SÉNÈQUE
Médée
Tragédie
INTRODUCTION GÉNÉRALE
La tragédie Médée de Sénèque est une œuvre étudiée dans le cadre du cours LGLOR 2432 Explication approfondie d’auteurs latins, destiné aux étudiants du diplôme de master en langues et littératures anciennes (orientation: classiques) ou en langues et littératures modernes, ou d’un diplôme jugé équivalent. Les principes de navigation sont exposés à la fin de cette introduction consacrée à une présentation de l’auteur, de son œuvre dramatique et de la Medea. Une information documentaire sélective est disponible sous la rubrique autonome : bibliographie et liens utiles accessible sur la page d’accueil de ce cours consacré à la Médée de Sénèque.
Lucius Annaeus Seneca : vers 1 ACN — 19 avril 65 PCN.
Pour une introduction à l’auteur, voir commodément H. Zehnacker - J.-C. Fredouille, Littérature latine (Coll. Premier Cycle), Paris, P.U.F., 1993, p. 231-247.
La vie de Sénèque le Philosophe nous est bien connue, au moins pour ses dernières années. Il est né peu avant l’ère chrétienne à Cordoue en Andalousie dans le sud de l’Espagne (comme son contemporain et neveu, le poète épique Lucain, auteur de la Pharsale ) dans une famille équestre, et il est le second des trois fils de Sénèque le Rhéteur, auteur d’une collection bien connue d’exercices rhétoriques (les Suasoires et Controverses). Son frère aîné, Novatus, qui reçut le nom de Gallion après son adoption par un rhéteur ami de son père, est le destinataire du De ira et du De beata uita ; proconsul d’Achaïe (dans le nord du Péloponnèse) en 52, il figure à ce titre dans les Actes des apôtres (18,12-17) où il refuse de condamner l’apôtre Paul traîné devant son tribunal par le chef de la synagogue de Corinthe ; le plus jeune des trois frères, M. Annaeus Mela, fut procurateur des biens impériaux et eut pour fils le poète Lucain, auteur de la Pharsale.
À Rome, Sénèque a reçu l’éducation grammaticale et rhétorique propre aux lettrés de son temps. Il s’est passionné très vite pour une philosophie marquée par la rigueur morale du stoïcien Attale, et par l’ascétisme végétarien du pythagoricien Sotion. Il a d’abord mené une vie " monastique " à laquelle il dut renoncer sur les instances de son père et d’une santé précarisée par les austérités alimentaires. Pour rétablir tout à fait sa santé, il fit un voyage en Égypte auprès de sa tante, dont le mari, C. Galerius, était alors préfet d’Égypte, et, à cette occasion, il fréquenta probablement les milieux intellectuels d’Alexandrie, où brillait l’exégète juif Philon qui tentait une synthèse entre judaïsme et hellénisme.
De retour à Rome, il accepta de commencer une carrière politique et devint un avocat brillant. À ce titre, il eut une destinée diverse et complexe dans le monde du pouvoir. Son éloquence a porté ombrage à Caligula qui n’a cependant pas jugé bon de mettre à mort un personnage en si mauvaise santé. La première femme de Claude, Messaline, le fit reléguer en Corse en 41 au terme d’un procès en adultère avec une sœur de Caligula, Julia Livilla. La seconde, Agrippine, le rappela en 49 et, tout aussitôt, lui confia l’éducation de son fils Néron alors âgé de 13 ans. Préteur désigné pour l’année 50, il devint ainsi le précepteur de Néron, avec la mission de préparer le jeune prince à son futur métier d’empereur. En la personne de Néron, Sénèque pouvait alors tenter de réaliser le vieux rêve platonicien du roi-philosophe, et on lui doit, avec la collaboration de son ami Sextius Afranius Burrus, préfet du prétoire, la partie la plus heureuse du nouveau règne.
Mais en mars 59, Néron fit assassiner sa mère, Agrippine, manifestant clairement la dérive despotique et sanguinaire de la monarchie impériale. Sénèque s’efforça de freiner cette évolution, mais il n’y parvint pas, même au prix de compromis douteux (satire de Claude, crédit apporté à la version officielle de la mort de Britannicus, apologie du meurtre d’Agrippine,…). C’est une lourde tâche pour un sage et un philosophe d’exercer une fonction politique sans accommodements ni compromissions, surtout quand le maître que l’on sert s’appelle Néron ! Et Sénèque a difficilement pu éviter cette scandaleuse complaisance avec un pouvoir corrompu, même si cette complaisance traduit chez lui, plutôt qu’un attachement désordonné au pouvoir, un attachement au bien public, une volonté d’éviter le pire, un espoir un peu naïf de retenir sur la pente du crime un " monstre naissant ".
Sénèque fit venir à la cour des philosophes et des poètes pour infléchir la conduite de l’empereur dans un sens acceptable. Mais son influence se trouva ruinée en 62 par la mort de son ami Burrus. Dès cette date, il éprouva un besoin irréductible de perfectionnement moral, et il demanda à Néron la permission de se retirer, mais ne l’obtint pas. Il réduisit alors son train de vie et parut le moins souvent possible à la cour, revenant à un ascétisme capable de le préparer à la mort. Compromis dans la conjuration de Pison, il reçut de Néron l’ordre de mourir et s’ouvrit les veines le 19 avril 65. Ses frères et son neveu Lucain subirent le même sort à la même occasion. Dans ses dernières œuvres, et surtout dans les Lettres à Lucilius, Sénèque avait travaillé à se passer du monde, à supporter la vieillesse, à attendre la mort de pied ferme, et il y a réussi, jusque dans la violence des derniers instants qui l’ont précédée : comme le sang coulait trop lentement des veines qu’il s’était ouvertes, il but la ciguë, comme Socrate, à qui on a parfois comparé Sénèque ; le poison ne fit pas son effet, alors on porta son corps dans une étuve où la vapeur l’étouffa. Il mourut enfin, victime d’une " autodestruction " dont son théâtre avait plusieurs fois donné l’exemple.
Sénèque a traité des genres très divers. Cependant nous n’avons ni ses poésies, ni ses discours, ni ses traités de géographie et de sciences naturelles, sauf les 7 livres des Problèmes physiques (Quaestiones naturales) qui exposent des points de météorologie, de " physique du globe ". En dehors de son pamphlet politique destiné à ridiculiser et parodier l’apothéose de Claude défunt (dit l’Apocolocyntosis diui Claudi: " la transformation en citrouille du dieu Claude "), il nous est parvenu de lui uniquement des tragédies, dont il sera question plus loin, et une bonne part de ses œuvres philosophiques que l’on peut qualifier globalement d’œuvres de " direction morale " :
• des Dialogues, parmi lesquels on compte 3 Consolations, écrites avant et pendant son exil en Corse : à Marcia, fille de l’historien Cremutius Cordus, qui venait de perdre son second fils ; à Helvia, sa propre mère, pour diminuer le chagrin qu’elle pouvait éprouver de savoir son fils en exil ; à Polybe, un affranchi de l’empereur Claude, dont le frère était mort. Dans cette dernière œuvre, Sénèque adresse un hommage complaisant à la clémence de l’empereur, espérant ainsi obtenir son propre rappel d’exil.
• et sept autres dialogues philosophiques dont la forme s’inspire de la vive " diatribe " des Grecs (Sur la tranquillité de l’âme, la colère, la brièveté de la vie; puis sous Néron, Sur le bonheur, la constance du sage, le détachement du monde [de otio], la providence) ;
• deux traités écrits sous Néron : le De clementia, dédié à l’empereur au début de son règne, et les 7 livres Sur les bienfaits (De beneficiis) ;
• enfin les 20 livres conservés de Lettres morales à Lucilius – 124 lettres – sont des dernières années de l’écrivain.
1. La tragédie latine avant Sénèque
Les tragédies de Sénèque sont les plus longues tragédies latines qui nous ont été conservées, mais aux troisième et deuxième siècles ACN, la littérature latine avait produit plusieurs œuvres en ce domaine, que nous ne connaissons plus qu’à l’état de misérables fragments. On connaît les noms de Livius Andronicus et Naevius, suivis par Ennius, Pacuvius et surtout Accius (170 - ±85 ACN). Les titres et fragments conservés de ces tragédies montrent qu’elles s’inspiraient largement des tragédies grecques (fabulae palliatae). Cependant, la tragédie latine apportait une innovation remarquable par rapport au théâtre grec en empruntant aussi des sujets à l’histoire de Rome (fabulae praetextae), comme le Paulus de Pacuvius, sans doute consacré à Paul-Émile, et le Decius et le Brutus d’Accius ; cette dernière pièce nous a laissé un fragment d’une vingtaine de vers qui se trouve être le plus étendu de tous ceux qui ont survécu de la tragédie républicaine. À l’exception des Perses d’Eschyle, la totalité des tragédies grecques conservées traitaient, en effet, de sujets mythologiques, et la pièce d’Eschyle elle-même était une célébration de la victoire de Salamine plutôt qu’une œuvre dramatique à proprement parler. La " tragédie historique " apparaît donc comme une création du génie latin. Pour ce qui concerne les tragédies latines à sujet grec, en l’absence de pièce complète avant Sénèque, il est difficile d’évaluer l’évolution que le théâtre républicain a apportée par rapport au répertoire grec : s’agissait-il de simples traductions, d’imitations ou de véritables adaptations ou recréations ? dans quelle mesure les œuvres latines étaient-elles une synthèse de modèles " contaminés " ? et il faut, bien sûr, compter aussi avec le naufrage d’une part importante du théâtre grec lui-même.
