En regardant Cicéron prononcer son discours - l'un des plus beaux de sa carrière, diront certains plus tard -, j'avais l'impression d'être le spectateur d'une pièce de théâtre. Comme une pièce, l'action me paraissait loin- taine. J'étais impuissant face aux événements qui se déroulaient, incapable de modifier quoi que ce soit. Mais un dramaturge s'efforce d'éclairer quelques vérités, qu'elles soient banales et comiques, grandioses et tra- giques... Mais où était la vérité dans cette étrange pièce ? Qui était le vilain ? Qui était le personnage tragique ? L'action devenait de plus en plus embrouillée ou absurde, si bien qu'à la fin il n'y avait plus d'autre moyen de s'en sortir que de faire intervenir un dieu ou un messager. Mais, dans cette pièce, le messager était déjà arrivé c'était Eco, ramenant la petite esclave. Maintenant je connaissais la vérité sur la mort de Dion, mais personne sur la scène ne semblait la connaître : ni Cicéron, ni Cae- lius, ni Clodia. Seulement il m'était impossible de prendre part à la pièce et de jouer le deus ex machina - le dieu surgissant sur la scène grâce à un mécanisme. Comment pouvais-je incriminer ma propre épouse ? Je ne pouvais qu'observer, impuissant et muet, tandis que l'affrontement entre Clodia et Caelius atteignait son apogée. On avait parlé de poison, de duperie, d'accusa- tions mensongères. Maintenant Cicéron, comme un vieux général, allait donner l'assaut final. Les mots seraient ses armes. Elle ne comprend pas le pouvoir des mots, disait Catulle de Clodia. Elle allait apprendre... devant tout Rome. - Juges, commença Cicéron, en penchant la tête avec respect et en balayant du regard les longues rangées de jurés qui lui faisaient face. S'il arrivait qu'un étranger fût ici par hasard, ignorant nos lois, nos procédures et nos cou- tumes, il se demanderait pourquoi il y a urgence dans ce cas particulier pour qu'en ces temps de fêtes, où toute autre affaire publique est suspendue, ce procès soit le seul à avoir lieu. Un tel observateur ne douterait pas que le prévenu fût un individu dangereux, un renégat coupable de crimes si terribles que la stabilité même de l'État serait menacée si on ne lui réglait pas son compte aujourd'hui. « On expliquerait à notre observateur que nous avons une loi spéciale qui traite les comportements criminels contre l'État. Il voudrait savoir quelles sortes d'accusa- tions pèsent sur l'accusé. Imaginez sa stupéfaction, quand il apprendrait qu'aucun crime réel ne lui est imputé. Au lieu de cela, un beau jeune homme talentueux, vigoureux, prisé de tous, est poursuivi par le fils d'un homme contre lequel le prévenu a récemment porté des accusations. Par ailleurs, toute l'accusation aurait été organisée et financée par une femme galante. Quelques rires fusèrent dans le silence général. Cicé- ron, dès le début de son discours, avait déjà traité Clodia de prostituée. C'était un avertissement. J'essayai d'aper- cevoir la réaction de Clodia, mais un mouvement de foule m'empêcha de la voir. - Que penserait notre hypothétique observateur de tout cela ? continua Cicéron. Il refuserait certainement de blâ- mer le principal accusateur pour avoir soumis au tribunal un cas aussi léger : Atratinus est très jeune et inexpéri- menté, et sa piété filiale est parfaitement compréhensible. Mais notre observateur conseillerait de réprimer les accès de colère de la femme en question. Et il estimerait aussi que l'on vous surcharge inutilement de travail, alors que tout le monde sauf vous est en congé. On apprécia la remarque dans les premiers rangs. Je sentis la tension baisser, sauf du côté des bancs de l'accu- sation, où j'aperçus Clodia. Son visage avait l'air si rigide qu'elle paraissait porter un masque. Cicéron continua à défendre Caelius. D'abord, il tira un trait sur les différences politiques - quelles qu'elles fus- sent - qui l'auraient éloigné de son jeune protégé. C'était de l'histoire ancienne. Si Caelius avait commis des erreurs, il avait le droit de le faire - comme tout homme jeune, du moment qu'il se conduit avec honnêteté et inté- grité. - Les plaignants ont aussi accusé Caelius d'avoir des dettes, et donc, d'être vulnérable aux mauvaises influences. Ils ont réclamé qu'il produise ses livres de comptes. Ma réponse est simple. Il n'y a pas de livres de comptes. Un jeune homme comme Caelius, encore soumis à l'autorité de son père, ne tient pas ses propres livres. L'accusation prétend que Caelius a beaucoup emprunté. Mais elle est incapable d'en apporter la moindre preuve. Et il vivrait au-dessus de ses moyens, parce qu'il occupait un luxueux appartement sur le Pala- tin ; appartement que Clodius lui louait pour la somme exorbitante - c'est ce qu'ils nous ont dit - de trente mille sesterces par an. Absurde ! Dix mille sesterces seraient plus proches de la vérité. Vous allez comprendre ce qui se passe en apprenant que Clodius a récemment mis en vente cet immeuble en demandant une somme excédant large- ment sa valeur. L'accusation fait une faveur à Clodius en gonflant ses loyers, pour qu'un imbécile puisse acheter trois fois sa valeur ce