Liminaires

« Parmi les faits qui ont le plus marqué le patrimoine culturel de l’humanité, il est un fait qui dure sans discontinuité depuis au moins trois mille ans, et c’est le fait biblique » (Zacharia Jéridi). Tous livres confondus, la Bible est, encore aujourd’hui, le livre le plus lu, le plus traduit (plus de 300 langues pour la Bible entière, sans compter les traductions partielles en plus de 2000 langues), le plus diffusé (on parle de 30 millions d’exemplaires vendus par an, soit 82000 par jour, 3400 par heure, 2 toutes les deux secondes, sans compter les Bibles en ligne accessibles par Internet) ; elle est aussi le livre qui a été le plus copié et imprimé dans toute l’histoire de l’écrit. Elle est le livre sacré de la religion juive pour une partie, du christianisme pour son ensemble, et, à ce titre, elle est intimement liée à l’histoire des cultures et littératures fondées sur la tradition chrétienne, éminemment les cultures et littératures européennes qui, à toutes les époques, se sont nourries des récits, des images, des personnages, de la sagesse, des discours, des visions, des prophéties, et même de la langue, des expressions ou proverbes bibliques (tour de Babel, semer la zizanie, chemin de Damas, le baiser de Judas, le temps des vaches maigres, la brebis égarée, le bouc émissaire, s’en laver les mains, un capharnaum, le tohu-bohu, vieux comme Mathusalem, la paille et la poutre, le sel de la terre, les jérémiades, les prophètes de malheur, le fruit défendu, à chaque jour suffit sa peine, un colosse aux pieds d’argile,…). Privée de l’héritage biblique et chrétien, la culture européenne serait amputée de la majeure partie de ses chefs-d’œuvre : sans compter toute la littérature théologique et spirituelle ancienne et moderne directement liée à l’interprétation, au commentaire et à la méditation des textes bibliques, Racine n’aurait jamais écrit ses tragédies à sujet biblique comme Esther ou Athalie, Léonard de Vinci n’aurait jamais peint la Dernière Cène, il faudrait imaginer nos villes et villages sans églises et sans les trésors artistiques qui les habitent, Jean-Sébastien Bach n’aurait pas composé ses Passions selon saint Matthieu et saint Jean, ni Verdi son opéra Nabucco, et l’on n’en finirait pas de dresser l’inventaire culturel européen construit peu ou prou sur le fait biblique et chrétien.

La Bible nous fait entrer dans l’histoire de l’humanité, depuis les premiers jusqu’aux derniers temps, depuis la création du monde jusqu’à l’Apocalypse, depuis le Jardin d’Éden jusqu’à la Jérusalem céleste. Elle révèle la personne de Dieu et son message pour l’humanité à travers une suite de récits, de personnages, une « histoire sainte » qui oriente le temps d’un début vers une fin pour raconter, à travers l’extraordinaire diversité de ses livres, de ses genres littéraires, de ses auteurs, de ses temps de rédaction, de ses expériences, la présence complexe de Dieu parmi son « peuple élu » avant qu’il ne devienne celui de l’humanité tout entière, celle des rois ou bergers, des sages ou prophètes, des pêcheurs ou docteurs de la loi, des juifs et des païens, de tous les hommes de bonne volonté.

À l’égard du judaïsme, le christianisme marque à la fois une continuité et une rupture. Continuité, dès lors que Jésus et ses apôtres sont juifs et que le Christ se présente comme le Messie annoncé à Israël, le peuple élu de Dieu ; rupture, dès lors que les juifs ne reconnaissent pas Jésus comme le Messie, en tant que Fils de Dieu fait homme, mort et ressuscité pour le salut de l’humanité tout entière. La personne de Jésus est le « signe de contradiction » prophétisé par Siméon en Luc 2, 34, qui manifeste ainsi la continuité et la rupture entre la Bible juive (l’Ancien Testament) et la Bible chrétienne (Ancien et Nouveau Testaments).

