Synthèse générale

 

Le résumé du logos de l’Atlantide tel qu’il a été fait par Critias suggère quelques réflexions sur les points suivants :

 

Athènes ET l’Atlantide

 

On observe que l'accent est bien mis sur l'Athènes des temps anciens, dont l'histoire comporte, entre autres, l'épisode d'une guerre totale avec l'Atlantide. Il faudra donc se garder d'étu­dier l'une sans l'autre, ce que font habituellement les amateurs d’Atlantide, oublieux de l’Athènes protohistorique qui lui fait face.

 

Problèmes de dates

 

Cette histoire d'Athènes est datée: 9.000 ans avant l'époque de Solon (env. 640 - env. 558), ce qui nous reporte au Xe millénaire av. J.C. (-9.500). Existait-il à cette époque une civilisation brillante telle que la concevaient les Grecs, à savoir une civilisation dotée de villes ordonnées, d’une nature domestiquée  et des raffinements de la culture? Quelques chiffres sont éclairants à cet égard:

 

entre –50.000 et –30.000: apparition de l'homo sapiens;

         -20.000: art rupestre; statuettes féminines;

         -18.500: chiens domestiques en Sibérie;

         -15.000: grottes ornées de Lascaux et de Rouffignac;

         -10.000: derniers chasseurs de rennes;

         -9.000: fin de la dernière glaciation; disparition des mammouths; migration des rennes vers le Nord;

         -8.500: arc et flèches en Europe;

         -8.000:villages et végétaux cultivés en Mésopotamie;

         -7.000: art de la poterie;

         -4.500: domestication généralisée en Egypte;

         -4.000: travail du cuivre en Egypte;

         -3.200: écriture en Mésopotamie et en Egypte.

 

           

Peut-on dès lors supposer, d'une part, qu'une civilisation exceptionnelle ait existé dans des temps aussi reculés, d'autre part, que son souvenir se soit transmis de façon aussi précise sur une période aussi longue, sans le support de l'écritu­re? 

         1. Ces questions ont embarrassé les partisans de l'historicité. C’est pourquoi ils évoquent volontiers une erreur de Platon ou de sa source égyptienne. Dans le premier cas, Solon aurait confondu 9000 et 900, au quel cas, le cataclysme remonterait au XVe s. a. C., ce qui correspond à l'explosion de Santorin! Cette solution prête toutefois le plan à la critique, car c’est l’épanouissement des civilisations qui remonte à 9.000 ans, tandis que le déluge intervient plus tard (στρ χρν). Dans le second cas, on suggère que les Egyptiens ne donnaient pas à l'année le même contenu que nous.

         2. On peut également expliquer le chiffre 9.000 par le recours au symbole. Dans la perspective de l’année parfaite, Solon et Platon vivent en plein âge de fer ; les calculs qui suivent permettent de dater approximativement l’épisode de l’Atlantide :

 

Résultat de la soustraction

Résultat de l’addition

25.920 (durée de l’année parfaite)

10.368 (durée de l’âge d’or)

-9.000 ans (récit des Egyptiens)

+ 7.776 (durée de l’âge d’argent)

= 16.920e année du cycle de l’année parfaite

18.444e année du cycle de l’année parfaite, qui marque le début de l’âge de bronze

 

La confrontation entre ces deux résultats montre que Platon situe l’épisode de l’Atlantide à une époque antérieure à l’âge de bronze, soit dans le dernier tiers de l’âge d’argent. Or cet âge est caractérisé, si on en croit le mythe d'Hésiode (Op. 133-135), par une longue enfance heureuse et un bref âge adulte, voué à la folie et à l'ὕβρις ; ce qui correspond précisément à la situation des Atlantes.

 

Ressemblances entre l’Athènes protohistorique et l’Egypte

 

          1. Toutes deux possèdent plusieurs classes sociales. Au sommet de l'échelle, l’Athènes protohistorique connaît la classe des prêtres; au centre, la classe des guerriers, dont l'armement comporte lance et bouclier; au bas de l'échelle, les classes inférieures des artisans, des bergers, des chasseurs et des laboureurs. De même, il est vrai que la société de l'Egypte ancienne est fort hiérarchisée: ainsi Hérodote (II, 164) identifie 7 classes, celles des prêtres, des guerriers, des bouviers, des porchers, des mar­chands, des inter­prètes et des bateliers (les historiens  modernes parlent plutôt des fellahs, des ouvriers et artisans, des militaires, des prêtres et des scribes). Mais la société qui est décrite dans le Timée est vue à travers le prisme déformant de l'imaginaire grec, car Platon évoque une tripartition sociale, qui est indo-européenne, face à la relative diversité de la société égyptienne.

