référer explicitement, recoupent et amplifient la typologie traditionnelle du mythe :

« Lorsque l’homme apparut sur le sein de la terre,
Il était rude encor, rude comme sa mère ;
De plus solides os soutenaient son grand corps,
Et des muscles puissants en tendaient les ressorts.
Peu de chocs entamaient sa vigoureuse écorce ;
Le chaud, le froid, la faim, rien n’abattait sa force.
Des milliers de soleils l’ont vu, nu sous le ciel,
Errer à la façon des bêtes. Nul mortel
Ne connaissait le fer ; nul, de ses bras robustes,
Ne traçait de sillons et ne plantait d’arbustes.
Point de socs recourbés, alors ; point de ces faux
Qui des grands arbres vont trancher les vieux rameaux.
Les bienfaits de la terre et des cieux, les largesses
Du soleil, c’étaient là nos uniques richesses.
Satisfaits de ces dons spontanés, nos aïeux
Sous les chênes des bois paissaient insoucieux ;
Ou bien sous l’arbousier leur main cueillait ces baies
Que les hivers encore empourprent dans nos haies.
Dans ces temps reculés, le sol plus généreux
Leur prodiguait des fruits plus gros et plus nombreux ;
Et, large table offerte à la naissante vie,
La Nature épandait sa nouveauté fleurie. »

LUCRÈCE, De la nature des choses, V, 925-944 (Traduction en vers d’André Lefèvre, 1899) 

Solidité et santé des premiers hommes, nudité, ignorance de l’agriculture, largesses de la nature, pratique de la cueillette et végétarisme, ce sont bien les caractéristiques traditionnelles du premier âge d’une humanité qui ne s’était pas encore rendue coupable de son « péché d’origine » : en souvenir implicite de la double transgression prométhéenne et argonautique, Lucrèce rapporte, en effet, que ces premiers hommes « ne savaient pas encore traiter les objets par le feu » (953), et que « la séduction traîtresse de la mer apaisée n’avait pas encore trompé quiconque au piège de son sourire » (1004-1006).

Mais précisément Lucrèce ne parle pas de transgression à propos de ces deux nouveaux usages de l’humanité ; dans la perspective qui est la sienne d’une explication rationnelle de la naissance des sociétés humaines, il ne cite ni le mythe des races, ni le mythe de Prométhée, ni le mythe des Argonautes, ni ne fait allusion à la proximité qu’entretenait la race dorée des héros avec celle des dieux ; au contraire, il laïcise et naturalise le contenu du mythe ; la généreuse « table des dieux » devient celle de la Nature ; et indépendamment de toute idée de faute originelle et donc de régression ou de décadence, Lucrèce décrit simplement le premier temps d’une évolution qui est avant tout un processus historique. Du reste, contrairement à la vulgate du mythe, Lucrèce relativise le bonheur de ces premiers humains : la générosité de la nature n’excluait pas des temps de disette « qui livrait à la mort leurs membres épuisés » (1007-1008) ; d’autre part, ils étaient sous la menace permanente et mortelle des bêtes féroces (982-998). En définitive, Lucrèce présente l'origine de l'humanité non comme une période de plénitude et d'abondance, encore moins sous l'aspect d'une proximité avec les dieux, mais comme un état de simplicité primitive en lutte avec les éléments.

Et pourtant, même si la conception lucrétienne de l’humanité primitive ne recouvre pas exactement les données du mythe, le mythe est bien là « en immergence », implicitement, pour une raison liée à la fois au contexte politique dans lequel écrit Lucrèce et à la pensée épicurienne dont il est le théoricien à Rome. Si Lucrèce a donné à son tableau des premiers temps de l’humanité les couleurs propres de l’âge d’or, c’est parce qu’il savait que ses contemporains n’en avaient pas d’autre vision et que pour mieux assurer son argumentation, il se devait de commencer par là. D’autre part, Lucrèce s’adresse à des hommes qui appartiennent à une société profondément marquée par la violence et les désordres politiques, alors que lui-même a choisi de se désengager totalement de la vie de la cité en prêchant une morale du plaisir et de l'otium ; calquée sur un état de nature tel que le véhiculait le mythe de l’âge d’or, la vie des premiers hommes apparaît ainsi comme le premier moment d’une humanité qui pourrait retrouver la paix si elle prenait le parti de renoncer à une valeur romaine aussi fondamentale que l’engagement civique. Contredit par l’évolution des sociétés humaines, ce retrait est, cependant, proprement illusoire et, en tout état de cause, ne permettrait pas de reconquérir un « bonheur primitif » qui n’a jamais totalement existé. On le voit : dès leur première apparition à Rome, les thèmes de l’âge d’or sont associés à une réflexion politique qui sera désormais, peu ou prou, intégrée à la trajectoire du mythe dans l’histoire littéraire et philosophique.

Plus tard, à l’époque augustéenne, Tibulle et Ovide évoquent à leur tour le mythe dans la perspective d’un temps achevé et irréversible, mais en lui conservant sa dimension mythique, indépendamment de toute considération politique chez Tibulle, à l’inverse d’Ovide qui développe d’une manière très appuyée la pratique spontanée de la justice en ce temps d’origine. Chez Tibulle, qui est un contemporain de Virgile, l’âge d’or s’inscrit dans l’histoire privée de sa relation amoureuse avec Délie, le mythe devenant alors le symbole de la réalisation de vœux amoureux au sein d’une abondance tranquille, aujourd’hui définitivement perdue. Dans l’élégie I, 3, une grave maladie, survenue au cours d’une campagne militaire, lui impose un arrêt à Corfou où il ressent cruellement l’absence de son amie. Il se livre alors à une évocation nostalgique de l’âge d’or et déplore que ces temps heureux soient irrémédiablement révolus :

« Que l'homme était heureux sous le règne de Saturne, avant que la terre fût ouverte en longues routes ! Le pin n'avait point encore bravé l'onde azurée, ni livré une voile déployée au souffle des vents. Dans ses courses vagabondes, cherchant la richesse sur des plages inconnues, le nautonier n'avait point encore fait gémir ses vaisseaux sous le poids des marchandises étrangères. Dans cet âge heureux, le robuste taureau ne portait point le joug ; le coursier ne mordait point le frein d'une bouche domptée ; les maisons étaient sans porte ; une pierre fixée dans les champs ne marquait point la limite certaine des héritages ; les chênes eux-mêmes donnaient du miel ; les brebis venaient offrir leurs mamelles pleines de lait aux hommes qui n’avaient pas de souci. On ne connaissait ni la colère, ni les armées, ni la guerre ; l’art funeste d’un cruel forgeron n’avait pas inventé le glaive. Aujourd’hui sous l’empire de Jupiter, toujours les meurtres, toujours les blessures et la mer, mille routes conduisent en un moment à la mort. »

TIBULLE, Élégies, I, 3, 35-50 (Traduction par Charles Héguin de Guerle, revue par A. Valatour, 1836)

Les thèmes majeurs de l’âge d’or sont réunis : le dieu de ce temps est Saturne, — le Kronos latin —, renversé par Jupiter lorsque l’âge d’or a disparu ; on retrouve la mer comme lieu précis de la transgression qui a mis un terme à ces temps de bonheur. L’âge d’or ne connaissait pas encore l’agriculture ni l’élevage ; en revanche, la nature était prodigue de ses fruits, le chêne produisait du miel et les brebis offraient leur lait au berger qui ne devait pas craindre les menaces contre son troupeau. Les hommes n’avaient pas encore inventé la guerre et vivaient dans la paix, loin des arts du fer. Tibulle y ajoute cependant deux traits nouveaux : l’absence de porte aux maisons et l’absence de borne pour délimiter les champs, reconnaissant ainsi à l’âge d’or la qualité d’un temps qui ne connaissait pas les frontières. Modestement, Tibulle prépare l’évolution, notamment néronienne, du mythe qui considérera l’âge d’or comme le temps d’une nature totalement indifférenciée.

Dans l’élégie II, 3, c’est la même nostalgie : à l’époque où vit le poète, caractérisée par le goût du voyage, la cupidité et la séduction des richesses, auxquelles succombe le cœur des belles, l’âge d’or représente une époque révolue où l’amour aurait régné sans obstacle. La contextualisation amoureuse très marquée de cette élégie permet de mieux comprendre les deux traits originaux de l’âge d’or chez Tibulle : après que le poète déplore l’enlèvement de sa bien-aimée, qui porte ici le nom de Némésis, par un riche affranchi qui lui a promis la richesse dans ses campagnes, Tibulle s’écrie :

« Adieu aux moissons, plutôt que de voir la campagne garder les jeunes filles. Que le gland soit notre nourriture et, comme aux temps primitifs, n’ayons pour boisson que de l’eau : le gland a été la nourriture des anciens et ils ont toujours promené leurs amours à l’aventure ; qu’ont-ils perdu à n’avoir point de sillons ensemencés ? Alors, douce à ceux qu’Amour touchait de son souffle, Vénus leur procurait à découvert le plaisir dans une vallée ombreuse ; il n’y avait pas de gardien, pas de porte pour exclure des amants affligés »

TIBULLE, Élégies, II, 3, 67-73.

L’ignorance des métiers de la campagne est surtout celle des sillons, des limites, des gardiens qui empêchent les amants de s’aimer en toute liberté. Le mythe de l’âge d’or recoupe ici un thème élégiaque que Catulle avait déjà chanté et qui sera repris à l’envi dans la poésie amoureuse : le thème de la porte fermée qui s’interpose entre la belle, jalousement gardée par son mari, et l’amant qui en implore en vain l’ouverture. Le thème réapparaît encore en I, 10, où le poète commence par déplorer l’avènement du fer et de l’épée : « C’est la faute de l’or qui enrichit, et la guerre n’existait point au temps où ne se dressait devant les plats qu’une coupe de hêtre ; il n’y avait point de citadelles, point de palissade, et le gardien du troupeau s’endormait tranquille au milieu de ses brebis à la toison tachetée. » (I, 10, 7-10). Car dans la poésie élégiaque, le service d’amour est une inversion de la guerre, les valeurs de la militia Veneris remplacent celles de l’héroïsme guerrier, et les images de l’âge d’or viennent alors à point pour en situer l’exercice dans un temps qui n’a pas encore fait l’expérience des armes. Très clairement, Tibulle invoque la paix de l’âge d’or comme la possibilité de retrouver Délie, ou, plus généralement, l’amante qui s’est éloignée. Accessoirement, Tibulle regrette aussi un âge qui ignorait les richesses matérielles, à l’origine de sa déconvenue amoureuse, comme Ovide dans une page des Amores :

« Au contraire, quand le vieux Saturne régnait sur les cieux, toutes les richesses étaient cachées dans les profondeurs ténébreuses de la terre ; l’airain, l’argent, et avec l’or, les masses de fer touchaient à l’empire des mânes, et l’on n’entassait pas les métaux. [...] Si nous creusons la terre, c’est pour en tirer des lingots d’or, non des moissons. Les soldats possèdent des richesses achetées dans le sang. La curie est fermée aux pauvres ; c’est la richesse qui donne les magistratures curules, elle qui fait le grave juge, l’irréprochable chevalier »

OVIDE, Amours, III, 8, 35-56.

À la fin de son propos, interrompu par les lieux communs de l’invention de l’agriculture et de la navigation, Ovide se laisse aller à un constat qui dépasse le simple regret privé : il s’en prend aux ravages publics de l’or et des richesses qui corrompent l’armée, la politique, l’administration, la justice, la noblesse, soit tous les rouages de l’État romain, que précisément Auguste souhaitait réformer après le chaos des guerres civiles.

