CHAPITRE 2.
L'Amour
dans la tragédie
(2)0. Remarque
préliminaire
Avant d’engager l'analyse
de l'Amour, il convient de noter que les tragédies parvenues jusqu'à nous constituent
la partie visible de l'iceberg: 7 tragédies complètes d'Eschyle, face aux
quelque 80 qu'il avait composées, 7 tragédies complètes de Sophocle, alors que
celui-ci en avait écrit environ 123, 17 tragédies conservées d'Euripide, alors
qu'il en avait écrit quelque 90. Les jugements généraux qui seront formulés
doivent donc toujours tenir compte de cette restriction: ils portent sur le
choix effectué à une époque tardive, non sur l'ensemble d'une oeuvre dont les
textes parvenus jusqu'à nous ne sont pas nécessairement des échantillons
représentatifs.
Disons également d'emblée
que les tragédies conservées d'Eschyle ne mettent en évidence aucun couple
amoureux. Toutefois, on trouve dans l'Orestie des allusions au sort des captives, à la situation
des femmes dont les époux combattent au loin et à l'adultère. Mais elles sont
accessoires, le problème fondamental étant posé par la loi du talion, la
malédiction héréditaire et l'évolution de la justice. On envisagera toutefois
sur un couple inversé, qui sert de contre-exemple à l'amour-citoyen:
c'est celui que Clytemnestre forme, d'une part, avec son époux légitime
Agamemnon, d'autre part avec son amant Égisthe.
(2)1. L'Amour chez
Sophocle
En dehors d'allusions
dispersées dans toute l'oeuvre conservée de Sophocle, deux tragédies mettent
en évidence des couples, Ajax et les Trachiniennes.
Voyons le rapport que ceux-ci entretiennent avec l'Amour.
(2)1.1. Ajax-Tecmesse
Dans la tragédie Ajax apparaît un couple, celui d'Ajax
et de Tecmesse, qui évoque celui d'Hector et
Andromaque du fait de la situation semblable des deux femmes: l'une et l'autre
ont donné un fils au héros, l'une et l'autre, sans famille propre, dépendent
totalement de lui, l'une et l'autre sont promises à un destin servile si le
héros meurt. La longue confrontation du couple sophocléen est du reste
construite sur le modèle de la scène des adieux d’Hector et d’Andromaque (Aj., 485-521).
Mais il y a une différence
fondamentale entre Andromaque et Tecmesse: la
première est une femme libre, de condition princière, qui redoute la chute, la
seconde est déjà captive : ayant « servi » à Ajax, Tecmesse risque en effet de paraître
« défraîchie » aux yeux de nouveaux acquéreurs.
C’est pourquoi on peut
également supposer non sans raison que Sophocle s’est également inspiré du
couple que forment Achille et Briséis. D’une part,
les deux héros se préoccupent essentiellement de leur gloire ; d’autre
part, les captives sont leur propriété exclusive : on a vu ainsi Agamemnon
affirmer qu’il n’a pas usé de ses droits à l’égard de Briséis,
au moment où il restitue celle-ci à Achille. Cette différence de statut va de
pair avec une différence dans le sentiment amoureux.
Tecmesse
se conduit en effet comme une captive qui ne peut compter que sur ses charmes pour
survivre. C’est ce que laisse entendre la fin de sa tirade, laquelle fait appel
à la reconnaissance d’Ajax:
« Je
ne suis sauve qu'en toi, ne
m'oublie pas. Il faut que l'homme garde
en mémoire ce qui fit sa joie Un don
toujours engendre un autre don. Quiconque
perd mémoire d’un bienfait, On ne
peut plus dire de lui qu’il est noble (εὐγενής) » (Aj., 519-524). |
Ajax, de son côté n’éprouve aucune considération pour Tecmesse:
alors qu’Hector se préoccupait du sort d’Andromaque et d’Astyanax, Tecmesse n'a droit qu'à deux brèves allusions. La première
figure dans le discours adressé à Eurysakès:
« Repais-toi
jusqu'alors de zéphirs fugaces, que croisse
ta jeune âme, à la joie de ta mère (μητρὶ τῇδε χαρμονήν) » (Aj., 558-559). Comparer
avec Il., VI, 481 : χαρείη
δὲ φρένα μήτηρ. |
La seconde apparaît dans le discours de revirement - authentique ou simulé
- qui nous montre un Ajax hésitant quant à ses projets:
« ...
Moi qui avais tout
à l'heure la dureté terrible de l'acier trempé,
mon langage viril faiblit devant cette
femme. J'ai pitié maintenant de la laisser veuve (χήραν) et
l'enfant orphelin au milieu de leurs ennemis » (Aj., 650-653). |
La figure de Tecmesse sort donc amoindrie de la comparaison avec Briséis et Andromaque :
- elle n'est pas aimée d'Ajax, alors qu'une certaine forme d'idylle semble
s'être nouée entre Achille et Briséis ;
- même si elle a donné un fils à Ajax, elle ne bénéficie pas, comme
Andromaque, du statut d'épouse légitime et de femme libre. Elle n'a guère
d'argument à faire valoir pour se défendre elle-même; aussi associe-t-elle son
sort à celui des parents d'Ajax et à celui de son fils, qui, tout bâtard qu'il
soit, a au moins l'avantage d'être le seul rejeton du héros.