bouge infesté de rats. La foule éclata de rire. Cicéron secoua la tête, comme s'il était consterné par les réactions, mais en réalité il paraissait à peine capable de réprimer son sourire. Un pro- cès jugeant d'une affaire d'assassinat de dignitaires étran- gers venait de se transformer en un examen des motifs pour lesquels une femme se vengeait d'une affaire immo- bilière douteuse. Était-ce Caelius qui était jugé pour meurtre ou les Clodii pour leurs vices ? La foule paraissait heureuse de se laisser mener par Cicéron où bon lui sem- blait, tant qu'il les amusait. - Vous reprochez à Marcus Caelius d'avoir quitté la maison de son père pour s'installer dans cet appartement du Palatin, prouvant par là qu'il était un mauvais fils, poursuivit Cicéron, alors que c'est avec la bénédiction de son père qu'il a déménagé. Vous insinuez qu'il a emmé- nagé là pour organiser des soirées débridées, alors qu'à l'aube de sa carrière politique, il avait besoin de se rappro- cher du Forum. Mais vous avez absolument raison de dire qu'il a commis une grave erreur en s'installant dans cet appartement du Palatin. C'est à l'origine de ses pro- blèmes. C'est à cause de cet emménagement que tout a commencé - ou plus précisément que de méchants ragots ont commencé à se répandre. Car notre jeune Jason s'est alors trouvé dans le voisinage de cette Médée du Palatin. « Médée du Palatin » - j'avais déjà entendu cette expression auparavant, tout comme « Clytemnestre-pour- un-quadrans ». Mais oui ! C'était Catulle, la nuit où il m'emmena pour la première fois dans la Taverne des Joyeux Lurons, qui l'avait baptisée ainsi. Je me tournai et regardai le poète. - Je reviendrai en temps voulu à cette Médée et à son rôle dans cette affaire, reprit Cicéron menaçant. Pour l'instant, je voudrais dire quelques mots des soi-disant témoins et des différentes histoires inventées pour soute- nir l'accusation. L'une d'elles concerne un certain séna- teur Fufius. Celui-ci est censé venir témoigner : il va nous expliquer que, pendant les élections des pontifes, Caelius l'a physiquement agressé. Si le sénateur décide de s'adres- ser à la cour, je lui demanderai pourquoi il n'a pas porté plainte juste après cette prétendue agression au lieu d'attendre si longtemps. Veut-il témoigner de sa propre initiative ou sur l'ordre de ceux qui se cachent derrière l'accusation ? Si cette dernière hypothèse est la bonne - comme c'est le cas, nous le savons tous -, tout cela n'est guère à l'honneur des auteurs de ce drame minable, qui ont pu contraindre seulement un membre du Sénat à mettre le masque de l'acteur pour réciter les quelques lignes qu'ils avaient écrites. « Je ne redoute pas davantage les témoins censés venir nous dire comment leurs vertueuses femmes ont été agressées par Caelius au retour d'un dîner. Quels prin- cipes élevés doivent animer ces oiseaux de nuit outragés, pour avoir, là encore, attendu jusqu'à maintenant pour for- muler ces accusations ! « On peut imaginer qu'il y aura encore d'autres témoins avec des révélations choquantes. Mais je ne pense pas entendre la moindre chose crédible. Je ne pense même pas voir la moindre personne crédible se présenter devant vous. Vous savez aussi bien que moi, juges, quelle sorte de racaille on peut trouver au Forum, des individus tou- jours prêts à témoigner, sous serment, de n'importe quoi, du moment qu'on les paie. Était-ce un effet de mon imagination ou Cicéron me regardait-il ? En tous les cas, Cicéron venait de régler son compte au témoin-surprise qu'Herennius avait promis de faire venir, cet homme dont l'honnêteté impressionnait même le grand orateur. Avec une simple petite remarque préventive, il avait fait de moi un simple témoin suborné. L'attaque était inutile, naturellement, puisque j'avais déjà annoncé à Clodia mon refus de témoigner. Mais je croyais alors que sa tentative d'empoisonnement était une mise en scène, qu'elle avait emprunté les cheveux de Gorgone à Bethesda pour me duper. Mais maintenant, je commençais à penser qu'elle avait été réellement empoisonnée. Je la regardai et notai à quel point elle semblait encore livide. Était-elle vraiment passée si près de la mort ? - Pour ma part, poursuivit Cicéron, je n'ai pas envie de vous ennuyer avec des témoins. Les faits dans cette affaire sont solides et indiscutables. La vérité ne dépend pas d'un témoignage. Quelle valeur a un « témoignage » qui peut être déformé, manipulé ou acheté ? Vous venez d'en- tendre mon collègue Marcus Crassus. Il a traité les accusa- tions relatives au rôle de Caelius dans les agressions contre la délégation égyptienne à Neapolis et Pouzzoles avec une grande clarté. A tel point que j'aurais aimé qu'il abordât aussi le meurtre de Dion. Mais en réalité, qu'y a-t-il vraiment à ajouter sur ce point ? Nous savons tous qui en est l'instigateur. Nous savons tous qu'il ne craint aucun châtiment et qu'il ne se soucie même pas de nier ce qu'il a fait, car cet homme est un roi et il n'est pas soumis à la justice romaine. Par ailleurs, celui que l'on a accusé d'être l'agent du roi - Publius Asicius - a déjà été jugé et reconnu