2. Athènes dispose du même armement: je n'ai pas pu jusqu’à présent vérifier une telle assertion.

         3. Athènes, comme l'Egypte, connaît un développement brillant de toutes les sciences. Certes, il est exact que la science égyptienne était remarquable: la médecine, très vite figée, était renommée grâce aux prati­ciens; les mathématiques et l'astronomie étaient développées sur le plan empirique, même si elles ne présentaient pas de vérita­bles fondements scientifiques. Mais là aussi, Platon triche un peu avec la réalité: il prête à la science égyptienne un caractère spéculatif que celle-ci ne possédait pas. Certes, il s'est rendu en Egypte, mais il dépend aussi de la tradition littéraire, forgée entre autres par Hérodote et par le Busiris d'Isocrate, qui font de l'Egypte la patrie de la sagesse.

4. La guerre contre l'Atlantide est décrite avec les accents que l'on retrouve dans les évocations des Guerres Médiques, contenues dans les Panégyriques (Epitaphios de Lysias, 20-47, Ménéxène de Platon, 240d etc.). Ainsi, on trouve dans le texte du Timée la mention de la solitude d'Athènes, qui soutient le combat alors que ses alliés sont battus ou font défection. On observe en outre que l'Atlantide, comme la Perse, veut asservir le monde connu et on y mentionne l'héroïsme d'Athènes affrontant les périls extrêmes et le trophée que lui rapporte sa victoire. On y retrouve enfin la distinction entre la liberté confortée, lorsqu'il s'agit d'Athènes, et de l'esclavage supprimé, lorsqu'il s'agit du reste du monde. Ici aussi on se retrouve face aux jeux littéraires dans lesquels Platon se délecte.

 

Réflexions sur la description de l'Atlantide

 

         1. L’Atlantide est une île, plus grande que l'Asie et la Lybie réunies. C'est énorme, mais moins qu'on pourrait le croire à première vue, puisque, par exemple, un tiers de l'Afrique seulement est connu des Grecs. Cette grande île est située au large du détroit de Gibraltar, dont la description rejoint celle qui est fournie par le traité De mundo d'Aristote (393a):

 

Στενοπρ διανεωγς (sc. Ωκεανς) στματι, κατ τος Ηρακλεους λεγομνας στλας τν εσρουν ες τν σω θλασσαν ς ν ες λιμνα ποιεται.

 

 

 

         2. Au-delà de cette grande île se trouvent d'autres îles, qui offrent des escales lorsqu'on traverse l'océan, pour aboutir au terme de la traversée à un continent qui entoure ce même océan. Les rois de l'Atlantide contrôlent la grande île, les petites îles, une portion du continent opposé, l'Afrique jusqu'à l'Egypte, l'Europe jusqu'à l'Etrurie. On peut évidemment prendre cette description de façon lit­térale. Selon certains, les terres décrites par Platon correspondraient à une île disparue au milieu de l'Atlan­tique (l’Atlantide), aux îles existantes, Madère, Canaries, Açores, Antilles et, comme il se doit, à l'Amérique (le grand continent d’en face). Dès la découverte de Christophe Colomb (1492), cette représentation géographique du logos a circulé et Christophe Colomb, lui-même, imaginait l'océan Atlantique, à la manière de Platon. Mais il convient de tempérer quelque peu cet enthousiasme. Certains éléments indiquent que cette description pourrait relever de l'imagination de Platon:

         (2).1. En ce qui concerne l'existence d'une île Atlantide dans l'océan Atlantique, on observe que dès le début de la littérature grecque, l'Extrême-Occident, mal connu, abrite des lieux fabuleux et des îles inconnues. Ainsi, les Champs Elysées et les îles des Bienheureux se trouvent dans l'océan occidental ; le Jardin des Hespérides, ses fameuses pommes d'or et son dragon y sont localisés ; l'île d'Erythie, où Géryon fait paître ses troupeaux de bœufs, se trouve au large de Cadix ou de Tartessos, dans l'Espagne méridionale. A ces îles venues d’un horizon mythique fort ancien s’ajoute l’île merveilleuse, que les Carthaginois  (puissance maritime!) ont découverte dans l’océan Atlantique et dont ils interdisent l'accès (Aristote, De mirabilibus auscultationi­bus, 84; Diodore de Sicile, V, 19-20). Rappelons enfin que Plutarque pose un archipel d'Ogygie, dont la descrip­tion ressemble singulièrement à celle de Platon:

 

« Ogygie est une île éloignée en la mer... Trois autres îles, à égale distance de cette île et entre elles, sont placées en avant, et tout à fait au sud-ouest... Les Barbares ajoutent que le grand continent qui environne en cercle la grande mer (τν δ μεγλην πειρον, φ᾿ἧς μεγλη περιχεται κκλ θλαττα), un peu moins éloigné des autres îles, est à environ 5000 stades d'Ogygie » (Moralia, 941).