Cette
insécurité liée à l'absence de contrat légal de mariage renvoie peut-être à un
problème d'actualité: en 451, Périclès avait fait voter une loi limitant le
droit de cité à ceux dont les parents et les grands-parents étaient citoyens
athéniens: dans une tragédie qui fut composée bien après (vers 438), Tecmesse et son
fils renvoient peut-être les Athéniens aux victimes du système trop restrictif
qu'ils avaient élaboré.
(2)1.2. Héraclès-Déjanire
Le second couple mis en
scène est celui d'Héraclès et de Déjanire. Mais il ne sera jamais réuni:
Déjanire est morte au moment où Héraclès paraît devant nos yeux. La cause du
drame réside dans la manoeuvre malheureuse de Déjanire qui administre à son
époux un poison qu'elle croyait être un philtre d'amour. Cette manoeuvre lui
est inspirée par sa découverte d'amours nouvelles entre Héraclès et Iole, la
princesse captive qui a pour elle les privilèges de la jeunesse. Déjanire est
jalouse et sa jalousie va provoquer la mort d'Héraclès. Voyons quels sont les
motifs qui sous-tendent cette jalousie.
Nous apprenons d'abord que
Déjanire souffre de l'absence de son époux, thème déjà abordé par Homère à propos de
Pénélope et repris discrètement par la Clytemnestre d'Eschyle:
« J'apprends
que, naguère disputée, Déjanire ne
peut dans son âme désirante, telle
un oiseau en peine, endormir
de ses paupières jamais sèches le
désir. Obsédée du départ
de l'époux (ἀνδρός), elle ne nourrit qu'angoisse, elle
se torture d'inquiétude sur sa couche sans homme (ἀνανδρώτοισι). La
malheureuse ne s'attend qu'à un sort mauvais » (Tra., 103-111). |
Quand elle apprend l'existence de sa
rivale, Déjanire commence par excuser Héraclès et Iole, soumis à la
toute-puissance de l'amour; il est vrai qu'elle le fait en public et ne dévoile
par conséquent pas le fond de sa pensée:
« Tu
ne parles pas à une femme méchante ni
qui ignore que la nature humaine ne se
plaît pas toujours aux mêmes objets. Celui
qui se dresse pour lutter contre
l'amour (ἔρωτι) n'a pas de bon sens. L'amour
commande les dieux et moi-même à sa guise; et
pourquoi pas une autre aussi bien que moi? C'est
donc une grande folie de ma part si je
blâme mon époux (ἀνδρί) d'être
pris de ce mal, ou
cette femme qui n'est complice d'aucune
honte, d'aucun tort envers moi » (Tra., 438-448). |
En réalité, elle craint la concurrence
d'une concubine plus jeune, mais comme elle n'est ni méchante ni perverse, elle
recourt à des « remèdes de bonnes femmes », tels qu'on peut les
envisager une fois de plus dans un harem. Son unique et tragique erreur sera de
ne pas s'être méfiée de l'intention du donateur de philtres:
« J'ai
reçu, je crois, non une vierge mais une femme comme
un marin embarque une cargaison et
dont mon coeur ne tirera que des hontes. Nous
voici deux sous la même couverture à
attendre l'embrassement. Héraclès que
nous trouvions si noble et fidèle me paie ainsi d'avoir
gardé si longtemps sa maison. Je ne
saurais m'irriter contre lui qui
fut tant de fois malade de ce mal, mais
quelle femme pourrait cohabiter avec
une autre pour partager son mari (τῶν αὑτῶν γάμων)? Je
vois s'épanouir une jeunesse et
l'autre se faner. L'oeil aime cueillir la
fleur de l'une et se détourne de l'autre. Je
crains qu'Héraclès ne soit plus mon époux (πόσις) que de
nom et soit l'amant (ἀνήρ) de la plus jeune » (Tra., 536-551). |
Quant à Héraclès, ivre de haine face à l'épouse qui est la cause involontaire de son
supplice mortel, il se calme en apprenant la vérité, mais n'a aucun mot de
regret ou d'amour pour Déjanire; il se préoccupe en revanche du sort d'Iole.
Si le désir amoureux est
donc bien présent dans la tragédie, volage chez Héraclès, conforme aux
exigences de la société chez Déjanire, il n'est pas la valeur essentielle pour
le héros et demeure étroitement lié aux avantages du statut social de l'épouse
légitime chez Déjanire. Cette dernière est du reste engagée dans une relation
profondément inégalitaire, comme elle le suggère elle-même en relevant le
contraste entre les amours multiples d'Héraclès et sa propre fidélité de
gardienne du foyer, analogue à celle de Pénélope. Encore une fois Sophocle a
durci et noirci le traitement qu'Homère
réservait à ses personnages féminins.
On peut mettre en relation
la peinture sophocléenne du couple et le contexte sociologique de l’Athènes du
Ve siècle. L’épouse légitime, dans les milieux élevés en tout cas, vit dans le
gynécée où elle mène une vie séparée ; elle n’en sort que pour les
cérémonies religieuses, contrairement aux femmes d’Homère qui vont et viennent
librement ; elle est tenue de n’avoir des relations sexuelles qu’avec son
époux, alors que son époux n’était pas obligé d’être fidèle. Une seule
contrainte limite en revanche la liberté de l’homme ; il peut certes
fréquenter prostituées et courtisanes, mais doit en principe renoncer à sa
(ses) concubine(s), une fois marié. Ainsi s’expliquerait, à la lumière du
statut juridique des femmes athéniennes de l’époque classique, la réaction
malheureuse de Déjanire. Encore faudrait-il prouver que la réalité était
conforme au droit !