Avant Sénèque, Accius était le dernier grand auteur tragique romain, mais dans les dernières années de la République et les premières années de l’Empire, la Muse tragique a encore inspiré quelques auteurs, même si le théâtre latin a surtout évolué vers des formes plus réalistes et " boulevardiennes ". Pollion était célèbre pour son œuvre tragique, dont il ne reste rien ; Varius, l’ami d’Horace et Virgile, avait écrit un Thyeste en 29 ACN, et Ovide une Médée, deux tragédies qui ont connu un grand succès (TAC., dial., 12 ; QVINT., X, 1, 98). Cependant, la nature de la littérature théâtrale a changé, et, à l’époque de Néron, on semble préférer à la production de pièces complètes la mise en scène de quelques scènes ou extraits, où l’action théâtrale est surtout le fait de récitals virtuoses qui mettent en valeur des acteurs solistes. Ainsi, dans le Dialogue des orateurs, Tacite évoque l’exercice récent d’un certain Curiatius Maternus qui a " récité " (recitauerat) sa tragédie Cato, et qui, sous Néron, avait acquis un renom par la recitatio tragoediarum (dial., 2 et 11).
Deux grandes familles de manuscrits nous ont transmis un corpus de 9 (ou 10) pièces ; ces deux familles semblent s’être séparées avant la fin du IVe siècle. La première famille est représentée essentiellement par le manuscrit E : ce Codex Etruscus ou Florentinus (Laurentianus Plut. 37, 13 : circ. fin du XIe s.), originaire d'Italie centrale ou du nord et déposé à la Bibliothèque Saint-Marc à Florence, présente sur 165 feuillets la succession des titres suivants : Hercules (Hercule furieux), Troades (les Troyennes), Phoenissae (les Phéniciennes), Medea (Médée), Phedra (Phèdre), Oedippus (Œdipe), Agamemnon, Thyestes (Thyeste), Hercules (Hercule sur l’Œta). On note que le recueil s’ouvre et se clôt par une pièce consacrée à Hercule, le héros emblématique du stoïcisme : la première dépeint ses pires souffrances (dans l’accès d’une folie envoyée par Junon, il tue sa femme et ses enfants) ; la dernière décrit son suicide et son apothéose. Cet ordre ne remonte pas au temps de Sénèque mais appartient à une édition réalisée au Bas-Empire. Au demeurant, Hercule sur l’Œta se distingue des autres tragédies par sa longueur (près de 2000 vers contre un millier, ou moins, pour les autres) et par d’indéniables particularités de structure dramatique, de langue et de versification. On admet souvent que cette tragédie n’est pas de Sénèque, mais qu’elle a été composée après sa mort, par quelqu’un qui connaissait bien son théâtre. Il resterait donc huit pièces authentiques.
La seconde famille des manuscrits des tragédies, qu’on appelle la famille A, représente une tradition " interpolée " de plus de 300 manuscrits plus récents, dont les plus fiables sont un Cantabrigiensis (Corpus Christi College 406) du début du XIIIe s., deux Parisini (Latinus 8260, du second quart du XIIIe s.; Latinus 8031, du début du XVe s.), et un Scorialensis (108 T III 11) de la fin du XIIIe s. Cette branche de la tradition contient une dixième pièce, sans doute apocryphe, Octavie. C’est une tragédie " prétexte ", car son sujet est emprunté à l’histoire romaine, alors que les tragédies authentiques de Sénèque empruntent leur sujet à la mythologie grecque. On y voit Néron répudier son épouse Octavie, la fille de Claude et de Messaline et sœur de Britannicus, pour épouser Poppée. Le peuple de Rome se révolte ; Néron fait écraser l’insurrection et déporter Octavie dans l’île de Pandataria, dans la mer Tyrhénienne, où furent reléguées d’autres Romaines illustres ; elle y sera mise à mort. Les faits se sont passés en 62, mais la tragédie contient diverses allusions à des événements postérieurs, et notamment à la mort de Néron en 68 ; la pièce ne peut donc être de Sénèque, qui y est lui-même, par ailleurs, un des principaux personnages. On notera que, dans la famille A, l’ordre des pièces n’est pas le même que dans la famille E, et que trois pièces portent un titre différent : les Troades, Phoenissae et Phedra y sont respectivement intitulées Troas, Thebais et Hippolytus, et les deux Hercules sont distingués en Hercules Furens et Hercules Oetaeus; l'ordre des pièces de la famille A se présente alors de la manière suivante: Hercules Furens, Thyestes, Thebais, Hippolytus, Oedipus, Troas, Medea, Agamemnon, Octauia, Hercules Oetaeus.
La première édition véritablement critique des tragédies de Sénèque a été réalisée par F. LEO, en 1878-1879, chez Weidmann, à Berlin. On regrette cependant aujourd’hui une prédilection exclusive de ce philologue pour les leçons de E, et les éditions récentes accordent une attention plus soutenue à la deuxième branche de la tradition dans les passages difficiles.
On s’est souvent interrogé sur les raisons qui ont poussé Sénèque à écrire des tragédies, à côté d’une œuvre philosophique importante en prose. Les exemples contemporains de Gabriel Marcel, Camus ou Sartre nous montrent suffisamment qu’un même homme peut exercer son talent d’écrivain et de penseur dans les deux disciplines. En l’absence d’une chronologie précise, il est difficile de savoir si l’œuvre tragique de Sénèque est contemporaine de son œuvre philosophique, ou si elle lui est antérieure. Cette dernière hypothèse mérite d’être soulevée, car le théâtre aurait alors été, pour Sénèque, une " propédeutique " à la réflexion morale et psychologique dans laquelle aurait germé son œuvre philosophique. En tout cas, l’éthique stoïcienne traverse tout le théâtre de Sénèque, dont les personnages sont autant d’exempla de la pensée morale de l’auteur. Une des marques stoïciennes les plus obvies de ce théâtre est l’individualisation outrancière des sentiments tragiques, qui, dans les modèles grecs, étaient étroitement liés à des destinées collectives, familiales, dynastiques ou sociales. Toutes les tragédies de Sénèque, quel que soit leur sujet, présentent la confrontation d’une âme individuelle et de son destin, non pas n’importe quel destin, ni une Providence abstraite, extérieure à l’homme, mais une destinée particulière, personnelle, à laquelle cette âme ne pourra échapper. Cette destinée ne lui est pas imposée de l’extérieur : elle préexiste à l’événement ; le personnage la porte en lui, et elle est inextricablement liée à ce que nous appelons son " caractère ". Dans ces conditions, les péripéties de la tragédie ont pour but, et pour effet, de " révéler " l’âme à elle-même, de dévoiler, comme sous la torture, sa vérité profonde et les ressorts de sa " culpabilité " fondamentale : dès le moment où le stoïcisme privilégie l'individu sur sa famille, son lignage ou son appartenance à un groupe social, il l'expose au risque d'une " culpabilité " personnelle que l'homme doit chercher en lui-même et qu'il ne peut plus imputer à son environnement ou son ascendance.
Ce sont là des conceptions familières à l’éthique stoïcienne : la Fortune met l’individu à l’épreuve, tantôt par la souffrance, tantôt par le plaisir. Elle est comme ces tyrans qui enivraient leurs courtisans pour leur arracher leurs plus secrètes pensées. Les tragédies illustrent cette expérience philosophique, que Platon avait choisi de formuler par le détour des mythes. Ici, comme là, il faut recourir à la poésie pour exprimer une vérité qui n’est pas pleinement démontrable avec le secours de la seule raison. On comprend mieux ainsi pourquoi les personnages centraux des tragédies de Sénèque se complaisent si volontiers dans d’interminables monologues. La parole qu’ils se disent à eux-mêmes est la manière par laquelle ils se cherchent ; elle les aide à se définir et à s’analyser avec une précision chirurgicale, au fil d’un discours inlassablement ajusté à la situation qu’ils vivent : ce sont les " aveux " qu’ils lâchent au cours de leur torture intérieure.
Théâtre du monologue affronté et de l’expérience philosophique, la tragédie de Sénèque est aussi le théâtre de la mort, présente dans toutes les pièces — en vertu du principe stoïcien, et déjà socratique, que « philosopher, c’est apprendre à mourir » (Montaigne, Essais, I, 10 ; cf. PLATON, Phédon, 64a.67e ; et CIC., Tusc. I, 74 : « Tota enim philosophorum uita commentatio mortis est », souvent paraphrasé chez Sénèque). La mort plane sur tous ces drames, même lorsque le dénouement n’est pas sanglant ; c’est qu’alors il ne s’agit pas d’un vrai dénouement, mais d’une suspension momentanée de l’action, qui se résoudra dans le futur par d’autres morts. Ainsi le Thyeste, qui trouve sa suite dans Agamemnon ; ainsi l’Hercule furieux, précurseur de l’Hercule sur l’Œta. Médée, quant à elle, ne meurt pas après avoir tué tout son entourage, mais elle est enlevée au ciel en une apothéose terrifiante. C’est dans leur mort que les héros retrouvent leur liberté. Cette idée, chère aux stoïciens, est exprimée à plusieurs reprises. La mort que tous ces héros appellent n’est pas un moyen d’échapper au malheur ; ce n’est pas un repos, c’est le seul recours qui leur reste, une fois qu’ils ont découvert la fatalité de leur être. Et la mort acquiert, par elle-même, la valeur d’une rédemption, indépendamment de toute vie future.