innocent. Certains disent que les juges ont été eux aussi corrompus. Mais c'est absurde et je suis bien placé pour le dire en ma qualité de défenseur d'Asicius. Mainte- nant l'accusation essaie de nous faire croire que Marcus Caelius était un autre agent du roi, qu'il s'était associé à Asicius pour perpétrer ce terrible meurtre. Mais où étaient donc les accusateurs, tous ces derniers mois ? N'ont-ils jamais entendu dire qu'Asicius avait été acquitté ? Quelle perte de temps pour eux et pour vous, juges, d'essayer de trouver un lien entre Caelius et Asicius alors que ce der- nier est innocent ! Cicéron leva les mains en signe d'exaspération. - Mais venons-en au coeur du sujet. L'accusation a beaucoup traité de personnalité. Je suis absolument d'ac- cord : la personnalité est au centre de notre affaire... Mais pas nécessairement la personnalité de Marcus Caelius. Hier, juges, j'ai bien vu que vous suiviez attentivement les arguments de mon ami Lucius Herennius. Il a parlé d'irresponsabilité financière, de débauche, d'immoralité et d'autres vices de jeunesse. Herennius est ordinairement quelqu'un de mesuré, tolérant, courtois, en somme très modéré et avec même un certain sens de la modernité. Mais devant le tribunal hier, il est devenu le plus grognon et le plus moralisateur des vieux tuteurs ; ces personnages qui nous terrorisaient dans notre enfance. Il a durement réprimandé Marcus Caelius comme jamais un père ne le fait. Il a longuement disserté sur les infamies d'une vie désordonnée. Cela a même fini par m'exaspérer quand il m'a pris à partie. Était-il décent, demanda-t-il, que je prenne la défense d'un homme qui a parfois accepté des invitations à dîner, qui se promène dans des jardins à la mode sur le bord du Tibre, qui une fois ou deux dans sa vie s'est aspergé de parfum, que l'on a même vu à la plage à Baia en compagnie d'hommes et de femmes ? Oh! oui, de tels comportements épouvantables sont impardonna- bles ! « Allons, Herennius ! Je pense que nous connaissons tous des hommes qui ont bien profité de la vie dans leur jeunesse, puis qui se sont rangés pour devenir des citoyens parfaitement respectables. La nature a donné aux jeunes gens de forts appétits sexuels. Tant qu'ils ne nuisent à per- sonne, la meilleure chose à faire est de laisser la nature s'exprimer. Bien sûr, on peut comprendre que des généra- tions plus âgées - comme la mienne - puissent s'inquiéter des débordements. Mais il me semble injuste, Herennius, que tu prennes prétexte de notre inquiétude légitime pour attirer la suspicion sur la tête d'un seul. Tu nous as récité toute une litanie de vices propre à nous horrifier, mais par là tu nous éloignais de la personne réelle de Marcus Cae- lius. Il n'est pas plus coupable de tels excès que la plupart des jeunes. Il mérite tout autant que les autres notre indul- gence. Il ne doit pas être condamné pour les défauts de toute une génération. « Mais venons-en à quelque chose de beaucoup plus précis : cette affaire d'or et de poison. Ces deux préten- dues transactions tournent autour de la même personne. A ce qu'on prétend, Clodia remit de l'or et du poison lui fut administré. Enfin, nous avons ici de véritables accusa- tions ! Toutes les autres charges se réduisent à des rumeurs et des médisances qui n'ont rien à voir avec un tribunal. Dire que Caelius a séduit des femmes mariées, qu'il se bagarre, qu'il se fait acheter, et cetera, ce ne sont que des calomnies, pas des accusations, des médisances sans fondement proférées par des accusateurs incapables de maîtriser leur langue. Mais ces deux charges - concer- nant l'or et le poison - me semblent plus tangibles. Oui, ces accusations reposent sur quelque chose - ou plutôt il y a quelqu'un derrière : une certaine personne avec un but précis. « Voici la première histoire : Caelius avait besoin d'ar- gent. Clodia lui en a donné.- sans témoins ! On aurait ici la preuve, penserait tout un chacun, qu'une très grande amitié les unissait. La seconde histoire : Caelius aurait décidé de tuer Clodia. Il se serait procuré du poison, aurait suborné ses esclaves, et fixé un lieu et un endroit pour le remettre à ceux qui devaient l'administrer. Cette fois, on aurait la preuve d'une haine implacable. « Juges, toute cette affaire, je l'ai dit, tourne autour de Clodia, une femme de haut lignage - et de basse réputa- tion. Je ne suis pas ici pour parler de scandale et croyez bien que je n'ai aucun plaisir à contester la vertu d'une dame romaine. Cependant, comme toute l'affaire visant mon client a cette femme pour origine et dès lors que j'ai pour devoir de le défendre, je n'ai pas le choix : je dois examiner les accusations avec le plus grand sérieux. Mais, au cours de mes attaques contre cette femme, j'essaierai de ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire à la défense. Je me sens obligé d'être très prudent dans tout ce que je vais dire, car tout le monde connaît l'inimitié qui m'oppose au mari de cette femme. Des rires éclatèrent. Cicéron fit mine d'être troublé. - Oh, j'ai dit mari ? Je voulais dire frère, naturelle- ment. Je me demande