 

A.  Bible et Parole de Dieu

 

Pour les croyants, la Bible est la parole de Dieu ; elle est un récit inspiré et constitue, à ce titre, une norme infaillible de foi et d’éthique. Même si elle est produite et marquée par l’esprit des hommes et dans des époques, des sociétés, des nations, des mentalités historiques et datées, avec tout ce que cela implique comme particularismes et contextes variés d’écriture, l’écrivain biblique, quel qu’il soit, écrit ce que lui dicte le plus intime de son être comme étant la révélation même de Dieu qui parle à l’homme, de sa propre initiative. Le texte peut n’offrir parfois qu’un intérêt humain limité : des listes généalogiques, l’histoire anecdotique de personnages plus ou moins édifiants, des récits guerriers répétitifs, etc. Peu importe ; Dieu communique un message à travers ces textes, et le croyant doit y rechercher, par la lecture, personnelle ou liturgique, la méditation, le commentaire ou l’exégèse, les signes de la présence et de l’action de Dieu parmi les hommes : « Ce n’est pas par une volonté d’homme qu’une prophétie a jamais été apportée, mais c’est poussés par l’Esprit-Saint que des hommes ont parlé de la part de Dieu » (2 Pierre 1, 21) ; « Toute Écriture est inspirée de Dieu, et utile pour enseigner, pour convaincre, pour corriger, pour instruire dans la justice » ( 2 Timothée 3, 16 ). Pour les chrétiens, l’objet essentiel de la Bible est la personne de Jésus-Christ, Verbe de Dieu fait chair, vers qui converge l’ensemble de la révélation biblique, l’Ancien Testament étant une « figure » du Nouveau Testament, où le Christ déclare qu’il est venu « non pas abolir, mais accomplir la Loi et les Prophètes », c’est-à-dire les deux grandes articulations de l’Ancien Testament (Matthieu 5, 17). Ce caractère sacré de la Bible lui a valu d’être à l’origine et au centre des liturgies juive et chrétiennes, toutes confessions confondues, orientales et occidentales, et donc au cœur de la culture des sociétés européennes où le sens de toute vie, sociale aussi bien qu'individuelle, a été « informé » pendant deux millénaires par ce que l'on a pu appeler une « anthropologie théocentrique », en particulier à l’époque médiévale où Bible et liturgie sont les fondements naturels de toutes les manifestations de l’esprit humain.

 

B.  Bible et Histoire sainte

 

Dans l’Ancien Testament, la Bible raconte l’histoire des premiers temps du monde depuis la création, puis celle du peuple juif, élu par Dieu pour préparer la venue du Messie. Le temps de la Nouvelle Alliance ou du Nouveau Testament identifie ce Messie à la personne de Jésus, qui parle et agit dans les Évangiles, avant d’être « prolongée » dans les premiers temps de l’Église par les actes et les lettres des apôtres. La Bible s’achève sur l’Apocalypse dont les visions annoncent les derniers temps du monde. Très clairement, la Bible met en place une vision du monde fléchée entre création et eschatologie, irréversiblement orientée d’un début vers une fin. Cette conception tranche radicalement avec les anciennes conceptions cycliques du temps qui postulent le plus souvent l’éternité du monde et la nécessité de conflagrations périodiques pour retrouver le temps de l’âge d’or. Le temps biblique commence à un « moment » où Dieu, qui existe seul, fait que tout existe ; il se poursuit aussitôt par une rupture ou une chute de l’homme qui doit être réparée au terme d’une pérégrination, d’un pèlerinage dans la durée ou l’histoire, tendue vers la promesse d’un salut, faite d’abord à Abraham et ses descendants,  avant d’être élargie par le Christ à l’ensemble de l’humanité ; l’Ancien Testament est l’histoire de la pérégrination du « peuple élu », notamment à travers les thèmes du désert, de la Terre promise, de l’exil, du retour ; le Nouveau Testament intériorise ce pèlerinage dans le message de conversion apporté par le Christ à tous les hommes « de bonne volonté » en vue de l’avènement définitif du Royaume de Dieu, symbolisé par la Jérusalem céleste de l’Apocalypse. Renonçant au temps circulaire et à ses cycles de dégénérescence (âge d’or, d’argent, de bronze, de fer), la Bible met en place une dynamique de progrès, tendue vers l’avenir, où l’homme a le pouvoir d’infléchir le sens de l’histoire pour conquérir son salut, mettant ainsi fin à l’écrasante domination du Destin ou de la fatalité sur la conduite humaine.