Mais cette dimension « politique » de l’âge d’or apparaît encore de manière plus cruciale dans la description célèbre des quatre âges du monde au début des Métamorphoses, où, comme on le sait, Ovide donne son nom à ce temps d’origine — aurea aetas :

« Alors, l'âge d'or commença ; sans justicier, sans loi, il pratiquait spontanément la bonne foi et la vertu. Les hommes ne connaissaient ni la crainte, ni les supplices ; des lois menaçantes n'étaient point gravées sur des tables d'airain ; on ne voyait pas des coupables tremblants redouter les regards de leurs juges, et les hommes vivaient en sécurité en l’absence de tout justicier. Les pins abattus sur les montagnes n'étaient pas encore descendus sur l’océan pour visiter des plages inconnues. Les mortels ne connaissaient d'autres rivages que ceux qui les avaient vus naître. Les cités n'étaient défendues ni par des fossés profonds ni par des remparts. On ignorait et la trompette guerrière et l'airain courbé du clairon. On ne portait ni casque, ni épée ; et ce n'étaient pas les soldats et les armes qui assuraient le repos des nations. La terre, sans être sollicitée par le fer, ouvrait son sein, et, fertile sans culture, produisait tout d'elle-même. L'homme, satisfait des aliments que la nature lui offrait sans effort, cueillait les fruits de l'arbousier et du cornouiller, la fraise des montagnes, la mûre sauvage qui croît sur la ronce épineuse, et le gland qui tombait de l'arbre de Jupiter. C'était alors le règne d'un printemps éternel. Les doux zéphyrs, de leurs tièdes haleines, animaient les fleurs écloses sans semence. La terre, sans le secours de la charrue, produisait d'elle-même d'abondantes moissons. Dans les campagnes s'épanchaient des fontaines de lait, des fleuves de nectar ; et de l'écorce des chênes le miel distillait en bienfaisante rosée. »

OVIDE, Métamorphoses, I, 89-112 (Traduction de G. T. Villenave, 1806)

Parmi les textes latins, c’est sans doute celui qui définit le plus précisément et le plus pédagogiquement la typologie du mythe de l’âge d’or et aussi le sentiment d’une perte irréversible d’un temps qui se caractérise d’abord par la pratique de la justice et de la vertu. Ensuite, l’âge d’or ovidien est un temps de paix, qui ne connaît ni les lois, ni la navigation, ni l’agriculture : c’est donc un temps qui ne connaît pas le « fer » dont sont faites les armes, les instruments de musique guerriers et les outils de la campagne. Les habitants de l’âge d’or n’ont jamais quitté les rivages de leur pays ; leurs cités n’ont pas besoin d’être protégées par des remparts ; en d’autres termes, si frontières il y a, personne n’en souffre et ne songerait à les contester. La nature de l’âge d’or est abondante en fruits, fleurs et moissons qui suffisent à nourrir les hommes sans qu’il soit nécessaire de cultiver la terre ni surtout de tuer des animaux pour en manger la viande. En âge d’or, il règne enfin un printemps éternel. Pour autant, on notera une étrange omission dans cette description : Ovide ne parle pas de la vie commune des dieux et des hommes, alors qu’il s’agit d’un des traits majeurs du mythe et que, par ailleurs, les Métamorphoses évoquent sans cesse cette proximité, mais justement dans un sens qui en fait valoir plutôt les désagréments que l’harmonie.

Nonobstant ce silence, la description ovidienne de l’âge d’or est conforme à la tradition mythique, et pourtant elle s’inscrit dans un contexte culturel et idéologique qui entre en résonance avec elle et qui lui donne une dimension nouvelle par rapport à la vulgate du mythe. Clairement, pour Ovide, l’âge d’or est un temps révolu : tous les verbes du texte sont au passé, et, à aucun moment, Ovide ne croit à un retour de l’âge d’or ; cette vision est parfaitement conforme à la conception traditionnelle du mythe. Cela étant, cette version n’est plus nécessairement celle qui est diffusée à l’époque d’Ovide. En effet, Ovide chante ce temps mythique à une époque où précisément certains, comme Virgile en particulier dans sa quatrième Bucolique, pressentent un tel retour dans le renouveau politique engagé par l’avènement d’Auguste. Une lecture moins naïve du texte d’Ovide suggère alors une description « politiquement incorrecte » du mythe, où l’âge d’or apparaîtrait comme un temps inverse de celui qui vient d’être inauguré par le premier empereur. Comme l’analyse très justement Jacqueline Fabre-Serris, « si la poésie de Tibulle est largement indifférente à la politique, il n’en est pas de même pour celle d’Ovide, qui marqua, à plusieurs reprises, ses divergences avec les orientations idéologiques du Principat » (Mythologie et littérature à Rome, p. 35).

Certains points de la description prennent un sens nouveau dans cette perspective. Ainsi, Ovide ouvre le passage en développant avec insistance le motif de la pratique spontanée de la justice (sponte sua). Cette insistance rend dès lors abusive toute identification possible entre l’âge d’or et les temps nouveaux : car si la justice a été rétablie sous le Principat, ce n’est pas de manière spontanée, mais bien parce que le nouveau pouvoir a légiféré en ce sens, comme le dira, du reste, explicitement Ovide au livre XV des Métamorphoses, lorsqu’il rendra hommage précisément à l’œuvre législatrice d’Auguste : « Après avoir donné la paix à la terre, il tournera son esprit vers le droit civil et il promulguera des lois dont il sera l’auteur plein de justice » (met. XV, 832-833). D’autre part, Ovide souligne par deux fois, au même endroit du vers, l’absence de uindex pendant l’âge d’or ; or ce titre qui désigne le « garant du statut d’homme libre d’un individu », le « justicier », le « redresseur de torts » est précisément un titre qui a été solennellement revendiqué par Auguste qu’une légende monétaire frappée en 28 ACN désigne comme libertatis Populi Romani uindex. En âge d’or, on n’avait pas besoin de cette titulature, on n’avait pas besoin du Prince pour pratiquer spontanément les vertus liées à la justice.

De même, l’insistance sur l’abondance naturelle de l’âge d’or, qui occupe près d’un tiers du passage et où le poète souligne à la fois l’exclusivité de la cueillette et l’absence de l’agriculture, pourrait être une contestation larvée des réformes augustéennes centrées sur le retour des valeurs rurales longuement chantées par Virgile dans les Géorgiques. En particulier, l’âge d’or connaissait les moissons, mais ignorait les moyens techniques nécessaires aujourd’hui pour les produire. Au livre XV des Métamorphoses, Ovide prolonge sa description de l’âge d’or en parlant d’un temps où l’alimentation était exclusivement végétarienne et où l’homme ignorait toute nourriture carnée, selon une perspective pythagoricienne dont on sait qu’elle était loin d’être en phase avec la pensée dominante du temps d’Auguste : « Mais durant l’âge antique auquel nous avons donné le nom d’âge d’or, l’homme faisait son bonheur des fruits des arbres et plantes que la terre fait croître et ne souillait pas sa bouche de sang » (met. XV, 96-98).

Enfin, si l’âge d’or d’Ovide ne rend pas compte de la présence des dieux parmi les hommes, alors qu’elle fonde presque tous les récits des Métamorphoses, c’est peut-être parce que le poète ne croit plus aux bienfaits d’une telle complicité. Comme on l’a souvent observé, Ovide relit les mythes en une lecture radicalement différente de la lecture traditionnelle, éloignée de la vulgate reconnue, laissant la place à des variantes secondaires ou même à l'ironie et au dénigrement qui redéfinissent la nature des relations entre l'homme et le divin. L'univers mythique des Métamorphoses sert, en définitive, un programme esthétique et spirituel fondamentalement rebelle à la restauration augustéenne des valeurs religieuses et à l’instrumentalisation politique de la mythologie. Contrairement à l’épopée virgilienne, le poème d’Ovide n’ordonne pas l’univers mythologique à la gloire de Rome et du prince ; au contraire, cet univers apparaît souvent hostile aux hommes, méchant, cruel et pervers, conduit par les débordements amoureux ou l’orgueil des dieux toujours à l’affût pour abuser des belles mortelles ou punir les humains trop talentueux. Dans les Métamorphoses, les interventions des dieux dans le monde des hommes ne sont plus réglées par le destin, mais par les passions, et, loin d’apporter le bonheur, elles engendrent l’injustice et la souffrance.

L’idée d’une dégradation irréversible des âges liée aux horreurs des guerres civiles se retrouve chez Horace, en particulier dans son Épode XVI, composée dans les années chaotiques et meurtrières qui ont directement suivi l’assassinat de César, à la fin des années 40 ACN. Face aux impasses et à la violence de la conjoncture historique, Horace y invite les hommes vertueux à quitter définitivement une Ville qui est sur le point de disparaître par sa propre faute, là où ses ennemis les plus acharnés, tels Hannibal ou Spartacus, avaient échoué. Face à cette situation désespérée, Horace engage ses contemporains qui ne sont pas encore totalement corrompus à se détourner de l’exercice de la chose publique, à renoncer à vouloir sauver une cité irrémédiablement maudite et livrée aux perversités de ses propres concitoyens. Par rapport à Catulle, Horace réoriente cependant le propos en laissant entendre que si l’âge d’or a définitivement quitté le temps commun aux hommes, il n’en reste pas moins encore accessible en un lieu mythique où le poète engage ses contemporains qui osent encore croire à la pietas, à fuir la désolation présente : les Îles Fortunées (diuites insulae), situées sur l’Océan qui « erre autour du monde ».

Le temps de l’âge d’or trouve ici un ancrage géographique qui renoue avec l’imaginaire grec des utopies insulaires, au premier rang desquelles les Îles des Bienheureux d’Hésiode qui accueillent la survie des héros, comme l’a rappelé Monique Mund-Dopchie. Mais Horace récrit le mythe hésiodique au moins sur un point. Tout d’abord, il identifie explicitement les Îles Fortunées à un reste d’âge d’or qui a subsisté après la domination de Jupiter, là où le poète grec semblait plutôt évoquer deux temps différents dans la succession des races, la race d’or appartenant au temps des dieux, les Îles des Bienheureux appartenant au premier temps de l'histoire après les guerres de Troie et de Thèbes qui en marquent symboliquement le commencement. D’autre part, cette nouvelle entité est contemporaine des hommes d’aujourd’hui : pour Horace, ce temps existe encore et Jupiter l’a réservé non pas à l'ancienne race des héros, mais, plus largement, à des hommes « pieux », ceux que Catulle désespérait d’encore rencontrer à Rome : « Jupiter a réservé ces rivages aux races pieuses, quand il souilla d'airain l'âge d'or. Après l'airain il fit les siècles de fer, auxquels, selon ma prophétie, les hommes pieux échapperont par une fuite heureuse. » Clairement, Horace fait entrer le mythe dans l’histoire, même s’il ne se confond pas encore avec elle et si le mythe reste encore un « ailleurs » qui permet de fuir les vicissitudes de l’histoire.

La typologie de ce lieu privilégié est celle de la vulgate du mythe hésiodique : nature sans labours, spontanément abondante et généreuse, présence d’une eau vive qui coule de la montagne, faune sauvage amicale, climat parfaitement tempéré qui ne brûle ni ne noie les semences, absence de voyage et de navigation, parmi lesquels le poète cite expressément ceux des Argonautes et d’Ulysse. Mais il s’agit bien ici d’un « âge d’or », un tempus aureum, et non plus simplement d’une race d’or, car ce temps, aussi mythique soit-il, est moins une alternative au temps des hommes qu’une alternative au temps présent ; chez Horace, l’âge d’or apparaît comme une métaphore du désengagement politique ou civique, dans la ligne de la morale épicurienne à laquelle il adhérait au même titre que Lucrèce, mais, à la différence de Lucrèce, tout en relayant les angoisses d’une génération saturée par la violence civile, il croit à la contiguïté de l’âge d’or et de l’âge de fer, et donc, d’une certaine manière, à la possibilité qui demeure pour les hommes vertueux de fuir le temps présent avant d’y revenir peut-être un jour.

