(3)1. Introduction
Que faut-il
entendre par « Grandes Découvertes » ? Certainement
pas un élargissement inédit de la connaissance de la terre habitée, dû à des
pratiques nouvelles de voyages. Car on voyageait beaucoup au Moyen Âge et ce
dernier avait connu, en outre, une formidable ère d'exploration au XIIIe
siècle.
Une
forme de voyage fort répandue au cours des siècles précédents était, en effet, le pèlerinage, épreuve, mortification et sacrifice. Une des
pérégrinations régénératrices par excellence était le voyage dans les Lieux
Saints: « Mourir près du Tombeau du Christ, après avoir mis ses pas dans
ceux du Christ, est une chance spirituelle, même pour ceux qui, en toute
sincérité, préfèrent quand même revenir vivants, avec ces singuliers profits
que sont l'invasion de la grâce pour l'Autre Monde et l'auréole du héros pour
celui-ci » [Favier (1991), p.125].
Dans cet esprit, les Croisades furent comprises par beaucoup de chrétiens comme
« le » pèlerinage entre tous. Notons cependant que les Lieux
Saints étaient le seul but des pèlerins non situé en Europe et, depuis
l'expansion des Arabes, hors du contrôle des chrétiens: les autres endroits,
dont Saint-Jacques de Compostelle, situés en Europe, ne posaient que les
problèmes habituels aux voyages de longue haleine.
Si l'Europe se
trouvait limitée à l'aire méditerranéenne, de par la présence musulmane au sud
et à l'est de l'Europe, et dépendante, pour son commerce, du bon vouloir des
Arabes, puis des Turcs seldjoukides et ottomans, elle eut l'opportunité de
nouer des contacts directs avec l'Extrême-Orient, lorsque les Mongols de Gengis
Khan et de Tamerlan réalisèrent leurs conquêtes. Sans entrer dans les détails,
précisons qu'à la fin du XIIIe siècle, l'empire mongol englobait la Chine du
nord et du sud, la Corée, le Tonkin, la Birmanie, toute l'Asie centrale et la
Sibérie méridionale, la Mésopotamie, l'Arménie et l'Iran, sans compter les
Khanats (vassalités) de la Horde d'Or, installés en Russie.
Or les traditions
turco-mongoles étaient tolérantes en matière de religion: pourvu qu'elles
reconnaissent le pouvoir du khan et s'abstiennent d'intervenir dans la
politique, toutes les formes de religion étaient admises dans l'empire. Par
ailleurs, l'organisation de Gengis Khan et de ses successeurs assurait la
sécurité des routes dans l'empire. Aussi les marchands, désireux d'acquérir les produits de
l'Extrême-Orient (la soie), et les missionnaires, envoyés par une chrétienté souhaitant prendre
l'Islam à revers par une alliance avec une puissance qui ne lui était pas a
priori hostile, sillonnèrent l'empire durant le XIIIe siècle et se rendirent à
la cour de Karakorum et de Kambalik. De ces voyageurs proviennent plusieurs
relations, qui exercèrent une grande influence à la Renaissance: ce sont,
notamment, celles des missionnaires Giovanni da Pian Carpino et Guillaume de
Rubrouck (franciscains) et du marchand vénitien Marco Polo, dont le Milione
allait devenir le livre de chevet de nombreux Découvreurs, en particulier de
Christophe Colomb.
Le XIVe siècle
marqua un temps d'arrêt dans les explorations, car les circonstances étaient
défavorables: grande peste qui décapita les populations européennes
(1347-1348), décomposition de l'empire mongol, qui devint incapable d'assurer
la sécurité des routes, conquête de l'est de la Méditerranée par les Turcs
ottomans, culminant avec la prise de Constantinople en 1453.
Au XVe siècle, le
contexte redevint favorable aux explorations en raison de contraintes
économiques nouvelles. Ainsi, l'Occident éprouvait un véritable engouement pour
la soie et les épices, ce qui invitait les marchands à rechercher des circuits
nouveaux pour éviter les gros frais entraînés par les nombreux intermédiaires.
Il avait besoin de s'approvisionner en or, pour ses transactions commerciales,
et en esclaves, pour assurer son développement économique; or le commerce de
l'un et des autres en Afrique était contrôlé par les Arabes. Enfin, l'expansion
démographique imposa de rechercher de nouvelles terres propres à l'agriculture.
Cet ensemble de circonstances lança les explorateurs sur la route maritime des
Indes que l'on rechercha vers l'est (les Portugais) et vers l'ouest (les
Espagnols). Les Grandes Découvertes furent ainsi, pour ne reprendre que les
expéditions et les dates emblématiques :
la circumnavigation de l'Afrique (Vasco de Gama,
1497-1498)
la découverte de l'Amérique (Christophe Colomb,
1492; Cabral, 1500)
la circumnavigation de la terre (Magellan, 1520-1522)
la recherche du continent austral (métamorphose
de l'antipode austral), inaugurée à la suite du passage de Magellan au large de
la Terre de Feu
Elles furent anticipées, en ce qui
concerne la route orientale des Indes, par de nombreuses explorations
portugaises des côtes de l'Afrique. Il convient toutefois de ne pas limiter,
comme y invite l’emploi habituel de l’expression « les grandes
Découvertes », le progrès des connaissances à l’exploration de la route
maritime des Indes et au surgissement de l’Amérique qui en découla de façon
inopinée. La route continentale des Indes fut réutilisée et à cette occasion le
« monde russe » fut redécouvert. La recherche de produits commerciaux
et celle d’alliances poussa des marchands et des ambassadeurs en Moscovie, ce
qui fit mieux connaître un pays demeuré jusque-là une terra incognita.
Par ailleurs, la recherche d’une route maritime vers la Chine et le Japon
entraîna à la fin du XVIe siècle une amélioration des connaissances relatives
aux territoires riverains de l’océan Arctique en Europe, en Asie et en
Amérique.
(3)2. Le rôle des humanistes dans la préparation des
Grandes Découvertes
Étant donné le
respect des « Autorités », hérité du Moyen Âge, et le prestige de
l'Antiquité, promu par les humanistes, on peut dire avec Numa Broc, que
« Colomb, Gama, Magellan... ne firent que vérifier les hypothèses avancées
par les savants bien longtemps avant eux » et « qu’ainsi, la conquête
intellectuelle de la terre aurait précédé sa conquête matérielle de plus d'un
demi-siècle » [Broc (1980), p.239].
Ce
furent, en effet, des humanistes qui fournirent aux Découvreurs le bagage
intellectuel dont ceux-ci avaient besoin pour se risquer dans l'exploration de
terres et de mers inconnues ou mal connues. Ils le firent en agissant
essentiellement dans trois directions:
ils contribuèrent à la projection des différentes
terres habitées et des mers sur des cartes et sur des sphères ;
ils rédigèrent des traités qui rassemblaient
tous les renseignements dont on disposait à l'époque pour décrire le monde ;
ils assurèrent dès la fin du XIVe siècle (1ère
trad. latine en 1409), la redécouverte et la diffusion de la Géographie
de Claude Ptolémée (IIe s.) et des cartes d'Agathodémon (IIIe s.), lesquelles
constitueraient les premiers atlas.
Notons que si de
telles recherches furent menées un peu partout en Europe à partir du XIVe
siècle, elles se concentrèrent surtout à Florence (du XIVe jusqu'à la fin du
XVe siècle), à Sagres et à Lisbonne (au XVe siècle), à Madrid (au XVIe siècle),
à Anvers et à Amsterdam (fin du XVIe siècle et XVIIe siècle). Ce qui n'empêcha pas
des personnalités venues d'ailleurs d'avoir marqué leur temps: je songe, par
exemple, au cardinal d'Ailly, chancelier de l'université de Paris, mort en
1410, qui rédigea une célèbre Image du monde, et à Martin Behaim, un
géographe allemand, auteur d'une sphère célèbre réalisée en 1492 (par
conséquent sans représentation de l’Amérique).
Du
fait de leur triple collaboration à la constitution du bagage géographique de
leurs contemporains, les savants des XIVe et XVe siècles furent amenés à se
pencher sur deux questions:
quelles étaient les dimensions de la terre
habitée et la répartition chiffrée des terres et des mers?