pourquoi je fais toujours cette erreur. Il haussa les épaules et sourit. - Eh bien, je prie les juges de m'excuser d'être contraint de citer le nom d'une dame dans une telle affaire. Vraiment, je n'avais pas imaginé me retrouver devant un tribunal en train d'attaquer une femme - et par- ticulièrement cette femme-là dont on dit qu'elle devient l'amie de tous les hommes qu'elle croise. Il attendit que les rires s'éteignent. Il y eut un mouve- ment de foule et je pus de nouveau voir Clodia. Son visage était toujours impassible, mais ses yeux trahissaient claire- ment son inquiétude. Elle commençait à mesurer l'am- pleur de l'erreur qu'elle avait commise en étalant ses griefs contre Caelius dans l'arène publique. - Mais laissez-moi d'abord poser une question à cette dame, reprit Cicéron. Dois-je adopter avec elle le ton sévère - « vieille Rome » - de nos ancêtres ou un ton plus courtois, affable ? Si c'est la première hypothèse, il me faut demander à certains de nos anciens, barbus et sévères, qui nous regardent du haut de leur piédestal, qu'ils lui fas- sent la leçon. Et pourquoi pas un de ses propres ancêtres ? Appius Claudius l'Aveugle serait approprié. Il ne souffri- rait pas en la voyant. Un grand rire éclata, immédiatement suivi d'un mur- mure attentif, alors que Cicéron jouait le rôle de l'ancêtre aveugle, plissant les yeux et levant les bras. Tout accent comique avait disparu de sa voix. - Femme ! Pourquoi t'es-tu intéressée à quelqu'un comme Marcus Caelius, beaucoup plus jeune que toi ? Comment es-tu devenue si proche de lui, au point de lui prêter de l'or ? Comment en es-tu arrivée à le haïr au point de craindre qu'il ne t'empoisonne ? N'as-tu pas de fierté ? Ignores-tu tout de ta famille et de son passé ? Ne sais-tu pas que ton père, ton oncle, ton grand-père, ton arrière- grand-père, ton arrière-arrière-grand-père et son père ont tous été consuls ? Ne te souviens-tu plus que tu as été la femme, tant qu'il vivait, de Quintus Metellus Celer, un homme dont les vertus surpassent celles de tous les autres hommes ? Appartenant à une famille si prestigieuse, unie à une autre famille illustre, avais-tu besoin de te lier avec ce jeune Caelius ? Était-il un cousin, un parent, un ami proche de ton mari ? Non, rien de tout cela. Pourquoi t'es- tu immiscée si intimement dans sa vie ? Quelle autre rai- son avais-tu, si ce n'est l'attrait qu'exercent sur toi les jeunes corps ? Continuant de jouer le rôle de l'aveugle Claudius, Cicé- ron secoua la tête. - Si l'exemple des hommes de ta famille ne suffit pas à te faire honte, les femmes y parviendront peut-être. Connais-tu Claudia Quinta qui prouva sa pureté en sau- vant le navire qui apportait à Rome la Grande Mère dont la fête est célébrée en ce moment ? Et la fameuse vierge vestale, Claudia, qui offrit à son père le rempart de son corps pur pour le protéger d'une foule en furie ? Pourquoi partages-tu les vices de tes frères au lieu d'adopter les ver- tus de tes ancêtres ? Nous, les Claudii illustres de jadis, avons-nous construit le premier aqueduc pour amener l'eau à Rome, simplement pour que tu te laves après tes copulations incestueuses ? Avons-nous construit notre grande route, simplement pour que tu y parades en compa- gnie d'hommes mariés ? Cicéron parlait avec une telle dureté que personne n'avait envie de rire. Il baissa les bras et regarda Clodia, qui fixa sur lui à son tour son regard haineux. - J'abandonne ce rôle pour m'adresser directement à toi maintenant. Si tu persistes à vouloir témoigner, tu vas devoir, expliquer quelle est l'origine de toutes ces intrigues. A ta requête, les accusateurs nous ont rebattu les oreilles d'allusions indécentes : orgies adultères, folles soirées sur la plage, festivités nocturnes, danses à l'aube, débauches et beuveries sans fin... Pensais-tu pouvoir accu- ser Caelius de dépravation, sans que la tienne soit exposée aux yeux du tribunal ? Pendant un long moment, Clodia et Cicéron se dévisa- gèrent en silence sous les yeux de toute l'assistance. Puis il fit quelques pas en arrière et se décrispa. Il sourit avec gentillesse. - Mais je vois que tu n'as pas aimé l'approche « vieille Rome ». Alors oublions ces ancêtres rustres et leur morale rigide. Je vais parler de façon moderne pour essayer de te faire comprendre les choses. Oh, je vais jouer le rôle de ton petit frère chéri ! Ce sera approprié. Personne n'est plus « homme du monde » que lui. Et personne ne t'a mieux aimée que lui, et ce depuis ton enfance. A-t-il encore ces cauchemars qui lui faisaient mouiller son lit et le précipitaient dans le tien ? Quel dommage qu'il soit occupé par les festivités aujourd'hui et qu'il ne puisse être à côté de toi ! Mais je peux imaginer ce qu'il dirait. Cicéron se mit à minauder et la foule s'étranglait de rire. - Soeur, soeur chérie, dans quel pétrin t'es-tu mise ? Qu'est-ce qui se passe ? As-tu perdu l'esprit ? Oui, je sais, je sais, c'est ce garçon en haut de la rue qui a attiré ton regard - grand, beau, avec des yeux magnifiques. Il t'a bouleversée. Tu as voulu mieux le connaître. Mettre la main sur lui serait assez