« Voici qu'une autre génération est dévorée par les guerres civiles, et Rome elle-même croule sous ses propres efforts. Elle, que n'avaient pu détruire ni les Marses ses voisins, ni la puissance étrusque du menaçant Porsenna, ni la force rivale de Capoue, ni le terrible Spartacus, ni l'Allobroge infidèle et changeant, ni la jeunesse aux yeux bleus de la farouche Germanie, ni Hannibal en horreur à nos pères, c'est nous, génération impie, au sang maudit, qui la détruisons, et les bêtes sauvages posséderont de nouveau cette terre ! Hélas ! le Barbare victorieux foulera nos cendres, et la Ville retentira du pied de ses chevaux, et, dans son insolence, il dispersera aux vents et au soleil les os de Quirinus ! Peut-être, tous, ou du moins les meilleurs, cherchez-vous à échapper à ces maux funestes ? Il n'est point de résolution préférable à celle des Phocéens fuyant leur ville maudite, leurs champs et leurs Lares, et leurs temples abandonnés aux sangliers et aux loups rapaces. Il faut aller là où nos pieds nous porteront, là où nous appellera le Notus ou l'Africain impétueux. Cela vous plaît-il ainsi, ou quelqu'un a-t-il mieux à conseiller ? Ne tardons pas à monter sur nos nefs, sous d'heureux auspices. Mais jurons que nous ne pourrons revenir que lorsque les rochers flotteront, détachés du fond des flots. Que nos voiles soient tournées vers nos demeures, quand le Pô lavera les sommets du Matinus, quand le haut Apennin plongera sous la mer, quand un amour prodigieux accouplera par un désir monstrueux les tigres et les biches et prostituera la colombe au milan, quand les troupeaux crédules ne craindront plus les lions farouches, et quand le bouc sans poils aimera les flots amers ! Après ces paroles et celles qui pourront interdire un heureux retour, que toute la cité maudite parte, du moins la meilleure portion d'un troupeau indocile, et que le reste, lâche et désespéré, languisse en des foyers déshonorés ! Vous, en qui est la vertu, dédaignez les lamentations efféminées et volez loin des rivages étrusques. L'Océan qui entoure le monde nous attend. Cherchons les campagnes, les heureuses campagnes, et les îles fortunées où la terre non labourée produit Cérès chaque année, où fleurit la vigne non émondée, où le bourgeon germe et ne trompe jamais, où la figue brune orne le figuier, où le miel coule du chêne creux, où la source transparente bondit dans son cours murmurant. Là, les chèvres viennent d'elles-mêmes pour qu'on les traie, et les brebis dociles apportent leurs pleines mamelles ; la contagion n'y attaque point les troupeaux, et nul astre brûlant ne les consume ; l'ours n'y gronde point le soir autour des bergeries, et la vipère qui se dresse n'y soulève pas la terre. Que de choses nous admirerons, heureux ! Jamais l'humide Eurus ne creuse le sol de ses pluies ; les grasses semences ne sont point brûlées dans les sillons desséchés, tant le roi des Dieux y tempère l'une et l'autre saison. La nef Argo n'approcha point de ce lieu à l'aide de l'aviron ; jamais l'impudique Colchidienne n'y posa le pied ; les marins de Sidon n'y tournèrent point leurs antennes, ni les patients compagnons d'Ulysse. Jupiter a réservé ces rivages aux races pieuses, quand il souilla d'airain l'âge d'or. Après l'airain il fit les siècles de fer, auxquels, selon ma prophétie, les hommes pieux échapperont par une fuite heureuse. »

HORACE, Épode XVI (Traduction de Leconte de Lisle)

 

II. D'Auguste à Néron, les artisans d'un temps nouveau

La fin de la République romaine a été marquée par la diffusion d’un grand nombre de prophéties, dont l’une, attribuée à la Sibylle de Cumes, annonçait le retour de l’âge d’or et serait bientôt relayée dans l’œuvre de Virgile. Cet oracle liait à la promesse d’un renouvellement cosmique un changement à la tête de l’univers, sur lequel régnerait désormais le Soleil ; il ne précisait pas si l’astre serait le « soleil clair » d’Auguste ou le « soleil noir » de Néron. L’un et l’autre se revendiquent, en effet, du mythe de l’âge d’or qu’ils prétendent réaliser dans leur projet idéologique, mais les valeurs dont ils promeuvent le retour n’appartiennent pas à un même siècle d’or : l’âge d’or augustéen est un retour aux valeurs archaïques des premiers temps de Rome, qui prônent une morale de l’ordre, de l’effort, de l’austérité, du retour à la terre ; l’âge d’or néronien est un retour aux valeurs primitives des premiers temps du monde, qui refusent toute morale et toute règle, en référence à la fusion originelle des êtres et des choses.

 

a. L’âge augustéen : retour à l’âge d’or archaïque

 

1. Le messianisme prophétique de la quatrième Bucolique de Virgile

À la même époque que l’épode d’Horace, Virgile a écrit un énigmatique poème dont le succès a très largement dépassé les circonstances pour lesquelles il a été composé : il s’agit de la quatrième Bucolique, la plus courte du recueil, écrite à l’occasion de l’accession au consulat d’Asinius Pollion, un des initiateurs les plus actifs de la « paix de Brindes » qui scelle, temporairement, la réconciliation entre Octave et Antoine après l’élimination des meurtriers de César, et un des plus fidèles protecteurs de Virgile. Au IVe siècle PCN, dans un contexte culturel et idéologique très différent, l’empereur Constantin interprétera ce poème comme une annonce des temps messianiques, engageant ainsi la relecture chrétienne des œuvres poétiques majeures de l’antiquité, et en particulier celle de Virgile qui comptera parmi les prophètes païens du Christ, au même titre qu’Orphée.

Sans préjuger des sens multiples et labyrinthiques dont ce poème garde le secret, une chose est évidente : Virgile y chante le retour de l’âge d’or, évoqué sous les traits les plus familiers du mythe. Dès les premiers vers, Virgile considère que le dernier âge prophétisé par l’oracle de Cumes s’achève et que « la grande série des siècles se renouvelle intégralement. Voici que revient la Vierge, que revient le règne de Saturne ; voici qu’une nouvelle génération nous est envoyée du haut du ciel ». L’âge d’or est donc de retour. Virgile lui associe le règne d’Apollon, le dieu de la lumière et de l’ordre. Les trois caractéristiques majeures de ce temps sont réunies : il libérera la terre d’une « crainte perpétuelle », ramenant ainsi la paix parmi les hommes ; la nature sera à nouveau spontanément généreuse, en des images et des séquences qui convergent avec celles d’Horace (les moissons, la vigne, la rosée de miel qui coule goutte à goutte sur le bois des chênes, les chèvres aux mamelles gonflées de lait et dociles à la traite, la disparition des serpents, la nouvelle convivialité entre le bétail et les lions) ; ce temps restaurera enfin la Justice, sous les traits du retour de la Vierge, qui représente la déesse Astrée, déjà présente dans les versions grecques du mythe, notamment dans les Phaenomena d’Aratos de Soles plusieurs fois traduits en latin, en particulier par Cicéron. Pour compléter la typologie, « les héros seront à nouveau mêlés aux dieux », « le voyageur renoncera de lui-même à la mer et au commerce », « le sol ne souffrira plus les herses ni la vigne les serpes », ce nouvel âge renouant ainsi avec les premiers temps qui ignoraient la navigation et l’agriculture.

Cela étant, pour la première fois dans l’histoire du mythe, l’âge d’or de la quatrième Bucolique n’est plus un âge définitivement perdu ; il est un âge au futur, un âge à venir, qui porte en lui l’espérance d’un renouveau, et il s’inscrit dans la continuité d’un temps historique parfaitement identifié : « C’est sous ton consulat que s’initiera cette parure du siècle, Pollion, et que les grands mois entreprendront leur révolution », que Servius, au IVe siècle PCN, a mis en rapport avec le concept pythagoricien de la Grande Année. Il est même étroitement lié à la naissance et à la croissance d’un enfant mystérieux, « de descendance divine » et dont la destinée est d’avoir « part à la vie des dieux ». Ce « puer » envahit tout le poème ; on s’est perdu et on continue de se perdre en conjectures pour tenter de l’identifier, mais ce qui importe pour notre propos c’est qu’il inscrit le retour de l’âge d’or dans un processus de développement, de croissance et non pas dans la répétition d’un cycle : « Toi du moins, chaste Lucine, assiste l’enfant en train de naître qui, pour la première fois, mettra fin à l’âge de fer et suscitera l’âge d’or dans l’univers entier ». Mais avant cet avènement définitif, qui surviendra lorsque l’enfant sera adulte, subsisteront des traces de la « ruse première » : l’agriculture, la navigation, les enceintes autour des villes ; « il y aura un second Tiphys, une seconde nef Argo pour transporter l’élite des héros ; il y aura une seconde série de guerres et, pour la seconde fois, le grand Achille sera envoyé contre Troie », le voyage impie des Argonautes et la guerre de Troie étant très étroitement liés dans l’imaginaire romain, qui les interprète respectivement comme la première transgression et le premier châtiment des hommes après la fin de l’âge d’or.

Plutôt que le renouvellement d’un cycle, l’âge d’or de la quatrième Bucolique apparaît alors comme l’aboutissement d’une linéarité temporelle ponctuée par la croissance de cet « enfant » mystérieux qui conduit à la dernière phase de l’histoire, mais après en avoir inversé le cours ; le retour de l’âge d’or ne recommence pas la série des temps déjà vécus par l’humanité, mais il constitue un temps ultime qui doit mettre un terme au cycle du temps et qui ne sera suivi d’aucun autre. Par ailleurs, ce retour est bien une ponctuation plutôt qu’une progression, car à chaque stade de la croissance de l’enfant correspond une manifestation de la spontanéité de la nature, conforme aux besoins du moment. En d’autres termes, à chaque étape du développement de l’enfant, le mythe de l’âge d’or est présent dans un de ses traits les plus fondamentaux : pour l’enfant au berceau, ce sont le lait des chèvres, la caresse des fleurs, la sécurité d’une nature débarrassée du venin des serpents et des plantes funestes ; l’adolescent connaîtra les saveurs plus fortes du blé, du vin et du miel ; lorsque les traces résiduelles de l’ancienne perversité auront disparu, l’adulte ignorera, enfin, les métiers de l’agriculture, du commerce, de la navigation qui font son ordinaire depuis la disparition de l’âge d’or. L’âge d’or revient comme grandit l’enfant, intégrant ainsi en un mouvement unique le retour et le progrès, le temps cyclique et le temps évolutif, le temps du mythe et le temps de l’histoire : le bonheur mythique des temps anciens redevient possible parce que, dans le temps présent de leur histoire, les Romains ont fait le choix d’une nouvelle alliance avec les forces claires de leur destin d’origine, symbolisées par le règne d’Apollon ; et l’invocation à Lucine, la déesse de l’accouchement, l’anaphore de l’adverbe « iam », la ferveur optimiste de l’ensemble du poème soulignent l’imminence de cet avènement. Dans la quatrième Bucolique,l’âge d’or n’est plus acquis au terme d’un éternel retour ; il se conquiert au terme d’un retour à l’éternité.

Le poème affleure ainsi d’allusions, notamment messianiques, où les chrétiens ont pu reconnaître sans difficulté les virtualités de leur espérance dans l’avènement du Royaume de Dieu inauguré dans le mystère de l’Incarnation ; la Vierge et l’enfant divin de la Bucolique sont comme les pierres d’attente de cette relecture qui peut également se recommander des prophéties bibliques sur la Terre Promise ou sur la proximité d’un temps riche de lait, de blé, de vin et de miel. Sans compter que, comme pour l’enfant de la Bucolique, le chrétien reconnaît déjà la présence du Royaume dans le monde mêlé de bien et de mal, de bon grain et d’ivraie, dans lequel il vit sa vie mortelle avant d’en connaître la réalisation définitive dans l’au-delà ; et, sans être un retour au Jardin d’origine, la Jérusalem céleste de l’Apocalypse, qui marque la fin du temps, se souvient des premiers temps par l’arbre de vie qu’on a planté en son centre et le fleuve qui surgit du trône de l’Agneau.

