Emmanuel de Roux, Les Perses l'appelaient le "rhadinacé". [Le MONDE, édition du 14 avril 2003]. En Mésopotamie, le pétrole, suintant à l'état pur, est exploité depuis plus de 3 000 ans avant notre ère. Le 29 août 1859, le colonel-Edwin L- Drake, 38 ans, ex-conducteur de train au chômage, fore un puits à Titusville (Pennsylvanie), en bordure de la rivière Oil Creek. Et à 23 mètres de profondeur, il atteint ce qu'il convoitait : une nappe de pétrole. Celui-ci jaillit brusquement, avec régularité. Le puits allait bientôt donner 35 barils par jour. Le colonel et ses émules recherchaient un moyen bon marché pour alimenter une demande industrielle croissante. Résultat atteint. Mais cette découverte va provoquer aux Etats-Unis une véritable ruée sur "l'or noir", promis à l'avenir que l'on sait. Pourtant cette matière première était connue depuis longtemps. Dans certaines régions du globe, les gisements affluaient naturellement à la surface du sol. En Mésopotamie, par exemple. Dans cette zone du croissant fertile arrosée par le Tigre et l'Euphrate, on se sert de ce bitume suintant à l'état natif depuis plus de 3 000 ans avant notre ère, notamment pour le calfatage des bateaux. Dans la Genèse, Dieu donne à Noé quelques conseils pratiques : "Fais-toi une arche de bois de résineux ; tu la diviseras en compartiments et tu l'enduiras de bitume par-dedans et par-dehors." Cet usage va perdurer longtemps. En 1595, le navigateur britannique Sir Walter Raleigh, explorant les côtes sud-américaines, fait encore calfater ses bateaux en utilisant le bitume du lac asphaltique de l'île de Trinidad. Ce produit visqueux peut aussi servir de liant pour monter un mur de brique, caler un dallage, étanchéifier une terrasse, voire fixer des bijoux sur une monture. Il est également utilisé comme médicament ou cicatrisant. Enfin, certains auteurs font un lien entre le culte du feu (religion mazdéenne des anciens Perses) et ces zones "pétrolières" où des flammes semblent parfois sortir du sol, spontanément. Dans son Enquête qui le conduit en Perse, l'historien grec Hérodote (vers 485-vers 425 av. J.-C.) parle longuement de ce matériau et de son mode d'extraction à Ardéricca de Cissie, au fond du golfe Persique. "Ce puits, écrit-il, fournit trois produits différents, car on y puise du bitume, du sel et de l'huile, de la manière suivante. Le liquide, remonté à l'aide d'une pompe à bascule qui porte, au lieu d'un seau, la moitié d'une outre, est versé dans un bassin, puis s'écoule ailleurs et prend trois formes différentes-: le bitume et le sel se solidifient aussitôt ; l'huile, les Perses l'appellent rhadinacé, est noire et d'odeur désagréable." Quand, au Ier siècle avant notre ère, Marc-Antoine apporte en cadeau à Cléopâtre, reine d'Égypte, les "pêcheries de bitume" de la mer Morte, cela fait déjà longtemps que les Chinois et les Birmans s'éclairent en brûlant du naphte. Ce serait encore les Chinois qui auraient inventé ce qui fut connu en Occident sous le nom de feu grégeois. Mais c'est un Syrien chrétien, Callinicos, qui aurait redécouvert au VIIe siècle l'arme suprême utilisée par les empereurs de Byzance. Cette substance incendiaire, dont la composition était tenue secrète, élaborée à base de soufre, de salpêtre et d'huile de naphte, permit aux Byzantins de sauver à plusieurs reprises Constantinople, assiégée par les Arabes ou par les Russes du prince Igor. Ce "feu liquide", qui brûlait sur l'eau, était projeté au moyen d'une sorte de siphon. Enfermé dans un récipient il pouvait également être lancé par une balise. Au XIIIe siècle, Marco Polo, le voyageur vénitien, note en passant "aux frontières de la Grande Arménie, devers les Géorgiens" (la région d'Erzeroum ?), qu'il y a "une fontaine, d'où sourd une liqueur telle qu'huile en grande abondance, tant que parfois un cent de grandes nefs y chargent en même temps ; point n'est bonne à manger, mais est bonne à brûler et pour oindre les hommes et animaux galeux, et les chameaux pour l'urticaire et les ulcères." L'usage du pétrole à des fins médicinales était également connu en Europe. Il était souverain, disait-on, contre le mal de tête, les rages de dents, la constipation, et surtout les maladies de peau. On accordait même à certaines de ces huiles – notamment en Alsace – des pouvoirs miraculeux. C'est d'ailleurs dans cette province que, dès la fin du XIVe siècle, en 1498, "l'huile de pierre" ou "la poix minérale" de Pechelbronn est exploitée régulièrement. Et c'est ici que, au XVIIIe siècle, des avancées significatives sont faites dans la transformation de cette "poix". En 1721, un médecin d'origine grecque, Eyrini d'Eyrinis, publie une Dissertation sur l'asphalte ou ciment naturel. En 1734, Jean-Théophile Hoeffel obtient, toujours à Pechelbronn, quelques produits par distillation. Un an plus tard, le médecin grec obtient la concession du gisement de Pechelbronn, qui va vite passer entre les mains d'un baron suisse, M. de la Sablonnière. Celui-ci crée, en 1740, dans cette petite bourgade alsacienne, la doyenne des sociétés pétrolières. Elle est reprise vers 1760 par la famille Lebel, qui va exploiter le gisement jusqu'à la fin du XIXe siècle. Ce dernier ne sera épuisé qu'en 1964. En attendant, le grand problème est de réussir la transformation de cette pâte visqueuse en produits plus diversifiés. En Alsace, les sables imprégnés de "poix" sont décantés dans de l'eau bouillante pour en retirer des graisses minérales et de l'huile plus fine. Au même moment, en Roumanie, en Galicie ou dans la région de Bakou, d'autres solutions sont mises en œuvre pour arriver à des résultats semblables. En 1780 un physicien parisien, Aimé Argand, invente un brûleur à huile qui sera commercialisé par Quinquet, nom que la postérité retiendra pour désigner la première lampe à huile minérale. Dès 1815, la ville polonaise de Drohobycz éclaire ses rues au pétrole. Ce dernier a un gros inconvénient : sa puanteur. Mais, en 1853, un pharmacien de Galicie, Lukasiewicz, arrive à produire, après distillation, une huile qui brûle avec une flamme claire, sans odeur. Le pétrole lampant est né. La demande d'huile minérale est également très forte dans le domaine de l'industrie naissante. Il faut pouvoir lubrifier les machines mues par la vapeur, des filatures textiles aux locomotives, pour obtenir un meilleur rendement. Le savoir-faire du colonel Drake allait faire basculer le pétrole dans une autre dimension. Ce produit, transporté par fûts, citernes ou par oléoducs (inventés en 1865) puis raffiné, décliné, allait être un des acteurs essentiels de la deuxième révolution industrielle basée sur l'électricité et le moteur à explosion.