facile, t'es-tu dit. Les jeunes gens sont toujours à court d'argent et tu adores faire étalage de ta richesse. « Mais soeur, soeur chérie, cela n'a pas été comme tu voulais, n'est-ce pas ? Certains jeunes gens ne s'intéres- sent pas à la compagnie de femmes plus âgées, quelle que soit leur fortune. Mais tu as tes sorti au bord du Tibre, là où tu observes des jeunes baigneurs et évalues leur vigueur. Quel excellent endroit pour te trouver un nouvel amant chaque jour ! Pourquoi continues-tu à importuner ce jeune homme qui manifestement ne veut pas de toi ? Cicéron abandonna les minauderies de Clodius et se retourna vers Clodia. Il s'approcha des bancs de la défense. - Et maintenant, c'est à toi que je veux m'adresser, Marcus Caelius. Il leva le doigt. Caelius adopta l'attitude attentive d'un écolier innocent. - Je vais prendre la voix de ton père pour te parler, jeune homme - mais quelle sorte de père ? Encore un de ces vieux au coeur de pierre qui te blâmeraient pour tout en disant: « Pourquoi t'es-tu approché de cette femme de mauvaise vie ? Pourquoi n'as-tu pas eu l'intelligence de t'enfuir à l'instant même où tu l'as vue pour la première fois ? » À un vieillard aussi strict, Caelius pourrait répondre qu'il n'a jamais rien fait d'incorrect, même si les ragots prétendent le contraire. Comment un jeune homme dans une cité pleine de rumeurs calomnieuses pourrait-il éviter d'être lui-même victime de racontars ? « Maintenant, en ce qui concerne la femme, je n'ai pas pour intention de la critiquer pour l'instant. Je veux sim- plement sermonner Marcus Caelius. Mais, pour la clarté de la discussion, imaginons une femme hypothétique - toute ressemblance avec Clodia serait pure coïncidence, je vous l'assure. Imaginez une femme qui, impudiquement, s'offre à tous les hommes qu'elle rencontre, qui doit tenir à jour un agenda pour s'y retrouver dans tous ses amants, qui ouvre la porte de ses maisons de Baia et de Rome à toutes sortes de dégénérés lubriques, qui prodigue force cadeaux à son écurie de jeunes étalons. Imaginez une riche veuve lascive se comportant comme une prostituée de bas étage, sans se préoccuper des ragots. Maintenant, je te demande à toi, Marcus Caelius, si un jeune homme devrait prendre quelque liberté dans sa relation avec une telle femme, est-ce qu'une des personnes ici présentes devrait le tenir pour responsable de son inconduite ? « Imaginez une femme si dépravée qu'elle ne se préoc- cupe même plus de se cacher pour s'adonner à ses vices. C'est même l'inverse : elle construit une scène dans son jardin pour s'exhiber et étaler aux yeux de tous ses talents particuliers. Gardez bien à l'esprit que je parle d'une femme hypothétique - ne riez pas ! Donc tout en elle est une invitation au sexe : sa façon de marcher, les stolas transparentes qu'elle porte, son sourire, son regard enjô- leur, son langage grossier, la spontanéité avec laquelle elle étreint ses invités et les embrasse à pleine bouche. Elle n'est pas simplement une femme de mauvaise vie, mais une vieille galante particulièrement impudique et dépra- vée. Maintenant, si un jeune homme tombe dans les griffes d'une telle femme, qui peut être scandalisé s'il donne libre cours à ses instincts naturels ? « La femme est une catin - la femme hypothétique, je veux dire - et même le moralisateur le plus sévère regarde ailleurs quand un jeune homme va chercher un peu de plaisir auprès d'une prostituée. C'est ainsi que va le monde, et pas seulement en notre époque trop tolérante. Même nos vertueux ancêtres toléraient les prostituées. « J'entends déjà certains objecter : "Est-ce la morale que Cicéron donne en modèle à un jeune homme, a for- tiori un jeune qui lui a été confié pour qu'il le forme à la rhétorique ? Une morale dépravée, la voie de la facilité ?" Naturellement pas. Mais, juges, honnêtement, y a-t-il un homme sur terre, quelle que soit sa volonté, qui affirme être capable de rejeter toute tentation et de se consacrer exclusivement à la vertu ? Un homme qui ne s'intéresse- rait pas du tout au plaisir, à l'amour, à la moindre distrac- tion ? Montrez-moi un tel homme et je dirai que c'est un surhomme ! Oui, de tels hommes existent: dans nos livres d'histoire. Ils ont fait la grandeur de Rome, mais vous aurez bien du mal à en trouver aujourd'hui dans nos rues. De nos jours, même chez les philosophes grecs qui jadis exaltaient la morale dans leurs écrits (à défaut de le faire dans leur vie !), vous trouverez difficilement un éloge de la vertu. « La nature elle-même connaît bien des tours pour endormir la vertu d'un homme alors qu'elle sait parfaite- ment réveiller ses appétits pour le plaisir. Elle tente les jeunes en leur proposant des sentiers dangereusement glis- sants. Pour compenser elle leur prodigue une grande vigueur et une sensibilité exquise. « Mais c'est assez. Laissons à la jeunesse ses plaisirs. Laissons l'immaturité faire bon ménage avec la folie. S'il a un fort caractère, un jeune homme ne sera pas diminué par ses expériences. Au contraire, elles le fortifieront et elles le prépareront à prendre sa place au Forum. Qui peut