Mais si Sénèque s’est tourné vers la tragédie, c’est aussi parce qu’elle lui offrait une occasion de mettre en pratique les techniques de la rhétorique particulièrement en vogue dans la culture de son temps, en " revisitant " sur le mode de la paraphrase et de l’imitatio des histoires anciennes susceptibles d’un nouveau traitement dramatique. Dans les écoles de rhétorique, les élèves apprenaient à faire revivre et à faire parler des figures légendaires ou typiques bien connues : les héros de la mythologie, bien sûr, mais aussi le tyran, le fils loyal, la femme blessée, etc., qu’il fallait " humaniser " et " individualiser " en mettant en œuvre toutes les ressources du portrait littéraire et des arts déclamatoires. Les souffrances et les passions humaines sont, à cet égard, des sujets qui permettent de donner libre cours aux outrances langagières les plus extrêmes, profilant ainsi un goût très moderne pour une certaine " esthétique de la violence ", dont on trouve les germes dans des pièces comme Les Troyennes, Médée ou Phèdre.
On se demande aujourd’hui encore si le théâtre de Sénèque était destiné à la scène où s’il faisait seulement l’objet de " lectures-spectacles ", de recitationes. Et il est vrai que, somptueuse dans l’horreur, l’écriture descriptive de Sénèque est totalement dépourvue de ressort dramatique ou d’intrigue véritable. Ici, tout est raconté et les personnages ne se parlent pas : ils livrent de longs monologues sur leurs bouillonnements intérieurs. Le premier à avoir posé cette question fut le critique littéraire allemand A.W. Schlegel en 1809 ; il concluait en faveur de la recitatio. Depuis lors, les opinions sont partagées et on a plusieurs fois tenté à notre époque, avec des faveurs diverses, de mettre en scène le théâtre de Sénèque. En réalité, plusieurs solutions peuvent être envisagées : représentations dans un vrai théâtre, devant un vrai public ; représentations au palais impérial devant un public d’invités ; lectures publiques à plusieurs voix ou à une voix, accompagnées ou non d’effets d’histrions et de gesticulations diverses, dont les Romains aimaient animer leurs prestations scéniques ;… On a parfois invoqué l’extrême violence du théâtre de Sénèque et ses débordements sanglants pour lui refuser une dimension scénique ; en réalité, les jeux du cirque montrent que les Romains prenaient plaisir à la dramatisation de la violence, et le théâtre élisabéthain, très proche du théâtre de Sénèque à bien des égards, prouve que la " rhétorique de l’horreur " peut être effectivement un objet de mise en scène théâtrale. En revanche, nous verrons que certaines réparties, attitudes, interventions, entrées ou sorties d’acteurs résistent à une représentation naturelle sur la scène d’un théâtre.
Il peut nous sembler que les sujets choisis par Sénèque sont empruntés à la tragédie grecque classique : Agamemnon à Eschyle, Œdipe à Sophocle, le reste, dont Médée, à Euripide, à l’exception de Thyeste, d’origine inconnue. En réalité, à côté d’influences évidentes, la comparaison des tragédies de Sénèque avec leurs modèles grecs révèle des différences considérables. Certes, Sénèque reprend la structure et les thèmes de la tragédie grecque : comme elle, il fait appel à un chœur pour commenter, sur le mode lyrique, les dialogues et monologues des acteurs ; il conserve les rôles périphériques du messager, de la nourrice ou du confident ; il utilise le même trimètre iambique dans les parties du dialogue et des mètres lyriques variés dans les parties chorales. Mais, en même temps, Sénèque a puisé surtout dans le répertoire de la tragédie romaine d’époque républicaine et, par-delà, dans celui de la tragédie hellénistique.
Une des originalités de Sénèque par rapport au théâtre grec est la liberté avec laquelle sont présentés des spectacles horribles, scènes de magie, de nécromancie dans Œdipe, ou meurtres d’enfants dans Médée ; les théoriciens de la tragédie classique, Aristote et Horace, réprouvaient formellement ce genre de procédés : e.g., en ars, 185, Horace souhaite " ne pueros coram populo Medea trucidet ", principe que la Médée de Sénèque enfreint à la fin de la pièce en mettant ses deux enfants à mort au cours de ses derniers dialogues avec la nourrice et avec Jason. Par rapport aux pièces grecques de sujets semblables, Sénèque n’hésite pas à ajouter des scènes, à en retrancher d’autres, ou à amalgamer des pièces entre elles. D’autre part, il investit son théâtre de problématiques nouvelles, telles que, par exemple, la question de la culpabilité, inconnue de la tragédie grecque. Alors que la Phèdre grecque n’était que l’instrument passif de la vengeance d’Aphrodite, chez Sénèque, elle devient un personnage trouble, à la fois coupable et non coupable. Dans le théâtre de Sénèque, Œdipe et Hercule sont de véritables héros stoïciens, ce que ne pouvaient pas être les héros de Sophocle ou d’Euripide, tous deux antérieurs à la naissance du stoïcisme.
D’autre part, Sénèque connote ses personnages mythologiques d’une actualité politique inconnue des Grecs. Comme l’a observé Alain Michel (Rome et nous, p. 168-169), le théâtre de Sénèque est un théâtre " engagé " qui se présente souvent comme une critique sociale implicite. Les tyrans sinistres que l’on y rencontre font invévitablement penser aux empereurs fous ; Phèdre et Médée " doivent sans doute quelque chose " à Agrippine. Sénèque intègre dans ses tragédies mythologiques l’histoire romaine contemporaine et sa propre expérience acquise dans le sérail impérial.
Enfin, à l’inverse de la tragédie grecque, le théâtre de Sénèque ne se caractérise pas par le souci de cohérence et de progressivité narratives. L’intrigue des drames de Sénèque se déroule pour l’essentiel dans les intervalles entre les scènes ; celles-ci sont comme des tableaux successifs qui mettent en lumière les données du mythe et invitent les spectateurs à les méditer : l’action est ailleurs, et elle n’est pas le ressort principal du drame. Ce qui intéresse Sénèque, c’est l’analyse intérieure des personnages, une sorte de " voyeurisme " fasciné par l’incandescence de la violence et de la monstruosité qui s’empare des âmes. À l’époque de Sénèque, la cruauté n’est plus simplement une pratique légalement ou éthiquement correcte, claire, connue de tous, propre, rassurante, par laquelle la société archaïque se protégeait contre les déviances ou les agressions ; depuis les guerres civiles, elle est devenue sournoise, insidieuse, imprévisible, sale ; elle souille les consciences et déclenche les angoisses des hommes qui ne savent plus où sont le bon droit, la vérité, le mensonge et font l’expérience de la monstruosité à l’heure où ils s’y attendent le moins. Dans son théâtre, Sénèque met en scène l’expérience historique de la violence et de la perversité des hommes à travers le recours poétique de la mythologie : ce ne sont que des mots, que des légendes, et les auditeurs ou spectateurs peuvent y défouler tous leurs fantasmes de sauvagerie en sachant que ces morts-là ne les saliront pas.
Mais précisément, il s’agit de mots, d’histoires, de langage. Pour procéder à cette analyse du cœur humain, Sénèque dispose d’un scalpel efficace qui est la rhétorique. On ne dira jamais assez l’importance des arts de la parole dans la civilisation et la littérature latines. Au moins depuis la jeunesse de Cicéron, ils sont au cœur de l’éducation à Rome, où les élèves se forment successivement à l’école du litterator, du grammaticus et du rhetor. Mais dès le début de l’Empire, la rhétorique acquiert une importance et une complexité grandissantes qui en font le moteur de la pensée et de la création littéraire. Il faudrait ici rappeler longuement le rôle qu’ont joué dans la formation littéraire des Romains, et de Sénèque en particulier, les exercices rhétoriques connus sous le nom de controverses et suasoires, dont le père de Sénèque nous a laissé un recueil fameux. Ces exercices ont inspiré plusieurs monologues des tragédies de Sénèque. L’intérêt de ces exercices n’était pas tant dans les sujets, plus surréalistes et inextricables les uns que les autres, mais bien dans l’inventivité de l’argumentation et dans la force persuasive mise en œuvre par l’élève pour les traiter. Une des composantes les plus appréciées dans les techniques déclamatoires est l’art de l’épigramme et de la sententia, dont les monologues dramatiques de Sénèque sont farcis. L’usage de la rhétorique et de ses techniques expressives éclaire les passions des personnages, leurs antagonismes, leur lutte contre le destin. La rhétorique n’est pas un habillage littéraire ; elle est une manière de penser et de commnuniquer les états des âmes écartelées par les sentiments les plus violents et les plus contradictoires ; elle est la substance même de ce que ressentent et expriment les héros de Sénèque. Elle justifie la fréquence des longs monologues, de ces tirades impressionnantes qui demandent aux acteurs une grande présence scénique pour épancher sans fin leurs sentiments ; elle provoque aussi, à l’inverse, des dialogues serrés où les répliques n’ont qu’un vers chacune (stichomythie) ou moins encore : les caractères affrontés s’y dévoilent alors au fil d’une surenchère percutante et épigrammatique de sentences morales.