(2)2. L'Amour chez
Euripide
Quatre couples méritent de
retenir l’attention dans le théâtre d'Euripide en dehors des allusions à
différents mythes et personnages dispersées dans l'ensemble de l'oeuvre, car
ils sont placés directement sous nos yeux avec leurs problèmes et leurs
sentiments: il s'agit, dans l'ordre chronologique, d'Alceste et d'Admète, de Médée et de Jason, de Phèdre et d'Hippolyte,
enfin, dans une moindre mesure, mais de manière fort instructive, d'Iphigénie
et d'Achille dans la tragédie Iphigénie à
Aulis.
(2)2.1. Admète et Alceste
La tragédie
Alceste est la dernière pièce d'une tétralogie: elle tient donc la place du
drame satyrique, ce qui explique peut-être le caractère folklorique du sujet -
la Mort trompée - et l'issue heureuse du drame. Alceste a voulu mourir à la
place de son époux Admète et ce dernier, qui a
accepté ce sacrifice en vertu de sa passion de vivre, est en train d'en mesurer
le prix.
Chez Admète, l'égoïsme est primordial, comme
le lui rappelle son père, qui trouve Alceste admirable mais fort sotte, égoïsme
à nuancer toutefois par l'extrême tendresse qu'Admète
manifeste à sa femme mourante, puis morte. Il ne résout cependant pas sa
contradiction fondamentale: il n'a pas voulu mourir et prétend en même temps
que la vie sans sa femme lui est odieuse:
« ...
Toi morte, ah! c'en est fait de moi. En
toi est ma vie, en toi est ma mort. Car
je vénère ton amour (φιλίαν) » (Alc., 277-279). |
Si l'amour d'Admète est moins fort que son appétit de vivre, l'amour d'Alceste est-il plus fort que la mort? Le geste, évidemment, le laisse croire.
Comme le dit la servante:
« Comment
mieux témoigner son respect envers son époux (πόσιν) qu'en
s'offrant à mourir pour lui? » (Alc., 154-155). |
Mais la volonté est-elle à
l'unisson de l'acte qu'elle a provoqué? Rien n'est moins évident. Parmi les
dernières pensées d'Alceste, figure surtout la crainte d’être remplacée par une
nouvelle épouse :
« O
lit où j'ai dénoué ma ceinture et donné
ma virginité à celui pour qui je meurs aujourd'hui, adieu,
je ne t'en veux pas. Tu n'as perdu que
moi seule. C'est pour n'avoir voulu trahir ni toi ni mon mari (πόσιν) que
je meurs. Et tu seras le bien d'une autre femme qui
n'aura pas plus de vertus, mais peut-être plus de bonheur » (Alc., 176-183). |
S’y ajoute une vive inquiétude à propos du sort de ses enfants, qui
pourraient être maltraités par une marâtre, thème folklorique s’il en est:
«A
toi pourtant de m'accorder en retour une grâce, celle
que je vais demander, non pas égale, puisque
rien n'est plus précieux que la vie, mais
juste, tu en conviendras. Car nos enfants, tu les aimes autant
que moi, car tu es bon père. Souffre
donc que dans ma maison ils demeurent les maîtres, et ne
prends pas une autre femme qui leur serait une marâtre, qui
ne me vaudrait pas et, dans sa jalousie, pourrait
porter la main sur ceux qui sont nés de nous deux. Ne le
fais pas, c'est moi qui t'en supplie. Une
marâtre arrive, hostile aux enfants qui sont nés avant
sa venue, et sa douceur est celle de la vipère» (Alc., 299-310). |
En revanche, il n’est jamais question d’amour dans les adieux
d’Alceste : sa seule motivation, en ce qui concerne son propre sort, elle
est l’image qu’elle entend donner d’elle-même, à savoir celle d’une femme
héroïque :
« Et
soyez fiers, toi, mon mari, d'avoir
choisi une femme excellente (ἀρίστην), vous,
mes enfants d'être issus d'une bonne mère (ἀρίστην)» (Alc., 323-325). |
En réalité, on sent qu'Euripide
n'a pas approfondi le thème de l'amour et de la mort et que la situation qu'il
met en scène est totalement incohérente.
- Admète
aime sa femme, mais accepte son sacrifice, bien qu'il affirme préférer la mort
à la séparation: contrairement à ses déclarations, il s'aime plus qu'il n'aime
son épouse.
- Quant à Alceste, on ne
voit pas très bien pourquoi elle se sacrifie pour son mari: elle reconnaît
platement qu'elle aurait pu se remarier, que la vie est le plus précieux de
tous les biens, que ses enfants risquent de pâtir de sa mort. Elle a peut-être
fait ce choix par souci de sa gloire, mais Euripide n'a pas développé cet
aspect du personnage.
Bref, nous avons une pièce
incohérente du point de vue psychologique, mettant plutôt l'accent sur les
rebondissements de l'action. La démarche du dramaturge s'explique peut-être par
le fait que la pièce remplaçait un drame satyrique et ne devait donc pas être
trop sérieuse.