douter que Marcus Caelius y soit déjà parvenu ? Vous l'avez vu m'affronter ici même, esprit contre esprit. Hier encore, vous avez apprécié son éloquence pour se défendre. Quel superbe orateur ! Laissez-moi vous dire une chose : d'après mon expérience, acquérir une telle maîtrise, un tel talent, exige sacrifice et discipline. Marcus Caelius a déjà atteint un stade dans sa carrière, où il lui reste peu de place pour la frivolité. « Voilà ! Nous venons de naviguer entre bancs de sable et récifs. Maintenant, la mer se dégage. La navigation va être plus facile. Revenons donc aux deux charges. L'or Caelius l'aurait emprunté à Clodia pour corrompre les deux esclaves de Lucceius et les amener à tuer Dion. Pré- tendre qu'un homme a projeté de tuer un diplomate et incité des esclaves à assassiner l'hôte de leur maître, voilà une accusation grave ! « Mais je dois m'interroger : Clodia aurait-elle prêté cet or sans demander à Caelius sa destination ? Sûrement pas ! S'il lui a dit qu'il voulait tuer Dion, alors elle a parti- cipé au complot. Est-ce pour ça que tu es si présente, femme, pour avouer ta culpabilité ? Vas-tu nous dire que tu es allée prendre l'or dans ton coffre secret, que tu as dépouillé cette statue de Vénus qui s'enrichit des petits trophées pris à tes amants, que cet or - ce butin - tu l'as remis à Caelius pour son projet criminel ? As-tu fait de Vénus la complice de ton crime ? Je me tournai vers Catulle. Un instant, du coin de l' œil, j'avais cru voir ses lèvres bouger, comme s'il récitait au fur et à mesure le texte complet du discours de Cicéron. Il vit que je l'observais, et ébaucha une sorte de sourire et un tic, ou plutôt fine grimace. Puis il se tourna de nouveau vers l'orateur. Je regardai Clodia et aperçus un instant son visage pâle et rigide. Cicéron continua. - Si Caelius était aussi intime avec Clodia que le pré- tend l'accusation, il lui a sûrement dit ce qu'il comptait faire de l'or. Mais s'ils n'étaient pas aussi intimes, elle ne lui a certainement pas prêté tout cet or. Quelle est la bonne hypothèse, Clodia ? Prêtes-tu de l'argent à un homme pour commettre des crimes innommables, en te rendant complice de son forfait ? Ou ne lui as-tu jamais prêté l'ar- gent ? « L'accusation ne tient pas. Pas seulement parce que la personnalité de Caelius est étrangère à un projet mons- trueux. Il est trop intelligent pour avoir fait une telle chose : aucun homme sensé ne ferait confiance aux esclaves d'un tiers pour perpétrer un crime d'une telle ampleur. Du point de vue purement pratique, comment Caelius est-il censé avoir pris contact avec ces esclaves de Lucius Lucceius ? Les a-t-il rencontrés directement ou est-il passé par un intermédiaire ? Pouvons-nous avoir le nom de cet homme ? Non, parce qu'il n'existe pas. Je pourrais continuer à l'infini avec de telles questions. Combien faudra-t-il que j'en pose pour que tout le monde perçoive l'invraisemblance d'une telle accusation ? « Maintenant, écoutons ce que Lucius Lucceius lui- même nous dit. Il a fait une déposition écrite. Je vous rap- pelle qu'il n'était pas seulement un bon ami de Dion et un hôte attentionné, mais aussi un homme très attentif aux détails, comme tous ceux qui connaissent ses écrits histo- riques peuvent l'attester. Si Lucceius avait découvert que des esclaves lui appartenant avaient essayé d'assassiner son hôte - s'il en avait simplement eu le soupçon - on peut être certain qu'il aurait voulu aller au fond des choses. Quel citoyen ferait moins quand son honneur est enjeu ? Mais écoutez. Un greffier s'approcha pour lire la déposition. Cicéron se dirigea vers le banc de la défense où son secrétaire Tiron lui tendit une coupe d'eau. Je repensai à mon entre- tien avec Lucceius : comment il avait obstinément refusé d'admettre que quelque chose de fâcheux aurait pu surve- nir chez lui, comment sa femme avait été plus loquace, comment les esclaves cuisiniers avaient été expédiés dans une mine pour qu'ils ne puissent plus parler. Le greffier s'éclaircit la voix. - Moi, Lucius Lucceius, sous serment solennel, je fais cette déclaration pendant les calendes d'avril. En janvier, Dion d'Alexandrie, mon estimé ami, fut l'hôte de ma mai- son. Tant qu'il y a résidé, rien n'est venu mettre sa vie en danger. Les rumeurs concernant le contraire - particuliè- rement les rumeurs insinuant une traîtrise de certains de mes esclaves - sont totalement calomnieuses. Dion a quitté mon toit de par sa volonté et en bonne santé. Je ne connais rien qui puisse éclairer les circonstances de sa mort. Cicéron revint devant les juges. - Voilà. Vous vous trouvez devant une accusation stu- pide, sans fondement, émanant d'une maison où règnent la débauche la plus impudique et la vilenie. D'un côté, vous avez la réponse sobre et sous serment d'un homme réputé. De l'autre, vous avez les paroles d'une femme aca- riâtre, folle, obsédée par le sexe. Qui devez-vous croire ? « Et l'accusation de tentative d'empoisonnement contre Clodia ? Je dois confesser une chose : cette histoire n'a ni queue ni tête ! Pourquoi Caelius voudrait-il faire une telle chose ? Pour