 

         (2)2. En ce qui concerne le vrai continent, il ne faut pas nécessairement supposer une expérience authentique et une référence à l'Amérique; l'environnement mythico-scientifique de Platon lui suggérait en abondance ce genre de représentation.

         D’abord, la mythologie connaissait le fleuve Océan circulant autour de la terre. Or qui dit fleuve, suppose deux rives. De là cette vision, reprise plus tard par Ptolémée, d'un océan assez étroit, bordé d'un continent qui est le pendant du nôtre.

         Ensuite, selon les géographes ioniens, il fallait que l'océan délimitant la terre habitée, dans un univers conçu comme un disque ou un tronc de colonne, ait ses eaux contenues par un bord extérieur, par des montagnes telles que les monts Rhiphées.

         On peut également rapprocher la mention du continent lointain de la théorie de l'antipode. De même que les milieux scientifiques avaient posé un antichthone gravitant autour du soleil en opposi­tion avec la terre, de même, sous l'impulsion des Pythagoriciens, ils avaient posé une seconde œcoumène, l'an­tipode, faisant équilibre à la nôtre, qu'ils situaient soit dans l'hémi­sphè­re austral (Cratès de Mallos, ap. Strabon, I, 2, 24), soit dans l'hémisphère occidental:

 

« L'œcoumène est répartie habituellement en îles et en con­tinents, puisqu'il n'a pas été admis que la totalité de celle-ci était en fait une île baignée par la mer appelée Atlantique. Loin de cette dernière, sur le côté opposé de la mer, il y a beaucoup d'autres œcoumènes, tantôt plus grandes, tantôt plus petites que la nôtre » (Aristote, De mundo, 392b).

 

Car les savants grecs avaient du mal à concevoir que la sphère terrestre soit aux trois quarts occupée par des eaux et avaient conscience que la terre habitée n'occupait qu'une part limitée de notre planète.

         Enfin, Platon lui-même semble s'être intéressé au problème de la répartition des terres et des mers sur la surface du globe terrestre. Dans le Phédon, il conçoit une énorme masse de terre, parsemée de creux, qui ne peuvent communiquer entre eux; dans chaque creux se trouve un océan, lequel comporte éventuellement des îles, telle notre œcoumène. Dans le Timée, il suppose que les terres peuvent communiquer entre elles; dès lors, il ne conçoit qu'un seul océan, beaucoup plus grand, entouré d'une terre et parsemé d'îles.

 

Les cataclysmes

 

Les cataclysmes, qu'il s'agisse de déluges ou de tremblements de terre, sont régulièrement utilisés par les écoles platoni­cienne et aristotélicienne pour retracer l'histoire de la terre. On notera ici le parallélisme significatif entre la fin de l'Etat terrien, enfoui dans la terre, et celle de l'Etat maritime, s'enfonçant dans les eaux à la suite d'un tsunami. La question qui se pose cependant concerne l'historicité de l'événement: Platon et les autres penseurs se fondent-ils sur des cataclysmes réels?

 

         1. Les temps extrêmement reculés ont connu des cataclysmes majeurs:

         Entre –35.000 et –10.000, se situe la dernière glaciation. Il en résulta une réduction des surfaces marines et, dans une même proportion, un accroissement considérable de terres. Vers 10.000 a lieu un réchauffement rapide, qui dura 1000 ans, ce qui est le temps d'un éclair à l'échelle géologique. Il en résulta une inonda­tion des vallées fluviales et des régions avoisinant les mers, qui fut accompagnée de tremblements de terre et de raz de marée, et par conséquent un reflux des populations vers l'intérieur des terres où elles se heurtèrent aux populations continentales. L'incons­cient collectif de l'humanité a pu garder le souvenir vague de terres abandonnées à l'océan, de régions détruites par des tremblements de terre ou par des effondrements. Mais il ne s'agit en aucun cas du souvenir précis de l'effondrement d'un continent. Signalons à ce propos les connaissances acquises grâce à  l'exploration des fonds de l'océan Atlantique : celle-ci a montré que cet océan résultait d'une faille qui, en se creusant, a provoqué la dérive du continent américain par rapport  à  l'Europe et  l'Afrique.

         Vers -4000, un déluge plus limité inonde la région de l'embouchure de l'Euphrate, détruisant toute vie humaine. Ce déluge est raconté dans l'épopée de Gilgamesh et tout le Moyen Orient en conserve de cette façon le souvenir. Or les Grecs connaissaient l'épopée de Gilgamesh. Mais ici encore il s'agit de souvenirs imprécis.

         En 1450 a.C. une explosion détruit l'île de Santorin, suscitant un raz de marée énorme et un tremblement de terre, dont les effets se font sentir dans toute la Méditerranée orientale, surtout dans le sud. L'empire crétois en subit le contre-coup. Notons qu'ici encore, les Grecs ne conservèrent de cette civilisa­tion que des vagues souvenirs et des légendes.