(2)2.2. Jason et Médée
Au moment où commence la
pièce, l'union entre Jason et Médée a pris fin: Jason a épousé très légalement
(γάμος) la fille du roi de Corinthe, Médée s'attend à être expulsée du territoire avec
les fils qu'elle a donnés à Jason. Comment les deux protagonistes jugent-ils
leur relation passée?
Médée d'emblée insiste sur l'inégalité de la condition du mari et de celle de la
femme: contrairement à l'époux, la femme ne peut divorcer ni trouver à
l'extérieur ce qu'elle ne trouve pas au foyer. En outre, sa situation
particulière d'étrangère renforce la fragilité du statut de la femme en
général. De là cette phrase aux accents homériques:
« Je
suis seule, exilée, bonne à être insultée par un
mari (ἀνδρός) qui m'a conquise en pays étranger. Je
n'ai mère, ni frère, ni parent, qui me donne un refuge en ce présent naufrage » (Médée, 255-258). |
Elle considère du reste que Jason l'a abandonnée parce qu'elle n'était
qu'une Barbare:
« Ce
n'est pas cela qui te retenait. Mais lié à une Barbare tu
voyais devant toi une vieillesse sans honneur » (Médée, 591-592). |
Il l'a probablement épousée uniquement par reconnaissance pour les services
qu'elle pouvait lui rendre.
Quant à Jason, il estime que Médée est mue uniquement par une forte sensualité, ce qui
convient du reste à sa nature barbare et n'est pas étranger à la gent féminine
tout entière:
« ...
Femme, tu fais sonner trop haut ce que tu fis pour moi. C'est
à Cypris selon toute apparence que ma navigation doit
son salut, à nul autre dieu ni mortel... Tu es
fine et tu me comprends, mais il te déplairait d'avouer que l'amour (ἔρως) t'a contrainte, que tu n'as pu parer ses flèches et
que c'est là pourquoi tu m'as sauvé. Mais
je veux bien n'y pas regarder de trop près. Pour
quelque raison que ce soit, tu m'as aidé et bien aidé » (Médée, 526-533). |
« ...
N'est-ce pas bien raisonné? tu le reconnaîtrais, si le souci du lit ne
t'irritait. Vous autres
femmes, vous finissez par estimer que tout va bien si seulement vos nuits
sont assurées. Qu'un
accident vienne les compromettre, le parti le plus profitable et le plus
éclatant vous
devient guerre déclarée » (Médée,
567-573). |
« Femme,
je loue ta conduite présente et je m'abstiens de blâmer le passé. Il
est naturel à tout votre sexe d'en vouloir au mari qui prend une seconde épouse (γάμους ἀλλοίους) » (Médée,
908-910). |
Une fois les enfants
massacrés, il se repentira d'avoir épousé une femme barbare, seule capable
d'avoir un tel comportement: il est puni pour n'avoir pas respecté les règles
de la cité grecque:
« Que
les dieux te détruisent! J'ai toute ma raison à présent. Le jour
de ma folie fut celui où je t'enlevai de chez toi, de ton pays barbare, pour
t'amener dans une maison grecque qui devait en périr » (Médée, 1329-1332). |
« ...
Tu fus épousée par moi (νυμφευθεῖσα), oui par moi, tu me donnas des enfants, que tu as détruits
dans ta jalousie de femme et d'amante. Jamais
il ne se fût trouvé de Grecque pour oser ce que tu osas, toi que j'ai
préférée à toutes » (Médée,
1336-1341). |
Notons toutefois qu'Euripide
a pris le contre-pied du discours traditionnel sur la femme, tel que le
revendique Médée. Son héroïne domine la pièce et triomphe, même si le prix en
est terrible, tandis que Jason, pleutre, falot et suffisant, ne fait pas le
poids, a manifestement peur de sa terrible compagne et est totalement vaincu.
(2)2.3. Hippolyte et
Phèdre
Pour Hippolyte, la situation est simple: il ne veut pas aimer, ce pourquoi il sera puni
par Aphrodite.
Quant à Phèdre, mariée à Thésée, sa passion pour Hippolyte lui est imposée par Aphrodite:
c'est une force extérieure contre laquelle elle ne peut rien. C'est bien ce que
voulait la déesse frustrée par le comportement d'Hippolyte:
« ...
L'illustre épouse de son père, Phèdre
le vit et son coeur fut saisi d'un amour (ἔρωτι)
violent. Tel était mon dessein » (Hipp., 26-28). |
Mais Phèdre ne veut pas succomber à cet amour interdit:
« L'amour (ἔρως) m'avait blessée et je me demandais comment
le supporter avec honneur. Pour commencer, je
décidai de taire et de cacher mon mal. [...] Je
résolus ensuite de porter dignement ma démence et
que ma vertu pourrait la dominer. Enfin,
comme rien n'arrivait à me rendre plus forte que
Cypris, je pris le parti de mourir, le
meilleur de tous, sans conteste. Ce
qui m'honore n'a pas à demeurer caché; c'est
si je faisais mal qu'il ne me faudrait nul témoin. Ma
passion consommée (τὸδ’ἔργον) m'enlèverait
l'honneur, je le savais, et
que, ce que je suis, une femme, tous
sont d'accord pour l'accabler » (Hipp., 392-407). |
L'honneur de Phèdre lui prescrit le suicide: l'indiscrétion de la nourrice
et le mépris d'Hippolyte qui en résulte ne font que précipiter la décision. Toutefois,
le sentiment de son honneur poussera Phèdre à commettre un acte méprisable: la
dénonciation mensongère d'Hippolyte, qui mourra pour un crime qu'il n'a pas
commis.
