Introduction générale

 

 

                                                               

 

 

 

Eléments de la biographie de Platon (env. 428 a.C. - env. 347 a.C.)

 

Platon appartient à une famille aristocratique: par son père, il prétend descendre de Codros, le dernier roi légendaire d'Athènes; par sa mère, sœur de Charmide et cousine de Critias, tous deux tyrans en 404, il a pour ancêtre Dropidès, un proche parent de Solon.

Les circonstances politiques qu'il vécut expliquent certaine­ment une bonne partie de son œuvre. Sa jeunesse s'est déroulée pendant la guerre du Péloponnèse (431-404). Il a ainsi connu le désastre de Sicile (413), la capitulation d'Athènes et le régime des Trente (404). Il a placé beaucoup d'espoir dans cette oligarchie, mais a été horrifié par ses exactions. C’est pourquoi le rétablissement de la démocratie a commencé par le réjouir ; il déchante très vite, face au procès intenté à son maître Socrate et au long pourrissement du régime. C'est pourquoi il se met à voyager, notamment en Egypte et en Grande-Grèce, où il rencontre les milieux pythagoriciens et le tyran de Syracuse, Denys l'Ancien. Revenu à Athènes en 387, il y fonde son Académie, destinée à former les hommes d'Etat selon les règles de la raison et il s'y consacrera jusqu'à sa mort. Il fera cependant deux séjours en Sicile (367 et 363), où il s'efforcera en vain de former selon ses idées le tyran Denys le Jeune.

 

Le Timée et le Critias

 

Date

Les spécialistes sont d'accord pour situer ces oeuvres à la fin de la vie de Platon, après le deuxième voyage en Sicile. Ces textes sont certainement postérieurs à la République, à laquelle ils se réfèrent, et anté­rieurs aux Lois, qui répondent à un autre projet du philosophe.

 

Plan

Le projet initial de Platon était sans doute de composer une trilogie.

Le Timée - du nom de Timée de Locres, un philosophe qui serait pythagoricien et dont on ne connaît que ce qu'en dit Platon - raconte l'histoire des origines de l'humanité rattachée à l'histoire de l'univers. C’est à Timée que revient l’honneur de parler en premier lieu, parce qu’il est le meilleur astronome et qu’il a étudié la nature de l’univers (Timée, 27a).

             Le Critias (inachevé) tire son nom de Critias, le cousin de la mère de Platon – s’inscrit dans le prolongement du Timée, parce qu’il traite de l'histoire idéale des sociétés humaines d'après le modèle réalisé à Athènes dans des temps très anciens (Timée, 27b).

            L'Hermocrate (perdu ou jamais rédigé) tire son nom d'un général syracusain, ennemi d'Athènes durant la guerre du Péloponnèse, qui fut exilé à Sparte. Platon nous laisse entendre que son exposé aura lieu le lendemain ; on ignore l’approche qu’il devait développer (Critias, 108c).

 

Objectifs du Timée

Platon se propose de refaire une cosmogonie, qui intègre les données de la tradition mythique et celles de la science la plus récente, une cosmogonie dont il affirme le caractère vraisemblable. Il pose ainsi l'existence d'un Démiurge divin, qui contemple un modèle intelligible, éternel et parfait et qui s'applique à en réaliser l'image dans une matière. L'univers fabriqué par ce Démiurge est constitué par une proportion des 4 éléments (terre, feu, eau, air) et d'une âme qui est le principe des mouvements ordonnés du monde.

            Notre philosophe intègre dans sa cosmogonie l'histoire de l'homme, partie intégrante du cosmos. La diversité de nos tendances empiriques, de nos appétits et de nos ambitions est la matière dans laquelle nous devons réaliser l'ordre et l'harmonie. Il tire enfin les conclusions de sa construction au point de vue pédagogique.

On ne s'étonnera dès lors pas de trouver dans le Timée des paragraphes consacrés à la sphère céleste, à la météorologie, à l'anatomie et aux sens des hommes, ainsi qu'à la pathologie et à la thérapeutique de ceux-ci.

