Notice : Concerne: Steven SAYLOR, Meurtre sur la Voie Appia, traduit de l'américain par Arnaud d'APREMONT, 10|18, Grands détectives, Editions Ramsay, 2001, 425 pp.
Titre original: A Murder on the Appian Way, 1996
Quatrième de couverture:
Janvier 52 avant notre ère. Rome tremble, Rome gronde. Par bandes et partisans interposés, le populiste Publius Clodius et son ennemi juré, le patricien Titus Milon, se disputent le contrôle des élections populaires. Et lorsque Clodius se fait assassiner sur la voie Appia, la ville s'enflamme. Embuscade ? Attaque préméditée ? Au milieu de cette tourmente, un seul homme saura rester droit et intègre Gordien, que le général charge de l'enquête.
« Le Texan Steven Saylor est un champion du péplum thriller. Le détective Gordien est confronté à l'une des grandes affaires politicocriminelles de la période susdite [...]. Meurtre sur la voie Appia se lit surtout comme un passionnant gros polar. » Le Progrès
Extrait: Entretien Pompée - Gordien, le détective (pp. 150-153) :
Pompée me regarda curieusement.
- Dis-moi, le Limier, comment parviens-tu à naviguer
ainsi sans jamais être précipité sur les rochers ?
- En l'occurrence, je n'ai jamais laissé personne d'autre
que moi mener ma barque.
- Et comment fais-tu pour mener ta barque ? As-tu une
connaissance spéciale des étoiles ? Ou avances-tu en aveugle ?
- Aussi aveugle que n'importe qui. Ce sont peut-être les
étoiles qui mènent notre barque...
- Tu crois avoir une destinée ?
- Une toute petite, peut-être.
- Ce qui vaut mieux que pas du tout. La destinée est une
chose étrange. Regarde Clodius, finissant ensanglanté sur
la grande route que ses ancêtres ont construite. On dirait
presque une tragédie grecque. Et Milon ? Sa destinée ne
serait-elle pas de tomber dans un piège et d'être dévoré vivant
par ses ennemis ?
- Je ne te suis pas.
- Comme le légendaire Milon de Crotone. Il faut
connaître le mystère des noms. Savoir comment un homme
s'appelle t'indique ce qu'il pense de lui-même et parfois où il
va. Un homme qui se surnomme lui-même « le Limier » n'a
sans doute pas besoin que je m'étende là-dessus.
- Je comprends, Grand Pompée.
- Je vais te parler de Milon de Crotone, mais viens plutôt
sur le balcon. Il y fait plus chaud.
Nous sortîmes sur la terrasse pour nous asseoir au soleil.
Apparemment, les incendies sur l'Aventin étaient éteints, mais
une autre colonne de fumée se dressait maintenant près de la
porte Colline. Pompée fit apporter du vin.
- Quand Milon était jeune, commença-t-il, c'était un athlète. Enfin c'est ce qu'il dit. Après trois coupes, il commence à
parler de sa gloire passée comme un vieux soldat parle de ses
batailles. Il a remporté de nombreuses compétitions, surtout à
la lutte. Je ne sais à quelle compétition pouvait participer un
enfant ayant grandi à Lanuvium. Mais il était toujours le plus
fort, le plus rapide, le plus déterminé. Puissant comme un
boeuf.. Obstiné comme un boeuf, aussi. Voilà notre Milon.
C'est pour cette raison que Titus Annius a choisi « Milon »,
lorsqu'il s'est cherché un nom. Tu te souviens du vieil exercice
sur Milon de Crotone, à l'école ?
Je l'ignorais, mais Eco, qui avait reçu une éducation plus
conventionnelle, se lança :
- C'est un sujet de dissertation : Milon de Crotone avait
l' habitude de porter un veau chaque jour pour faire de l'exercice;
il a continué de le faire jusquà ce qu'il soit devenu un taureau.
Expliquez comment cette fable peut vous servir dans la vie.
Pompée et Eco rirent de concert, avec une pointe de nostalgie.