Sources : HESIOD., Théog., 956 sq ; PIND., Pyth. IV, 9 sq ; SCHOL. PIND., Ol. XIII, 74 ; HDT., VIII, 62 ; EVR., Médée ; APOLL. RH., Arg. (+ schol. à I, 1289 ; III, 342 ; IV, 223 ; 814) (cfr. VAL. FLAC., Arg.) ; PLVT., Thés., 12 ; DIOD. SIC.., IV, 45, 3 ; IV, 53, 2 ; IV, 55, 7 ; HYG., fab., 25. 26. 27. 239 ; CIC., nat. deor. III, 48 ; OV., met., VII ; epist. XII ; PROP., II, 25, 45 ; SEN., Médée ; APOLLODORE, Bibl. I, 9, 16. 23-28 ; epitomè I, 4 ; V, 5 ; PAVSAN., II, 3, 6-11 ; 12, 1 ; V, 18, 3 ; VIII, 11, 2 ; HOSIDIVS GETA, tragoedia Medea (centon) ; DRACONTIVS, Médée (epyllion).
Médée est une redoutable magicienne, fille d’Aeétès, roi de Colchide au pied du Caucase, petite-fille du Soleil et nièce de Circé. Sa mère est l’Océanide Idye. Mais une tradition suivie par Diodore de Sicile lui donne comme mère la déesse Hécate, patronne de toutes les magiciennes, et en fait la sœur de Circé. Médée intervient dans cinq épisodes mythiques constitués à des époques différentes de l’antiquité grecque.
a) Charmée par Eros et Aphrodite, Médée aida Jason, le chef des Argonautes, dans sa quête de la Toison d’or conservée par Aeétès qui l’avait accrochée à un chêne dans un bois consacré à Arès, le dieu de la guerre. Quand les Argonautes parvinrent à Aea, le roi leur promit la toison, à la condition que Jason accomplirait certaines épreuves dont Aeétès le croyait incapable. Jason y parvint grâce à la complicité de Médée : après avoir donné à l’Argonaute un onguent magique contre les brûlures des taureaux au souffle de feu d’Héphaïstos, elle conseilla à Jason de lancer la pierre de Discorde contre les géants du champ d’Arès et lui offrit une herbe capable d’endormir le dragon, gardien de la Toison d’or. Une fois la Toison d’or conquise, Aeétès refusa ouvertement à Jason de l’emporter. Jason s’en empara alors de force et s’enfuit en compagnie de Médée. Pour protéger la fuite des Argonautes, Médée enleva son jeune frère Absyrte, qui périt de la main de Jason ou de Médée, avant que la magicienne ne dispersât les morceaux du cadavre sur la mer retardant ainsi la poursuite lancée par son père Aeétes. Toutes les légendes s’accordent sur le fait que Jason avait promis le mariage à Médée pour les services rendus, et tous les crimes ultérieurs de la magicienne s’expliquent par le parjure de Jason.
b) Une deuxième séquence mythique se situe à Iolcos, en Thessalie. Jason, accompagné de Médée, revient dans sa patrie pour rapporter la Toison d’or à son oncle Pélias. Selon une première version du mythe, Jason et Médée vivent à Iolcos en bons termes avec Pélias. Une autre version, plus largement répandue, présente Pélias sous les traits d’un usurpateur qui a fait disparaître les parents de Jason et qui avait essayé de faire périr Jason en lui imposant la quête de la Toison d’or. Médée aide l’Argonaute à se venger : les filles de Pélias, sur les conseils de la magicienne qui a métamorphosé un vieux bélier en lui rendant sa jeunesse après l’avoir morcelé et fait bouillir dans un chaudron, agissent de même avec leur vieux père, qui évidemment ne ressortira jamais du chaudron. À la suite de la mort horrible du tyran d’Iolcos, Jason et Médée sont bannis du pays par le fils de Pélias, Acaste.
c) L’une des plus célèbres séquences du mythe se situe à Corinthe, lieu de l’exil de Jason et Médée, et se présente comme un amalgame de traditions centrées autour d’un culte rendu aux " enfants de Médée ". C’est la séquence qui a été principalement retenue dans les pièces d’Euripide et de Sénèque. Médée y apparaît sous les traits d’une étrangère abandonnée par Jason qui souhaite épouser Glauké, qui n'est pas nommée chez Euripide, – aussi appelée Créuse, notamment chez Sénèque –, la fille de Créon, le tyran de Corinthe. Bannie de la cité, la magicienne obtient un délai d’un jour qu’elle met à profit pour préparer sa vengeance. Elle envoie d’abord, par l’intermédiaire de ses enfants, une tunique empoisonnée à sa rivale, qui périt dès qu’elle l’a revêtue, ainsi que son père venu à son secours ; le palais prend feu également. Puis elle tue ses propres enfants, qu’elle a eus de Jason, et s’enfuit sur un char envoyé par le Soleil, son aïeul. Des versions antérieures à Euripide racontent que les Corinthiens avaient lapidé les enfants de Médée, pour les punir d’avoir apporté la robe empoisonnée à Créuse ; la mort des enfants tués par les Corinthiens étant présentée comme la conséquence de ce geste, les habitants de Corinthe finirent par imputer le crime à Médée elle-même. Une version associe étroitement le séjour corinthien de Médée au culte d’Héra. Afin de récompenser Médée qui avait repoussé l’amour de Zeus, Héra avait promis l’immortalité aux fils de sa rivale ; mais au cours de la cérémonie du mariage de Jason et Créuse, Médée aurait tué ses enfants en les enfouissant dans le sol du temple d’Héra. Une terrible maladie s’étant abattue sur le pays, on institua un rite expiatoire : sept garçons et sept filles passaient une année dans le temple d’Héra vêtus de deuil. Selon Pausanias, Médée avait immolé ses enfants sur l’autel d’Héra, non pas pour les perdre à tout jamais, mais au contraire pour les vouer à l’immortalité par ce rite d’éternité qu’elle avait exercé auparavant sur d’autres.
d) Dans la quatrième séquence, Médée se réfugie à Athènes chez le roi Égée qui l’épouse. Lorsque Thésée revient de Trézène, où il avait passé son enfance, pour se faire reconnaître par son père, Médée essaie d’empoisonner le héros ou, selon d’autres légendes, lui ordonne d’affronter le taureau de Marathon, Thésée devenant ainsi un double de Jason en Colchide lors de la quête de la Toison d’or. Selon plusieurs traditions, en effet, Médée avait donné un fils à Égée, Médos, qui, en l’absence de Thésée, devait devenir le futur roi d’Athènes.
e) Dans la dernière séquence, Médée, chassée d’Athènes et répudiée par Égée, se rend soit à Ephyra, en Élide, soit en Colchide où elle retourne accompagnée de son fils Médos, dont le père est, selon les traditions, Jason, Égée ou un prince d’Asie. Elle restitue le trône de Colchide à son père Aeétès, qui en avait été dépossédé par son frère Persès ; elle tue ce dernier et elle contribue, avec l’aide de Médos, à la reconquête de pays appartenant au royaume colchidien qui deviendra l’empire des Mèdes.
f) Selon une tradition périphérique, Médée ne serait pas morte, mais aurait été transportée aux Champs Élysées, où elle se serait unie à Achille (comme Iphigénie, Hélène et Polyxène). L’enlèvement céleste qui conclut la Medea de Sénèque pourrait s’inscrire dans cette tradition qui libère Médée de la mort avant de la confier à Achille pour des noces éternelles.
Centrées sur la magie, toutes ces séquences se réfèrent soit à des traditions associées à une ville particulière, soit à des récits légendaires rattachés à de grandes navigations maritimes ; le noyau narratif corinthien s’est trouvé ainsi greffé sur la narration de la quête d’un trésor situé dans des régions lointaines et considérées comme des contrées dangereuses. La magicienne, détentrice de la Toison d’or, objet symbolique de la richesse agraire, de la fécondité et de l’autorité royale est liée au dragon, émanation des puissances chthoniennes dont Médée garde les secrets. Face à Jason, à la recherche de l’hégémonie royale et de l’instauration d’un ordre, Médée est l’image du chaos et des forces maléfiques.
Présente dans les fragments de vieux poèmes épiques grecs comme les Corinthiaca d’Eumelos (VIIIe s.), qui se référaient à la souveraineté de la magicienne sur Corinthe, à la mort des enfants à la suite de la pratique d’immortalisation manquée ou au désaccord survenu entre Jason et son épouse, Médée est citée par Hésiode (Théogonie V, 992-1002) qui évoque l’enlèvement de l’héroïne par Jason en Colchide, l’arrivée à Iolcos et la naissance de Méd(ei)os ; dans sa quatrième Pythique, Pindare lui donne l’image définitive d’une femme douée du don de prophétie, étrangère versée dans la connaissance des drogues, amoureuse de Jason, complice privilégiée dans la quête argonautique de la Toison d’or, ravie de Colchide par Jason et meurtrière de Pélias.
