INTRODUCTION

 

 

(0)1. Eléments de la biographie de Lucien (env.125 p.C. - env. 180):

 

    - Issu d'une famille modeste, Lucien est né à Samosate en Syrie et, durant sa jeunesse, ne parle que le syrien. Destiné au travail manuel, il est placé comme apprenti chez un oncle, fabricant de statuettes, avec lequel il ne s'entend guère. Il s'enfuit très vite, apprend le grec dans des écoles de rhétorique d'Ionie et reçoit une formation de rhéteur. Il commence par être avocat à Antioche.

    Vers 150, il devient sophiste itinérant, vivant de leçons privées et publiques. Il parcourt alors l'empire romain pendant 10 ans, voyageant d'Asie Mineure en Gaule. Vers 160, il s'établit à Athènes, où il compose ses dialogues satiriques, qui constituent une des parties les plus célèbres de son oeuvre. Puis, vers 165, il redevient sophiste itinérant.

    Vers 179, il reçoit une haute fonction administrative en Egypte. A partir de ce moment, on perd sa trace, ce qui laisse supposer qu'il y meurt peu après.

 

    - Il laisse une oeuvre assez considérable, dans laquelle se sont glissés des écrits apocryphes:

86 ouvrages en prose;

2 compositions dramatiques: la Tragédie de la goutte (Ôñáãῳäïðïäάãñá) et Pied léger (Ὠêύðïõò);

1 recueil de 53 épigrammes, très probablement apocryphe.

 

    Le classement chronologique de cette oeuvre est impossible à faire, de même qu'un classement typologique. On y trouve, en effet, des exercices de rhétorique, tels que l'Eloge de la mouche (Ìõίáò Ἐãêìéïí), des dialogues - de la période athénienne -, plus ou moins philosophiques, tels les Dialogues des morts, des pamphlets et des romans satiriques, comme celui que nous allons étudier.

 

    En ce qui concerne la pensée de Lucien, on a beaucoup critiqué ce qu'on considérait comme une morale négative et un manque d'idéal. En particulier, son athéisme et son opposition aux adeptes du Christianisme, qu'il considérait comme des exaltés, lui ont valu un opprobre durable. En réalité, s'il est teinté de cynisme et d'épicurisme, il apparaît surtout comme l'homme d'une seule conviction, qui est: le mal sur la terre est dû essentiellement aux charlatans et aux imbéciles:

        

"LUCIEN. Je suis un   homme qui hait les fanfarons et les charlatans, qui déteste les mensonges et les hâbleries, qui a en horreur tous les coquins qui en tiennent plus ou moins. Or il y en a beaucoup, comme vous savez.

LA PHILOSOPHIE. En vérité, voilà une profession qui doit te valoir bien des haines.

LUCIEN. Tu as raison: aussi tu peux voir combien de gens me détestent et à quels dangers m'expose leur adversion. Néanmoins, je possède aussi un autre art, tout opposé, qui consiste à aimer. Oui, j'aime ce qui est vrai, ce qui est beau, ce qui est simple, en un mot, ce qui mérite d'être aimé. Seulement, je dois avouer qu'il y a peu de gens auxquels je puisse faire l'application de cet art" (Pêcheur, c. 20).

 

    Son apport en littérature réside essentiellement dans l'originalité de la forme. Il fond l'ancienne comédie et le dialogue socratique en une forme nouvelle, à savoir le dialogue satirique, il crée le récit de genre fantastique et fait du pamphlet un texte littéraire à part entière. Par ailleurs, sa langue est riche, imaginative et pleine de fantaisie. Lucien est un artiste du verbe.

 

 

(0)1. Le contexte littéraire. La Nouvelle Sophistique:

 

    Un des éléments constants de la pensée littéraire en Grèce est la doctrine, qui va s'épanouissant, de la Mimésis, c'est-à-dire la doctrine de l'imitation littéraire des Anciens.

 

    Le conflit entre Nature et Culture inauguré par Hésiode et par Pindare, c'est-à-dire entre l'inspiration poétique, conçue comme une possession divine, et l'art, qui est la connaissance et l'application de règles, a été très vite dépassé au profit de la culture. Cette dernière a, en effet, bénéficié d'un appui considérable de la part de la théorie de la Mimésis, dont les fondements épistémologiques sont empruntés à la réflexion des philosophes. Pour ceux-ci, et en particulier pour Platon, connaître la réalité, c'est la reproduire en pensée et en acte, soit l'imiter:

- La peinture imite le monde extérieur.

- L'art dramatique reproduit les passions et les sentiments.

- La littérature est donc l'imitation du réel.

Cette imitation est obtenue par des techniques éprouvées, mises au point par des générations d'écrivains. La réalité imitée par les écrivains devient ainsi à son tour objet de connaissance ou d'imitation. Par conséquent, chaque écrivain est invité à imiter ses prédécesseurs et à rivaliser avec eux.