L'Amour tel qu'il est
présenté dans cette tragédie est une force aveugle, irrationnelle et
dangereuse, car elle ne respecte pas l'ordre social le plus élémentaire. La
passion s'oppose à l'ordre établi, elle doit être chassée de la cité. Une fois
de plus, la femme est le siège privilégié des passions et se présente comme un
facteur de perturbation pour les citoyens.
(2)2.4. Achille et
Iphigénie
L'amour est loin d'être le
moteur principal de l'action, mais il fait dans la tragédie une brève
apparition qui tranche avec les valeurs traditionnelles qui lui sont
rattachées. Au moment où Iphigénie accepte d'être sacrifiée pour sauver la
Grèce, Achille, qui a voulu la sauver, lui tient
ce discours très intéressant:
« Fille
d'Agamemnon, les dieux auraient fait mon bonheur en
t'accordant à moi pour mon épouse. Heureuse
Grèce d'être sauvée par toi! Heureuse es-tu, de pouvoir la sauver! Car
ton langage généreux est digne d'elle, Renonçant
à lutter contre ces dieux dont la puissance te dépasse, tu as
compris ce qu'exigent l'honneur et la nécessité. Je
regrette encore plus de résigner cette union depuis
que ta nature à moi s'est révélée: elle est toute noblesse » (Iph. A., 1404-1411). |
S'élevant au rang des héros par sa conduite noble, fondée sur le sens de l'honneur,
Iphigénie devient l'égale d'Achille et lui inspire un amour fondé cette fois
sur l'égalité des statuts et sur la reconnaissance d'un même engagement pour
les mêmes valeurs.
(2)3. Le contre-exemple
eschyléen: Clytemnestre face à ses hommes
Dès sa première évocation
dans la tragédie Agamemnon, Clytemnestre nous est présentée comme une femme-homme conforme
au portrait caractéristique tracé par le psychanalyste Pierre Daco: « Elle éprouve du mépris pour son propre sexe et
de la jalousie à l'égard de l'homme. Elle est une femme-chef
faisant tout marcher à la baguette. Elle est autoritaire et agressive. Elle
refuse de s'occuper des tâches de son sexe ». Le veilleur la présente, en
effet, en ces termes:
« Ainsi
l'ordonne en son
attente un coeur viril de femme (γυναικὸς ἀνδρόβουλον κέαρ)» (Ag., 10-11). |
Il est vrai qu'à l'instar de Pénélope, elle exerce la fonction de régente,
comme le choeur l'admet volontiers, et qu'elle tient le langage d'un homme
sensé, rationnel (σώφρωv):
« Je
suis venue vénérer ton pouvoir, Clytemnestre, car il est juste d'honorer la
femme du suprême chef, quand le trône viril est vide » (Ag., 258-260). |
« Femme,
tes paroles sont sages comme d'un homme sensé » (Ag., 351). |
Mais, malgré ses affirmations,
le choeur ne peut s'empêcher de se défier d'une femme en vertu de ses préjugés
négatifs sur l'émotivité irrationnelle perpétuellement associée au comportement
féminin:
« La
bonne nouvelle du feu, le
bruit s'en répand vite par la
ville. Est-elle vraie, qui
sait? ou quelque divine fausseté? Qui
serait si enfant ou l'esprit si frappé que
de s'enflammer le coeur à ce
signal de feu, au risque de
pâtir d'un démenti? Il
sied à un règne de femme de se
féliciter d'une joie avant de la voir. Trop
crédule, le désir féminin va vite à
l'aventure, mais vite s'évanouit
ce que femme annonce » (Ag., 475-487). |
Si Clytemnestre revendique
pleinement son rôle de régente, elle ne renonce pas pour autant, du moins en apparence,
au rôle traditionnel de l'épouse, gardienne fidèle du foyer en l'absence de
l'époux (telle Pénélope), en proie aux douleurs de la solitude:
« Rapporte
à l'époux ceci: "Qu'il
vienne au plus vite comme le désire la ville retrouver
à la maison la fidèle épouse telle
qu'il la quitta, chienne de garde à sa
dévotion, agressive aux malveillants, et en
tout pareille à soi sans avoir brisé
aucun sceau durant ce long temps. Je ne
connais de plaisir ni de parole blâmable d'aucun
autre homme pas plus que la trempe du bronze". Un
tel éloge, quand il est chargé de vérité, n'est
pas déplacé sur les lèvres d'une noble femme » (Ag., 604-614). |
« Je
dirai, non point ce
que j'ai ouï dire, mais ma propre vie si
dure quand celui-ci était devant Ilion. Déjà,
pour une femme, rester sans mari, seule
à la maison, est un terrible mal, et
entendre tant de rumeurs. L'un
vient, puis l'autre; chacun annonce un mal pire; ils
crient des souffrances pour la maison. [...]. A
cause de ces rumeurs néfastes on
eut plus d'une fois à me dépendre de force en
dénouant de mon cou une corde » (Ag., 858-876). |
Au discours mensonger sur la conduite passée correspond une déclaration
d'amour tout aussi mensongère et manifestée telle par son exagération même:
« Passés
tous ces chagrins et le coeur maintenant libre, je
peux appeler cet homme le chien du bercail, le
hauban sauveur du navire, la massive colonne de la
haute toiture, l'unique fils d'un père, la
terre apparue aux marins contre tout espoir, le
jour si beau à voir après la tempête, le
flot de la source pour le voyageur altéré » (Ag., 895-901). |
Face à cette épouse
virile, Agamemnon tient la place d'un homme
dévirilisé, tel que le décrit Pierre Daco: « Il
se sent mal à l'aise ou impuissant devant la responsabilité et les décisions.