Que pouvait-on connaître des pays lointains, peu
ou pas explorés, et en particulier des marges de la terre (définies par rapport
au centre méditerranéen)?
(3)2.1. Les dimensions
du globe terraqué
La
première question reçut une réponse erronée de Claude Ptolémée, qui pèserait
lourd par la suite. Les calculs astronomiques de ce dernier l'avaient amené,
en effet, à sous-estimer la circonférence terrestre et à surestimer les
dimensions de l'Eurasie. Les deux erreurs se renforçaient pour donner à croire
que la route terrestre de l'Europe vers la Chine était extrêmement
longue. Elles firent notamment partie du bagage de Christophe Colomb, comme en
témoigne ses annotations d’un exemplaire de l’encyclopédie de Pierre d'Ailly [textes cités par Heers
(1981), p.153]:
« De l'extrémité de l'Occident, c'est-à-dire du Portugal
à l'extrémité de l'Orient, c'est-à-dire l'Inde, par voie de terre, la route
est très longue ». « De l'extrémité
de l'Occident jusqu'aux limites de l'Inde par terre, il y a bien plus que la
moitié de la terre, bien plus que 180° ». « D'un port de la mer Rouge en
Inde, il faut un an de navigation ». « Et Salomon a
mis trois ans pour faire le voyage aller et retour » |
|
En
revanche, la route maritime de l'Ouest vers la Chine semblait
ridiculement courte, selon d’autres annotations
du même ouvrage [textes cités par Heers (1981), pp.154-155], qui reposaient sur des affirmations d’Aristote [cf. Jourdain (1861)]:
« Un bras de mer
s'étend entre l'Inde et l'Espagne ». « L’Inde est près de l’Espagne ». « Entre la fin de l'Espagne
et le début de l'Inde, il n'y a pas beaucoup d'espace ». « La fin des terres
habitables vers l'Orient et le début et la fin des terres habitables vers
l'Occident, sont relativement proches et entre elles il y a une mer de
petites dimensions ». « Près du mont de
l'Athlante, il y a de nombreux éléphants et de même en Inde, et donc l'un de
ces lieux n'est pas très éloigné de l'autre ».
« Comme la fin de l'Espagne et le commencement de l'Inde ne sont
pas éloignés, il est évident que cette mer est navigable et peut être
franchie en quelques jours par un bon vent » . |
Notons
en passant qu'une autre erreur importante de Ptolémée fut par contre de peu de
poids. Le Pélusien avait, en effet, conçu l'océan Indien comme une mer fermée,
en reliant l'Afrique orientale et l'Asie au sud de l'équateur par une longue
côte rectiligne qui délimitait un continent austral, appelé Terra incognita.
Si cette erreur fut enregistrée par Pierre d'Ailly et par Aeneas Sylvius
Piccolomini, elle n'empêcha pas les navigateurs portugais de se lancer dans
l'exploration des côtes de l'Afrique et fut très vite ridiculisée par ceux-ci.
(3)2.2. La
représentation des marges de la terre
La
seconde question, à savoir la collecte de renseignements sur les pays lointains,
fut également résolue par une culture livresque. Pour remplir le blanc des
cartes à l'endroit des marges de la terre, les savants empruntèrent à leurs
prédécesseurs antiques et médiévaux toutes les fables merveilleuses et
fantastiques que ceux-ci avaient rapportées à propos des
« finistères ». Comme le note très justement Jean Favier, « pour
ces marges, on recopie froidement les « autorités » ou encore:
« ce qu'on ne sait pas d'une terre marginale, on l'emprunte à ce que l'on
croit savoir ou à ce que d'autres ont dit d'une autre. La notion de terre
marginale l'emporte sur celle d'une véritable localisation des phénomènes
rapportés » [Favier (1991), p.257].
Furent
ainsi installés dans les marges de la terre les races monstrueuses et le
bestiaire enchanté dont le médecin grec Ctésias de Cnide (IVe s. a.C.) avait
révélé la présence en Inde. On retrouve, par exemple, un peu partout des hommes
sans tête, des cynocéphales, des Amazones, des martichores etc. S'y
ajoutèrent les terres fabuleuses des Anciens, telles que Atlantide, pays des
Hespérides et des Gorgones, îles Fortunées, Hyperborée. A ces terres
identifiées par des traditions antiques
se joignirent les terres fabuleuses du Moyen Âge: île de Saint-Brandan, île des
Sept Cités, pays de Gog et de Magog, royaume du Prêtre Jean, Paradis terrestre,
Ophir etc. [cf. Mund-Dopchie
(1993)]. Les lettrés imposèrent de la sorte une image de
contrées tout à la fois riantes et hostiles, que les voyageurs se contenteraient
d'identifier; il ne leur resterait plus qu'à « désamorcer l'étrangeté
du jamais vu par la reconnaissance du déjà lu » [Jacob (1992), p.327].
La
quête de l'île des Sept Cités est exemplaire à cet égard. Au départ, il s'agit
d'une légende médiévale, qui a cours principalement dans la péninsule ibérique.
Celle-ci raconte qu'après la conquête de l'ancien royaume des Wisigoths par les
Musulmans en 711, six évêques, dirigés par l'archevêque de Porto, se
réfugièrent avec leurs ouailles dans une île de l'océan Atlantique. Ils y
fondèrent chacun une cité merveilleuse, ce qui explique le nom d'île des Sept
Cités donné à ce site enchanteur. La vérité du récit fut si peu mise en doute
qu'elle hanta désormais les esprits des découvreurs portugais et espagnols. En
1475, le roi Alphonse V du Portugal accorda à Fernão Teles le gouvernement de
l'île, qui restait toutefois à découvrir. Le 12 juillet 1486, le roi Jean II du
Portugal confia à Ferdinand van Olmen (Fernão d'Ulmo) la mission de découvrir
l'île des Sept Cités. Parti avant mars 1487 le Flamand des Açores fit voile
vers l'Occident; il n'en reviendrait plus et on ignora toujours les
circonstances de sa mort. L'île des Sept Cités, que l'on baptise aussi Antilia,
fut par la suite envisagée dans la correspondance échangée entre Paolo
Toscanelli et Colomb comme une escale intéressante sur la route occidentale de
l'Inde. Elle figure, à ce titre, sur différentes cartes de l'océan atlantique.
Enfin, l'île se transforma en les Sept-Cités de Cibola, lorsque les Espagnols
entendirent parler au Mexique d'un mythe aztèque qui avait trait aux origines
du pays. Les Aztèques sont issus de sept tribus, sorties de sept cavernes au
nord du pays. Les Indiens Zunis sont restés dans la région et ont divisé en
sept parties leur merveilleuse capitale, appelée « Centre du Monde ». Il n'en
fallut pas plus pour que le vice-roi Antonio de Mendoza décide d'y envoyer une
expédition...
Christophe Colomb nous offre également la preuve de l'importance de cette culture livresque dans la Découverte. Peut-être bénéficia-t-il, comme le disent des rumeurs, de renseignements pratiques de la part d'un pilote inconnu, qui aurait découvert avant lui le Nouveau Monde au cours d'une tempête qui aurait détourné son navire. Toujours est-il qu'il lui fallait convaincre les pouvoirs économiques et les milieux scientifiques de son temps. Il se donna donc un dossier solide, comme le prouvent les ouvrages annotés par lui, conservés actuellement à la Bibliothèque Colombine de Séville:
L'Imago mundi de Pierre d'Ailly (éd. de
1480 ou 1483).
L'Historia rerum ubique gestarum
d'Aeneas Sylvius Piccolomini (éd. de 1477).
Une Histoire Naturelle de Pline en
italien (éd. de 1489).
Un Devisement du Monde de Marco Polo en
latin (éd. de 1479).
Une Géographie de Ptolémée (éd. de 1479).