On connaît l’existence d’au moins 6 pièces grecques et 6 pièces latines consacrées à Médée, mais seules les pièces d’Euripide (431 ACN) et de Sénèque ont survécu dans leur intégralité. Dans le monde grec, on retiendra encore les troisième et quatrième chants des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes (IIIe s. ACN), où Médée joue un rôle important, avant de réapparaître longuement dans l’épopée latine correspondante de Valérius Flaccus à la fin du premier siècle PCN. Dans le monde latin, la légende de Médée est celle qui a inspiré le plus grand nombre d’auteurs dramatiques de l’époque républicaine : il faut signaler les Médée à Corinthe et Médée en exil d’Ennius, respectivement inspirées par les tragédies Médée et Égée d’Euripide, le Medus de Pacuvius, qui se réfère au retour de Médée en Colchide et à sa lutte contre Persès l’usurpateur, et la Médée d’Accius, inspirée par l’épopée d’Apollonios de Rhodes. Vers le milieu du premier siècle ACN, Varron d'Atax (ou Varron de l'Aude) retrouve la tradition épique du mythe de Médée en écrivant une épopée que les sources les plus anciennes ont conservée sous le titre Argonautae, incontestablement influencée par le poème d'Apollonios de Rhodes. Virgile fait une allusion à Médée l’infanticide en ecl. VIII, 43-49. Nous n’avons malheureusement conservé qu’un fragment de deux lignes de la tragédie Médée d’Ovide. En revanche, un long passage des Métamorphoses VII, 1-424, montre Médée comme le personnage central de la magie grecque et orientale, face à Circé, représentante de la magie romaine; et dans la douzième Héroïde, Ovide imagine une lettre fictive dans laquelle s’expriment toute la douleur de Médée abandonnée par Jason au profit de Créuse, la fille du tyran de Corinthe, l’ingratitude de l’Argonaute et le désir de vengeance de la Colchidienne qui espère, grâce à cette lettre, ramener l’époux infidèle (voir Th. HEINZE, P. OVIDIUS NASO. Der XII. Heroidenbrief : Medea an Jason. Mit einer Beilage : die Fragmente der Tragödie " Medea ", Leiden - New York - Köln, Brill, 1997 [Supplements to Mnemosyne, t. 170]). Après Sénèque, le mythe de Médée a encore inspiré une tragoedia Medea (460 vers), composée par l'africain Hosidius Geta d'après le modèle de Sénèque, à la fin du IIe siècle ou au début du IIIe siècle, sous la forme d'un centon virgilien — sans doute le plus ancien exemple du genre —, et un epyllion de 601 vers composé par l'africain Dracontius au Ve siècle, qui constitue la dixième pièce de ses Romulea.
2. Le mythe dans la pièce de Sénèque
Tous ces poètes connaissaient, bien sûr, la pièce d’Euripide, mais, sans doute aussi, d’autres pièces de l’époque hellénistique ; Sénèque n’a pas pu ignorer ces nombreuses médiations. Cependant, étant donné l’état fragmentaire dans lequel nous sont parvenus ces témoins supposés et les Médées latines antérieures à Sénèque, il est difficile de préciser ce que Sénèque en a retenu lorsqu’il a choisi de traiter la légende. La prudence s’impose dès lors lorsque l’on risque une comparaison entre les pièces de Sénèque et d’Euripide, en particulier lorsque l’on prête au dramaturge latin une nouveauté qu’il pouvait en réalité avoir reprise à un de ses modèles perdus, et l’on pense surtout ici à Ovide dont on mesure toujours plus, aujourd’hui, l’influence décisive sur l’évolution de la poésie latine. L’argument du drame de Sénèque se résume facilement ; dans ses grandes lignes, c’est celui de la Médée d’Euripide. Médée apprend que Jason doit épouser Créuse, la fille de Créon, roi de Corinthe. Elle sollicite de Créon un délai d’un jour avant d’être bannie de la ville ; puis elle demande à Jason de fuir avec elle ou de lui laisser leurs enfants. Jason lui oppose un double refus. Pour se venger, Médée fait envoyer à Créuse, par ses propres enfants, des bijoux et un manteau empoisonnés qui la consument dans les flammes. Puis elle tue ses enfants et s’élève dans les airs sur le char du Soleil, son aïeul, attelé de dragons.
Dans l’état actuel de notre documentation, le modèle majeur de Sénèque reste donc la pièce d’Euripide. Nonobstant ce qui vient d’être dit à propos du caractère hasardeux des " nouveautés " de Sénèque par rapport à son modèle, l’auteur latin apporte néanmoins de substantielles modifications à cette référence grecque. On en trouvera une bonne analyse dans l’introduction de F.-R. Chaumartin à la pièce de Sénèque dans son édition de la CUF (p. 149-152). Je n’en retiens ici que quelques unes : Sénèque élimine la scène où Égée, le roi d’Athènes, propose à la magicienne une terre d’asile, donnant ainsi à sa Médée une fin solitaire ; il réduit les scènes qui opposent Jason et Médée ; il augmente le rôle de la nourrice, confidente de Médée ; il inverse les sympathies du chœur corinthien au profit de Jason et Créuse ; et surtout, Médée y tue ses enfants " coram populo ", contrairement au principe du classicisme tragique défendu par Aristote et Horace. Il est regrettable que nous ayons perdu la Médée d’Ovide qui a, sans aucun doute, influencé la pièce de Sénèque ; en tout cas, la violence de la Médée de Sénèque rappelle les outrances de la magicienne dans la lettre à Jason que lui fait écrire Ovide en sa douzième Héroïde.
Sans nul doute, Sénèque apporte à la structure de sa pièce et de son personnage quelque chose de plus direct, de plus abrupt, de plus concis, de plus brutal, de plus " primitif " que la Médée d'Euripide. Ce qui intéresse surtout Sénèque, c’est l’analyse d’un caractère, d’une passion extrême qui domine totalement la pièce pour évacuer une " culpabilité " contractée parmi les hommes et reconquérir ainsi une sorte de " virginité " inhumaine : hantée par le désir de se punir du meurtre d’Absyrte, Médée cherche à annuler tout ce qui la relie au monde des hommes, qu’elle a commencé de connaître lors de la quête argonautique : le mariage, le couple, les enfants, l’exil, et finalement la répudiation. Le meurtre de ses propres enfants est l’expiation du meurtre de son frère qu’elle a accompli pour Jason. Cette culpabilité expiée, elle peut revenir à l’état qui a précédé sa relation avec Jason : après avoir été femme, mère et épouse, elle entend redevenir vierge, indomptable et barbare. Alors qu’elle vient de tuer son premier fils, Médée peut se réjouir d’avoir " recouvré [s]on sceptre et retrouvé [s]on frère et [s]on père ; les gens de Colchide possèdent la toison du bélier d’or ; [s]on royaume [lui] est rendu et rendue aussi la virginité que [Jason lui] avai[t] ravie " (v. 982-984).
À la fin de la pièce, elle est enlevée au ciel sur un char attelé de serpents, en une manière d’apothéose, mais, comme le crie Jason, il s’agit d’un ciel sans dieux : elle quitte le monde des hommes pour gagner un univers proprement au-delà de l’humain, et même du divin, et retrouver l’identité perdue de ses origines colchidiennes, d’avant ses noces humaines. Chacun de ses crimes est une sorte de rituel régressif par lequel elle annule tous les acquis pervers de son humanité, avant de rejoindre la pureté originelle, sublime et fascinante de l’ensauvagement solitaire. On aurait tort de réduire la violence de Médée à ses manifestations de haine et de destruction ; la violence " irradie " totalement le personnage pour le purifier en une métamorphose qui finit par lui donner les allures terriblement ambiguës d’un ange du Mal. C’est ce visage d’ange que l’on retrouve dans les peintures de Pompéi ; c’est aussi celui qui fascinait le cinéaste Pasolini dans son film Medea, quand il reconnaissait avoir eu tendance à " raphaëliser Médée, à en exprimer le côté angélique… " Terrifiante ambiguïté qui a même valu à Médée, à l’époque même de Sénèque, de figurer sur les sarcophages des petits enfants morts prématurément, comme une sorte d’ange gardien psychopompe de ces vies écourtées qu’elle guidait sur les chemins difficiles de l’éternité.
Au début de la pièce, au moment où la nourrice lui annonce qu’il ne lui reste plus rien, Médée répond qu’il lui reste Médée et que cela suffit, car en elle on voit " la mer et la terre et le fer et les feux et les dieux et la foudre " : Medea superest (v. 166-167), à quoi elle ajoute presqu’aussitôt Medea fiam (v. 171) : au moment où elle a tout perdu, il reste à Médée de devenir ce qu’elle est et ce qu’elle a été avant de rencontrer Jason, c’est-à-dire tout, à la fois la nature et les dieux et leur puissance de destruction, loin des hommes, au temps où elle était simplement barbare, vierge et insouciante servante de Diane, au temps où la funeste quête argonautique n’avait pas encore violé les limites primitives de l’univers selon les paroles mêmes du chœur aux v. 335 sq. Toute la pièce progresse alors vers le terrible cri du v. 910 : Medea nunc sum : " Maintenant je suis Médée ; mon génie a grandi dans le mal ". Sénèque ponctue ainsi les trois temps de ce que l’on a pu appeler " une tragédie annoncée ", où l’effort tragique consiste à reconquérir une forme d’âge d’or, celui du chaos primitif, inviolé, sauvage, en annulant toutes les attaches humaines qui en éloignent : l’exil de la civilisation, l’amour, le mariage, les enfants, la beauté, et même les dieux. La tragédie commence et finit sur le même mot : di – deos ; elle commence par une invocation aux dieux ; elle s’achève sur un ciel sans dieux, habité par un ange solitaire. L'envol de Médée sur le char du Soleil à la fin de la pièce illustre la dernière étape de ce détachement radical du personnage qui se sépare du monde des hommes et même du ciel des dieux pour disparaître dans une sorte de néant habité de lui seul. Cette ponctuation donne à la pièce de Sénèque une cohérence et une densité psychologiques plus marquées que chez Euripide.