L'indifférence ou le blâme le plongent dans une angoisse vague. Puisque l'homme
est hanté par son infériorité, il sera hanté parfois par l'idée de puissance:
c'est alors l'homme sec, cassant, dominateur, matamore ». Cet aspect contradictoire
de matamore/ timoré se vérifie, en effet, dans tout son comportement. L'hésitation
et la vanité caractérisent son comportement durant la guerre, notamment lors du
sacrifice d'Iphigénie:
« Le
chef aîné prit la parole: "Lourde
fatalité que de ne pas obéir! et
lourd aussi si j'attente à l'enfant, parure
de ma maison, si je
souille au flot d'une vierge égorgée mes
mains de père sur
l'autel. Quel choix, là, n'est un mal? Mais
comment déserter la flotte en
trahissant mes frères d'armes? Ce
sacrifice qui apaise le vent, ce
sang virginal, il faut d'une ardente ardeur le
désirer. Faste soit-il » (Ag., 205-217). |
Le ton cassant est réservé
à Clytemnestre, dont il juge la louange excessive, ce qui ne l'empêche pas d'obéir
à l'injonction de sa femme et de commettre l'acte orgueilleux de marcher sur un
tapis de pourpre, marque d'honneur quasi divine:
« Fille
de Léda, gardienne de mes demeures, tes
paroles sont à l'image de mon absence, tu as
discouru longuement, mais les éloges pour
honorer bien doivent venir des autres. Et
puis, pas de ce luxe à ta manière de femme; ne me
reçois pas à la mode d'un Barbare en me
hurlant ton cri de prosternation, ni ne
me fais une jonchée d'étoffes, un chemin d'envie. Ce sont
les dieux qu'il faut honorer de la sorte » (Ag., 914-922). |
Quant à Égisthe, il apparaît encore plus dévalorisé, car il a inversé les rôles: tandis
que son amante exerce les fonctions de chef d'État à l'extérieur, lui reste à
la maison, sans combattre à Troie, pour tendre des pièges par ruse et agir par
personne interposée: il est tout simplement une femme, ce qui est pire que de
l'être de naissance: aussi n'est-ils pas surprenant qu'il soit dépeint avec les
termes les plus infâmants par le choeur:
« Espèce
de femme qui attendais à la maison le retour des braves, tu souillais la
couche de l'homme et à
la fois tu complotais le meurtre du chef d'armée? » (Ag., 1625-1627). |
« Ainsi
je te verrai maître des Argiens, toi
qui complotas le meurtre sans
oser le commettre toi-même? -
C'était la femme, voyons, qui pouvait tromper. Moi
j'étais suspect, j'étais l'ennemi né » (Ag., 1633-1637). |
« Hardi!
fais ton fier comme un coq près de sa poule » (Ag., 1671). |
(2)4. Conclusion
La représentation des
tragédies étant organisée dans la cité par la cité et pour la cité, il était
normal que celles-ci véhiculent l'idéologie officielle, dans son unanimité ou
dans les discussions que celle-ci suscitait. L'attitude adoptée par Eschyle, par
Sophocle et par Euripide face à l'Amour est tout naturellement en rapport avec
les idées reçues ou débattues à leur époque.
Les personnages de Sophocle sont indiscutablement inspirés par un modèle homérique, qui est à la base
de l'enseignement dispensé aux Athéniens, mais un modèle revu dans un sens plus
restrictif du point de vue de la femme. Cette dernière n'existe qu'en fonction
de l'homme et entraîne dans son sillage une irrationalité dangereuse pour
l'espace civique. Elle ôte aux citoyens le sens de leur devoir vis-à-vis
d'eux-mêmes (du point de vue de l'honneur) et vis-à-vis de l'entourage (du
point de vue de la solidarité). C'est pourquoi Ajax ne peut qu'éprouver une
pitié à fleur de peau pour Tecmesse. De même,
l'irrationalité de Déjanire, qui la rend incapable de juger à sa juste valeur
le philtre remis par le centaure, lui fait tuer Héraclès, le héros par
excellence.
Quant à Eschyle, il nous montre l'inversion perverse du modèle civique, la femme incarnant
à tort la puissance pseudo-rationnelle, l'homme étant
désormais enfermé dans le gynécée (Égisthe) ou presque sur le point de l'être
(Agamemnon).
Face à cette conception
« civique » des relations entre l'homme et la femme, Euripide exprime des interrogations et des changements de mentalité. Le discours de
Médée sur la triste condition féminine devait très probablement renvoyer à des
débats contemporains sur le statut de la femme, éternelle mineure en termes
juridiques, mais de plus en plus amenée à prendre des responsabilités
habituellement dévolues aux hommes du fait de la guerre du Péloponnèse. Sa
situation d'étrangère épousée renvoie, mieux que Tecmesse,
au débat sur la citoyenneté athénienne et exprime les stéréotypes que les
Athéniens associent aux femmes barbares, en particulier orientales. Mais la
victoire finale de Médée, acquise sur un Jason pleutre et falot, montre
qu'Euripide préfère renvoyer les Athéniens face à leurs problèmes plutôt
qu'exalter une idéologie orgueilleuse que les faits sont en train de mettre à
mal.