Il correspondit avec Toscanelli, dont
une lettre scientifique, écrite le 25 juin 1474, et y parlait des routes
occidentales vers la Chine et le Japon. Ses connaissances des discussions sur
les dimensions de la terre habitée lui permirent de la sorte de défendre de
façon argumentée son hypothèse, selon laquelle, en vertu de la rotondité de la
terre et de ses dimensions, « les Indes peuvent être rejointes par l'ouest
bien plus sûrement, plus vite et à moindres frais que par l’est » [Heers (1981), p.149]. D'autant plus que la traversée serait sans
péril en raison des nombreuses îles installées dans l'océan Atlantique, dont
l'existence lui était révélée par les « Autorités « bibliques et
antiques ainsi que par Marco Polo. Colomb n'hésitait d'ailleurs pas à écrire:
« Je découvris par la volonté divine 333 lieues de terre ferme à l'extrême
bout de l'Orient et 700 îles importantes outre ce que j'avais découvert la
première fois », voire « des terres plus vastes que l'Afrique et plus
de 1700 îles, outre l'Espagnole dont le circuit est supérieur à celui de
l'Espagne tout entière » [textes cités par Heers (1981), p.156].
(3)3. Le rôle des humanistes dans la diffusion des
Grandes Découvertes
(3)3.1. Les
informations parallèles
À côté de textes conçus
pour rencontrer un large public - les uns connaissant une impression immédiate,
les autres ayant été relégués par divers concours de circonstances dans des
centres d'archives -, il y eut certainement une connaissance des Découvertes
diffusée de façon fort efficace, mais difficilement discernable: je veux
parler de la partie immergée de l'iceberg que représentent, d'une part, la
masse de lettres et de rapports, qui n'ont jamais connu la consécration d'une
édition, d'autre part, la transmission orale.
La circulation de textes de la main à la main fut capitale pour cette connaissance: il s'agit
de la correspondance adressée aux princes, prélats, hommes d'affaires,
négociants, qui cultivaient de surcroît volontiers le secret. On sait, par
exemple, que le premier voyage de Colomb fut connu dès le débarquement du
navigateur par des voies non-officielles, comme le montrent les démarches
suivantes. La première est celle d'un marchand italien séjournant à Barcelone,
Annibale Zennaro, lequel, avant même l'arrivée de Colomb dans cette ville,
envoya à son frère à Milan le récit de l'expédition. Puis un ami du Zennaro
milanais avertit les Este de Ferrare, tandis que Ludovic le More recevait de
son côté l’information, non par Zennaro, mais par son correspondant à Venise.
De même, un modeste artisan de Florence, Tribaldo dei Rossi, raconta comment le
retour de Colomb fut connu dans sa ville: par une lettre arrivée en mars 1493
et adressée à la seigneurie de Florence. Il note en particulier dans son
journal, sans citer une seule fois le nom de Colomb, la rumeur que voici [texte cité par
Heers (1991), pp.26 et 28]:
« On a trouvé là tant d'or que cela vaut bien
plusieurs duchés [...]. Le roi fit faire de plus grandes fêtes pour fêter leur
retour que pour la conquête de Grenade et bien des personnes affirment qu'il
veut y envoyer à nouveau une grande flotte » |
Quant à la transmission orale, sur
laquelle on n'a aucune prise, il devait s'agir de rapports d'espions,
d'interrogatoires de matelots, qui étaient répétés. Ce type de témoignages fut
utilisé notamment par Pietro Martire d'Anghiera, Milanais séjournant en
Espagne à la cour d'Isabelle la Catholique, pour laquelle il accomplit des missions
diplomatiques: évoquant le deuxième voyage de Colomb, il fait état de
renseignements fournis par un certain Melchior et ses compagnons, membres de
l'expédition, et par Colomb lui-même, renseignements dont il se servira lors de
la rédaction de ses Décades [texte cité par Heers (1991), p.64]:
« Quant aux compagnons de
Melchior, ils n'étaient ni lettrés ni expérimentés. C'est pour cela que je ne
vous donne encore que peu de détails et jetés au hasard, comme j'ai pu les
recueillir... J'espère pouvoir vous raconter bientôt tout ce que j'ai appris
d'autre. D'ailleurs, Colomb, dont je suis l'ami particulier, m'a écrit qu'il
me dirait très au long tout ce que sa bonne fortune lui a fait
découvrir ». |
(3)3.2. Les écrits des acteurs et témoins privilégiés
Quand on aborde les sources « canoniques », à savoir les textes rédigés pour être divulgués, une première catégorie est constituée par les récits des acteurs principaux ou secondaires des explorations et des conquêtes. Ceux-ci imposent – ou prétendent imposer - à leur texte les bornes mêmes de l’expérience : le champ de vision est délibérément partiel et les limites de l’enquête manifestées généralement, mais non exclusivement, par l’usage de la première personne [cf. Jeanneret (1983), p.227]. Or ces récits ne bénéficièrent pas d’une diffusion identique à l’époque où ils furent rédigés.
(3)3.2.1. Diffusion à la Renaissance
DIFFUSION MANUSCRITES ET EDITIONS DIFFEREES
Beaucoup des récits furent connus durant la
Renaissance quasi exclusivement grâce à la circulation du manuscrit autographe
et/ou de copies de celui-ci, car ils ne furent publiés qu’après un délai d’une
cinquantaine, voire une centaine d’années après l’événement et sa narration. Ce
retard, indépendant de la volonté du narrateur, est le plus souvent dû à
l’attitude des destinataires du récit qui tiennent à contrôler ou même à
censurer l’information. Ainsi, la monarchie
et les marchands portugais imposèrent à leurs explorateurs la confidentialité
de leurs rapports sur les côtes africaines, pour être en mesure de garder le
monopole de leurs découvertes géographiques, et ne levèrent l’interdit que vers
les années 1550. La seule exception notable à cet égard est constituée par le
récit effectué par le Vénitien Alvise de Cadamosto, narrateur de ses propres
explorations des côtes africaines (jusqu’au Niger en 1455-1457) : encore
faut-il attendre 1507 pour que son texte soit une première fois éditée à
Vicence dans un recueil de récits de voyage rassemblés par le cosmographe
Montalboddo. De même, le récit de la conquête du Mexique (1519-1521) par un
compagnon de Cortés, Bernal Diaz del Castillo, Historia verdadera de la
conquista de la Nueva España (1552-1568), dont la rédaction était achevée
vers 1575, fut édité seulement en 1632 ; car à partir des années 1550, la
monarchie espagnole, lassée par la « légende noire » que répandait à
son propos la contre-propagande protestante, freina la production de récits sur
la Conquête des empires aztèque et inca. Enfin, dans une autre aire
géographique, l’ambassadeur vénitien Francesco da Collo composa vers 1518-1519
un compte rendu de sa mission en Moscovie, que son mandataire l’empereur
Maximilien de Habsbourg ne se soucia pas de diffuser ; le texte circula uniquement
sous forme manuscrite durant le XVIe siècle et ne fut publié qu’en 1603 par un
neveu qui avait le sens de la famille [cf.
Mund (2003), p. 45].
Bon nombre de ces récits ne furent même jamais publiés durant la Renaissance et le XVIIe siècle. Ils ne le furent qu’à une époque récente ou attendent encore leur éditeur : citons, à titre d’exemple, le récit de Diego Alvarez Chanca, compagnon de Colomb lors du deuxième voyage et médecin de sa flotte, qui fut adressé sous la forme d’une lettre aux autorités municipales de Séville ; le manuscrit « original » a disparu et a été « redécouvert » au XIXe siècle grâce à une copie réalisée dans les années 1550 par un moine hiéronymite du couvent de la Mejorada, près d’Olmedo en Vieille Castille [cf. Heers (1981), p.243]. On peut craindre du reste que certains d’entre eux sont définitivement perdus : retrouvera-t-on jamais le Journal de bord du premier voyage de Christophe Colomb qui ne nous est accessible qu’à travers les utilisations qu’en ont faites ses premiers biographes, Las Casas (1552) et Fernando Colomb (1572) ?
Les circonstances
évoluant, ce contrôle politique de l’information ne fut toutefois pas
uniformément et constamment maintenu, comme l’atteste la vogue des collections
de récits de voyage à partir des années 1550. Il s’agissait désormais moins
d’annoncer des premières découvertes que de faire le point sur les acquis des
différents voyages et explorations. Quatre collections sortirent ainsi du lot,
supplantant un premier recueil, intitulé Nouus orbis regionum (Bâle,
1532), constitué par Johannes Huttich et préfacé par Simon Grynaeus. Il s'agit
des collections de Ramusio, d'Hakluyt et Purchas, de de Bry et de Lindschoten.