 

C.  Bibliotheca sacra

 

Concrètement, la Bible est une « bibliothèque » de livres extrêmement divers composés, recomposés, compilés dans des conditions historiques et culturelles très variées, par une quarantaine d’auteurs ayant vécu de 1900 ACN (ante Christum natum) jusqu'au premier siècle de l'ère chrétienne et très différents par l’âge, le niveau d’instruction et la position sociale. Dans sa version catholique, la Bible est composée de 73 livres divisés en deux sections : la plus longue, l’Ancien Testament (46 livres), a été écrite avant la venue du Christ ; la deuxième, le Nouveau Testament (27 livres), a été écrite au cours du premier siècle de notre ère (la Bible protestante compte 66 livres: sept livres tardifs du judaïsme, écrits en grec et conservés dans la Septante, mais non reconnus dans la Bible hébraïque, sont absents de la tradition protestante de l'Ancien Testament; et la Bible hébraïque contient 39 livres, en l'absence de la totalité du Nouveau Testament). Avant de connaître cette forme « complète », qui ne date que du IVe siècle PCN (pour sa version grecque) et du VIe siècle PCN (pour sa version latine), les livres bibliques ont circulé de façon isolée ou sous forme de recueils plus ou moins cohérents (Pentateuque, livres prophétiques, Évangiles, etc.). Sans compter les traductions, ces livres sont écrits au départ dans des langues différentes (hébreu majoritaire, araméen, grec pour les livres sapientiaux et le Nouveau Testament).

On a divisé l’Ancien Testament en quatre grands ensembles : les cinq premiers livres ou Pentateuque) constituent la Torah ou la Loi : ce terme grec désigne les cinq livres qui racontent l’histoire du peuple d’Israël depuis la création du monde jusqu’à la mort de Moïse et sont faussement attribués à Moïse lui-même (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome) ; outre des parties narratives, on y trouve tout un ensemble de prescriptions (religieuses, rituelles, culturelles, juridiques, alimentaires, etc.) qui constituent les bases du judaïsme ; les livres historiques contiennent l’histoire suivie du peuple d’Israël depuis son établissement en Terre promise de Canaan jusqu'après la captivité à Babylone (Livres des Juges, des Rois, des Chroniques, etc.) ; les livres poétiques et sapientiaux (Job, Psaumes, Proverbes, Qohélet, Cantique des cantiques, Sagesse de Salomon, Siracide) ; les livres prophétiques, dont quatre constituent les grands prophètes (Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, Daniel) et douze autres les petits prophètes.

(3,6 Mo) Graduel "Ex Sion" (Psaume 49, 2-3.5)
Dominique Vellard - Musica Humana (Rencontres de musique médiévale du Thoronet)
Disque L'empreinte digitale ED 13047

Le Nouveau Testament, écrit en grec, se compose des quatre Évangiles (Matthieu, Marc, Luc qui constituent les évangiles « synoptiques », et Jean), des Actes des apôtres (attribués à l’évangéliste Luc et qui racontent, après l’Ascension du Christ et la Pentecôte, les débuts de l’Église primitive autour des apôtres à Jérusalem et ensuite en Judée, Galilée et Samarie et dans les communautés juives de la diaspora, avant de se séparer d'elles), des épîtres (Paul [13], aux Hébreux [anonyme], Jacques [1], Pierre [2], Jean [3], Jude [1]), de l’Apocalypse attribuée, sans doute faussement, à l’évangéliste Jean.