Selon Florence Dupont, les trois mots-clés de la tragédie romaine sont furor, dolor et nefas. Médée les réalise de façon éminente.
a) Le double infanticide commis sur scène, dont un devant les yeux de Jason, relève du dirum nefas avoué comme tel au v. 931, et l’exclut du monde des hommes. Dès le début de la pièce, Médée se plaît à souligner sa nature criminelle : voir e.g. v. 122, 131 (nefanda uirgo),…et le nefas est le moteur avoué de ses actes.
b) Aucune consolation humaine ne peut apaiser le dolor de Médée qui souffre d’une exclusion sociale par la perte de son foyer paternel et conjugal, d’une exclusion affective par l’infidélité de Jason, et d’un sentiment exacerbé de sa " culpabilité ", depuis le meurtre de son frère.
c) Quant au furor, le mot apparaît plusieurs fois dans la pièce, jusqu’à l’ultime demens furor de l’infanticide (v. 930). Dans le langage juridique, le furiosus désigne un homme irresponsable dont le comportement aberrant est devenu incompréhensible pour ses semblables ; proprement aliéné, il n’appartient plus au monde des hommes ; le furor est un état d’inhumanité qui nécessite dès lors une exclusion, au moins provisoire, de la société humaine, et, du reste, les furiosi sont juridiquement des " absents " dont les biens sont confiés à des curateurs. Toute l’action de Médée chez Sénèque consiste à progresser vers un furor extrême et cumulatif qui la bannit irrémédiablement de l’humanité, et l’exaspération presque grand’guignolesque du discours est très expressive de ce vertige furieux où l’inhumain l’emporte finalement sur l’humain : Médée ne parle pas ; elle crie, elle hurle, elle éructe, elle rugit une rhétorique uniformément outrancière et hallucinée, transparente à tous les affolements.
Parallèlement à cette insistance sur la radicalisation psychologique du personnage central au détriment de la progression tragique, Sénèque livre un enseignement philosophique sur l’évolution néfaste des rapports de l’homme au monde et à la nature, dont le drame de Médée apparaît comme un symbole mythique. Le chant du chœur est le moment choisi pour donner cet enseignement, particulièrement en ses deux grandes odes argonautiques (301-379 ; 579-669) : le chœur situe la rupture des équilibres naturels au moment où les Argonautes ont osé entreprendre leur expédition sur les mers, inventant ainsi l’usage de la navigation qui devait porter les hommes sur des espaces naturellement interdits et les conduire de l'âge d'or à l'âge de Médée. On retrouve là les peurs et les fascinations anciennes à l’égard des tentatives humaines qui prétendent franchir des lieux théoriquement inaccessibles au pas de l’homme, qu’ils soient marins (voir HOR., carm. I, 3) ou aériens (e.g. la chute d’Icare au livre VIII des Métamorphoses d’Ovide). Derrière ces peurs s’organise toute une réflexion sur l’inventivité technique de l’homme, ou, à tout le moins, ses conséquences néfastes ou son mauvais usage ; l’idée même de civilisation et de progrès apparaît comme une violation de l’équilibre primordial dans la mesure où elle remplace la symbiose naturelle entre l’homme et son environnement par une maîtrise toujours plus grande de l’homme sur la nature. On rejoint ici des préoccupations étonnamment modernes et actuelles. Toute l’action de Médée a pour objet de reconquérir la virginité de cet équilibre primordial entre l’homme et la nature, de retourner à la " barbarie" originelle, à ce moment où l’homme se contentait d’être un " sauvage " parmi une nature sauvage, à l’abri des lois, des croyances, des contraintes et des contrats qui régissent les sociétés humaines. Sénèque pousse à son extrême limite le slogan stoïcien : " Naturam sequi ", reconnaissant aux seules lois de la nature le droit de régler la vie des hommes ; sa Médée n’a finalement qu’un seul maître, le Soleil, son aïeul : elle a évacué toutes ses obligations matrimoniales, maternelles, hiérarchiques, sociales, religieuses pour disparaître dans un ciel vidé de ses dieux et sur le char de la plus puissante force naturelle qui soit.
On lira un résumé commode de la versification dramatique en latin, dans L. Nougaret, Traité de métrique latine classique, Paris, Klincksieck, 1977, p. 60-96.
• Le mètre du dialogue dans les tragédies de Sénèque, comme dans les tragédies grecques, est régulièrement le " sénaire iambique " (souvent appelé trimètre iambique), utilisé dans les parties parlées (ou diuerbium) : il s’agit d’un vers de 6 pieds basés sur l’iambe (U–) et le vers comprend 6 temps marqués. Hormis certaines places où ils doivent avoir leur forme pure, les pieds peuvent subir les transformations suivantes :
a) le demi-pied long, frappé du temps marqué, peut être remplacé par sa monnaie UU, et l’iambe devient alors un tribraque UUU. Ce demi-pied peut donc revêtir deux formes de quantité équivalente : c’est un demi-pied " pur ".
b) le demi-pied faible, qui est bref à l’état pur, peut revêtir la forme – ou UU. Ce demi-pied peut donc revêtir trois formes différentes : U, –, UU. Quand la brève unique s’échange contre deux brèves ou une longue, on dit que le demi-pied est " condensé " : l’iambe devient alors un spondée (– –), un anapeste (UU–), un dactyle (– UU) ou un procéleusmatique (UU UU).
Seul le dernier pied du sénaire iambique doit être obligatoirement pur à deux syllabes. On notera cependant que la succession de quatre brèves ou procéleusmatique n’est fréquente qu’au premier pied. De même, un dactyle est rarement suivi d’un anapeste, ce qui donne quatre brèves de suite : –UU UU–. Ordinairement la coupe est penthémimère ; elle répartit les demi-pieds en 5 + 7 et les temps marqués en 2 + 4, ce qui donne le schéma théorique suivant pour le sénaire iambique, avec ses substitutions, l’accent précédant le temps marqué et le sigle ~ signifiant une syllabe de quantité indifférente (moins souvent la coupe est hephtémimère et répartit les demi-pieds en 7 + 5 et les temps marqués en 3 + 3) :
U ’— U ’— U // ’— U ’— U ’— U ’~
— ( — ) — // ( — ) —
[UU ‘U(U)] [UU ‘U(U)] [UU // ‘U(U)] [UU ‘U(U)] [UU ‘U(U)]
1 2 3 4 5 6
Pour le détail des conditions particulières où l’on doit avoir obligatoirement un demi-pied pur ou un demi-pied condensé, sans substitution possible, voir NOUGARET, p. 71-76 (§ 181-203), et p. 93-94 (§ 259-263) pour les tragédies de Sénèque plus précisément. Le tableau suivant présente le schéma métrique usuel des dialogues tragiques chez Sénèque ; au cas où la longue accentuée de l'iambe est résolue en deux brèves, l'ictus frappe la première des deux brèves :
U'— U'— U'— U'— (U'—) U'~
— '— — '— — '— (— '~)
U'UU U'UU U'UU U'UU
—'UU — 'UU (—'UU)
UU'— (UU'—) UU'—
(UU'UU)
1 2 3 4 5 6
• Le mètre qui introduit les récitatifs (cantica) ou incantations est le " septénaire trochaïque " (NOUGARET, §171-173) : il s’agit d’un vers de 7 pieds à caractère trochaïque plus un demi-pied final formé d’une syllabe indifférente. Le septième pied, dernier pied complet, est obligatoirement pur (– U ou UU U) ; de même, le quatrième pied, final du premier membre, est pur, mais il finit aussi sur une syllabe indifférente qui peut être U et – (donc presque jamais UU) ; ailleurs, les pieds peuvent subir les mêmes transformations que dans le sénaire iambique, à la différence que le demi-pied long, frappé du temps marqué, est le premier temps du pied (‘– U) et que les pieds de substitution sont donc marqués à un autre endroit que dans le sénaire iambique. Ordinairement, la coupe se situe après le quatrième pied. Voici donc le schéma théorique de ce mètre, avec ses substitutions :
’— U ’— U ’— U ’— ~ // ’— U ’— U ’— U ’~
— — — // — —
[’UU U(U)] [’UU U(U)] [’UU U(U)] [’UU ~)] // [‘UU U(U)] [‘UU U(U)] [‘UU U]
1 2 3 4 5 6 7
Pour les particularités de la coupe dans le vers du dialogue, voir NOUGARET, § 174-180.
• Dans les parties chantées ou chorales (mutatis modis canticum) de la Médée, on trouve les mètres lyriques suivants :
dimètre anapestique : 4 anapestes U U – (substituts : spondée ou dactyle, mais on évite les séquences de quatre brèves) ;
glyconique : – – – U U – U ~ ;
asclépiade mineur : – – – U U – // – U U – U ~ ;
strophe saphique : (v. 579-669)
• v. 579-606 : sept strophes de quatre vers, composées de 3 saphiques de 11 syllabes suivis d'un adonique.