 

    Cette pratique de la Mimésis, justifiée par les philosophes, se trouve renforcée par le type d'enseignement que connaissaient les jeunes Grecs. Chez le grammatiste, chez le grammairien et chez le rhéteur, l'élève lit, récite, étudie les auteurs et fait à leur propos des exercices écrits et oraux. Le livre est donc la base de l'enseignement et les Grecs sont pétris d'érudition: les citations leur viennent spontanément, leur bagage intellectuel est fait d'emprunts à toute une tradition, dont on ne mesure pas l'importance.

 

    L'épanouissement maximum de la Mimésis se manifeste à partir du Ier siècle a.C., lorsque des théoriciens de l'art et de la littérature, tels que Denys d'Halicarnasse et Quintilien, érigent celle-ci en système. On passe de la Mimésis passive (imprégnation) à la Mimésis active, qui veut reproduire et améliorer le fond et la forme des textes antérieurs.

 

    A l'époque où vit Lucien, c'est-à-dire au IIe s. de notre ère, on assiste à une véritable renaissance de la littérature classique, essentiellement sous sa forme rhétorique. Si l'esprit classique a disparu avec l'indépendance des cités grecques et si par conséquent l'inspiration s'essouffle - c'est l'époque où l'on discute de sujets absurdes et où on aime mêler les genres -, en revanche, l'influence du livre est plus que jamais prépondérante et le culte des valeurs passées, de plus en plus envahissant. On assiste ainsi au triomphe de l'érudition, à l'emploi constant des règles de rhétorique et au refus de la spontanéité, à l'utilisation combinée de tous les genres mis au point à l'époque classique.

 

 

CONCLUSION: Lucien est donc un bon reflet de son temps:

 

    Lucien adore fusionner les genres: tragédies faites sur des sujets comiques, dialogues philosophiques sur des sujets de comédie, discours philosophiques ou tragi-comiques.

 

    Il utilise tous les trucs et ficelles de la rhétorique: topoi, citations, proverbes, métaphores et comparaisons, fables et anecdotes.

 

    Il pousse la Mimésis au maximum. Toutes ses oeuvres sont des imitations plus ou moins parodiques des oeuvres célèbres qui l'ont précédé.

 

 

(0)3. Le roman grec:

 

    Si les romans grecs nous paraissent aujourd'hui comme une production mineure de l'hellénisme, il n'en allait pas de même autrefois. Au contraire, à la Renaissance, Homère, Virgile et Héliodore, par ses Ethiopiques, étaient considérés comme les grands auteurs épiques de l'Antiquité. Héliodore, en particulier, satisfaisait pleinement, selon les humanistes, aux exigences d'Aristote concernant l'épopée et la tragédie.  Ce succès des romans grecs ne se dément pas durant le XVIIe siècle.

 

Ainsi Racine, en 1655, à l'âge de 16 ans, découvre à l'école janséniste de Port-Royal le roman d'Héliodore (ouvrage comprenant 10 livres). On lui confisque un 1er et un 2e exemplaire, tant et si bien que lorsqu'il obtient un troisième exemplaire, il se dépêche d'apprendre le texte par coeur, pour parer à l'éventualité d'une troisième confiscation!

 

    D'autre part, on se trouve devant une aporie, en ce sens que les Grecs eux-mêmes n'ont pas défini leurs romans et que nous nous sentons mal armés pour le faire. Nous constatons simplement que la littérature que nous appelons romanesque s'épanouit à partir de la fin de l'époque alexandrine, comporte des récits essentiellement en prose et utilise comme ingrédients, dans des dosages variés, de l'amour, du voyage et de la violence.

 

    Le genre apparaît donc:

 

COMPOSITE: car il puise dans tous les genres littéraires de la Grèce:

 

   - A l'épopée, il reprend la volonté de dépaysement, le recul dans le passé, le merveilleux, les aventures héroïques.

 

    - A la tragédie, il reprend la puissance du destin, un destin envisagé dans la vie quotidienne, qui s'apparente plutôt à la Ôύ÷ç, les reconnaissances, les quiproquos, les renversements de situation.

 

    - A la comédie nouvelle, il reprend les histoires de voyages, les enlèvements, les reconnaissances, les hommes et les femmes de naissance libre réduits en esclavage, les amours contrariées etc.

 

    - A l'histoire, il emprunte le cadre, des personnages principaux et secondaires.

 

NOUVEAU par la place importante accordée à l'amour, plus encore que dans la comédie nouvelle.

On attribue celle-ci à l'influence de l'Orphisme, qui pose l'Amour comme 1er principe du cosmos, à celle de l'Asie et de ses nombreuses déesses de la fécondité, enfin au repli sur l'individu, qui caractérise les périodes de décadence. Il est également nouveau par la dignité conférée à la femme, qui devient l’égale de l’homme ; c’est un couple qui est au centre du roman.