 

D.  Traductions de la Bible

 

Dans le monde juif, la version du texte biblique qui fait foi comme autorité est le texte « massorétique », version qui prétend garantir une préservation exacte de la « forme originelle » du texte biblique, non seulement dans l’orthographe des mots, mais aussi dans la vocalisation et l’accentuation, tant pour la lecture publique que pour l’étude privée. C’est la version largement utilisée aujourd’hui pour la traduction, notamment française, de l’Ancien Testament des Bibles protestantes et catholiques (e.g. Bible de Jérusalem). Ce travail de fixation du texte hébreu est probablement antérieur au IIe siècle ACN, mais les premiers manuscrits partiels conservés de cette version ne datent que du IXe s. PCN (époque carolingienne) et la première copie complète date seulement du Xe siècle. On notera cependant que cette version « normative » présente de nombreuses divergences par rapport aux versions les plus anciennes du texte hébreu attestées dans les « manuscrits de la Mer Morte » : découverts entre 1947 et 1956 dans les grottes de Qumrân, ces rouleaux ont été rédigés entre le IIIe s. ACN et le Ier s. PCN. Mais ce ne sont toujours là que des fragments.

Paradoxalement, les versions les plus anciennes conservées de la Bible juive dans son ensemble ne sont pas en hébreu, mais en grec et en latin, langues qui ont transmis le texte biblique des deux Testaments à l’Orient grec et à l’Occident latin. Pour les Juifs déjà, le principe d’une traduction en grec était acquis pour permettre à leurs coreligionnaires qui avaient migré en Égypte et qui ne connaissaient plus l’hébreu d’avoir accès aux Écritures. La version grecque des Septante, traduction de l’Ancien Testament hébreu entreprise au IIIe siècle ACN à Alexandrie et considérée comme « inspirée » au même titre que l’original, a joué un rôle décisif dans l’hellénisation des conceptions et du vocabulaire religieux juifs, préparant ainsi la réception de la Bible dans la culture grecque. La Bible des Septante est la Bible de référence pour les auteurs du Nouveau Testament et restera pendant longtemps celle de l’Église ancienne, en Orient, mais aussi en Occident par le biais des anciennes traductions latines que l’on regroupe sous le titre générique de Vetus latina. Elle est, encore aujourd’hui, la source biblique majeure et officielle de l’Orient chrétien, notamment de l’Église orthodoxe grecque.

En Europe, ce sont les traductions en latin – Vetus latina et Vulgate– qui ont joué un rôle prépondérant. Au IVe siècle, soucieux de remédier à la diversité des traductions en vieux latin, le pape Damase confia à saint Jérôme (347-420 PCN) la tâche de réviser la Bible latine. Après un labeur d’une vingtaine d’années sur les textes grecs et hébreux, il termina sa traduction qui reçut le nom de Vulgate parce qu’il avait utilisé la langue du peuple, la langue commune (uulgus, i). Accueillie d’abord sans enthousiasme parce qu’elle remettait en cause la primauté de la Septante, la Vulgate devint petit à petit la version latine dominante en Occident, surtout à partir du VIe siècle, et la version officielle de l’Église romaine à partir de Charlemagne qui l’imposa à tous les monastères de son empire.

 

E.  Interprétations de la Bible

 