« Muses de Sicile, élevons un peu nos chants. Les buissons ne plaisent pas à tous, non plus que les humbles bruyères. Si nous chantons les forêts, que les forêts soient dignes d'un consul. Il s'avance enfin, le dernier âge prédit par la Sibylle : je vois éclore un grand ordre de siècles renaissants. Déjà la Vierge revient, et avec elle le règne de Saturne ; déjà descend des cieux une nouvelle race de mortels. Souris, chaste Lucine, à cet enfant naissant ; avec lui d'abord cessera l'âge de fer et à la face du monde entier s'élèvera l'âge d'or : déjà règne ton Apollon. Et toi, Pollion, ton consulat ouvrira cette ère glorieuse, et tu verras ces grands mois commencer leur cours. Par toi seront effacées, s'il en reste encore, les traces de nos crimes, et la terre sera pour jamais délivrée de sa trop longue épouvante. Cet enfant jouira de la vie des dieux ;  il verra les héros mêlés aux dieux ; lui-même il sera vu dans leur troupe immortelle, et il régira l'univers, pacifié par les vertus de son père. Pour toi, aimable enfant, la terre la première, féconde sans culture, prodiguera ses dons charmants, çà et là le lierre errant, le baccar et le colocase mêlé aux riantes touffes d'acanthe. Les chèvres retourneront d'elles-mêmes au bercail, les mamelles gonflées de lait ; et les troupeaux ne craindront plus les redoutables lions ; les fleurs vont éclore d'elles-mêmes autour de ton berceau ; le serpent va mourir ; plus d'herbe envenimée qui trompe la main ; partout naîtra l'amome d'Assyrie. Mais aussitôt que tu pourras lire les annales glorieuses des héros et les hauts faits de ton père, et savoir ce qu’est la vraie vertu, on verra peu à peu les tendres épis jaunir la plaine, le raisin vermeil pendre aux ronces incultes et, jet de la dure écorce des chênes, le miel dégoutter en suave rosée. Cependant il restera quelques traces de la perversité des anciens jours : les navires iront encore braver Thétis dans son empire ; des murs ceindront les villes ; le soc fendra le sein de la terre ; il y aura un autre Typhis, une autre Argo portant une élite de héros ; il y aura même d'autres combats ; un autre Achille sera encore envoyé contre une nouvelle Ilion. Mais sitôt que les ans auront mûri ta vigueur, le nautonier lui-même abandonnera la mer, et le pin navigateur n'ira plus échanger les richesses des climats divers : toute terre produira tout. Le champ ne souffrira plus le soc, ni la vigne la faux, et le robuste laboureur affranchira ses taureaux du joug. La laine n'apprendra plus à feindre des couleurs empruntées ; mais le bélier lui-même, paissant dans la prairie, teindra sa blanche toison des suaves couleurs de la pourpre ou du safran ; et les agneaux, tout en broutant l'herbe, se revêtiront d'une vive et naturelle écarlate. “Filez, fi1ez ces siècles heureux” ont dit à leurs légers fuseaux les Parques, toujours d'accord avec les immuables destins. Grandis donc pour ces magnifiques honneurs, cher enfant des dieux, glorieux rejeton de Jupiter : les temps vont venir. Vois le monde s'agiter sur son axe incliné ; vois la terre, les mers, les cieux profonds, vois comme tout tressaille de joie à l'approche de ce siècle fortuné. Oh ! s'il me restait d'une vie prolongée par les dieux quelques derniers jours et assez de souffle encore pour chanter tes hauts faits, je ne me laisserais vaincre sur la lyre ni par le Thrace Orphée, ni par Linus, quoique Orphée ait pour mère Calliope, Linus le bel Apollon pour père. Pan lui-même, qu'admire l'Arcadie, s'il luttait avec moi devant elle, Pan lui-même s'avouerait vaincu devant l'Arcadie. Enfant, commence à connaître ta mère à son sourire : que de peines lui ont fait souffrir pour toi dix mois entiers ! Enfant, reconnais-la : le fils à qui ses parents n'ont point souri n'est digne ni d'approcher de la table d'un dieu, ni d'être admis au lit d'une déesse. »

VIRGILE, Bucolique IV (Trad. de la collection M. Nisard, Paris, 1850)

 

2. La restauration d’un âge d’or géorgique

La ferveur et l’enthousiasme de la quatrième Bucolique sont cependant tempérés par les évocations de l’âge d’or dans les Géorgiques. Entièrement consacré à un éloge des travaux de la campagne, et donc de l’agriculture et de l’élevage, traditionnellement reconnus comme constitutifs de l’âge de fer, ce recueil inaugure, en effet, une nouvelle perception de l’âge d’or, forcément plus ambiguë, plus contrastée, moins mythique et plus réaliste. La première Géorgique souligne l’abondance de l’illud tempus, qu’elle oppose au rude, mais nécessaire travail de la terre aujourd’hui.

« Avant Jupiter, personne ne cultivait les champs. Il n’était pas même permis de partager ni de limiter le sol. On recueillait en commun, et, sans être forcée, la terre prodiguait librement tout d’elle-même. Ce fut Jupiter qui arma les noirs serpents de leur pernicieux venin, qui donna au loup l’instinct de la rapine, souleva les mers, dépouilla de leur miel les feuilles des arbres, nous déroba le feu, et arrêta les ruisseaux de vin qui couraient partout, afin que le génie de l’homme inventât peu à peu tous les arts, tirât l’épi du sillon, et fît jaillir l’étincelle des veines du caillou. Alors, pour la première fois, les barques flottèrent sur les ondes ; le nocher compta les étoiles et distingua par leur nom les Pléiades, les Hyades et l’Ourse brillante, fille de Lycaon. Alors on apprit à tendre des pièges aux bêtes sauvages, à tromper les oiseaux avec de la glu, et à cerner avec une meute les vastes forêts. L’un jeta son épervier dans un large fleuve ; l’autre traîna dans la mer ses humides filets. Alors on assouplit le fer et l’on entendit grincer la scie ; car on n’avait d’abord que des coins pour fendre le bois. Alors naquirent les arts. Tout céda au travail opiniâtre et à la pressante nécessité. Ce fut Cérès qui, la première apprit aux hommes à labourer la terre, lorsque les arbouses et les glands commencèrent à leur manquer dans les bois sacrés, et que Dodone leur refusa les aliments. Bientôt le blé eut ses fléaux. La funeste nielle rongea le chaume ; le chardon inutile hérissa les guérets ; les moissons périrent sous une forêt d’herbes épineuses, la bardane, le tribule, et, au milieu des plus beaux champs, s’élevèrent la nuisible ivraie et l’avoine stérile. Si votre herse ne tourmente pas constamment la terre, si un bruyant épouvantail n’écarte pas les oiseaux, si votre faux n’élague pas un épais feuillage, si enfin vous ne demandez pas la pluie au ciel, c’est en vain hélas ! que vous contemplerez les riches moissons d’autrui ; vous serez réduit, pour assouvir votre faim, à secouer les chênes des forêts. »

VIRGILE, Géorgiques, I, 125-159 ( Traduction de Th. Cabaret-Dupaty, 1878).

Dans le portrait fameux qu’il donne de l’Italie au deuxième livre de ses Géorgiques, Virgile appelle sa terre natale la « Saturnia tellus » (v. 173), où règne un printemps perpétuel (v. 149), mais, dans le même temps, il exalte le bonheur austère de la vie à la campagne, la simplicité et la vie laborieuse du laboureur dont le travail nourrit la patrie, les enfants, « les bœufs et les jeunes taureaux qui l’ont bien mérité ». L’éloge recoupe même trois thèmes essentiels de l’âge d’or, car c’est dans cette campagne que « la Justice, en quittant la terre, laissa la trace de ses derniers pas », et pour celui qui l’habite « loin des guerres civiles, la terre, justement libérale, lui prodigue d’elle-même une nourriture facile ». Relayant ainsi l’œuvre de restauration des anciennes valeurs romaines et rurales entreprise par Auguste, Virgile reconnaît donc au bonheur du paysan les vertus de paix, de justice et d’abondance spontanée qui étaient précisément celles d’un temps qui ignorait le travail de la terre. Il ajoute même que les hommes de ce temps ne connaissaient ni les lois, ni les pratiques du barreau, ni le son des trompettes, ni le fer des épées, autant de thèmes qui relèvent également de la typologie traditionnelle de l’âge d’or.

Pour autant, il serait sans doute trop simple d’opposer le modèle des Géorgiques et celui de la quatrième Bucolique. En réalité, ces deux modèles se complètent plus qu’ils ne se contredisent, au sein d’un nouveau système idéologique qui les intègre dans une synthèse inédite. Avec les espérances d’une remise en ordre de la société romaine basée sur les vertus des anciens, l’heure n’est plus à l’opposition entre les âges d’or et de fer, mais à une reconfiguration de la théorie des âges, car l’âge d’or revient désormais à la portée des hommes s’ils retrouvent le sens du travail de la terre qui est un des acquis majeurs de l’âge de fer. Chez Virgile, l’âge d’or n’est plus un mythe à tout jamais perdu ou rêvé ; il s’incarne dans le temps présent d’une restauration politique et morale, et dans le lieu géographique d’une Italie au passé bien concret, qui redécouvre la vie de ses grands ancêtres, les vieux Sabins, Romulus et Rémus, la vaillante Étrurie, qui ont donné à Rome de « devenir la merveille du monde ». L’âge d’or désormais est dans le temps des hommes.

 

3. L’Énéide : l’âge d’or dans le temps de la Rome augustéenne

Au chant VIII de l’Énéide, Virgile n’hésite même pas à modifier le calendrier et la typologie de l’âge d’or pour en confirmer l’enracinement italien. Dans les v. 319 et suivants, le vieux et pauvre roi Évandre, qui règne sur Pallantée, le site de la future Rome, raconte à Énée le passé du Latium et du paysage qui les entoure. À l’origine, la race qui habitait cette région « n’avait ni règles morales ni culture ; elle ne savait ni mettre sous le joug les taureaux ni amasser des provisions ni ménager les biens acquis ; mais ils se nourrissaient du fruit des arbres et d’une pénible chasse » (v. 316-318). On reconnaît dans cette race primitive les prolégomènes de la race d’or, mais il ne s’agit pas encore d’elle : les hommes de ce temps d’origine vivent bien de cueillette, ne connaissent pas le travail de la terre ni n’en thésaurisent les produits, mais leur humanité paraît bien sommaire, plus proche des animaux sans morale ni culture, que d’un épanouissement humain digne de ce nom.

Pour Évandre, le véritable âge d’or n’est apparu qu’après ce temps d’origine, lorsque « Saturne, fuyant la victoire de Jupiter, exilé privé de son royaume, rassembla ces hommes indociles et dispersés sur les hautes montagnes, leur donna des lois et choisit le nom de Latium pour le pays où il s’était caché en sûreté. On appelle âge d’or les siècles durant lesquels il fut roi : il gouvernait ainsi les peuples dans la tranquillité et la paix, jusqu’à ce que peu à peu lui succédèrent un âge terne et de moindre qualité, la rage de la guerre et l’amour de posséder » (v. 320-327). L’âge d’or dont parle Évandre reste bien un âge saturnien, mais contrairement à la succession traditionnelle du mythe des âges, il n’est plus le premier âge du monde et il n’est plus un non-lieu ; il est postérieur à la domination de Jupiter, et il s’est installé lorsque Saturne a fui l’Olympe pour se cacher en Italie, dans la terre du Latium d’où naîtra un jour Rome. C’est aussi un âge qui a connu des lois et qui a socialisé les hommes autrefois dispersés, là où la vulgate du mythe ne connaissait que des alliances et des communautés naturelles. Désormais, en lien avec la conjoncture politique de l’empire naissant dans laquelle s’inscrit l’Énéide, l’âge d’or célébré par le vieux roi Évandre est résolument ancré dans le temps historique des hommes, et plus précisément dans le temps de Rome, que l’idéologie augustéenne appelle à la tête du monde.