 

TRADITIONNEL, en ce sens que le roman grec, malgré tous les moyens rhétoriques mis à sa disposition, est issu de la tradition populaire des conteurs, dont Hérodote autrefois s'était déjà montré l'héritier.

 

         Parmi les innombrables romans qui ont été composés, et dont certains seulement sont parvenus jusqu'à nous, on retiendra:

 

Comme romans d'amour:

Le roman de Chariton, Chéréas et Callirhoé, au IIe s. a.C.

Le roman de Xénophon d'Ephèse, Les Ephésiaques, au IIe s. p.C.

Le roman de Longos, Daphnis et Chloé, à la fin du IIe s. p.C.

Le roman d'Achille Tatius, Leucippe et Clitophon, avant 200 p.C.

Le roman d'Héliodore, Les Ethiopiques, au IIIe s. p.C.

 

Comme biographies romancées:

Le Roman d'Alexandre, à partir de l'oeuvre de Callisthène à la fin du IVe s.a.C.

Le Roman de Ninus, amoureux de Sémiramis, vers 100 a.C.

Le roman de Philostrate, La vie d'Apollonius de Tyane, aux IIe-IIIe s. p.C.

 

Comme roman de voyage:

Le roman d'Antoine Diogène, Les merveilles au-delà de Thulé, avant le IIe s. de notre ère, auquel on peut joindre des récits à consonance utopique, tels l'Hyperborée d'Hécatée d'Abdère et les Iles du soleil d'Iamboulos.

 

         Il nous faudra dès lors situer Lucien par rapport à ces différents courants.

 

(0)4. Le roman d’aventures, en  Grèce et ailleurs

 

    On peut s’interroger sur les particularités du roman d’aventures qui, comme les autres romans, est en tout cas composite et polyphonique, puisqu’il fait des emprunts à des œuvres et à des genres différents et qu’il adopte plusieurs registres d’écritures.

 

    Sa différence réside dans son but : la détente. Pour y parvenir, l’auteur doit veiller à ce que tout soit clair. Ainsi, il faut des bons et des mauvais ; l’analyse psychologique s’efface devant l’action, ses galops et ses renversements. Le rythme y est essentiel. Le lecteur-auditeur est exigeant en ce qui concerne les descriptions, car celles-ci doivent lui permettre d’y accrocher ses rêveries. Le récit ne peut être bref.

   

    Le roman d’aventures en Grèce est essentiellement un récit de voyage lointain. Or le récit de voyage se présente sous différentes formes :

 

   -  L’Odyssée est ainsi un récit de voyage : Ulysse raconte aux Phéaciens ses aventures et il affirme raconter la vérité.

    - Les voyageurs font des récits : comme ils prétendent généralement atteindre un vaste public, ils mettent en évidence ce qui est singulier et porte au rêve ou au cauchemar ; ils mettent en avant le « merveilleux », quitte à le fabriquer.

    - Les romanciers racontent une fiction comme si elle était vraie : on songe au récit de l’Atlantide fondé sur un témoignage ou aux contes de fées qui affirment « il était une fois ».

 

         Or le lointain est hors d’atteinte pour la plupart des gens et donc invérifiable. Ce fait introduit une confusion entre le mythe et la réalité. Dès lors, les lecteurs-auditeurs sont confrontés à la question : où est la vérité ? La réponse sera fournie, selon eux, par l’honorabilité du témoin. C’est pourquoi Homère est beaucoup plus considéré qu’un simple voyageur. Par ailleurs, le fait que des aventures se déroulent aux bords ou au-delà de l’Océan  rend celles-ci invérifiables et les fait basculer dans l’imaginaire.

 

(0)5. L’Histoire vraie : un modèle d’intertextualité:

 

    Les emprunts dans le domaine comique peuvent être répartis grosso modo en trois catégories : 

 

- Le travestissement burlesque, lequel est fondé sur la réécriture, dans un style « bas », d’une œuvre de style plus élevé, dont le sujet est, lui, conservé.

 

- La parodie, laquelle consiste en la transformation d’un texte, dont elle conserve le style ; l’œuvre modèle y est parfaitement identifiable.

 

- Le pastiche, lequel ne déforme pas un texte précis, mais imite un style ; le choix du sujet importe peu, ce qui compte c’est d’écrire « à la manière de ».

   

    Si on applique à l’Histoire vraie ces critères, on dira qu’il s’agit d’un pastiche (Lucien innove en racontant ses propres aventures à la manière des récits de voyage qui l’ont précédé), avec des passages qui sont des parodies (le combat des Lunaires et des Solaires rappelle celui des Grecs et des Troyens) et d’autres qui sont des travestissements burlesques (l’épisode de l’Ile des Bienheureux).