Enfin, la Bible a suscité tant en milieu juif que chrétien, en orient et en occident, une littérature de commentaires considérable qui a nourri la pensée, la spiritualité et l’imaginaire des cultures européennes dès les premiers temps de l’ère chrétienne. Parmi ces écrits, on relèvera, en milieu juif, le Targum (Ier siècle PCN),qui propose une interprétation homilétique et populaire des textes bibliques, au départ d’une traduction orale de la Bible en araméen à l’usage des fidèles des synagogues pour leur permettre de mieux comprendre le texte sacré ; la tradition savante du Midrash (IIe-XIIe s.)qui interprète la Bible par un développement analytique et narratif du sens du texte (paraboles, allégories, métaphores, jeux de mots à base de glissements phoniques, sémantiques, allusifs, ou encore spéculations sur la valeur numérique des mots ou sur la possible permutation des voyelles à l’intérieur d’un mot, toutes pratiques qui aboutissent à une exégèse parfois très éloignée du texte biblique commenté), et du Talmud (IIe-VIe s.), qui en présente un commentaire doctrinal, jurisprudentiel et narratif : ce texte, parfois cryptique et obscur, compile les traditions rabbiniques et les avis des maîtres de la Loi sur l’ensemble des sujets relatifs à la pratique de la Loi, à son interprétation et à ses adaptations possibles et légitimes dans l’esprit et dans la lettre. Il traite de questions multiples et variées, d’éthique, de mythes, de médecine, de préoccupations poétiques, philosophiques, linguistiques, théologiques, etc. qui restituent l’interprétation traditionnelle de la Bible, telle qu’elle s’est développée dans les académies de Palestine et de Babylone, d’où les deux versions du Talmud, dites Talmud de Jérusalem et Talmud de Babylone. Ces écrits connaîtront un succès considérable dans la diaspora juive tout au long de son histoire, notamment en occident durant la période qui s’étend du moyen-âge à l’expulsion des juifs d’Espagne en 1492 et leur baptême forcé au Portugal en 1497 ; durant cette époque, les communautés juives « séfarades » (du mot hébreu qui désigne l’Espagne), bientôt dispersées à travers le bassin méditerranéen (et dans une moindre mesure aux Pays-Bas, à Bordeaux et dans quelques autres points d’Europe du Nord-Est), de langue judéo-espagnole, constituent une culture scientifique, technique et littéraire influencée par la coutumes du Talmud de Babylone et la mystique ou théosophie messianique de la « Kabbale », qui émerge dans les textes vers le milieu du XIIe siècle. En revanche, les communautés « ashkénazes », installées en Europe de l’est et qui parlent le yiddish, s’inspirent plutôt du Talmud de Jérusalem. La poésie juive de la diaspora, notamment, s’inspire d’images bibliques ou talmudiques, plus ou moins largement sécularisées : ainsi ce très beau chant d’amour séfarade qui pourrait être une expansion poétique et musicale du verset du Cantique des cantiques, 2, 1, présentant la bien-aimée comme « la rose de Saron », qui a été largement commenté dans la mystique juive et chrétienne en lien avec le symbolisme universel de la rose.

(14,2 Mo) Chant séfarade: La roza enflorese
Ensemble La Roza Enflorese
La Roza Enflorese - Séfarad
Disque Pavane Records ADW 7456

Parmi les maîtres de la pensée juive qui ont su proposer une lecture synthétique de la Loi et du Talmud en faisant apparaître leur principe commun, on retiendra le nom de Moïse Maïmonide, rabbin andalou du XIIe s. né à Cordoue, médecin, philosophe et jurisconsulte qui dirigea la communauté juive d’Égypte et influença également le monde non-juif, notamment Thomas d’Aquin, qui le surnomme « l’Aigle de la Synagogue ».