– U – – – // U U – U – ~
– U – – – // U U – U – ~
– U – – – // U U – U – ~
– U U – ~
• v. 607-669 : sept strophes de neuf vers, composées de 8 saphiques de 11 syllabes suivis d'un adonique.
Les points particuliers de métrique seront examinés au cours des commentaires " Grammaire et langue " et " Au fil du texte ".
4. Personnages et structure de la pièce
• Personnages :
La Médée de Sénèque met en scène 6 " personnages " parlants : Médée, la nourrice, Créon, Jason, le messager, le chœur des Corinthiens ; Sénèque ne met pas en scène Égée qui apparaissait dans la pièce d’Euripide, évitant ainsi de donner au drame une résolution humaine pour lui préférer une " apothéose " solitaire de l’héroïne. Plusieurs personnages muets interviennent également au cours du drame : les fils de Médée et Jason, les compagnons de Créon, les Furies, l’ombre d’Absyrte, des soldats.
• Structure de la pièce :
– < Premier acte ou " Prologue " > : v. 1-55 : diuerbium en trimètres iambiques : scène d’exposition : en un long monologue, Médée " résume " la pièce et annonce l’escalade d’une passion meurtrière dont la pièce est l’histoire et l’ultime accomplissement : " Accingere ira teque in exitium para / furore toto " (51-52). Toutes les étapes de ce furor totus sont déjà prévues.
– < Premier chœur > : v. 56-115 : " cantate " triomphale (ou chant d'hyménée) qui célèbre les noces de Jason et Créuse : asclépiades (56-74), glyconiques (75-92), asclépiades (93-109), hexamètres dactyliques (110-115). On pourrait également considérer que le véritable " prologue " de la tragédie est la réunion de ces deux pièces d'" ouverture " : le monologue de Médée et le chant du chœur (voir le " commentaire intégré " des v. 56-115).
– < Deuxième acte > : v. 116-300 : diuerbium en trimètres iambiques : deux " scènes " :
1. Médée et la nourrice : Médée profère des menaces terribles contre Jason, le mari infidèle, et contre Créon, le tyran. La nourrice tente de la raisonner (116-178).
2. Créon, Médée : Créon exile Médée malgré ses supplications (179-202 et 252-300). Au centre, long monologue de Médée comme suppliante (203-251).– < Deuxième chœur > : v. 301-379 : canticum en dimètres anapestiques à propos de l’entreprise " trop audacieuse " des Argonautes et de ses conséquences funestes pour les hommes.
– < Troisième acte > : v. 380-578 : diuerbium en trimètres iambiques : au centre de l’intrigue, Médée prend ses résolutions criminelles et réfléchit aux moyens de les mettre en pratique : deux " scènes " :
1. Médée et la nourrice : le remariage de Jason et la décision d’exil fouettent, chez Médée, le désir de vengeance (380-430).
2. Les mêmes et Jason : au cours d’une entrevue avec l’infidèle, Médée découvre son point vulnérable : ses enfants. Une fois Jason parti, Médée annonce à la nourrice son projet d’offrir à l’épousée, par les mains des enfants de Jason, un cadeau mortellement empoisonné (431-578).– < Troisième chœur > : v. 579-669 : canticum en strophes saphiques à propos du châtiment qui a frappé les Argonautes après la quête de la Toison d’or et leur profanation des " droits de la mer " : après sept quatrains plus généraux sur les passions et l’hybris de l’homme, le châtiment des Argonautes est décrit en sept strophes de 9 vers (une strophe globale + 6 strophes pour 6 personnages).
– < Quatrième acte > : v. 670-848 : diuerbium qui expose les préparatifs et la mise en œuvre de la vengeance : trois " scènes " :
1. La nourrice décrit les préparatifs de Médée (670-739 : trimètres iambiques).
2. Médée pratique ses incantations devant la nourrice muette (740-751 : trimètres trochaïques ; 752-770 : trimètres iambiques ; 771-786 : dimètres iambiques en distiques ; 787-842 : dimètres anapestiques).
3. Médée envoie ses enfants chez leur " domina ac nouerca " et leur demande de revenir pour les embrasser une dernière fois (843-848 : trimètres iambiques).– < Quatrième chœur > : v. 849-878 : canticum en un système irrégulier de dimètres iambiques catalectiques, où le chœur chante le portrait de Médée en " sanglante Ménade " (cruenta maenas).
– < Cinquième acte > : v. 879-1027 : diuerbium en trimètres iambiques, qui raconte l’exécution méthodique de la vengeance et le dénouement du drame : trois " scènes " :
1. Le messager raconte au chœur l’incendie du palais de Créon et les deux premiers meurtres de la fille du roi et de son père (879-890).
2. Après un long monologue d’autopersuasion, Médée met à mort son premier enfant devant les yeux de la nourrice (891-977).
3. Dernier dialogue de Jason et de Médée au terme duquel Médée tue son deuxième enfant devant les yeux de Jason et disparaît dans le ciel sur un char attelé de deux serpents (978-1027).
Toutes les tragédies de Sénèque comptent quatre chœurs.
Voir la notice de D. Mimoso-Ruiz, dans le Dictionnaire des mythes littéraires, de P. Brunel, et la cinquième partie du recueil collectif Médée et la violence, intitulée " Présence de Médée dans l’art, la littérature et le cinéma ". Je n’épingle ici que quelques références :
DANTE, Divine Comédie. Enfer, XVIII, 86-96.
Jean de la PÉRUSE, Médée (1556 : France) (tragédie).
Pierre CORNEILLE, Médée (1635 : sa première tragédie : France).
LONGEPIERRE, Médée (1694 : France).
Richard GLOVER, Medea (1761 : Angleterre).
J.-M. BARBOSA DE BOCAGE, Medeia. Cantata (1799 : Portugal).
Franz GRILLPARZER, Medea (1820 : Autriche) (troisième pièce de la trilogie Das goldene Vlies).
Catulle MENDÈS, Médée (1898 : France).
Léon DAUDET, Médée (1935 : France) (roman).
Jean ANOUILH, Médée (1946 : France).
Jean VAUTHIER, Medea (1966 : France).
Dario FO et Franca RAME, La Medea (1979 : Italie) (trad. fr. dans Médée et autres récits de femmes, par Valeria Tasca, 1987) (spectacle parodique, comique et grotesque à visée féministe).
Max ROUQUETTE, Médée (drame en 22 scènes traduit en français de l’original écrit en occitan, 1989 : France).
Christa WOLF, Medea. Stimmen (1996 : Allemagne) (roman contemporain) (trad. fr. Médée, 1997).Tragédie lyrique de Marc-Antoine CHARPENTIER, Médée (1693).
Un enregistrement vidéo de cette tragédie de Charpentier par Hervé Niquet et le Concert spirituel à l'Opéra Royal du Château de Versailles
Opéra de Luigi CHERUBINI, Médée (1797). Le rôle titre de cet opéra fut un des plus sombres de Maria Calas.
Opéra de Darius MILHAUD, Médée (1939).
Opéra de Gavin BRYARS et Robert WILSON, Medea (1984).Film de Pier Paolo PASOLINI, Medea (1969-1970) et le coffret de 2 DVD qui propose, en plus du film, de nombreux bonus sur le mythe, le film et le tournage.
Téléfilm de Lars von Trier, Medea (1988)
Le contenu de ce cours sur la Médée de Sénèque est réparti sous huit onglets qui apparaissent en tête de page dès que l’on a accédé à un acte, une scène ou un chœur en particulier : Introduction (pour chaque passage) ; Texte latin ; Traduction (personnelle du titulaire du cours) ; Métrique (chaque vers est présenté sous une triple forme : ordinaire [bleu] ; segmentée en pieds, où la syllabe accentuée est surlignée en vert ; métrique [rouge]) ; Vocabulaire ; Grammaire et langue (morphologie, syntaxe, procédés de style, particularités métriques ; le commentaire grammatical renverra, le cas échéant, au Précis grammatical électronique rédigé par Anne-Marie BOXUS et hébergé sur le site des Itinera electronica) ; Au fil du texte (realia, histoire, problèmes critiques, sources, survie, synthèses partielles, témoignages,…) ; Commentaire intégré (commentaire suivi de l’ensemble du passage, qui prend en compte les détails de l’analyse).
On peut interroger le contenu des onglets de deux manières :
• En cliquant sur un onglet, on accède à l’ensemble des informations reprises sous cet onglet. C’est la manière normale d’accéder au contenu des onglets Introduction, Texte latin, Traduction, Métrique, Commentaire intégré.
• Il est aussi possible d’interroger les onglets Vocabulaire, Grammaire et langue, Au fil du texte à partir des liens de couleur qui apparaissent dans le Texte latin. Cette interrogation, plus fine et accrochée à la progression du texte, conduit directement au mot commenté. Un lien bleu conduit vers le fichier Vocabulaire ; un lien rouge conduit vers le fichier Grammaire et langue ; un lien vert conduit vers le fichier Au fil du texte. Un même mot peut faire l’objet de commentaires multiples : dans ce cas, il apparaît sous un lien de couleur dès qu’on a ouvert le premier lemme. Une certaine " hiérarchie " de navigation a été respectée : un mot qui apparaît en bleu dans le texte latin fait uniquement l’objet d’un renvoi au fichier Vocabulaire ; un mot qui apparaît en rouge dans le texte latin renvoie au fichier Grammaire et langue, d’où il peut repartir vers le fichier Vocabulaire, si le lemme est muni d’un lien bleu ; un mot qui apparaît en vert dans le texte latin renvoie au fichier Au fil du texte d’où il peut repartir, selon la couleur du lemme, vers les deux autres fichiers. Les commentaires métriques sont reliés au texte scandé et inversement.