Le Vénitien
Giambattista Ramusio publia en 1550, le volume 1 des Navigationi et Viaggi,
consacré à l'Afrique et à l'Asie méridionale et
en 1556, le volume 3, traitant du Nouveau Monde. Le volume 2, consacré à
l'Asie centrale, à la Russie et aux mers polaires, fut publié à titre posthume
en 1559. Quant au volume 4, qui devait évoquer l'Amérique du sud, il ne vit
jamais le jour. Chacun des volumes rassemble des textes traduits ou rédigés en
langue toscane, qu’il s’agisse de récits et de traités connus mais dispersés ou
peu accessibles, de textes inédits, ou encore d’introductions et de mémoires
traitant de questions débattues à la Renaissance, sans oublier les gravures et
les cartes de Gastaldi. Appartiennent, par exemple, à la catégorie des textes
mal connus qui bénéficièrent grâce à Ramusio d’une notoriété nouvelle ou
renouvelée, le récit de Pigafetta relatif à l’expédition de Magellan et la
relation du deuxième voyage de Jacques Cartier (1535-1536) au Canada. Relèvent
de la catégorie des inédits révélés par Ramusio, de nombreux récits portugais, la
Descrittione dell'Africa de Jean-Léon l'Africain et la relation du premier
voyage de Jacques Cartier. Quant à la troisième catégorie, elle regroupe des
dissertations sur l'origine des crues du Nil, sur la route des épices, sur le
tour du monde de Magellan. Les volumes des Navigationi et Viaggi furent
réédités et augmentés à plusieurs reprises au cours du XVIe siècle.
Oeuvrant au bénéfice de la politique d’expansion
des souverains britanniques, Richard Hakluyt constitua à son tour trois volumes
de relations de voyages (1589), relatifs, le premier, à l'Afrique occidentale,
au Levant, à l'Orient, le deuxième, à la Russie, à l'Asie centrale, au passage
du nord-est, le troisième, aux Indes occidentales. Son projet fut poursuivi par
Samuel Purchas qui fit dans ses propres volumes (1624) une part plus large aux
récits étrangers, espagnols et hollandais.
Dans
les années 1590-1634, Théodore de Bry,
cartographe et éditeur liégeois chassé par la Contre-Réforme, publia avec
ses fils treize volumes de Grands
voyages, consacrés aux Indes occidentales, et douze volumes de Petits
voyages, consacrés aux Indes orientales. L'attrait de cette entreprise
colossale est d'avoir repris des relations qui étaient demeurées auparavant
confidentielles et d'avoir illustré ses ouvrages avec des gravures d'un haut
intérêt ethnographique.
Enfin,
l'Itinerarium de Jan Huyghen Van
Linschoten, publié en 1595, contient le récit de l'expédition de l'auteur en
Inde et d'autres relations relatives aux Indes orientales et occidentales et à l'Afrique.
PUBLICATIONS IMMEDIATES
En définitive, les récits composés
par les acteurs des explorations de « nouveaux mondes » et des
conquêtes coloniales furent relativement peu nombreux à bénéficier d’une
publication quasi immédiate. Sans prétendre en dresser une liste exhaustive, je
signalerai néanmoins quelques succès de librairie concernant la découverte
du Nouveau Monde et de la Moscovie.
Ainsi, la lettre
que Christophe Colomb composa à l’adresse de Luis de Santangel, en février
1493, alors que ses caravelles n’avaient pas encore rejoint l’Espagne, sortit
de presse à Barcelone, deux semaines seulement après le retour du grand Amiral
à Palos, sous une forme relativement bâclée. Elle fut quasi immédiatement
traduite en latin et imprimée à Rome en mai 1493 à la demande expresse des Rois
Catholiques. Cette version latine connut neuf éditions en 1493-1494 et fut à
son tour traduite en allemand en 1497. Le récit du quatrième et dernier voyage,
rédigé par Colomb le 7 juillet 1503 sous forme de lettre, bénéficia lui aussi
d’une certaine notoriété. Circulant d’abord sous une forme manuscrite, il fut
traduit en italien et publié à Venise en 1507. Mais il ne connut qu’une faible
diffusion, ce qui lui valut le nom de Lettera rarissima. Il est vrai
qu’à la même époque, les relations d'Amerigo Vespucci, à savoir le Mundus
nouus (1e éd. latine, 1503) racontant son quatrième voyage (1501-1502) et
les Quatuor navigationes (éd. Waldseemüller, 1507), racontant ses quatre
voyages, constituaient de gros succès éditoriaux. Notons en passant que,
contrairement à ceux de Colomb, l’authenticité du premier et du quatrième
voyage de Vespucci est fortement contestée.
De même, les
contemporains furent renseignés sur les épisodes de la conquête de l’empire aztèque (1519-1521)
essentiellement par la deuxième et la troisième Lettre de Fernand Cortés
à Charles Quint : la deuxième, datée du 30 octobre 1520 fut imprimée à
Séville en 1522, puis fut très
rapidement traduite en latin, en italien, en flamand, en français et en allemand ;
la troisième, datée du 15 mai 1522 fut imprimée à Séville en 1523 et fut, elle
aussi, très vite diffusée à travers toute l’Europe. En revanche, la
première lettre de Cortés a disparu ; la quatrième, datée du 15 octobre
1524 et sortie de presse à Tolède en 1525, fut moins diffusée ; quant à la
cinquième, datée du 3 septembre 1526, elle ne fut éditée qu’au XIXe siècle [cf.
Grunberg (1979), pp.17-18]. Les
hommes de la Renaissance furent également au courant d’autres explorations et
conquêtes du territoire américain, dont les récits furent publiés du vivant de
leurs auteurs. Pour me limiter à l’orbe français, la deuxième expédition de
Jacques Cartier au Canada (1535-1536) fut
connue de ses contemporains grâce à une édition dans la langue originale à
Paris en 1545, les autres expéditions étant relatées pour la première fois dans
des Collections de Ramusio (première expédition) et de Hakluyt (fragments de la
troisième expédition). Connue du grand public grâce au roman historique de
Jean-Christophe Rufin, Rouge Brésil (Paris, Gallimard, 2001),
l’implantation éphémère d’une colonie française dans la baie de Rio de Janeiro
(1555-1560) fut narrée par un membre de l’expédition, Jean de Léry, dont le
récit Histoire d’un voyage en terre de Brésil fut édité une première
fois en 1578 et connut quatre rééditions remaniées par ses soins.
Enfin, la circumnavigation de Magellan (1520-1522) fut, elle aussi,
immédiatement célèbre à la Renaissance grâce au récit d'Antonio Pigafetta.
Enrôlé comme surnuméraire à bord de la Trinidad, le vaisseau-amiral, ce dernier
survécut à tous les drames qui assombrirent l'expédition - défection d'une
partie des équipages, mort au combat de Magellan, massacre de Cebu, naufrages -
et fut l'un des rares survivants que Delcano ramena en Espagne sur la Victoria,
l'unique navire rescapé. Son journal, remanié après l'expédition, fut
rapidement diffusé en français et en italien par des copies manuscrites et il
fut édité deux fois, dans l'une et l'autre langue (1e éd. française, 1525),
avant que Ramusio ne fasse figurer le récit dans le premier volume de sa
Collection.
(3)3.2.2. Les motifs avoués ou
dissimulés de la rédaction et de la publication des récits
Pour qu’un récit soit publié, il faut qu’il réponde aux attentes de tous ceux qu’ils concernent : les éditeurs, les auteurs des récits et les destinataires auxquels les ces textes sont adressés.
LES AUTEURS DE COLLECTION
Le but premier des éditeurs des Collections fut
essentiellement de faire le point sur les découvertes des décennies précédentes et d’organiser
l’information ainsi engrangée. L’attitude de Ramusio, exprimée dans sa préface,
est exemplaire à cet égard. En
premier lieu, il entend se démarquer d'une tradition antique, devenue obsolète
sur bien des points, et se refusait à
intégrer les nouveaux acquis dans le traditionnel cadre ptoléméen. En second
lieu, il souhaite promouvoir une géographie fondée sur l'expérience, à savoir
le voyage, au détriment d'une géographie de cabinet; aussi n'hésite-t-il pas à
inclure dans le premier volume les récits des voyageurs antiques Hannon,
Néarque et Iamboulos, quitte à dénoncer les erreurs que ceux-ci contenaient; de
même, il incorpore dans le volume consacré à l'Asie les récits médiévaux de
Marco Polo, d'Hayton et de Rubrouck.