En recourant à la pensée grecque issue du platonisme, du pythagorisme ou du stoïcisme, le juif Philon d’Alexandrie inaugure, dans la première moitié du Ier siècle PCN, une exégèse allégorique de la Bible dont s’inspirera et que développera massivement la pensée chrétienne de l’antiquité tardive dans les œuvres des Pères de l’Église grecque et latine, en lien avec les développements de ces courants philosophiques pendant les premiers siècles de notre ère. Sans préjudice des particularités propres à chaque auteur, on retiendra que l’exégèse patristique a « enrichi » le texte biblique de spéculations symboliques, allégoriques, mystiques, spirituelles, ascétiques, philosophiques, éthiques dont les littératures européennes gardent la trace tout au long de leur histoire. Elle a, en même temps, contribué à "déradicaliser" la littéralité du texte biblique au profit d'une lecture symbolique des événements de l'Ancien Testament, dont le Christ lui-même et les épîtres pauliniennes avaient donné l'exemple en lisant dans ces événements des « figures » de la Nouvelle Alliance, une « préparation » des temps nouveaux: « Je ne suis pas venu abolir, mais accomplir la Loi » (Mt 5, 17). La lectio diuina, dont les principes ont été exprimés par le théologien grec Origène, au début du IIIe siècle et qui fut introduite en occident par Ambroise de Milan, le maître de saint Augustin, fonde cette littérature de commentaire sur « les quatre sens de l’Écriture » : littéral (inscription historique du texte biblique et compréhension linguistique de l’énoncé), allégorique (interprétation où l’on cherche un autre sens derrière le sens immédiat de l’énoncé ; elle devient « typologie » lorsque l’on explique les événements de l’Ancien Testament par les événements de la vie du Christ dans le Nouveau Testament) ; tropologique (ou moral : ce sens recherche dans l’énoncé des figures des vices ou vertus, des passions qu’éprouve l’homme dans son cheminement vers Dieu ; ce sens concerne le présent), et anagogique (ce sens concerne l’avenir et recherche dans le texte biblique une préfiguration ou une annonce des réalités dernières qui seront visibles dans les derniers temps de l’humanité). À côté de son œuvre théologique et exégétique, Origène a réalisé une œuvre éditoriale majeure sur le texte biblique de l’Ancien Testament : les Hexaples, qui proposent, sur six colonnes placées côte à côte, le texte consonantique de l’hébreu, la translittération de l’hébreu en caractères grecs, et quatre traductions grecques de l’Ancien Testament, dont une édition critique de la Septante qui indiquait les différences par rapport au texte hébreu.

Le corpus patristique constitue un immense ensemble de textes qu’il serait illusoire de résumer ici. Retenons parmi les Pères grecs, les noms des trois Cappadociens Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze, Grégoire de Nysse, et celui de Jean Chrysostome, qui ont tous vécu au IVe siècle : à côté de leur œuvre exégétique et homilétique, ils ont développé une pensée théologique, toujours inspirée de la Bible, qui a exercé une influence décisive sur la conscience de l’Église en tant qu’institution (ils furent tous évêques), sur les rapports du christianisme avec la culture profane et sur la définition de ses dogmes fondamentaux, notamment en matière trinitaire et christologique dans le cadre de la controverse arienne et des conciles qui ont combattu l’hérésie. En occident, le « quadrige » des Pères latins est constitué de saint Ambroise, saint Augustin, qui fut son disciple, saint Jérôme, qui ont tous les trois vécu à la fin du IVe siècle et au début du Ve siècle, et saint Grégoire, élu pape en 590. Leur œuvre considérable a, elle aussi, été déterminante dans l’histoire du christianisme et tout simplement dans l’histoire de la pensée universelle. À elles seules, les Confessions et la Cité de Dieu de saint Augustin sont des monuments littéraires qui ont fondé respectivement le genre de l’autobiographie spirituelle centrée, en l’occurrence, sur la quête personnelle et lyrique de Dieu à travers la méditation des Écritures, des mystères de la mémoire et du temps, et une théologie de l’histoire qui a inspiré, souvent à mauvais escient, nombre de théories politiques en occident. Quant à Grégoire le Grand, il est un des auteurs les plus souvent cités au moyen-âge, tant pour son œuvre exégétique sur les livres de Job ou d’Ézéchiel, que pour ses lettres, ses homélies, son « Pastoral » didactique destiné à la formation du clergé, et surtout ses « Dialogues », qui relatent des miracles opérés par de saints personnages en Italie ; en particulier, le second livre constitue la principale source biographique de notre connaissance de saint Benoît de Nursie, fondateur du monachisme latin, dont on sait l’importance dans l’histoire de la culture occidentale.

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost Analyse : Jean Schumacher Design & réalisation inf. : Boris Maroutaeff Dernière mise à jour : 19 septembre 2020