Par ailleurs, il ne craint
pas d'attribuer à des femmes le souci de valeurs auparavant quasi exclusivement
masculines: Alceste a accepté de mourir pour donner d'elle-même une image
honorable, Phèdre, pour échapper au déshonneur, tandis qu'Iphigénie, par
l'acceptation du sacrifice, se hisse au niveau d'Achille. Peut-être tenons-nous
là le début d'un processus qui aboutira à l'exaltation d'un couple d'amoureux,
égaux en beauté et en moralité, que le genre romanesque mettra en avant.
(2)5. Appendice : Comparaison
avec le Cid de Corneille et la Phèdre de Racine
(2) 5.1. Le Cid
Il s'agit d'une
tragi-comédie jouée en 1637 d'après une pièce de Guilhem
de Castro, Enfances du Cid, publiée
en 1631. Corneille y peint l'amour partagé entre Rodrigue et Chimène, amour qui
entre en conflit avec leur conception de l'honneur. Car Rodrigue, pour venger
son père bafoué par une gifle que lui a administrée le père de Chimène, se bat
en duel avec ce dernier et le tue. Du coup Chimène doit réclamer sa mort pour
venger à son tour son père. Heureusement, une bataille contre les Maures
requiert la présence du Cid, qui remporte une glorieuse victoire. Le roi est
prêt à pardonner au Cid, mais, pour répondre aux exigences de Chimène, il
consent à un nouveau duel entre le Cid et un prétendant de Chimène.
Heureusement, le Cid est vainqueur: il peut prétendre à la main de sa belle,
après lui avoir laissé un an pour assumer son deuil.
Comme le montre déjà
l'intrigue, le sentiment amoureux est omniprésent: Rodrigue et Chimène s'aiment d'un amour réciproque.
Toutefois, pour que l'amour réciproque s'épanouisse, il doit être vivifié et nourri par l'estime:
Rodrigue: « Et
ta beauté, sans doute, emportait la balance, Si je
n'eusse opposé contre tous tes appas Qu'un
homme sans honneur ne te méritait pas; Que
malgré cette part que j'avais en ton âme, Qui
m'aima généreux me haïrait infâme; Qu'écouter
ton amour, obéir à sa voix, C'était
m'en rendre indigne et diffamer ton choix ». |
Chimène: « Tu
n'as fait le devoir que d'un homme de bien; Mais
aussi, le faisant, tu m'as appris le mien. Ta
funeste valeur m'instruit par ta victoire; Elle
a vengé ton père et soutenu ta gloire: Même
soin me regarde, et j'ai, pour m'affliger, Ma
gloire à soutenir, et mon père à venger ». |
Si l'amour se nourrit de
l'honneur, en cas de
conflit, c'est l'honneur qui l'emporte, renforçant l'amour tout en empêchant sa
concrétisation. C'est la conviction absolue des deux pères:
Le père de Chimène: « Mon
âme avec plaisir te destinait ma fille. Je
sais ta passion, et suis ravi de voir Que
tous ses mouvements cèdent à ton devoir; Qu'ils
n'ont point affaibli cette ardeur magnanime; Que
ta haute vertu répond à mon estime; Et
que, voulant pour gendre un cavalier parfait, Je ne
me trompais point au choix que j'avais fait ». |
Le père de Rodrigue: « Mais
d'un coeur magnanime éloigne ces faiblesses; Nous
n'avons qu'un honneur, il est tant de maîtresses! L'amour
n'est qu'un plaisir, l'honneur est un devoir ». |
Cette conviction est partagée par leurs enfants.
Chimène: « Il
y va de ma gloire, il faut que je me venge; Et de
quoi que nous flatte un désir amoureux, Toute
excuse est honteuse aux esprits généreux ». |
Rodrigue: « On
dira seulement: "Il adorait Chimène; Il
n'a pas voulu vivre et mériter sa haine; Il a
cédé lui-même à la rigueur du sort Qui
forçait sa maîtresse à poursuivre sa mort; Elle
voulait sa tête; et son coeur magnanime, S'il
l'en eût refusée, eût pensé faire un crime. Pour
venger son honneur il perdit son amour, Pour
venger sa maîtresse, il a quitté le jour, Préférant
(quelque espoir qu'eût son âme asservie) Son
honneur à Chimène, et Chimène à sa vie" ». |
Ainsi, les valeurs défendues
par Corneille rejoignent en quelque sorte les valeurs héroïques de l'épopée et
de la tragédie antiques à deux exceptions près:
(1) La gloire et l'amour concernent désormais aussi bien
l'homme que la femme, qui se retrouvent ainsi à égalité. L'amour
éprouvé par un homme ne dévalorise plus ce dernier: Rodrigue amoureux est
approuvé aussi bien par son propre père que par le père de Chimène.
(2) La gloire, fort présente, n'est
pas identique à celle d'Homère. La gloire homérique était acquise par des
exploits et accordée par la société dans laquelle se meut le héros. La gloire cornélienne résulte de
l'accomplissement d'un devoir et elle est aussi bien une valeur personnelle,
intériorisée, qu'une reconnaissance du groupe: Sénèque et la pensée
stoïcienne sont passés par là.