Toutefois, à ce
souci d’information s’ajouta chez certains la volonté de servir les stratégies
politiques du pouvoir. Ainsi, la collection de Richard Hakluyt vit le jour
parce que ce dernier souffrait de voir l'Angleterre distancée dans l'aventure
des Grandes Découvertes par le Portugal, l'Espagne et la France et désirait que
ses compatriotes se taillent à leur tour un domaine colonial en Amérique. Dans
cette perspective, il tint à fournir l’editio princeps des récits des
voyageurs anglais envoyés en Moscovie dans les années 1553-1583 par la Moscovy
Company, qui en détenait les manuscrits. Son successeur, Samuel Purchas
poursuivit l'œuvre commencée, tout en opérant un léger glissement. Théologien
autant que géographe, il voyait dans les explorateurs non seulement des
créateurs d'empires, qu'il fallait imiter, mais aussi des pèlerins, dont les
récits témoignaient des merveilles de Dieu, des actes et de la vanité des
hommes. Quant à la collection de Lindschoten, elle poursuivait un but analogue
à celui de la collection d'Hakluyt, à cette différence près qu’il s'agissait
cette fois de pousser les Provinces-Unies dans l'aventure d'outre-mer.
LES AUTEURS-ACTEURS
Le but poursuivi
par les auteurs-acteurs était assurément d’informer ceux à qui ils destinaient
leur rapport, en général le commanditaire de l’expédition ou du voyage et il
pouvait se limiter à ce caractère purement informatif. Tel est le propos
affiché notamment par le récit de l’ambassadeur vénitien, Questo e el viazo
de misier Ambrosio Contarin ambasador de la illustrissima signoria de Venesia
al signor Uxuncassam re de Persia, dont la rédaction fut achevée en 1477 –
soit trois ans après sa mission auprès du sultan turcoman de Perse - et dont la
sortie de presse eut lieu à Venise en 1487, du vivant de l’auteur [cité par Mund (2003), p.93] :
« Et il m’a semblé que faire connaître un si important et si
long voyage pourrait être agréable et utile pour nos descendants » . |
Mais d’autres intentions, moins innocentes, pouvaient
se joindre à cette volonté d’information : il s’agissait de mettre en
valeur l’explorateur et/ou le conquérant et donc de bien « vendre »
l’exploit. Pour ne citer qu’un seul exemple, la lettre de Colomb à Santangel
est parsemée d’évocations idylliques des terres où celui-ci fit escale et qui
étaient censées être les avant-postes de la Chine et de l’Inde [Estorach et Lequenne (1991-1993), T.2,
pp.47 et 53]:
«L’Hispaniola (i.e. Haïti) est une merveille : les
sierras et les montagnes, les plaines et les vallées, les terres si belles et
grasses, bonnes pour planter et semer, pour l’élevage des troupeaux de toutes
sortes, pour édifier des villes et des villages. On ne croira pas sans les
avoir vus ce que sont ses ports et ses fleuves nombreux, grands, aux bonnes
eaux, et dont la plupart charrient de l’or […]. Dans l’Hispaniola, on trouve
beaucoup d’épices, de grandes mines d’or et d’autres métaux ». « En conclusion, et pour ne parler seulement que de ce qui
s'est fait en ce voyage qui ne fut qu'une course, Leurs Altesses peuvent voir
que je leur donnerai de l'or, autant qu'Elles en auront besoin et si faible
que soit le secours qu'Elles m'accorderont; dès maintenant, des épices et du
coton autant qu'Elles en demanderont, de la gomme de lentisque autant qu'on
voudra en charger [...], de l'aloès, semblablement autant qu'on demandera
d'en charger, et des esclaves aussi, qui seront des idolâtres. Je crois avoir
trouvé encore de la rhubarbe et de la cannelle, et je trouverai mille autres
choses de valeur qu'auront découvertes les gens que là-bas j'ai laissés». |
Or le grand Amiral de la mer Océane avait rencontré sur le terrain des Indiens Taïnos mi-pêcheurs mi-horticoles, vêtus de pagnes de coton au lieu de brocarts, habitant dans des cases à toit de palmes au lieu de palais couverts de tuiles d’or et vivant sur des terres qui ne produisaient ni épices ni or. Comme il désirait trouver des commanditaires pour une nouvelle expédition, il dissimula sa déception et fabriqua pour son lecteur un « paradis tropical » avec des bons sauvages, pour combler l’abîme séparant la réalité du rêve ; dans la foulée, il se livra à d’imprudentes promesses qu’il ne pouvait tenir.
LES EDITEURS PRESSENTIS OU CEUX QUI LES FINANÇAIENT
Les éditeurs pressentis ou ceux qui les finançaient eurent, eux aussi, leur mot à dire sur la publication envisagée. Tantôt ils étaient mus par un dessein politique. Ainsi, les Rois Catholiques firent immédiatement traduire et imprimer la Lettre à Santangel parce qu’ils entendaient affirmer leurs droits sur des nouvelles terres, dont ils attendaient un surcroît de ressources. Rappelons à cet effet que le pape espagnol Alexandre VI Borgia, par la bulle Inter cetera (4 mai 1493), confirma la souveraineté espagnole sur les îles découvertes et fixa à cent lieues à l'ouest des Açores et des îles du cap Vert la ligne de démarcation de pôle à pôle entre les terres soumises au Portugal et celles soumises à l'Espagne. Eu égard aux réclamations du premier, la ligne fut portée à 370 lieues par le traité de Tordesillas (7 juin 1494), ce qui permettrait fort opportunément d'accorder le Brésil au Portugal. En revanche, la diffusion de la Lettera rarissima présentait moins d’intérêt à une époque où Christophe Colomb était tombé dans une quasi-disgrâce et où s’amorçait un conflit d’intérêt entre le Découvreur et les monarques espagnols.
Tantôt les éditeurs obéissaient à des impératifs de vente. Le succès obtenu par les deux récits d’Amerigo Vespucci s’inscrit dans cette seconde perspective. Il se fonde en effet, d’une part, sur l’art de conteur et l’écriture agréable de leur auteur, d’autre part, sur l’insertion opportune d’une de ses œuvres dans un volume de cosmographie qui entendait renouveler l’image ptoléméenne du monde. Il s’agit de l’édition de Ptolémée publiée en 1507 par Waldseemuller, membre d’un cercle d’humanistes travaillant à Saint-Dié (Vosges) sous l’égide du duc de Lorraine René II : non seulement elle s’adjoignit les Quatuor Navigationes de Vespucci, mais elle donna erronément au nouveau continent le nom d’Amérique plutôt que celui de Colombie qui aurait honoré le véritable découvreur [texte cité par Broc (1980), p.25]:
« Une
quatrième partie du monde a été découverte par Amerigo Vespucci […]. Je ne vois
aucune raison pour ne pas appeler cette partie Ameriga c’est-à-dire
terre d’Amerigo, ou America d’après l’homme sagace qui l’a
découverte ». |
(3)3.2.3. L’apport des humanistes dans cette catégorie de sources
L’apport des humanistes (au sens strict de la définition) fut relativement limité dans la rédaction et dans la diffusion de cette première catégorie de « sources canoniques », comme l’attestent d’emblée le public auquel celles-ci étaient prioritairement destinées (les puissants au plan politique et économique) et les langues dans lesquelles elles furent rédigées. La plupart des récits publiés isolément utilisèrent en effet les langues vernaculaires qui étaient celles de leur auteur ou de leur destinataire. Le latin n’y intervint que dans les traductions d’œuvres destinées à la communauté internationale de l’époque (Lettre de Colomb à Santangel, récits de Vespucci). La situation est différente en ce qui concerne les collections de récits de voyage : celles-ci firent la place plus belle au latin : si Ramusio produisit une version toscane de l’ensemble des textes rassemblés et si Hakluyt privilégia l’anglais, Théodore de Bry et Lindschoten, issus de nos provinces, préférèrent recourir au latin.