Les étudiants prendront en charge l'étude d'une tragédie de Sénèque de leur choix selon les principes d'analyse, d'explication et de commentaire développés pour la Medea. Cette étude sera menée en groupes de deux, trois ou quatre étudiants qui se chargeront chacun d'une tranche de 200 vers de la pièce choisie (dont une partie chorale) et qui rassembleront le fruit de leur travail dans un dossier homogène et cohérent. Idéalement, la rédaction de ce dossier devrait être un produit commun qui, en toute hypothèse, doit présenter les mêmes rubriques que celles du cours sur la Medea : une introduction générale (hors biographie de l'auteur), le texte latin entièrement scandé, une traduction française, une liste de vocabulaire, un commentaire grammatical, un commentaire " Au fil du texte ", un commentaire intégré qui porte sur une portion continue de texte ; accessoirement, une orientation documentaire peut être ajoutée au travail, si on la juge utile. En tête du dossier ou sur une feuille annexe, on veillera à préciser la part respective de chaque étudiant dans l'élaboration du dossier (tranche choisie et commentée ; éventuellement chapitres du commentaire global et de l'introduction).
En complément à ce travail en commun, un forum de discussion est ouvert sur le site Moodle du cours, directement accessible au départ de la page d'accueil du site des cours d'auteurs latins (onglet Disputatio). Ce forum est consacré aux Odes d'Horace, le deuxième auteur qui sera étudié dans le cadre de ce cours; les échanges se feront par groupes de deux étudiants.
L'évaluation finale de chaque étudiant sera le résultat combiné de quatre notes partielles :
• une note pour les parties du dossier personnellement prises en charge par chaque étudiant (50%) ;
• une note pour l'examen oral de janvier, où chaque étudiant sera interrogé sur la partie qu'il aura préparée dans le cadre du travail de groupe. Il sera invité à replacer le passage dans son contexte, à le traduire et à le commenter (15%) ;
• une note commune au groupe pour l'ensemble du dossier (20%) ;
• une note pour la participation au forum de discussion (15%).
Autres travaux possibles : la figure de Médée dans d'autres œuvres latines (travaux individuels)
1. OVIDE, met. VII, 1-424 : choisir 210 vers (+ scansion)
2. OVIDE, epist. XII (212 vers) (+ scansion)
Pour ces deux sujets, on veillera à établir une comparaison précise entre le texte d’Ovide et la Medea de Sénèque de manière à mettre en évidence les convergences et les divergences entre les œuvres au niveau des personnages, des sentiments, des faits évoqués, et même au niveau des « emprunts » textuels. Cette comparaison prendra place dans le « Commentaire intégré ».
3. DRACONTIUS, Romulea, 10 (= Medea) : choisir 210 vers (+ scansion)
Cet epyllion mérite d’être comparé à l’univers tragique de la Medea de Sénèque, même si le récit est très différent dans les deux textes : Sénèque et Dracontius autorisent une réflexion comparée sur l’image respective qu’ils donnent de la passion et de sa puissance dévastatrice, et sur le rôle de la mythologie dans l’explication de l’homme. Le « Commentaire intégré » développera cette comparaison.
4. HOSIDIVS GETA, tragoedia Medea.
Composé à la charnière entre le IIe et le IIIe siècle, ce texte de 460 vers est un centon virgilien et suit de près le modèle dramatique de Sénèque. Voir G. SALANITRO, Osidio Geta. Medea, Roma, Ateneo, 1981 (introduction, texte critique et traduction ; avec une introduction à la poésie du centon gréco-latin) ; R. LAMACCHIA (ed.), Hosidii Getae Medea : Cento vergilianus, Leipzig, Teubner, 1981 (Bibliotheca scriptorum graecorum et romanorum Teubneriana). Choisir 210 vers, dont au moins un chœur et une pièce récitée. En introduction, on fera un état de la question sur l’auteur, l’œuvre et son plan, et les problèmes annexes d’authenticité, de datation et de métrique. Après une traduction du passage, on dressera pour chaque vers l’inventaire détaillé des références virgiliennes, en soulignant et justifiant les différences textuelles. Le « commentaire Au fil du texte » se limitera à des observations de realia. Dans le « commentaire intégré », on comparera l’extrait du centon au passage correspondant de la Medea de Sénèque (plan, gestes, paroles, réparties,…) et on appréciera l’apport esthétique de l’intertextualité virgilienne.
Version sonorisée (format: MP3, taille: 9Mo)
Comme l’a titré un critique à l’occasion de la mise en scène du Thyeste au Théâtre National de Belgique en 1997, le théâtre de Sénèque est " une fascinante anatomie des passions ". Dans la tragédie grecque, pour rencontrer la sauvagerie, il fallait sortir des limites de l’humanité, prendre le risque de se perdre dans les forêts de l’animalité ou sur les cimes interdites qui touchent au ciel. Sénèque, lui, n’a pas besoin de faire ce voyage. La sauvagerie, il la découvre déjà au cœur de l’homme. Avec une vacillante incrédulité, le héros tragique s’aperçoit qu’il est habité par un autre lui-même terrifiant, radicalement autre que lui et pourtant incontestablement lui puisqu’en lui.
La violence, déjà, fascinait le spectateur romain, que ce soit lors des jeux du cirque ou à l’occasion des rituels publics de la mise à mort des criminels et des ennemis de l’État. À l’époque de Sénèque, elle est banalisée dans les intrigues de la cour impériale ; elle est héroïsée dans les paroxysmes sanglants de l’épopée de Lucain. Mais combien plus fascinante est-elle encore si, faisant retour sur soi, l’homme la devine en lui-même. C’est cela que nous décrit Sénèque : cet instant de terrifiant vertige qui s’empare de l’homme tragique lorsque s’ouvre soudain sous ses pas ce gouffre qu’il est. Dans l’univers tragique grec, c’étaient les dieux qui traçaient les destins. Dans le théâtre de Sénèque, la créature humaine est elle-même investie par la violence qui perd, du même coup, son caractère sacré pour s’individualiser et sombrer dans l’ensauvagement : " Que cède toute forme de sacré et que s’éloigne, une fois expulsée, ta retenue ", crie Médée à sa nourrice qui l’invite à fuir (v. 900) : fas et pudor, rejetés aux deux extrémités du vers, ces deux obstacles, qui sont un raccourci de l’éthique romaine, sont devenus intolérables à la barbarie reconquise de Médée.
Le héros tragique grec était un héros pur, entièrement dévoué au destin et manipulé par lui ; le héros tragique de Sénèque a perdu la fascinante et fatale pureté qui le déresponsabilisait dans le cycle des expiations ; il se sait coupable, il s’avoue coupable et prend même son plaisir dans un intense sentiment de culpabilité, avant de vivre lui-même l’exaltation suicidaire des châtiments qu’il a appelés contre lui : la tragédie Œdipe est, sans doute, un des exemples les plus aboutis de cette perversité. Mais, en même temps, ce héros cherche à reconquérir la pureté originelle et primitive qu’il a perdue dans l’aventure de sa culpabilité ; non pas la pureté d’une société utopique, d’un ordre primitif ou d’un " paradis perdu ", mais celle du chaos d’avant l’homme et sa société, de la virginité primordiale et farouche, de l’individu solitaire et sans loi, d’une nature inviolée et sauvage.
Il serait un peu trop simple de s’imaginer que la modernité de Sénèque consiste essentiellement en ceci qu’elle nous aiderait à penser la violence de notre propre monde. Elle va beaucoup plus loin : lorsqu’on a mauvaise conscience de sa passivité devant le malheur du monde, on trouve toujours quelque apaisement à regarder la monstruosité d’autrui et à se dire qu’il y a pire que soi ; la fiction, surtout quand elle atteint le baroquisme d’un Sénèque, fixe très haut la barre de la sauvagerie, et on n’a aucune honte à la regarder parce que l’on se croit incapable d’atteindre ce degré. Mais précisément, on n’en a aucune honte, et on s’y plaît. Car quoi qu’on en dise, cette jouissance, cette complaisance à l’horrible et au monstrueux, cette fascination honteuse, obscène que Sénèque agite devant nous comme un chiffon rouge, nous la connaissons bien, elle hante nos fantasmes, elle souille nos consciences. C’est celle-là même à laquelle aujourd’hui nous convie l’incessante, l’envahissante spectacularisation, médiatisation des représentations de la violence. C’est toujours du même déferlement d’images et du même voyeurisme aveugle qu’il s’agit. Comment parvenir à trouver la voie étroite entre un lâche refus de regarder le monde tel qu’il va très mal et une complaisance éhontée à sa terreur profonde, c’est ce à quoi nous convie aussi la Médée de Sénèque, cette œuvre virulente, d’une insolente jeunesse, cette parabole époustouflante de la violence universelle.
Responsable
académique :
Paul-Augustin Deproost
Analyse : Jean Schumacher (†) Design & réalisation inf. : Boris Maroutaeff Dernière mise à jour : 5 octobre 2020 |