(2)5.2. Phèdre
Avec sa tragédie Phèdre, jouée en 1677, Racine porte au
paroxysme son analyse psychologique de la passion amoureuse, passion tragique
par excellence. Si le sujet est identique à celui de la tragédie d'Euripide, Racine
y a introduit des modifications substantielles. Comparons donc du point de vue
de la peinture de l'amour, les deux couples mis en scène.
La Phèdre de Racine, comme son homologue grecque, est victime d'un amour foudroyant,
qui annihile toute raison et toute volonté. Toutefois, Racine se réfère à une fatalité intérieure,
là où Euripide mettait en cause la fureur d'Aphrodite:
« Je
le vis, je rougis, je pâlis à sa vue; Un
trouble s'éleva dans mon âme éperdue; Mes yeux
ne voyaient plus, je ne pouvais parler; Je
sentis tout mon corps et transir et brûler. [...] En
vain sur les autels ma main brûlait l'encens: Quand
ma bouche implorait le nom de la déesse, J'adorais
Hippolyte [...]. Je
l'évitais partout. O comble de misère! Mes
yeux le retrouvaient dans les traits de son père ». |
S'y ajoute une
fatalité extérieure, puisque Hippolyte, éloigné par Phèdre de sa
présence, la retrouve à Trézène où elle s'est rendue.
Contrairement à l'héroïne d'Euripide,
Phèdre ne se contente pas de confier ses tourments à sa nourrice; la fausse
nouvelle de la mort de Thésée lui fait croire qu'elle peut désormais aimer Hippolyte sans crime et le lui
dire:
« Je
t'en ai dit assez pour te tirer d'erreur. Eh bien!
connais donc Phèdre et toute sa fureur; J'aime!
Ne pense pas qu'au moment que je t'aime, Innocente
à mes yeux, je m'approuve moi-même; Ni
que du fol amour qui trouble ma raison Ma
lâche complaisance ait nourri le poison; Objet
infortuné des vengeances célestes, Je
m'abhorre encor plus que tu ne me détestes ». |
Autre innovation de
Racine: bien qu'elle ait été repoussée, Phèdre espère encore fléchir Hippolyte, comme elle
l’avoue à sa nourrice:
« Il
n'est plus temps: il sait mes ardeurs insensées. De
l'austère pudeur les bornes sont passées: J'ai
déclaré ma honte aux yeux de mon vainqueur, Et
l'espoir malgré moi s'est glissé dans mon coeur. Toi-même,
rappelant ma force défaillante, Et
mon âme déjà sur mes lèvres errantes, Par
tes conseils flatteurs tu m'as su ranimer: Tu
m'as fait entrevoir que je pouvais l'aimer ». |
Enfin, c'est la
nourrice qui, pour prévenir la colère de Thésée accuse Hippolyte d'avoir tenté
de séduire sa marâtre. Phèdre, en
proie au remords, s'apprête à disculper le jeune homme, lorsqu'elle apprend de
Thésée qu'Hippolyte, dernière innovation de Racine, est de son côté amoureux d'Aricie. Du coup, elle se tait et laisse le destin
s'accomplir:
« Je
volais tout entière au secours de son fils; Et,
m'arrachant des bras d'Oenone épouvantée, Je
cédais au remords dont j'étais tourmentée. Qui
sait même où m'allait porter ce repentir? Peut-être
à m'accuser j'aurais pu consentir; Peut-être,
si la voix ne m'eût été coupée, L'affreuse
vérité me serait échappée. Hippolyte
est sensible, et ne sent rien pour moi! Aricie a
son coeur! Aricie a sa foi! Ah,
dieux! lorsqu'à mes voeux l'ingrat inexorable S'armait
d'un oeil si fier, d'un front si redoutable, Je pensais
qu'à l'amour son coeur toujours fermé Fût
contre tout mon sexe également armé; Une
autre cependant a fléchi son audace; Devant
ses yeux cruels une autre a trouvé grâce. Peut-être
a-t-il un coeur facile à s'attendrir: Je
suis le seul objet qu'il ne saurait souffrir. [...]
-
Quels fruits recevront-ils de leurs vaines amours? Ils
ne se verront plus. -
Ils s'aimeront toujours ». |
Cette fois, l'esprit est
radicalement différent de celui qui prévalait durant l'Antiquité. Non seulement
l'homme et la femme deviennent égaux devant l'amour, mais l'amour passionné, tel qu'il est
envisagé par Racine, est porteur d'un germe de mort: dans ses
tragédies, on meurt et on tue par amour. Car l'amour n'est pas nécessairement
partagé. Dès lors, tous les moyens sont bons pour vaincre la résistance de
l'être aimé qui ne partage pas votre passion: menace et chantage en sont les
ingrédients les plus fréquents. Si l'être aimé non seulement ne cède pas mais
aime ailleurs, il inspire une jalousie dévastatrice, à l'instar de celle de la
Phèdre de Racine, alors qu'elle était inexistante dans la tragédie d'Euripide,
où Hippolyte était un mystique, fervent d'Artémis la chaste déesse. L'analyse
psychologique de la passion amoureuse est à la base du théâtre de Racine, ce qui
nous change des personnages de l'épopée et de la tragédie grecques.