éviter de rembourser un prêt hypothétique ? Mais Clodia a-t-elle jamais demandé qu'on la rembourse ? Pour empêcher Clodia de dire ce qu'elle savait sur la ten- tative d'assassinat de Dion ? Mais cette tentative n'a jamais existé, comme nous l'avons montré. En fait, j'in- cline à penser que toutes ces accusations relatives à l'or et à une prétendue tentative d'empoisonnement de Dion n'avaient qu'un objet : inventer un motif pour justifier cette autre accusation : Caelius aurait tenté d'empoisonner Clodia. Le mensonge s'échafaude sur le mensonge, la calomnie repose sur la calomnie. « L'accusation prétend que Caelius a de nouveau tenté de commettre un crime en corrompant des esclaves. Mais là, il s'agit des esclaves de Clodia qui devaient tuer leur maîtresse. Et cela Caelius l'aurait fait après avoir échoué dans les mêmes circonstances avec les esclaves de Luc- ceius. Quel homme sensé placerait son destin entre les mains d'esclaves ne lui appartenant pas ? Aucun, et sûre- ment pas deux fois de suite. « Et de quelle sorte d'esclaves parlons-nous ? Dans le cas de ceux de Clodia, ce point est important. Comme Caelius devait le savoir s'il a fréquenté la maison de cette femme, les relations de celle-ci et de ses esclaves ne peu- vent être qualifiées de normales. Dans une maison dirigée par une femme qui se comporte comme une prostituée, où les penchants et les vices les plus anormaux se pra- tiquent quotidiennement, où les esclaves sont invités à partager une intimité invraisemblable avec leurs maîtres, les esclaves ne sont plus des esclaves. Ils partagent tout avec leur maîtresse, y compris ses secrets. Ils sont deve- nus les compagnons de sa vie dissolue. Clodia me donna l'impression de se recroqueviller en entendant les tempêtes de rire. Cicéron leva la main pour calmer la foule. - Entretenir de telles relations avec des esclaves choyés à ce point a au moins un avantage : il doit être quasiment impossible de les suborner. Caelius devait le savoir, s'il était si intime avec Clodia. « Arrivons au poison lui-même. D'où vient-il ? Comment devait-il être transmis ? Et cetera. L'accusation nous dit que Caelius l'avait chez lui. Voulant l'essayer, il aurait acheté un esclave. Le poison étant efficace, l'es- clave est mort très rapidement. Le poison... La voix de Cicéron fut soudain secouée par un sanglot. Il serra les poings. - Ô dieux immortels ! Quand un mortel commet un crime terrible, pourquoi fermez-vous les yeux ? Pourquoi laissez-vous le criminel impuni ? Cicéron fit mine de suffoquer et de trembler comme s'il réprimait ses larmes. Il se tut. La foule s'agitait dans un silence inconfortable. L'orateur était immobile, comme paralysé par l'émotion. - Pardonnez-moi, dit-il finalement d'une voix rauque et tremblante. Mais la seule mention du poison... « Laissez-moi m'expliquer, juges. Ce fut le jour de ma vie le plus sombre, celui où je vis mourir mon ami Quintus sous mes yeux. Je veux parler de Quintus Metellus Celer, l'homme dont la mort fit de cette femme une veuve et la délivra en lui permettant de faire ce qu'elle voulait. C'était un homme exceptionnel, dévoué au service de Rome, débordant d'énergie pour mener à bien sa tâche. Je me souviens de notre dernière rencontre au Forum. Il était en parfaite santé, plein de projets pour l'avenir. Deux jours plus tard, je fus appelé près de son lit de mort. Je le trouvai terrassé par la souffrance, à peine capable de parler. Son esprit avait commencé à vaciller, mais juste avant la fin, il redevint lucide. Ses dernières pensées, il les a tournées vers Rome. Il se mit à pleurer. Pas sur lui-même, mais sur l'avenir de la ville qu'il aimait et sur les amis qui ne dispo- seraient plus de sa protection. Je me suis souvent demandé comment les choses auraient tourné s'il avait vécu. Son cousin Clodius aurait-il pu mettre en oeuvre un dixième de ses projets insensés si Quintus avait été là pour s'y oppo- ser ? Sa femme Clodia serait-elle tombée dans un tel gouffre ? « Et maintenant, cette femme a l'audace de venir nous parler de poison qui agit rapidement ! Que connaît-elle de ce sujet ? Pas mal de choses, apparemment ! Si elle vient témoigner, je lui demanderai peut-être ce qu'elle connaît exactement des poisons et comment elle a appris tout cela. Quand je pense qu'elle vit encore dans la maison où est mort Celer, quand je pense à ce qu'elle en a fait, je me demande si les murs ne vont pas s'effondrer sur elle. Cicéron inclina la tête pendant un long moment. Une nouvelle fois, il semblait terrassé par l'émotion. Et Clo- dia ? À cet instant, personne en la regardant n'aurait pu imaginer quelle splendide beauté elle avait été. Ses yeux brûlaient comme des charbons. Sa bouche n'était plus qu'une ligne entre des lèvres exsangues. - Pardonnez-moi, juges, dit Cicéron en se maîtrisant... Après avoir essayé le poison sur son esclave, Caelius aurait confié le poison à un de ses amis, Publius Licinius. Vous le voyez aujourd'hui ici, assis fièrement avec les amis de Caelius, sans se soucier des calomnies qui courent sur son compte. Licinius, prétend l'accusation, devait remettre