Du reste, dès le chant VI de l’Énéide, Anchise avait fait entrevoir à son fils Énée l’avènement d’un nouvel âge d’or issu de sa propre descendance : « Voici César, et toute la descendance de Iule, qui un jour apparaîtra sous l'immense voûte céleste. Oui, c'est lui, voici le héros, dont si souvent on te répète qu'il t'est promis ; Auguste César, né d'un dieu, fondera un nouveau siècle d'or ; régnant sur les terres où régnait autrefois Saturne, il étendra son empire au-delà des Garamantes et des Indiens » (Énéide, VI, 789-795). Auguste prend acte de cette prophétie quand il inaugure, selon l’antique coutume certes, mais selon un calendrier singulièrement trafiqué, les Jeux séculaires de 17 ACN, qui, en l’occurrence, célèbrent la soumission pacifique des Parthes à la domination romaine et, dans le même temps, la victoire de Rome sur l’orient ; à l’occasion de ces jeux, Horace compose, à la demande de l’empereur son Chant séculaire rempli de la certitude du retour de la paix, de l’abondance, de la générosité de la Terre (Tellus) et des anciennes vertus romaines, conformément à l’idéal mythique du siècle d’or.

Dans le fil de cette idéologie de l’âge d’or, Auguste fait construire l’Ara Pacis, l’Autel de la paix à l’ouest de via Flaminia, dans la partie nord du Champs de Mars, non loin de la ligne du pomerium, marquant ainsi le passage de l’imperium militae à l’imperium domi, de la sphère militaire à la sphère civile de la cité. Le temple est consacré le 30 janvier 9 ACN, au terme de campagnes victorieuses en Espagne et en Gaule, qui achèvent de pacifier complètement le territoire du nouvel empire. Outre l’affirmation des destins croisés de Rome et d’Auguste, la décoration de ce bâtiment développe les grands thèmes idéologiques du régime, comme la restauration des valeurs religieuses et familiales dans les processions qui ornent les côtés extérieurs de l’enceinte, et la symbolique de l’âge d’or dans des thèmes iconographiques qui relient la paix à la fertilité de la Terre (Tellus), comme dans le Chant séculaire d’Horace. En particulier, la prolifération des rinceaux d’acanthe mêlés à d’autres espèces végétales souligne la surabondance de la nature et son énergie vitale, mais dans des compositions symétriques et régulières qui canalisent cette énergie dans un univers résolument apollinien. Ces rinceaux ont fait récemment l’objet d’une analyse fouillée de Gilles SAURON, L'Histoire végétalisée. Ornement et politique à Rome, Ed. Picard, 2001, 250 p., qui montre, notamment, que l’acanthe, emblème apollinien du nouveau pouvoir, triomphe du lierre et de la vigne, les végétaux de Dionysos dont se réclamait Antoine.

 

b. L’âge néronien : retour à l’âge d’or primitif

 

1. Le mythe comme mode de vie et de gouvernement

Dès l’avènement de Néron, en 54 PCN, le mythe de l’âge d’or ressurgit pour asseoir la légitimité du renouveau politique et idéologique pressenti par le nouvel empereur. Plusieurs textes le saluent d’emblée comme l’instaurateur d’un nouvel âge d’or. Dans sa première et sa quatrième Bucoliques, le poète Calpurnius Siculus revendique très clairement le modèle augustéen pour ce « dieu qui gouvernera le monde » : à l’instar du premier empereur célébré dans la première Géorgique de Virgile, Néron apparaît comme un héros divin promis à un destin céleste, l’auteur des moissons et le garant de leur prospérité, le sauveur qui met un terme aux guerres civiles et rétablit la paix dans les campagnes romaines, sans compter les manifestations astrales qui accompagnent cet avènement lourd d’espérances. Dans le traité De clementia qu’il lui dédie en 56, Sénèque, son précepteur et proche collaborateur, est convaincu que Néron est capable d’une innocence qui ramènera « l’âge antique » et son cortège de vertus, la piété, l’intégrité, la bonne foi et la modération (II, 1).

Comme on le sait, la suite du règne sera loin de confirmer cette « ligne claire » de l’âge d’or. Et pourtant Néron est sans doute l’empereur qui a le plus contribué à incarner le mythe de l’âge d’or dans la vie commune des hommes, en lien avec le projet doublement esthétique et politique qui a animé tout son règne : rompre la frontière entre le mythe et le réel, entre la fiction théâtrale et la réalité quotidienne. Car, pour comprendre le comportement de Néron, il faut toujours avoir à l’esprit que, jusqu’à son dernier souffle, il s’est proclamé comme un « empereur artiste » : Qualis artifex pereo !, bousculant ainsi les principes les plus fondamentaux de la tradition romaine qui interdisait à un homme public d’exercer le métier d’acteur, sous peine de confondre deux univers irréductibles l’un à l’autre : le mythe et la cité.

Or, Néron a toujours revendiqué d’être le héros de son propre drame : il ne se contente pas de fonder son action dans une référence aux héros mythiques, il prétend être ces héros et transposer hic et nunc l’illud tempus de l’univers mythologique, en ce compris tous les imaginaires monstrueux et déviants qu’il véhicule. On connaît l’image de l’empereur occupé à chanter la chute de Troie tandis que Rome brûle, alors que l'on attend autre chose d'un prince affronté à une telle catastrophe ; après le meurtre d’Agrippine, Néron vit réellement l’angoisse d’Oreste poursuivi par le spectre et les Furies de sa mère assassinée ; avant de se donner la mort, il entend réellement les chevaux des guerriers de l’Iliade qui approchent de sa villa. Avec Néron, le mythe n’est plus un modèle, un argumentaire, une grille de lecture pour comprendre et analyser le temps des hommes ; le mythe et l’humanité sont un temps unique, indistinct, où la scène, l’ars, le théâtre deviennent un lieu d’investigation pour explorer toutes les virtualités de la nature humaine dans l’expérimentation systématique de comportements qui ne sont pas simplement une transgression des valeurs morales, mais la mise en œuvre de valeurs mythologiques. Avec Néron, la mythologie n’est plus une métaphore de la vie des hommes et des sociétés ; elle devient un mode de vie et de gouvernement.

De ce point de vue, le mythe de l’âge d’or est un laboratoire privilégié dans la mesure où il permet de retrouver une innocence primitive, une nudité originelle, une fusion primordiale, qui ne connaît encore aucune des contraintes morales ou discriminatoires inhérentes aux âges ultérieurs. Et c’est bien en ce sens que Néron s’intéresse à ce mythe pour expérimenter le dépassement constant de la condition humaine limitée par les interdits, les lois, les règlements, les institutions et autres frontières qui balisent la vie des hommes depuis la fin de l’âge d’or. L’âge d’or néronien pratique toutes les transgressions ou plutôt n’en reconnaît aucune puisqu’il postule l’expérience d’une nature totalement indifférenciée qui exclut le concept même de transgression : on ne peut transgresser ce qui n’est borné par aucune limite. La référence à l’âge d’or autorise Néron à confondre désormais la « déréalité » du théâtre et la réalité de la vie ordinaire, contrairement à l’éthique romaine la plus constante qui réglementait strictement les activités respectives de l’otium et du negotium.

Les conventions théâtrales antiques supposent, en effet, une étanchéité absolue entre l’expérience scénique et l’expérience civique. Contrairement à une interprétation trop répandue, la catharsis tragique n’a pas pour objectif de « purifier » le spectateur de ses peurs ou de ses émotions, — ce qui serait effectivement une manière de mélanger la fiction mythique et l’histoire humaine —, mais bien de « représenter » une histoire qui met en scène des émotions « épurées » dans le champ du théâtre, alors qu’elles seraient insoutenables dans le champ du réel. Parce que la tragédie met en scène une fiction, les événements douloureux ou terrifiants qu’elle donne à voir sur la scène produisent un tout autre effet que s’ils étaient réels. Le public est alors désengagé par rapport à ces événements, et il peut en éprouver une émotion « purifiée », « distanciée » de l’expérience quotidienne, une émotion esthétique qui s’accompagne de plaisir, comme toute expérience cathartique. La dimension médicale du phénomène consiste alors à « purger » ces sentiments de l’opacité dont ils sont recouverts dans la vie courante, dans l’accidentel ou le particulier : la tragédie « purifie » les émotions dans la mesure où elle leur donne une intelligibilité que le vécu ne comporte pas. Le théâtre vise à montrer une version mythique et donc « déréalisée » de sentiments ou d’émotions dégagés de toute inscription dans le monde des hommes pour qu’ils deviennent des références symboliques. Tant qu’il ne vient à aucun spectateur l’idée de s’identifier à Œdipe, Oreste ou Médée, ces personnages conservent une efficacité symbolique qui permet de « purifier », de comprendre, d’analyser dans la représentation du mythe ce que la violence de leurs actes aurait d’opaque ou d’incompréhensible dans l’expérience quotidienne.

En revanche, en référence à la confusion de l’âge d’or où les hommes et les dieux vivaient une vie commune, les pratiques néroniennes suppriment cette frontière entre le théâtre et la vie, entre le symbolique et le réel : l'acteur Néron joue les passions de l’homme Néron dans la représentation d’Oreste matricide, d’Œdipe parricide et incestueux, ou encore de Canacé accouchant de l’enfant conçu des œuvres de son frère. Alors que, traditionnellement, les acteurs sont exclus de la communauté civique, Néron veut légitimer son pouvoir par l’exercice du chant et du jeu. Il pousse la noblesse romaine à monter sur scène, à se produire à ses côtés afin de prouver qu’il est le meilleur ; sénateurs, chevaliers et même femmes nobles combattent comme gladiateurs. Néron agit comme un personnage tragique en massacrant sa famille. En bref, il semblerait avoir voulu installer l’inhumanité à la place de l’humanité, en imposant systématiquement un ordre social inversé : les matrones doivent se comporter en prostituées, les nobles se faire acteurs ou cochers, les chevaliers devenir des combattants du cirque et non plus de la guerre. Néron a théâtralisé le réel et installé la fiction mythologique au centre de son imaginaire individuel, mais en la proposant aussi comme un imaginaire collectif où les fantasmes mythologiques de la culture deviendraient le modèle de vie des Romains. Il cessait ainsi de faire du mythe le langage de la culture, pour en faire la réalité de la civilisation.

Suétone rapporte même que certaines représentations théâtrales organisées par Néron se sont terminées par des distributions massives de cadeaux qui confirmaient le retour à l’âge d’or, l’âge de l’abondance originelle, l’âge des bienfaits de la paix :

« On offrit aussi au peuple des cadeaux de tout genre, chaque jour : quotidiennement un millier d’oiseaux de toute espèce, bien plus encore de victuailles, de bons pour du blé, des vêtements, de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, des perles, des tableaux, des esclaves, des bêtes de somme, et même des fauves apprivoisés, enfin des navires, des maisons et des terres »

SUÉTONE, Vie de Néron, XI, 4.

Rappelons aussi que l’État néronien a renoncé aux valeurs guerrières : pensant avoir établi la paix partout dans l’empire, Néron a fermé les portes du temple de Janus, fait extrêmement rare dans l’histoire de Rome et commémoré en l’occurrence par d’importantes émissions monétaires, comme, par exemple celle-ci qui représente sur l’avers la tête laurée de Néron et au revers la porte fermée du temple de Janus commentée par la légende PACE P(opulo) R(omano) TERRA MARIQ(ue) PARTA IANVM CLVSIT (« La paix du peuple romain étant établie sur terre et sur mer, il ferma les portes du temple de Janus »). Auguste avait, du reste, procédé à une cérémonie analogue en 29 ACN, célébrée par Horace, Odes IV, 15 : « Ton âge, ô César, a [...] rendu à notre Jupiter les enseignes dérobées aux portes orgueilleuses des Parthes, fermé le temple, libre de guerres, de Janus Quirinien [...] ». Dans le même esprit, le seul triomphe qu’a jamais organisé Néron a été celui qui a célébré sa victoire aux concours musicaux et aux jeux en Grèce en 67, pervertissant ainsi complètement le rituel militaire ; les soldats de ce triomphe étaient la compagnie des Augustians, recrutés pour être la claque de l’empereur histrion :

« Il (= Néron) n'en mit pas moins d'empressement à recruter partout des adolescents de familles équestres et plus de cinq mille jeunes plébéiens des plus robustes, pour leur faire apprendre, après les avoir divisés en factions, différentes sortes d'applaudissements, nommés bourdonnements, bruits de tuiles et de tessons, afin d'être soutenu par eux lorsqu'il chantait ...