 

Le récit de l'Atlantide (Timée, 23d-25d et Critias)

 

Le but poursuivi

Le but poursuivi est exprimé dans le texte de façon on ne peut plus explicite. Socrate a décrit « hier » - c’est-à-dire dans la République - l'Etat idéal, dont il rappelle « aujourd’hui » l'une ou l'autre caractéristique: division de la société en une classe des cultivateurs et des artisans et en une classe séparée des Gardiens de l'Etat ; communauté des biens ; égalité des hommes et des femmes ; partage des femmes ; eugénisme et éducation commune des enfants, avec une organisation adaptée du mariage (Timée, 17b-19a). Socrate désire à présent voir sa peinture prendre vie, son idéal se concrétiser (Timée, 19b θεάσασθαι κινούμενα).

Or Critias arrive fort à propos avec un récit qui exauce ce désir: il s'agit d'un récit très ancien portant sur un épisode encore plus ancien de l’histoire d’Athènes (20d λόγος ἐκ παλαιᾶς ἀκοῆς), qui lui a été rapporté par son grand-père, Critias l'Ancien, lequel le tient de son père, Dropidès, parent et contemporain de Solon. (περὶ μεγίστης καὶ ὀνομαστοτάτης πασῶν δικαιότατ᾿ ἂν πράξεως οὔσης, ἣν ἥδε ἡ πόλις ἔπραξε μέν...).

Il convient donc de retenir que le récit de l'antique passé d'Athènes va illustrer le propos de Socrate sur la cité idéale. Notons qu'à ce stade, il n'est pas question de l'Atlantide.

 

L'Atlantide, histoire réelle ou invention de Platon ?

Le caractère historique du récit est une question qui a été débattue dès l’Antiquité et qui passionne aujourd’hui encore érudits et amateurs et tout genre : on prétend qu'il y a actuellement plus de 200.000 ouvrages parus sur la question et on trouve environ 1.930.000 entrées sur Google ! A cette première question s’ajoute une seconde si l’on fait basculer le récit du côté de la fiction : Platon a-il inventé l’Atlantide ex nihilo ou l’a-t-il forgée à partir d'éléments venus d'ailleurs? Avant de prendre position, il convient d’analyser les remarques livrées par Platon lui-même.

Certains éléments militent en faveur de l'historicité du récit. En premier lieu, le texte platonicien signale qu’il s’agit d’un logos reposant sur des traditions très anciennes, ce qui pour les Grecs constitue un label d'autorité (Timée, 20d ἐκ παλαιᾶς ἀκοῆς), venu de surcroît d'Egypte, laquelle est pour les Grecs la patrie de la sagesse (21c τόν τε λόγον ὃν ἄπ᾿Αἰγύπτου δεῦρο ἠνέγκατο). Or on sait que dans le langage courant le terme logos désigne notamment un récit de type historique, par conséquent vérifiable et rationnel, par opposition au muthos, présenté essentiellement comme récit sacré et immémorial,  à fortes connotations symboliques.

En second lieu, Platon répète avec insistance que ce logos rapporté par Critias est véridique.  Il nous est ainsi précisé que le récit est étrange mais tout à fait vrai (20d λόγου μάλα μὲν ἀτόπου, παντάπασι... ἀληθοῦς; 21d ...ὡς ἀληθῆ διακηκοὼς... ὁ Σόλων) ;  son contenu n'est pas un racontar, mais un événement qui s'est réellement passé (21a οὐ λεγομένων μέν, ὡς δὲ πραχθὲν ὄντως...). Socrate affirme même que le récit de Critias n'est pas un muthos forgé de toutes pièces, mais un logos vrai (26e μὴ πλασθέντα μῦθον ἀλλ᾿ἀληθινὸν λόγον) ; tous les autres récits sont des fables, c'est-à-dire des fictions qui se présentent comme véridiques (23b παίδων τε βραχύ τι διαφέρει μύθων), ont affirmé les Egyptiens interrogés par Solon. En revanche, de façon apparemment surprenante, Platon oppose la véracité du récit sur les origines d’Athènes à la description de sa république idéale, qui est à ses yeux un muthos ayant besoin de s’incarner dans la réalité:

τοὺς δὲ πολίτας καὶ τὴν πόλιν ἣν χθὲς ἡμῖν ὡς ἐν μύθῳ διῄεισθα σύ, νῦν μετενεγκόντες ἐπὶ τἀληθές, δεῦρο θήσομεν ὡς ἐκείνην τήνδε οὖσαν, καὶ τοὺς πολίτας οὓς διενόου φήσομεν ἐκείνους τοὺς ἀληθινοὺς εἶναι προγόνους ἡμῶν, οὓς ἔλεγεν ὁ ἱερεύς(26c-d).