En revanche, les rédacteurs des
récits et les organisateurs de recueils appartiennent tous aux milieux lettrés
imprégnés directement ou indirectement par l’enseignement des humanistes. En ce
qui concerne les voyageurs, j’ai déjà évoqué la préparation érudite effectuée
par Christophe Colomb et la qualité de la formation intellectuelle d’Antonio
Pigafetta. Il convient de leur adjoindre Hernan Cortés, qui fit des études
juridiques à l’Université de Salamanque [cf.
Bennassar (2001), p.47; Duverger (2001), pp.62-66], et Bernal Diaz del Castillo, infiniment plus lettré que le
simple troupier, compagnon de Cortés, qu’il prétendait être, comme le prouve sa
connaissance approfondie de la chronique de Lopez de Gomara et ses références à
la controverse de Valladolid [cf.
Sabine Mund (2001), pp.91-99]. De même,
la plupart des voyageurs qui se sont rendus en Moscovie étaient des hommes
dotés d’une formation intellectuelle poussée. Certes, on n’en attendait pas
moins des pères jésuites Possevino et Campana envoyés en mission diplomatique à
Moscou en 1581-1582 ; mais on notera que les voyageurs mandatés par la
Moscovy Company ne leur sont pas inférieurs sur ce point : pour ne fournir
qu’un seul exemple, Thomas Randolf qui se rendit en Moscovie en 1568-1569 avait
été fellow au Christ Church College à Oxford et y avait obtenu les
titres de Bachelor of Arts et de Bachelor of Civil Law ; il
avait exercé ensuite les fonctions de principal dans un collège de son
université [cf. Mund (2003), p.59]. La connaissance des bonae litterae est tout
aussi manifeste chez les éditeurs de recueil. Ainsi Richard Hakluyt fit des
leçons de géographie à l’Université d’Oxford. Quant à Giambattista Ramusio, il
gravita dans des cercles humanistes en même temps que dans des cercles
politiques. D’une part, il fit de solides
études à l'Université de Padoue, où il apprit le grec, le latin, des langues
orientales, et y noua des amitiés fidèles avec des humanistes renommés, tels
Fracastoro et Navagero ; d’autre part, il participa à diverses ambassades
de Venise à l'étranger. À partir de 1515, il devint secrétaire du Conseil des
Dix, ce qui lui permit de suivre directement les affaires commerciales traitées
par la cité et de rencontrer diplomates, marins et marchands venus de Séville
ou de Lisbonne, c'est-à-dire de villes fortement engagées dans l'aventure
coloniale.
(3)3.3. Les ouvrages de synthèse historiques et
géographiques
La seconde catégorie de « sources canoniques » est constituée par les synthèses qui exploitent les récits de première main et les informations glanées dans des ouvrages antérieurs, que ceux-ci soient antiques, médiévaux ou produits par le siècle. Il s’agit cette fois de procéder à l’édification d’un savoir historique et géographique, tout à la fois éclectique et universel [cf. Jeanneret (1983), pp.227-228]. Signalons d’emblée que la distinction entre histoire et géographie n’y est pas stricte. Certains ouvrages à prétention historique contiennent des descriptions du monde ou du théâtre des opérations, comme par exemple la chronique de Lopez de Gomara. Inversement, des traités cosmographiques et chorographiques contiennent des digressions qui relatent des événements ; ainsi, le traité que le diplomate de l’empereur Maximilien Ier de Habsbourg, Sigismund von Herberstein consacre à la Moscovie se veut essentiellement chorographique ; mais il n’en relate pas moins les péripéties d’une des missions de l’auteur à Moscou.
(3)3.3.1. Typologie des ouvrages de synthèse
LES CHRONIQUES
Parmi ces ouvrages de synthèse figurent les chroniques ou recueils de faits, ébauches de l’analyse historique déjà fort répandues durant le Moyen Age, à une différence près, qui est évidente : aux chroniques continuant à raconter les événements qui marquent le destin de peuples et de contrées de l’Europe latine et de sa périphérie orientale s’ajoutent désormais les chroniques rapportant les découvertes successives des côtes africaines et de l’Amérique. Parmi ces dernières, j’en épinglerai quelques-unes.
En ce qui concerne les voyages portugais, nous
disposons de la Chronique de Guinée
(1453) de Gomes Eanes de Zurara, qui commence avec la prise de Ceuta (1415) et
se termine avec l’expédition de 1447. Demeurée inédite jusqu’en 1841, elle est
l'œuvre d'un fonctionnaire royal très instruit, qui a eu accès aux archives royales
et se révèle un grand admirateur de Tite-Live et d'Henri le Navigateur.
La publicité des
voyages de Colomb a été surtout assurée par Pietro Martire d'Anghiera, dont les
Décades (1516-1530), rédigées en latin, relatent les quatre voyages du
Génois et ceux de ses successeurs immédiats. Il s'agit d'un intellectuel en
chambre, mais particulièrement bien informé puisqu'il se présentait comme un
ami de Colomb et qu'il exerça la charge de membre du Conseil des Indes.
Quant à la
conquête de l’empire aztèque, elle nous est racontée notamment par l'aumônier
de Cortés, Francisco Lopez de Gomara, La Historia de las Indias (1552). Gomara y
prend le contre-pied de La natural historia de las Indias (1525) et de
l'Historia general y natural de las Indias (1535), publiées par
l'historiographe de Charles Quint, Gonzalo Fernandez de Oviedo, lequel
défendait les droits de la couronne d'Espagne contre les prétentions des
conquistadores et diminua par conséquent l'importance de la responsabilité
de Cortés. Il convient de leur adjoindre la chronique rédigée du point de vue
des Indiens par celui qui s’est proclamé leur défenseur, à savoir l’Historia
de las Indias de fray Bartolomé de Las Casas, rédigée entre 1527 et 1566.
Enfin, la conquête de l’empire inca donna lieu à deux chroniques
importantes : la première, l’Historia del descubrimiento y conquista de
la provincia del Perú, publiée en 1555, est l’œuvre d’Agustin de Zarate,
fonctionnaire espagnol qui a longuement séjourné au Pérou, l’autre, la Segunda
parte de l’Historia general llamada Indica, demeurée inédite jusqu’en 1906,
a été écrite par Pedro Sarmiento de Gamboa pour démontrer la juste possession
du Pérou par les Espagnols et présentée à Philippe II en 1572.
LES DESCRIPTIONS DE REGIONS DU MONDE
Parmi les ouvrages
de synthèse dont le propos est prioritairement géographique figurent les
descriptions systématiques de contrées particulières: ensembles politiques,
sous-ensembles ethniques, continents. Ne pouvant les passer toutes en revue, je
me contenterai de fournir un exemple pour chaque catégorie. La catégorie des
ensembles politiques est éminemment représentée par le traité Rerum
Moscovitarum Commentarii de Sigismund von Herberstein, déjà mentionné,
ambassadeur de Maximilien auprès du tsar, traité dont l’editio princeps
sortit de presse à Vienne en 1549 et dont la survie fut éclatante, puisque cet
ouvrage fut publié dans la langue de départ et en traductions 22 fois en 51 ans
(1549-1600), soit en moyenne une édition tous les deux ans [cf. Mund (2003), p.358]. La catégorie des sous-ensembles ethniques est illustrée par le traité
Historia de gentibus septentrionalibus publié à Rome en 1555 par le
dernier archevêque catholique d’Uppsala, Olaus Magnus ; ce traité,
contrairement à ce que semble indiquer le titre, est essentiellement une
description des contrées et des populations scandinaves. Ici aussi l’ouvrage
connut un succès éclatant : 17 éditions et traductions en 45 ans
(1555-1600), soit en moyenne tous les deux ans et demi [cf.
Mund (2003), p.358]. Appartient à la troisième catégorie, à savoir
les traités décrivant un continent, la Descrittione dell’Africa du
Grenadin Jean-Léon l'Africain, encore que celle-ci concerne essentiellement
l’intérieur de l’Afrique du Nord. Révélée par le recueil de Ramusio en 1550,
elle connut, outre les rééditions liées à celles du recueil, deux traductions
latines (en 1556 et en 1559) et une traduction française en 1556 [cf. Zhiri (1991), pp.51-83]. Elle est célèbre aujourd’hui grâce à la biographie romancée que
l’écrivain Amin Maalouf a consacrée à son auteur [Léon
l’Africain, Paris, J.-C. Lattès, 1986].