Il y (= Naples) fit son entrée sur un char attelé de chevaux blancs, par une brèche ouverte dans la muraille, comme c'est l'usage pour les vainqueurs des jeux sacrés ; il entra de même [...] à Rome ; mais, en outre, à Rome il était sur le char qui avait servi autrefois pour le triomphe d'Auguste, vêtu de pourpre, avec une chlamyde parsemée d'étoiles d'or, la couronne olympique sur la tête, et la couronne pythique à la main droite, précédé d'un cortège portant ses autres couronnes, avec des pancartes qui mentionnaient en quel lieu, de quels concurrents, pour quel chant ou pour quelle pièce il avait triomphé ; son char était suivi, comme pour les ovations, de ses applaudisseurs, qui ne cessaient de crier : "Nous sommes les Augustians et les soldats de son triomphe." »

SUÉTONE, Vie de Néron, XX, 6 et XXV, 1

 

2. La Domus aurea : le palais de l’âge d’or

De la même manière que l’âge d’or augustéen a son temple, l’Ara pacis, l’âge d’or néronien reçoit également un espace permanent, un gigantesque palais, la fameuse et bien nommée Domus Aurea, construite sur les décombres du grand incendie de 64, restaurée et rouverte au public à la fin des années 1990 avant d’être à nouveau fermée en 2005. Outre de vastes appartements et de nombreuses salles d’apparat richement décorées, ce lieu rend compte d’innovations architecturales et artistiques remarquables, mais surtout, pour le sujet qui nous occupe, il répond à un projet idéologique qui visait à réaliser et construire, au sens propre du terme, le mythe de l’âge d’or au centre de Rome (voir les travaux d’Y. Perrin, un chapitre de J. Fabre-Serris, et l’article en ligne de Marie Blaison, « L’Empereur et l’homme : une lecture de la Domus Aurea Neronis »). Voici la description célèbre qu’en donne Suétone, qui n’en connaissait pourtant plus qu’un état déjà transformé :

« Ce fut surtout dans ses constructions qu'il se montra dissipateur. Il étendit son palais depuis le mont Palatin jusqu'aux Esquilies. Il l'appela d'abord “le Passage” (= Domus Transitoria). Mais, le feu l'ayant consumé, il le rebâtit, et l'appela “la Maison dorée”. Pour en faire connaître l'étendue et la magnificence, il suffira de dire que, dans le vestibule, la statue colossale de Néron s'élevait de cent vingt pieds de haut ; que les portiques à trois rangs de colonnes avaient un mille de longueur ; qu'il renfermait une pièce d'eau, semblable à une mer bordée d'édifices qui paraissaient former autant de villes ; qu'on y voyait des champs de blé, des vignobles, des pâturages, des forêts peuplées de troupeaux et d'animaux sauvages de toute espèce. Dans les diverses parties de l'édifice, tout était doré et enrichi de pierreries et de coquillages à grosses perles. Les salles à manger avaient pour plafonds des tablettes d'ivoire mobiles, qui, par différents tuyaux, répandaient sur les convives des parfums et des fleurs. La principale pièce était ronde, et jour et nuit elle tournait sans relâche pour imiter le mouvement du monde. Les bains étaient alimentés par les eaux de la mer et par celles d'Albula. Lorsque après l'avoir achevé, Néron inaugura son palais, tout l'éloge qu'il en fit se réduisit à ces mots : “Je commence enfin à être logé comme un homme.” »

SUÉTONE, Vie de Néron, XXXI, 1-4.  

Avant lui, Tacite avait déjà pointé l’originalité de cette construction :

« Néron mit à profit la destruction de sa patrie, et bâtit un palais où l’or et les pierreries n'étaient pas ce qui étonnait davantage ; ce luxe est depuis longtemps ordinaire et commun mais il enfermait des champs cultivés, des lacs, des solitudes artificielles, bois, esplanades, lointains. Ces ouvrages étaient conçus et dirigés par Severus et Celer, dont l'audacieuse imagination demandait à l'art ce que refusait la nature, et se jouait capricieusement des ressources du prince. »

TACITE, Annales, XV, 42.

L’architecture générale du complexe souligne les valeurs à la fois apolliniennes et dionysiaques de l’âge d’or. Le colosse solaire de Néron-Hélios en garde le vestibule ; le palais est orienté au sud ; et il est même possible d’en suivre la course du soleil sans interruption dans le cycle de la journée et dans le cycle de l'année dans la fameuse salle octogonale qui en constitue le centre. Néron, nouvel Apollon-citharède, se devait d'habiter le Palais du Soleil, en successeur d’Auguste qui s’était déjà placé sous la protection du dieu solaire. En revanche, les jardins et la décoration intérieure du palais attestent un autre versant de l’âge d’or, marqué au coin de la fusion, du débordement, du désordre, de l’absence de règle. Le parc de 80 ha juxtapose, en effet, des lieux urbains, cultivés et sauvages, réalisant ainsi l’idéal d’une nature indifférenciée où la pièce d’eau est une mer, où les campagnes se mêlent aux forêts, où les édifices figurent des villes, où les animaux sauvages se mélangent aux troupeaux domestiques. En réunissant forêts, campagnes et villes, le parc de la Maison Dorée est un microcosme de l’univers primitif qui ne connaissait pas les séparations entre les espèces. À l’intérieur du palais, les salles de bain mélangent les eaux de la mer et celles des sources sulfureuses du Tibre. Et surtout, la décoration des pièces, volontiers fantastique, composée de motifs étranges, insolites ou inquiétants, qui semblent proliférer de manière anarchique et que les historiens de l’art appellent des « grotesques », souligne les valeurs hybrides de ce même âge d’or, peuplé d’êtres qui échappent à la raison, de monstra qui relèvent de l’inhumanité des temps mythiques. Dans des compositions jubilatoires, exubérantes, les grotesques mêlent des êtres qui relèvent de l’humain, de l’animal et du végétal issus des temps d’origine quand les espèces naturelles vivaient encore dans un monde totalement unifié : sphinx, griffons, centaures, rinceaux végétaux qui se terminent par une figure humaine,… Alors que les monstra avaient disparu au temps de l’âge d’or augustéen, qui condamnait non pas l’exubérance, mais l’anarchie et la difformité de ces entités prolifiques, ils réapparaissent en force à l’âge néronien précisément à cause de leur monstruosité primitive qui n’était pas encore marquée par la différenciation.

Et il faudrait aussi parler ici des peintures historiées qui ornent les murs de la Domus, et qui sont souvent encadrées par des grotesques : il s’agit alors de scènes mythologiques qui représentent tantôt des épisodes de parfaite convivialité entre les dieux et les hommes sinon d’apothéoses qui figurent l’union de dieux et de mortels (Bacchus et Ariane, Vénus et Pâris, Jupiter et Ganymède), tantôt des épisodes qui dévaluent les héros guerriers, comme Hector ou Achille, le premier sacrifiant aux exigences du combat son amour pour Andromaque, le deuxième déguisé en femme parmi les filles du roi Lycomède sur l’île de Skyros ; en face de ces héros complexés par le sentiment amoureux, une peinture célèbre Dionysos qui a fait le choix de l’amour et de la beauté au sein d’une nature accueillante et toujours féconde. L’échelle traditionnelle des valeurs est inversée au sein d’un monde qui a décidé non pas de renoncer à la guerre, mais tout simplement d’ignorer son existence, comme au temps de l’âge d’or. À cet égard, Suétone nous a sans doute laissé l’image qui me semble résumer de la manière la plus pertinente et la plus impressionnante cette conviction profonde, quand il rapporte que Néron a cru pouvoir arrêter la révolte des légions en Gaule, sans armes, par le seul pouvoir de ses larmes et de sa musique ; en l’occurrence, la violence guerrière, caractéristique des âges inférieurs, n’est pas seulement sous-estimée, elle est niée, ou, à tout le moins, elle croise une forme primordiale — et inédite parmi les hommes — de violence, dont on ne triomphe que par le chant, comme celle des animaux que la lyre d’Orphée avait su apaiser. Après avoir accueilli la nouvelle de ce soulèvement dans la plus grande indifférence, comme pour la démentir, Néron projette de l’affronter avec ses orgues de théâtre et une troupe d’Amazones !

 

3. Sénèque, une conscience critique de l’âge d’or néronien

La réalité quotidienne du règne de Néron a rapidement convaincu Sénèque qu’il devait abandonner toute illusion sur la possibilité de réaliser en la personne de l’empereur le rêve de voir régner un Prince nourri aux idées de la philosophie. Au cœur du conflit intellectuel et éthique qui a opposé les deux hommes, deux conceptions affrontées de la Nature, respectivement entendue comme un principe d’entropie et un principe d’ordre, un tout indifférencié et un tout organisé, un espace de fusion et un espace de cloisons. Et, à ce titre, l’âge d’or a nourri les deux argumentaires contradictoires.

Dans le cadre d’une réflexion polémique sur la pensée du philosophe stoïcien Posidonius, la lettre 90 de Sénèque à Lucilius développe une longue description de l’âge d’or (voir A. Novara, « Rude saeculum » que l’âge d’or selon Sénèque (d’après Ad. Lucil., 90, 44-46), dans Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 1988, p. 129-139). Si les deux philosophes s’accordent pour reconnaître qu’à cette époque primitive « la royauté était exercée par les sages », Sénèque soutient, contre le philosophe grec, que l’invention des technologies et la pratique des artes ne relèvent pas de ce temps, uniquement mû par le respect de la nature. Et, parmi les innovations qui illustrent l’antinomie entre natura et ars, il évoque notamment la construction de palais opulents, de maisons spacieuses comme des villes, la mise en œuvre de raffinements domotiques, l’engouement pour la pratique de la danse ou du chant, et autres trouvailles techniques qui, même si elles ont été le fait d’hommes sages, relèvent moins de leur sagesse que de leur habileté qu’ils partagent avec d’autres, moins sages qu’eux. Dans le filigrane de ces exemples, on reconnaît, outre la passion de Néron pour les arts de la scène, les projets impériaux en matière d’urbanisme et de logistique, notamment pour créer les conditions d’un retour à la nature primitive dans l’enceinte même de la cité. Comme on l'a vu, Tacite condamnera bientôt ces mêmes entreprises au nom du même argument qui oppose les artes néroniennes et la natura. Clairement, Néron et Sénèque ne parlent pas de la même nature, et l’aphorisme de Sénèque « Sufficit ad id natura quod poscit », « Pour subvenir à la nature, la nature suffit » (18) heurte de front le principe néronien d’une nature originelle reconquise par les artes.