- La morale est la suivante : plus l'homme grandit, plus
son fardeau grandit avec lui, indiqua Pompée. Et si vous êtes
un homme comme Milon de Crotone, vous ne renoncez pas,
vous serrez les dents et souriez. Je suis certain que notre Milon
a dû faire cet exercice et que celui-ci l'a marqué. Mais revenons à Milon de Crotone qui remporta douze couronnes à la
lutte : six à Olympie et six à Delphes. Lors de la guerre contre
les Sybarites, il les portait toutes en guise de casque, car il les
jugeait suffisantes pour amortir un coup. Il a mené Crotone à
la victoire, et lorsque le peuple voulut lui dresser une statue,
c'est lui-même qui la plaça sur son piédestal. Quand le philosophe Pythagore vint à Crotone, lui et Milon devinrent de
grands amis. Les contraires s'attirent : le colosse et le penseur.
Enfin, ce fut une chance pour Pythagore, car Milon lui sauva
la vie. Lors d'un tremblement de terre, un pilier de la salle à
manger où ils se trouvaient s'effondra. Milon soutint le plafond, tandis que le philosophe et ses étudiants se sauvaient.
Tu commences à voir, le Limier, les liens allégoriques entre ces
faits légendaires et la façon qu'a notre Milon de mener sa
destinée ?
- Et la mort de Milon de Crotone, Grand Pompée ?
- Tu connais l'adage :« La force ne sert à rien à celui qui
ne sait pas comment l'utiliser. » C'était le point faible de
Milon de Crotone. Un jour qu'il se promenait à pied, il s'est
égaré dans une forêt. Il atteignit une clairière où des forestiers
avaient travaillé récemment. Il était tard, la route se trouvait loin, et les forestiers étaient partis. II aperçut un tronc
immense. II y avait une fissure dans toute sa longueur et plusieurs coins en fer y étaient fichés. Apparemment, les bûcherons avaient essayé de fendre le tronc en deux, mais en vain.
Et ils avaient tout laissé en état jusqu'au lendemain. Milon se
dit : « Je vais le fendre moi-même. Ils vont être surpris qu'un
homme ait pu faire ça à mains nues. Ils me seront reconnais-
sants. Et on célébrera un nouvel exploit de Milon de
Crotone. » Alors il introduisit ses dix doigts dans la fente,
puis, de toutes ses forces, il commença à écarter le bois. Les
coins de fer tombèrent et la fente se referma. Les mains de
Milon étaient prises au piège. Et le tronc était trop lourd pour
être déplacé. Milon ne pouvait bouger. La nuit tomba. Milon
entendit un hurlement. Des bêtes sauvages s'approchaient.
Elles pouvaient sentir sa peur. D'abord, elles le reniflèrent.
Dès qu'elles comprirent qu'il ne pouvait se défendre, elles lui
sautèrent dessus, crocs en avant. Elles le mirent en pièces et le
dévorèrent vif. Le lendemain matin, les forestiers horrifiés
découvrirent les restes de Milon.
Pompée sirotait son vin.
- Ai-je besoin de souligner les parallèles que nous pour-
rions établir avec la situation présente et notre Milon ?
- Non, Grand Pompée. Tu sembles en connaître long sur
les deux Milon.
- Mon père m'a beaucoup parlé de Milon de Crotone dans
ma jeunesse. Et il m'est arrivé d'être l'allié de Titus Annius.
- Tu ne l'es plus ?
- J'ai aussi été l'allié de Clodius, dit-il en éludant la question. Comme je l'ai été de César... et le suis encore, à ma
connaissance.
- Je ne comprends pas, Grand Pompée.
- Peu importe. Mais toi, le Limier ? Qui sont tes alliés ?
Qui sers-tu ? Tu donnes l'impression de passer d'un camp à
l'autre sans appartenir à aucun.
- Cela me paraît juste, Grand Pompée.
- Ce qui fait de toi un homme hors du commun. Un
homme qu'il est bon de connaître.
Références utiles:
Jean Schumacher
LLN, le 18 septembre 2002
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