LES DESCRIPTIONS DU MONDE
A côté des traités
chorographiques figurent enfin des traités dont le propos est on ne peut plus
vaste puisqu’ils prétendent reconstruire une « image du monde ». Ces
« cosmographies » peuvent être constituées soit de descriptions
synthétiques du monde faites contrée par contrée soit d’atlas ou recueils de
cartes commentées de pays et de régions. Parmi les descriptions synthétiques
figure ainsi la Cosmographia de Sébastien Münster parue en allemand en
1544 et en latin en 1550 : traduite dans les principales langues
européennes, elle fut éditée 46 fois entre 1554 et 1650. Par ailleurs elle fut
imitée par les Français François de Belleforest et André Thevet, qui publièrent
des ouvrages concurrents en 1575 [cf.
Lestringant (1991) et Simonin (1992)].
Quant aux atlas,
est-il besoin d’évoquer ceux du cartographe et géographe anversois Abraham
Ortelius, le Theatrum orbis terrarum, publié pour la première fois à
Anvers en 1570 et de Gérard Mercator, l’Atlas sive cosmographicae
meditationes de fabrica mundi, qui sortit de presse en 1595 à Duisbourg. Le
premier devait connaître 33 éditions durant le XVIe siècle, augmentées
régulièrement, soit dans la langue de départ, à savoir le latin, soit dans les
principales langues vernaculaires : néerlandais, allemand, français,
italien et espagnol.
(3)3.3.2. L’apport des humanistes dans cette catégorie de sources
LA LANGUE
Lorsqu’on examine ce second corpus de sources « canoniques », on observe que les langues vernaculaires y sont toujours bien représentées, mais que le latin y occupe une place plus importante que dans les récits de voyage et de conquête. Encore que cette observation concerne moins les ouvrages historiques : seul Pietro Martire d’Anghiera recourt au latin parmi les chroniqueurs que j’ai mentionnés, peut-être parce que ce Milanais d’origine ne rédige pas aisément en espagnol. En revanche, force est de constater qu’un certain nombre d’éditions « premières » des ouvrages géographiques utilisent le latin (Herberstein, Olaus Magnus, Ortelius et Mercator). Les raisons de ces choix relèvent en grande partie du contexte dans lequel de tels ouvrages sont publiés. Les chroniques sont produites à l’intérieur des Etats et sont destinées à conserver la mémoire d’une Nation, démarche qui n’est pas plus neutre à la Renaissance qu’aujourd’hui : ainsi, les chroniques relatives à la conquête des Amériques sont rédigées dans les cercles du pouvoir espagnol ou dans les milieux proches des conquistadores. C’est pourquoi il n’est pas surprenant que celles-ci soient composées essentiellement dans les langues vernaculaires. En revanche, les ouvrages géographiques sont quasi exclusivement destinés à la production de savoirs et concernent dès lors pour l’essentiel l’Europe savante comme les pouvoirs politiques; par ailleurs, la production d’ouvrages aussi coûteux que des recueils de cartes invite les libraires-imprimeurs à les destiner d’emblée à la communauté internationale. L’utilisation du latin s’explique dans cette double perspective.
LE PROCESSUS D’ELABORATION DES OUVRAGES
Le processus d’élaboration des ouvrages comporte deux dimensions. Il convient en premier lieu de poser la question de l’expérience dont peuvent ou ne peuvent pas se targuer leurs auteurs.
Certains sont des lettrés de cabinet, qui imposent le respect par leur quête de sources tous azimuts (récolte d’informations orales et écrites, référence aux Anciens et à des lettrés légèrement antérieurs ou contemporains) et par une érudition insatiable qui en font de véritables bibliothèques ambulantes. On compte parmi eux des « professeurs » des bonae litterae (Münster), des hommes d’Eglise (Gomara), des mathématiciens (Mercator) etc.
D’autres ont, à un moment donné de leur existence, participé aux événements (chroniques) ou voyagé dans une partie des territoires dont ils traitent (ouvrages géographiques). Tel est le cas des chroniqueurs Oviedo, qui a séjourné dans les Antilles, Bartolomé de Las Casas, évêque du Chiapas (Mexique) et de Zarate, fonctionnaire au Pérou. Tel est également le cas des différents chorographes évoqués plus haut, Herberstein, Olaus Magnus et Jean-Léon l’Africain. Tel est enfin le cas du cosmographe André Thevet, qui s’est rendu au Levant et a été ensuite membre de l’expédition française en terre de Brésil. Cette qualité de témoin permet à ces diffuseurs d’un savoir encyclopédique de revendiquer une autorité d’hommes « de terrain », qui s’additionne à celle que confère un savoir livresque. Encore convient-il de déterminer la part de l’expérience et la part de la compilation dans la production d’un tel savoir. Herberstein est irréprochable à cet égard. D’une part, il revendique avec fierté sa qualité de témoin oculaire [S. Herberstein, éd. de 1556, préface, cité par Mund (2003), pp.207-208]:
« Bien que plusieurs personnes
aient déjà écrit au sujet de la Moscovie, la plupart cependant l’ont fait à
partir des récits d’autrui : ont ainsi laissé des cartes ou des
commentaires, parmi les auteurs plus anciens, Nicolas de Cuse, et parmi ceux
de notre époque, Paolo Giovio, que je cite à cause de son érudition et de son
étude incroyable pour moi, et parce qu’il a écrit un texte élégant, propre et
crédible […] ; de même plusieurs auteurs ont écrit au sujet de la
Moscovie, pas spécialement sur ce
pays, mais dans le cadre de la
description des régions proches ; parmi ceux-ci on compte Olaus le Goth,
avec sa description de la Suède […]. Cependant ces auteurs ne m’ont nullement
détourné de mon projet d’écrire parce que j’ai été le témoin oculaire de ces
choses, j’ai puisé sur place de nombreuses informations à partir de relations
dignes de foi et j’ai disserté à propos de ces choses longuement et
intensément avec plusieurs personnes à chaque occasion ». |
D’autre part, il cite ses sources : réseau d’informateurs, Autorités antiques et médiévales, documents « russes » etc.
En revanche, l’expérience du voyage au long cours dont se réclame Thevet pour justifier sa vision globale du monde et lui donner le droit de parler avec l’autorité du témoin sur toutes les contrées apparaît singulièrement arrogante : elle lui a du reste valu des méchantes critiques de la part de lettrés contemporains, tels que son rival François de Belleforest [F. de Belleforest, La cosmographie universelle de tout le monde, Paris, 1575, col. 2039-2040]:
«Mais
je prie ceux qui lysent cecy de penser et croire que moy n'ayant fait nul de ces
voyages, m'estudie aussi à la recerche de la verité de ce qui est en ces
terres, et la tire non des escrits de ceux qui les ont ravis sans
recognoissance a ceux ausquels j'en rendray l'honneur en les alleguant: car
un certain faiseur de singularitez Antartiques, a bien osé usurper la louange
de chose, non par luy faite, comme en toute autre chose il fait, eu esgard a
sa grande suffisance et moyen de coucher rien qui soit bien fait par escrit.
Ainsi je proteste (comme j'ay fait par tout cest oeuvre) de ne m'attribuer
rien que la diligence des recherches et le jugement de la disposition, affin
que nul m'accuse du vice de plagiaire auquel jamais je ne taschay d'encourir,
et que je ne veux suyvre le susdit Cosmographe par lettres royaux, et sans
lettres, ny doctrine, en pas un de ses escrits, ayant les bons auteurs en
main, desquels par la grace de Dieu, j'ay accoustumé d'espuiser l'enrichissement
de ma plume, laquelle jusqu'à present a fait asses voir a chacun si je suis a
mettre au ranc des hommes qui sont sans aucun jugement, ny cognoissance des
lettres ». |
Il
convient en second lieu d’aborder les différentes manières dont se manifeste le
poids de l’héritage antique et donc de la culture humaniste.