La fin de la lettre conteste même implicitement le bien-fondé d’une reconquête de l'âge d'or, car, en définitive, quelles que fussent les indéniables qualités des hommes de ce temps, ils n’en restaient pas moins des êtres incomplets, « des hommes à l’esprit élevé, tout frais sortis des dieux », certes, mais inachevés, car « la nature ne donne pas la vertu : c’est un art que de devenir homme de bien », où l’on retrouve le binôme natura/ars, mais dans une tout autre perspective : l’innocence des hommes de l’âge d’or leur venait de leur ignorance, de leur inexpérience, et non de leur vertu. « Ce sont choses bien différentes de ne pas vouloir ou de ne pas savoir faire le mal. Il leur manquait la justice, il leur manquait la prudence, il leur manquait la modération, la force d’âme ». D’antinomique, le rapport entre la nature et l’art devient complémentaire pour reconnaître l’apparition de la véritable vertu après l’âge d’or et lui refuser un de ses traits les plus traditionnels : la justice qui, selon Sénèque, ne s’acquiert qu’au terme d’une éducation de l’âme, d’une eruditio et de longs exercices spirituels. Le message est clair : seule la sagesse permet de réconcilier l’art et la nature, mais cela ne peut être que dans notre temps et non dans un âge d’or artificiellement reconquis par la folie technologique de l’humanité.

Le mythe de l’âge d’or apparaît aussi dans deux tragédies de Sénèque. Dans Phèdre, Hippolyte prononce une longue tirade sur la vie et les vertus de « ceux que le premier âge a fait naître dans l’intimité des dieux » (v. 483-564). Cette version recoupe globalement les thèmes traditionnels du mythe, que le héros misogyne conclut par une attaque impitoyable et attendue contre la femme, « cette sinistre race dont Médée donne à elle seule l’image » (v. 563-564). Croisant ainsi à sa manière le mythe hésiodique de Pandore, qui est habituellement ignoré par les versions latines du premier âge du monde, Hippolyte impute à la femme toutes les perversions familiales, morales et sociales dont souffre la société des hommes depuis que « l’ouvrière des crimes a assiégé leur cœur » (v. 559-560). Pour le reste, Hippolyte oppose un refus radical à l’invitation de la nourrice de fréquenter la ville, de chercher la société des citoyens, préférant les vertus, l’innocence, la simplicité de la vie primitive et « sauvage », telle que l’entendait déjà Lucrèce, loin des guerres et des corruptions, à l’écart des villes et du pouvoir. Au conseil que lui donne la nourrice de prendre la nature pour guide, Hippolyte répond qu’à l’origine « la forêt dispensait ses ressources naturelles, les antres obscurs leurs abris naturels » ; au cœur du débat, deux conceptions de la nature qui opposent la vie sociale et la vie sauvage, où les « natiuae opes » et les « natiuae domus » sont peut-être une pointe contre les « richesses » et les « palais » recherchés par les puissants d’aujourd’hui.

Mais, plus novateurs du point de notre sujet sont les propos que tient le chœur des Corinthiens dans la tragédie Médée, lorsqu’à la fin de son premier poème consacré à l’expédition des Argonautes, il fixe la fin de l’âge d’or au moment où l’homme a, pour la première fois, pris le risque de transgresser les espaces marins :

« Nos pères virent des siècles heureux,

éloignés de toute fraude.

Chacun, paresseusement attaché à ses rivages,

devenu vieux sur la terre de ses ancêtres,

riche de peu, ne connaissait de ressources

si ce n’est celles qu’avait produites le sol natal.

Les règles de ce monde bien clôturé,

le pin thessalien les réduisit à une seule :

il contraignit la mer à subir ses coups

et les flots éloignés à devenir une partie de nos peurs […]

Quel fut le prix de cette course ? La Toison d’or

et Médée, mal plus grand que la mer,

récompense digne de ce premier navire.

Maintenant désormais la mer a cédé et elle subit

toutes les lois ; on ne cherche plus une Argô

assemblée par la main de Pallas,

illustre en ramenant les rames de rois ;

n’importe quelle barque parcourt le large en tout sens ;

toute borne a été déplacée et des villes

ont installé leurs murailles sur une terre nouvelle ;

accessible de partout, le monde n’a laissé aucune chose

à la place où elle avait été : l’Indien boit les eaux glaciales

de l’Araxe, les Perses boivent

celles de l’Elbe et du Rhin. Viendront plus tard, avec les années,

des temps où l’Océan relâchera les barrières des choses, où la terre

s’ouvrira immense, où Thétys dévoilera de nouveaux mondes
et où, parmi les terres, Thulé ne sera plus la dernière. »

SÉNÈQUE, Médée, 329-339 et 361-379

Une des originalités de cette tragédie est d’avoir intégré l’histoire de Médée à Corinthe et les antécédents de la quête des Argonautes, à laquelle sont consacrées deux odes chorales sur quatre. Le drame privé de la magicienne, trahie par Jason et commettant son double infanticide, est ainsi inclus dans une perspective plus globale qui en fait un épisode de la perte de l’âge d’or et de l’évolution irréversible de l’humanité vers les âges ultérieurs. Les Argonautes ont ramené la Toison d’or de Colchide, mais aussi Médée qui fut le châtiment lointain de la mer contre les premiers marins. Aux yeux du chœur, en effet, Médée est d’abord un monstre au même titre que les monstres marins rencontrés par les Argonautes, mais celui-ci a réussi à venger la mer là où les autres avaient échoué : Médée est « un mal plus grand que la mer » (v. 362), car elle a pris sur elle de punir le crime des Argonautes, et plus particulièrement de leur chef, alors que les flots eux-mêmes n’étaient pas parvenus à briser leur arrogance. Pour le chœur, Médée a été l’instrument de la justice et de la vengeance de la nature contre les hommes. Dès le prologue de la pièce, Médée avait annoncé qu’elle brûlerait Corinthe et réunifierait ainsi les deux mers (v. 35). Cette prophétie acquiert ici une dimension cosmique où la vengeance privée de Médée répond plus globalement à la prétention des hommes de briser les cloisons du monde et d’en mélanger les éléments (v. 335-336). Chez Sénèque, le voyage d’Argô annonce définitivement la fin de l’âge d’or, le temps du chaos, le temps de Médée ; les humains sont responsables de l’arrivée de l’inhumain parmi eux, dont les crimes de Médée sont le signe. Le chœur intègre ainsi totalement le mythe de Médée à celui des Argonautes et, indirectement, à celui des âges du monde.

Mais précisément, pour le chœur de Sénèque, c’est le temps de Médée, et donc un temps d’après l’âge d’or, qui apparaît comme le temps de la confusion, du mélange, de la rupture des limites, alors que Néron en avait fait la caractéristique de son âge d’or. Et Sénèque n’hésite pas à actualiser le temps de Médée à un hic et nunc : « Maintenant désormais, la mer a cédé et elle subit toutes les lois ». Plus encore que le temps du chœur des Corinthiens, ce temps correspond à l’actualité de l’empire néronien marqué par des progrès technologiques qui ont rendu la mer accessible à la plus modeste embarcation, qui ont aboli toutes les limites du monde, qui ont permis de construire de nouvelles villes sur des domaines arrachés à la mer, et qui autorisent l’ultime prophétie de la conquête de nouveaux mondes.

Pour autant, le propos du chœur n’est pas aussi manichéen qu’il paraît au premier abord. Certes, il relaie ici les critiques du philosophe qui inclut parmi ceux qui vivent « contre la nature, les gens qui jettent jusque dans la mer les fondations de leurs thermes » (epist. CXXII, 8) ; d’autre part, les images de l’Indien qui boit les eaux de l’Araxe et du Perse qui boit celles de l’Elbe et du Rhin (v. 372-374) sont un écho à des adynata énumérés par Tityre dans la première Bucolique de Virgile, mais dont Mélibée avait aussitôt souligné la tragique réalité dans les déplacements de population engendrés par les discordes et l’arbitraire du pouvoir romain (VERG.,  ecl. I, 59 sq). Plutôt qu’un progrès, la conquête de la mer et l’effacement des frontières apparaissent alors comme un désordre causé par l’expédition des Argonautes, et l’arrivée de Médée à Corinthe, rendue possible par ce voyage impie, n’est qu’une des péripéties du désordre universel des peuples.

Mais, comme le rappelle le contre-rejet du vers 361, le prix de cette quête fut aussi, et d’abord, la Toison d’or. Par ailleurs, les dieux ont, peu ou prou, cautionné cette expédition en autorisant Athéna à participer à la construction du bateau, comme le rappelle Sénèque dès les tout premiers vers de la tragédie (v. 2-3) et ici au v. 365. Le navire Argô est aussi en partie l'œuvre des dieux qui ont donc autorisé, sinon encouragé, la violence des hommes contre l’ordre naturel primordial ; rappelant cette implication divine au moins au début de l’expédition, Sénèque ne peut donc pas condamner la quête argonautique comme un acte impie ou un nefas. Du reste, plusieurs fois dans les Naturales quaestiones, Sénèque a proclamé sa foi dans le progrès humain, présenté comme un héritage commun qui se transmet de générations en générations : « Le temps viendra où nos descendants s’étonneront que nous ayons ignoré des choses si manifestes » (nat. VII, 25, 5). Car, en définitive, le progrès technique en tant que tel n’est pas soumis à un jugement moral ; il est objectivement « neutre » ; ce qui le rend bon ou mauvais, c’est l’usage que l’homme en fait : « Qu’est-ce qui est important dans les choses humaines ? Ce n’est pas d’avoir rempli les mers avec des bateaux ni d’avoir erré sur l’océan à la recherche de l’inconnu, mais d’avoir tout vu dans son cœur et d’avoir vaincu ses vices, par rapport à quoi il n’y a pas de plus grande victoire » (nat. III, praef. 10).

En conclusion de la description du voyage d’Argô, la référence à la Toison d’or et à Médée comme double prix de cette expédition (v. 361-362) souligne les ambiguïtés qui sont au cœur de tout processus de civilisation : les progrès techniques qui contribuent au développement des sociétés peuvent être aussi l’occasion de leur destruction quand le furor et la dementia des humains s’en emparent (nat. V, 18, 6-16). Comme les hommes d’aujourd’hui, les anciens ont eu cette conscience paradoxale et tragique des menaces que font peser sur l’homme les avancées technologiques dont il est lui-même l’auteur. Mais, dans le même temps, ces avancées sont nécessaires pour que l’homme progresse en civilisation, en humanité, pour qu’il développe son autonomie sur les forces purement naturelles. L’âge d’or ne peut être un modèle absolu du bonheur, car il maintient l’homme dans un univers inerte qui échappe à son contrôle et le réduit à la paresse. Sénèque nuance donc la lecture mythique de l’âge d’or d'une dimension plus proprement philosophique, en explicitant la transgression des Argonautes moins comme une violation d'un espace interdit que comme une violation des foedera naturae, qui, selon Lucrèce, organisaient les rapports des hommes et de la nature aux origines du monde. En d'autres termes, Sénèque présente le voyage d'Argô moins comme un nefas, une impiété, une faute contre les dieux que comme un acte d'audacia ou d'hybris, une manifestation de l’orgueil ou du génie humains, un risque contre la nature, qui peut être contrôlé sinon corrigé dans l’histoire si les hommes le veulent.

Contrairement à la conception néronienne qui envisage l'âge d'or comme un temps où l'homme ne connaissait aucune limite spatiale ni morale, comme un univers d'où n'avait émergé aucun ordre, comme une nature déliée de toute contrainte, Sénèque postule l'existence de règles et de normes primitives du monde, notamment concrétisée par la séparation des terres et des mers ; l'histoire des Argonautes est, chez Sénèque, l'équivalent mythique de la rupture de ces foedera primitifs, qui a précisément supprimé les séparations, les limites, les normes originelles, engageant ainsi l'histoire du monde dans le règne du désordre, du chaos, de la luxuria, dans un univers de risques et de déséquilibres naturels, mais pas nécessairement dans un monde condamné par les dieux. Dans cette première ode, le voyage d'Argô reste une erreur humaine qui a, certes, définitivement éloigné l’homme des équilibres primitifs, mais qui l’a aussi aidé à s’émanciper d’un bonheur immobile et proprement « sans histoire ». L’âge d’or est sans doute perdu, mais, à tout prendre, peut-être pour le plus grand profit de l’homme, pour autant qu’il sache faire preuve de vertu dans le temps qui est le sien.