le poison contenu dans une petite pyxide à des esclaves de Clodia aux bains de Senia. Mais les esclaves révélèrent le complot à leur maîtresse. Aussi envoya-t-elle quelques-uns de ses amis sur les lieux pour s'emparer de Licinius et du poison au moment de la transaction. « Je suis impatient de découvrir l'identité des témoins respectables qui sont censés s'être trouvés là, pour voir, de leurs propres yeux, le poison dans la main de Licinius. Jusqu'à maintenant, leurs noms n'ont pas été cités, mais ils doivent être des citoyens vraiment très respectables ! D'abord, pour être si intimes avec la dame en question. En second lieu, pour avoir accepté de se prêter à cette comédie dans les bains, en pleine journée. Je sentis un picotement au bas de la nuque. Cicéron par- lait de moi. Même si je n'avais pas été cité, je me sentais blessé par son mépris. Que ressentait Clodia en cet ins- tant ? - Mais oubliez ce que je viens de dire sur la valeur de ces témoins, continua Cicéron. Leurs actes parlent pour eux. Ils se sont cachés, ont tout observé, nous a-t-on dit. Je suis sûr que c'est bien ce qu'ils ont fait. Ces individus sont des voyeurs. « Ils ont bondi par hasard de leur cachet- te », nous a-t-on aussi expliqué. Oh, des éjaculateurs pré- coces - quel déplorable manque de maîtrise ! Mais l'histoire continue. Licinius fit donc son entrée avec la pyxide. Il n'avait pas eu le temps de la remettre que, déjà, ces superbes et anonymes témoins se précipitaient. Voyant cela, Licinius agrippa la boîte et prit ses jambes à son cou. Cicéron secoua la tête avec une expression de dégoût. - La vérité peut parfois surgir là où on ne l'attendait pas. Ainsi prenons cette petite comédie ridicule, écrite par une femme qui a déjà tant d'ceuvres semblables à son actif. On cherche l'intrigue, la dernière scène ! Comment tous ces témoins ont-ils pu laisser Licinius leur échapper, alors qu'ils étaient tous là, aux aguets, et que lui ne soup- çonnait rien ? Pourquoi d'ailleurs essayer de le capturer alors qu'il remettait le poison ? Pourquoi ne pas l'avoir capturé dès son entrée dans les bains ? Il aurait été aisé d'obtenir ses aveux sous la contrainte. Au lieu de cela, Licinius s'est échappé, malgré une folle poursuite des hommes de main au service de la dame. Au bout du compte, nous n'avons pas de pyxide, pas de poison, pas un fragment de preuve. En fait nous avons là le finale d'un spectacle de mimes : une farce bien médiocre ! « Examinons les témoins, ces jeunes élégants qui ado- rent jouer aux guerriers sous les ordres de leur maîtresse, tendant une embuscade, s'entassant dans une cabine des bains et prétendant qu'il s'agit du cheval de Troie. Je connais des individus de ce type : très spirituels dans les dîners et de plus en plus spirituels à mesure qu'ils boivent. Mais c'est une chose d'être indolent et bavard sur un divan ; et une autre de venir dire la vérité au soleil d'une cour. S'ils ne savent pas trouver leur chemin dans les bains familiers, comment vont-ils trouver le chemin du tri- bunal ? Je donne cet avertissement à ces soi-disant témoins : s'ils décident de venir, je vais les secouer et leur faire cracher leur bêtise et nous verrons ce qui leur reste. Mais je leur conseille de se taire et de trouver d'autres moyens d'obtenir les faveurs de leur dame. Laissez-les s'accrocher à sa stola, participer à de mauvaises plaisante- ries et rivaliser pour ramper à ses pieds - mais épargnez la vie et la carrière d'un innocent ! « Et que dire de cet esclave qui devait récupérer le poi- son et qui se présente lui aussi comme témoin ? Sur les bancs de l'accusation, je repérai l'homme de Clodia, Barnabas. Il donnait l'impression d'avoir avalé une potion fort désagréable. - D'après ce que l'on dit, il vient d'être affranchi par sa maîtresse. Que cache cette libération ? Une récompense pour sa loyauté et ses services ? Ou des considérations d'ordre plus pratique ? Car une fois libre, on ne peut plus extraire les aveux d'un esclave sous la torture. « Incidemment, nous ne sommes pas vraiment surpris que toute cette agitation autour d'une pyxide ait été à l'ori- gine d'une histoire très indécente concernant une autre pyxide et son contenu. Vous connaissez cette histoire, je crois, juges. Tout le monde en parle et tout le monde semble penser qu'elle est vraie. Après tout, pourquoi pas, puisqu'elle s'accorde si bien avec la réputation d'indé- cence de la dame ? Et tout le monde trouve l'histoire hila- rante, malgré son caractère obscène. Vous voyez, vous riez même maintenant ! Eh bien, vraie ou pas, obscène ou pas, drôle ou pas, ne blâmez pas Marcus Caelius. La plai- santerie doit être l'œuvre d'un jeune branleur fantasque. De nouveau, du coin de l'œil, je crus voir les lèvres de Catulle bouger. Lorsque je me tournai vers lui, il me jeta un regard sombre, puis partit se perdre dans la foule. Le visage de Clodia faisait peine à voir. Cicéron accepta une nouvelle coupe d'eau de Tiron et attendit que les rires s'apaisent. - J'en ai terminé, juges. La suite vous appartient Il vous revient de décider du destin d'un jeune homme innocent.