         Enfin, il y eut, à l'époque de Platon, un cataclysme important, dont la réputation survécut à de nombreuses générations, puisqu'on trouve des allusions chez Strabon (I, 3, 18; VIII, 7, 2), Pausanias (VII, xxiv, 6-13; xxv, 4 et 8-9), Pline (H.N. II, xxiv, 206; IV, v, 12), Sénèque (Quest. Nat. VII, v, 3 et 4), Bianor (Anth. Grecque,IX, 423) et chez Ovide (Métam. XV, 293-295) :

 

« Si vous cherchez Hélicè et Buris, villes de l'Achaïe, vous les trouverez sous les flots; les matelots montrent encore leurs ruines, entourées de leurs remparts submergés » .

 

Platon a très bien pu y trouver la source principale de son inspiration, eu égard à l’ampleur de la catastrophe. En 373 a.C., en effet, en l'espace d'un jour et d'une nuit deux villes  d'Achaïe, Hélicè et Bura furent rayées de la carte par un séisme suivi d'un raz de marée. Les Anciens attribuèrent le plus souvent ce cataclysme à la colère de Poseidon, bafoué par les habitants de ces deux cités. C’est Diodore de Sicile qui nous a transmis le récit le plus complet de la catastrophe:

 

« Cette année-là, villes et campagnes du Péloponnèse furent ravagées par un tremblement de terre et un raz de marée d'une violence inouïe (σεισμο μεγλοι κα κατακλυσμο χρας κα πολων πιστοι) [...]; le moment où survint la catastrophe accrut son ampleur: le tremblement de terre ne se produisit pas de jour, quand les victimes auraient pu se secourir elles-mêmes, il frappa de nuit. La violence des secousses ébranla les maisons qui s'écroulè­rent, et la population, surprise dans l'obscurité à l'improviste par une catastrophe sans précédent, ne put rien faire pour sauver sa vie. La plupart des gens périrent ensevelis dans les décombres de leur maison, quelques-uns réussirent à sortir au lever du jour et se croyaient hors de danger quand s'abattit sur eux un fléau encore plus terrible et plus inouï que le premier: la mer se souleva et il se forma une vague énorme qui engloutit tous les habitants en même temps que la terre de leurs ancêtres. Ce furent deux cités d'Achaïe, Hélikè et Boura, qui furent frappées de cette manière: Héliké était l'une des cités d'Achaïe les plus réputées avant le séisme » (Diod. XV, 48, trad. Cl. Vial).

 

        

 

Le fond vaseux

 

Le fond vaseux, qui empêche désormais les navigateurs de s'approcher, n'est pas un cas unique. Il faut le mettre en rapport avec les rumeurs qui circulent à propos de l'océan Atlantique, mal connu, chasse gardée des Carthaginois et que l'on dénigre, faute de pouvoir le conquérir.

         On peut le rapprocher du "poumon marin" de Pythéas, que Platon aurait pu connaître, si on retient une date ancienne pour le célèbre voyage. Ce fond bourbeux réapparaît également dans l'Ogygie de Plutar­que, où il interdit l'accès au continent:

 

« Les eaux, en effet, ne permettent qu'une lente navigation, et sont rendues bourbeuses (πηλῶδες) par la quantité de vase qu'y déposent de nombreux affluents venus de la terre ferme » (Moralia 941).

 

Il est également mentionné à plusieurs reprises dans l'Ora maritima d'Aviénus (IVe s.p.C.), lequel remonte au témoignage du navigateur carthaginois Himilcon (VIe s.?):

 

« Au-delà de ces colonnes, du côté de l'Europe, les Car­thaginois occupèrent autrefois des bourgs et des villes, mais là ils avaient coutume de construire des vaisseaux à fond plat, pour que le bateau offrant une carène plus large, pût glisser sur la mer la moins profonde. De ces colonnes en allant vers l'occident, on trouve un abîme sans fin, la mer s'étend au loin, les flots se prolongent, ainsi le rapporte Himilcon » (vv.374sqq.).

         « Souvent la nappe d'eau est si mince, qu'à peine elle cache les sables qu'elle recouvre. Au-dessus des ondes flottent des algues nombreuses et là le bouillonnement des flots est arrêté par la vase »(vv.404 sqq.).

 

        

 

Conclusion

        

Dès l'abord, on se trouve devant une alternative :

- Ou bien le récit est vrai. Dans ce cas, il faudra prouver la véracité de l'ensemble de la construction et justifier les erreurs éventuelles.

- Ou bien, il s'agit d'une construction de Platon à partir d'éléments qui lui sont fournis par sa culture et par l'ac­tualité, scientifique et autre. Cette seconde interprétation a pour elle quelques arguments; elle est en tout cas aussi plausible que la première.