Au total, la critique de Sénèque attaque la conception néronienne de l’âge d’or sur deux fronts. Elle en conteste la typologie, en réaffirmant clairement que l’âge d’or était un âge « cloisonné », un âge de normes, de frontières qui étaient autant de foedera, imposant à chacun de rester là où il était né et à chaque espèce de se développer selon ses limites propres en parfaite communion avec une nature faite de simplicité, de pauvreté, d’austérité. Mais, en plus, Sénèque constate l’irrémédiable disparition de ce temps et il s’interdit de le considérer comme un temps du bonheur absolu ou, à tout le moins, de dévaluer a priori les âges ultérieurs. Malgré son haut degré d’innocence et de prospérité, il manquait à ce temps la qualité la plus essentielle à l’homme pour grandir en humanité : la pratique de la vraie sagesse qui, seule, permet de conquérir la vertu et de compléter les qualités naturelles de l’homme, réhabilitant ainsi dans le temps de chacun le couple natura/ars inconnu dans l’âge d’or. De ce point de vue, il est donc vain, sinon nuisible, de vouloir retourner à cet âge primitif qui ne saurait donner à l’homme d’aujourd’hui qu’un bonheur incomplet et qui, en tout état de cause, lui est devenu inaccessible.

 

III. La dévaluation de l'âge d'or dans L'enlèvement de Proserpine de Claudien

À l'extrême fin du IVe siècle, dans son épopée sur L'enlèvement de Proserpine, le poète Claudien poussera l'argumentation de Sénèque jusqu'à condamner sans nuance l'âge d'or et sa molle inertie, en faveur de l'âge de Jupiter qui doit amener l'homme à profiter de l'« ingénieuse nécessité » pour développer son intelligence, la vertu, les arts et l'expérience, endormis ou ignorés dans ce premier âge « sans énergie » :

« Alors, du haut de son trône, le père des dieux prend ainsi la parole : "Les affaires de la terre, longtemps négligées, ont attiré de nouveau mes soins. Déjà, lorsque j'eus reconnu la mollesse du siècle de Saturne, et la vieillesse de cet âge sans énergie, je résolus de réveiller, par les aiguillons d'une vie agitée, les peuples assoupis et engourdis sous le sceptre de mon père. Je ne voulus plus que la moisson couvrît d'elle-même les champs sans culture, que le miel découlât du tronc des arbres, que le vin grossît les fontaines, et que les coupes s'emplissent de nectar sur les rives frémissantes. Ce ne fut point pour nuire ; les dieux connaissent-ils la jalousie et le plaisir de nuire ? Mais le luxe n'écarte, ne déconseille-t-il pas la vertu, et l'abondance ne ferme-t-elle pas l'intelligence humaine ; tandis que la nécessité, l'ingénieuse nécessité réveille les âmes endormies et se fraie des voies nouvelles vers les choses inconnues. C'est par elle que l'adresse enfante les arts, et que la culture les perfectionne. »

CLAUDIEN, L'enlèvement de Proserpine, III, 18-32 (Traduction de la collection Nisard).

En rendant le travail nécessaire, la fin de l'âge d'or doit éviter aux hommes la paresse ; en les plongeant dans le besoin, elle aiguisera leur intelligence créatrice. Et Jupiter précise bien qu'il ne s'agit pas là d'une quelconque jalousie divine contre les prétentions des hommes qu'il faudrait réduire ; au contraire, en même temps qu'il proclame la fin de l'âge d'or, Jupiter annonce que, pour rencontrer les critiques de Natura, il a prévu d'adoucir sa décision en « détournant les peuples de la nourriture de Chaonie », c'est-à-dire les glands que mangent les animaux, lorsque Cérès, tout à sa joie d'avoir retrouvé la trace de sa fille Proserpine, fera à l'humanité le don des céréales. Les symboles sont transparents : le sacrifice de la vierge Proserpine à Pluton, le dieu des enfers, a été le prix à payer pour sauvegarder l'harmonie entre les mondes d'en bas et d'en haut, mais il inaugure aussi une nouvelle vie pour l'humanité qui entre dans le temps de la civilisation et de la culture, en quittant l'oisiveté de l'âge d'or sans pour autant tomber dans l'animalité.  En conséquence, à l’inverse de la transgression prométhéenne, l’habileté humaine (sollertia) est ici valorisée comme mère des artes, nourries ensuite par l’expérience des hommes, en un renversement complet du processus de dégradation qu'induisait la théorie hésiodique des races.

 

IV. L'âge d'or et le combat de Rome contre la barbarie

Après les instrumentalisations idéologiques du premier siècle de l’empire, le mythe de l’âge d’or continuera d’être réactivé en ce sens par les auteurs latins, chaque fois qu’il s’agira de chanter les louanges d’un prince ou d’un homme public pressenti comme garant d’un renouveau politique ou moral de l’État, notamment dans la lutte de Rome contre la barbarie. En particulier, les Panégyristes latins de l’Antiquité tardive, étroitement liés au pouvoir, célèbrent alors le retour à la prospérité, à l’abondance, à la justice en des termes qui recoupent explicitement les valeurs et le vocabulaire de l’âge d’or entendus selon la « ligne claire » de l’époque augustéenne. Car il s’agit bien alors d’un âge d’or qui, comme dans l’Énéide et contrairement aux pratiques néroniennes, n’est pas un retour à l’âge primitif du monde, aux premiers temps mythologiques d’une nature indifférenciée et monstrueuse, mais au premier âge de la civilisation, où la justice a commencé d’organiser les hommes en sociétés et à les dégrossir de leur sauvagerie. Ainsi, par exemple, à l’occasion de l’accession au consulat du philosophe Manlius Theodorus, en 399, le poète Claudien met en scène la Justice qui quitte le zodiaque afin de persuader Manlius d’interrompre ses travaux philosophiques pour s’occuper du service de l’État. Sur son trajet, qui inverse le cours de son voyage lorsqu’elle a quitté le monde des hommes à la fin de l’âge d’or, la déesse répand ses bienfaits :

« Partout où la porte son vol, la paix renaît parmi les oiseaux, les bêtes féroces dépouillent en frémissant leur fureur, et la terre tressaille au retour de cette déesse disparue avec l'or ancien… C’est toi, ô déesse qui, la première, arrachas les humains aux antres des forêts et à une vie indigne de leur nature ; c’est à toi que nous devons d’avoir connu des lois et dépouillé le naturel des bêtes féroces. Le mortel, dont le cœur pur a goûté tes leçons, s’élancera sans effroi dans les flammes, fendra les mers orageuses, vaincra sans armes d’épais bataillons. Les pluies adouciront même les chaleurs d’Éthiopie ; par-delà la Scythie, un air de printemps accompagnera ses pas. »

CLAUDIEN, Pour le consulat de Manlius Theodorus, 141-143 ; 210-217.

Comme au temps de l’âge d’or, il s’agit bien d’un retour de la paix parmi les animaux, de la joie de la terre, d’un climat partout tempéré, mais au sein d’une humanité qui est sortie des bois et qui n’ignore plus les lois, deux traits caractéristiques des hommes qui ont renoncé aux pratiques barbares. Parallèlement, ce retour de la justice promeut deux valeurs qui étaient exclues de la vulgate du mythe de l’âge d’or : les voyages et la guerre, devenus nécessaires pour éradiquer la barbarie des confins. La question barbare s’invite ici au cœur de la relecture du mythe : le barbare n’est plus un être fantasmatique, qui serait, à la marge de l’empire, un reste sinon un modèle possible de « race d’or » ; il est devenu une menace bien réelle contre les valeurs de la romanité et suscite dès lors une réaction militante qui, pour préserver l’équation entre le temps de Rome et l’âge d’or, « réarme » cet âge en un âge de combat.

 

Conclusion

Dans son rapport à la mythologie, Rome a souvent éprouvé le besoin de rationaliser les faits merveilleux qui lui paraissaient décidément trop étrangers à la vie des hommes. En particulier, quand il s’agit d’expliquer les « origines » des choses, Rome n’hésite pas à faire descendre le mythe sur terre, à commencer par le temps de ses propres origines, où le discours mythique a été humanisé en des personnages et des épisodes qui mêlent constamment la fiction légendaire et la vraisemblance historique. « L’invention » romaine de l’âge d’or ressortit à cette démarche. Et cela dès la formulation même du mythe, qui ancre dans le processus historique d’une succession des âges ce qui, dans la tradition grecque, était avant tout une théorie mythique de la succession des races. Dès sa première apparition chez Catulle, l’âge d’or romain est lié à un temps de crise de la société romaine ; et il en est de même chez tous les auteurs que nous avons rencontrés, certes en des sens divers, selon que cette crise a été ou non résolue, selon que les modes de sortie de crise ont été ou non acceptés. En toute hypothèse, l’âge d’or romain est un cadre de référence mythique par rapport auquel se définit l’exercice du pouvoir, tour à tour contesté ou légitimé.

Parallèlement, l’âge d’or à Rome est lié à une vision de l’histoire qui alterne le respect ou la négation de valeurs morales. Pour les auteurs qui adhèrent à ces valeurs considérées comme autant de limites fixées à l’exercice de la condition humaine, l’âge d’or est un temps que les vicissitudes de l’histoire font irrémédiablement regretter ou laissent à nouveau pressentir, selon que les conditions historiques sont ou non réunies pour un nouvel avènement de ces valeurs. Comme on l’a vu à l’époque augustéenne ou dans le combat contre la barbarie, la réception romaine du mythe n’hésite pas alors à en contredire la vulgate, notamment quand elle définit l’âge d’or non plus comme le premier âge mythique de l’humanité, mais comme le premier âge historique de la civilisation, repoussant les premiers hommes dans les forêts inhospitalières et les pratiques barbares d’un monde antérieur. Cette relecture réhabilite même, selon les circonstances, les pratiques de l’agriculture, de la navigation et de la guerre comme autant de valeurs qui restaurent les principes des grands ancêtres de Rome ou les protègent contre les menaces extérieures. À l’inverse, les démesures de l’âge néronien ont choisi de faire descendre le mythe sur terre en renonçant précisément à cette moralisation de l’histoire. Les pratiques néroniennes restaurent dans le temps des hommes l’opacité mythologique de l’humanité primitive qui se confondait avec les dieux et la nature en des alliances spontanées, mais surtout aléatoires et entropiques ; au sein de cet âge d’or disparaissent les différences objectives entre les êtres, les espèces et les sexes au profit d’unions monstrueuses, toujours recomposées au gré des seules exigences fantasmatiques de l’illud tempus.

Ces deux relectures, morale et amorale, du mythe ont suscité deux réactions opposées. Ovide ne croit plus en la possibilité d’un retour de l’âge d’or dans une société qui a cru bon d’instaurer un nouveau uindex pour organiser la justice et instrumentaliser les rapports entre les hommes et les dieux. Face aux dérives de son temps, Sénèque doute que l’âge d’or soit un modèle pertinent pour penser le bonheur du sage, car la spontanéité de la nature ne suffit pas à former un homme de bien, qui ne peut grandir en vertu et en humanité sans apprendre à pratiquer la justice dans un monde où le progrès technique est désormais moins une faute contre les dieux qu’un enjeu éthique. Dans un contexte plus mystique que proprement idéologique, Claudien prolonge l'argument de Sénèque en n'hésitant pas à dévaluer l'âge d'or comme un âge nuisible à l'humanité qui découvre les valeurs du travail, de la culture et de la civilisation alors même que Jupiter, en décidant de mettre fin au règne de Saturne, préserve les foedera mundi par le sacrifice de Proserpine à Pluton et promet aux hommes le don du pain. Tour à tour cristallin et opaque, ordonné et chaotique, immobile et grouillant, harmonieux et monstrueux, l’âge d’or est décidément un mythe dont les virtualités dialectiques ont permis à Rome d’historiciser, dans un temps refoulé, accompli ou attendu, la complexité et les tensions de son propre développement en lien avec le questionnement toujours renouvelé sur les origines.