Les
oeuvres classiques fournissent d’abord les règles d’un genre. On a observé, par
exemple, que le chroniqueur Oviedo doit au naturaliste Pline l’Ancien qu’il
révère un cadre d’exposition qu’il imite rigoureusement, jusqu’à compter son
introduction comme le premier des livres de son Histoire [trad. française d’Oviedo (1556), citée par
Lestringant (1991), pp.27-28 et 199] :
«Mais
je prie ceux qui lysent cecy de penser et croire que moy n'ayant fait nul de
ces voyages, m'estudie aussi à la recerche de la verité de ce qui est en ces terres,
et la tire non des escrits de ceux qui les ont ravis sans recognoissance a
ceux ausquels j'en rendray l'honneur en les alleguant: car un certain faiseur
de singularitez Antartiques, a bien osé usurper la louange de chose, non par
luy faite, comme en toute autre chose il fait, eu esgard a sa grande
suffisance et moyen de coucher rien qui soit bien fait par escrit. Ainsi je
proteste (comme j'ay fait par tout cest oeuvre) de ne m'attribuer rien que la
diligence des recherches et le jugement de la disposition, affin que nul
m'accuse du vice de plagiaire auquel jamais je ne taschay d'encourir, et que
je ne veux suyvre le susdit Cosmographe par lettres royaux, et sans lettres,
ny doctrine, en pas un de ses escrits, ayant les bons auteurs en main,
desquels par la grace de Dieu, j'ay accoustumé d'espuiser l'enrichissement
de ma plume, laquelle jusqu'à present a fait asses voir a chacun si je suis a
mettre au ranc des hommes qui sont sans aucun jugement, ny cognoissance des
lettres ». « Et puis que Pline a compté
son proème pour premier livre, ainsi soit appellée mon introduction
precedente, en laquelle les miens commencent, et appellerons cestuy le
second ». |
De même, le
premier chapitre de la Géographie de Ptolémée sert de préambule aux traités
cosmographiques de Münster et de Thevet, pour situer leurs images du monde dans
le prolongement de celui qui en a renouvelé la représentation cartographique.
Enfin, le choix de l’intitulé Commentarii adopté par Herberstein pour
qualifier son traité chorographique ne relève pas simplement d’une coquetterie
de lettré qui a pris Jules César comme modèle d’écriture : l’ouvrage de
Herberstein a bien été réalisé à partir de mémoires et de carnets destinés à
conserver une documentation, conformément
à l’acception conférée au nom « Commentaires » par les
Romains.
Le
poids de l’héritage antique s’exerce ensuite par l’obligation faite aux auteurs
de chroniques et de traités géographiques d’opérer des parallèles avec
l’Antiquité et de truffer leurs narrations et descriptions de références à
celle-ci. Ainsi, Herberstein affirme respecter la mission déjà impartie aux
diplomates romains en travaillant à
instruire la postérité [S.
von Herberstein, éd. de 1556, préface, cité par Mund (2003), p.206]:
« On rapporte que les Romains jadis
ont donné comme mission aux légats qu’ils avaient envoyés dans des contrées
lointaines et inconnues de consigner par écrit diligemment les coutumes, les
institutions et le mode de vie des peuples auprès desquels ils séjournaient dans
le cadre de leur mission. Ensuite la mission achevée, les commentaires
étaient déposés dans le temple de Saturne pour instruire la postérité ». |
De même, Pietro Martire de Anghiera, quoiqu’il le
fasse avec prudence, ne peut s’empêcher de transmettre une information,
véhiculée par le canal de Colomb, sur une « île des Femmes » dans les
Antilles, dont les habitantes renvoient à l’imaginaire des redoutables
Amazones [P.
Martire de Anghiera, 1e Décade,ch.2 et 7eDécade,
ch.8 cité par Sanchez (1996), p.132]:
« Il paraîtrait que les Cannibales
allaient, à certaines époques de l’année, visiter ces femmes, de même que,
d’après les traditions antiques, les Thraces passaient dans l’île de Lesbos
habitée par des Amazones. Lorsque les enfants sont sevrés, elles envoient les
garçons à leurs pères, mais retiennent les filles ; ce n’est pas
autrement qu’agissaient les Amazones. On prétend que ces femmes connaissent
de grands souterrains où elles se cachent, si quelque homme essaye de les
visiter avant l’époque convenue. Si on tente de forcer l’entrée de ces
souterrains par violence ou par ruse, elles se défendent à coup de flèches,
et elles savent les lancer avec beaucoup d’adresse. C’est du moins ce qu’on
raconte. Je vous le répète ». « Quant à l’île Matinino, à propos
de laquelle je n’ai pas dit qu’elle était habitée seulement par des femmes
semblables aux Amazones, mais à propos de laquelle j’ai rapporté ce qu’on m’avait
raconté, les témoignages, alors comme aujourd’hui, sont encore
hésitants ». |
Un dernier exemple de la nécessité de truffer ces
ouvrages de synthèse de références antiques nous est fourni par les déboires du
cosmographe André Thevet : eu égard à son éducation sommaire et à sa
connaissance brouillonne des bonae litterae, il fut contraint, pour
dresser les compilations géographiques publiées sous son nom, de s’entourer de
scribes compétents, qui étaient chargés d’y intégrer de nombreuses références aux
auteurs grecs et latins. Comme il traitait mal « ses administrés et
coadjuteurs » - nous dirions aujourd’hui ses « nègres » -, il
lui arriva de se brouiller avec eux, ce qui lui valut deux procès et la
publication d’un ouvrage qui concurrençait le sien, à savoir la Cosmographie
de François de Belleforest [cf.
Lestringant (1990), pp.41-44].
Le poids de l’héritage antique se manifeste enfin par la prise en compte de questions qui agitaient les Anciens : sources du Nil, existence de l’Atlantide, existence des Monts Riphées, censés selon eux de marquer la frontière au-delà de laquelle se présente le territoire idyllique des Hyperboréens, variante nordique du Paradis terrestre. Certains de ces sujets de discussion apparaissent purement académiques, comme la localisation et la description des sources du Nil, auquel un texte est consacré, nous l’avons vu, par le recueil de récits de voyages constitué par Ramusio (1550) ou encore la localisation des Monts Riphées et l’existence d’une Hyperborée qui agitent les chorographes du « monde russe ». En revanche, le débat ouvert à la Renaissance sur la réalité de l’Atlantide est loin d’être éthéré et innocent. Quand les chroniqueurs et les « géographes » au sens large proposent, arguments à l’appui, l’hypothèse « l’Atlantide est l’Amérique » ou l’hypothèse « l’Atlantide est un continent (partiellement ou totalement) englouti dans l’océan Atlantique », qui a servi d’étape lors de migrations de peuples venus de l’Ancien Monde vers le Nouveau », ils se prononcent en fait sur l’origine des populations amérindiennes par rapport aux peuples de la Bible et de l’Antiquité [cf. Gliozzi (2000), pp.23-209].
(3)4. Conclusion
Sans prétendre épuiser le sujet, il est permis d’établir que le rôle des humanistes fut essentiel dans le climat culturel qui prépara et permit les Découvertes ; car ils avaient réalisé la synthèse des savoirs géographiques des Anciens – pensons à l’influence exercée par la Géographie de Ptolémée -, ce qui tout à la fois complétait l’image du monde diffusée auprès de générations de lettrés, renouvelait les curiosités et fournissait le cadre dans lequel seraient engrangés et classés les résultats des explorations et conquêtes.
A l’autre extrémité du parcours, ces humanistes ont participé à l’établissement de nouvelles synthèses, qui prenaient leurs distances à l’égard du bagage antique et médiéval, tout en acceptant une filiation par rapport à lui. Surtout, ils ont classé et mis en perspective les informations recueillies, éliminant ce qui était péripéties d’une aventure individuelle au profit de ce qu’ils considéraient comme un savoir d’intérêt général. C’est sans doute parce qu’ils ont procédé à ce tri que leurs ouvrages à perspective historique et géographique ont été largement diffusés : dès lors, un récit de voyage cité nommément par les synthèses avait plus de chance d’être connu qu’un récit de voyage publié dans un contexte particulier pour servir des intérêts de circonstance.
En revanche, les humanistes ont été peu présents en tant que voyageurs et compagnons d’exploration ou de conquête ; ils exercèrent néanmoins sur les acteurs de ces aventures une influence indirecte. D’une part, ils avaient formé les explorateurs de l’inconnu, d’autre part, ils étaient les maîtres de l’écriture qui servaient de modèles à ceux qui désiraient communiquer à un vaste public, à travers des rapports de mission et des récits de voyage, « leur » vision des événements, des peuples et des lieux.
(3)5.
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(3)6.
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