Cet emploi du terme muthos fait ici difficulté, si on se réfère au sens courant qui lui est attribué « récit sacré, immémorial ». Il fait également difficulté si on le confronte à d’autres usages du mot dans l’œuvre de Platon, où celui-ci désigne la fiction des poètes face au logos, le discours vrai : on serait forcé de déduire, dans l’optique de cette opposition, que le philosophe n’accorde aucun poids à son projet de société idéale. Le problème est bien connu des spécialistes, qui ont mis en évidence les variations de Platon à propos des champs de signification qu'il attribue au muthos et au logos: tantôt, il oppose le logos, discours vrai, au muthos, discours illusoire, tantôt il emploie les deux termes l'un pour l'autre,.La solution de cette aporie réside peut-être dans l'interprétation fournies par Perceval Frutiger à partir d’une étude de l’ensemble des « mythes » platoniciens (les récits que Platon qualifie lui-même de mythiques). Fort de ses analyses, Frutiger considère en effet comme mythiques «  - outre les récits nettement légendaires mais à l'exclusion des allégories - tout ce que le philosophe expose, soit d'une façon symbolique, soit en marge de la "science" véritable et sans l'aide de la dialectique, c'est-à-dire comme une probabilité, non comme une certitude » (p.37). Le mythe cosmogonique du Timée et le mythe de la société idéale proposée par la République seraient dès lors une pure forme d'exposition par laquelle l'auteur substitue délibérément le récit d'une genèse fictive à une analyse conceptuelle.

 

            Bien que Platon insiste sur la véracité du récit de l’Atlantide, certains éléments invitent néanmoins à se garder d’une lecture au premier degré de ces revendications de vérité historique. On notera d’abord que l'ancienneté du récit se justifie par le recours au mythe compris dans son sens courant : l'origine égyptienne de la tradition s'explique en effet par les mythes du déluge et de l'embrasement général (ekpurôsis). On observera ensuite que le récit bref de Critias, dont on nous annonce une version plus détaillée, est conforme aux intentions de Socrate et de ses interlocuteurs (26a λόγον τινὰ πρέποντα τοῖς βουλήμασιν ὑποθέσθαι) : le hasard fait donc bien les choses. Ajoutons encore que, même dans le passage où Platon oppose le muthos de sa cité idéale à la réalité du récit de Critias, il emploie les verbes θήσομεν et φήσομεν, suggérant ainsi que son récit vrai est une convention. Enfin, on ne peut sous-estimer l’importance du jeu littéraire auquel Platon s’adonne avec délectation, lorsqu'il introduit des récits pour illustrer sa pensée. Rappelons-nous, d’une part, que tous les récits, depuis celui d’Ulysse, revendiquent leur véridicité, qui est proclamée haut et fort. Cette affirmation de véridicité, qui est conventionnelle, n’est du reste pas nécessairement mensongère, à condition de ne pas limiter la vérité à un niveau strictement historique, mais de l’ouvrir à des valeurs symboliques. D’autre part, Platon imite clairement Hérodote, narrateur « véridique » pourfendu par Thucydide. En effet, lorsqu’il attribue au récit de Critias le mérite de faire resurgir dans notre mémoire des choses grandes et surprenantes de la cité athénienne, que le temps a effacées (20e ὅτι μεγάλα καὶ θαυμαστὰ τῆσδ᾿εἴη παλαιὰ ἔργα τῆς πόλεως ὑπὸ χρόνου καὶ φθορᾶς ἀνθρώπων ἠφανισμένα ; cf. aussi 21d Διὰ δὲ χρόνον καὶ φθορὰν τῶν ἐργασαμένων οὐ διήρκεσε δεῦρο ὁ λόγος), il ne fait que pasticher avec humour la phrase par laquelle Hérodote introduisait son œuvre: μήτε τὰ γενόμενα ἐξ ἀνθρώπων τῷ χρόνῳ ἐξίτηλα γένηται, μήτε ἔργα μεγάλα τε καὶ θωμαστά... ἀκλέα γένηται.