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Date :     24-12-2009

Sujets :
Fiches de lecture : 4 ajouts; Lecture : Les pullarii (Robert HARRIS, Conspirata); Livre : Ismail KADARÉ, La fille d'Agamemnon (compte-rendu par Danielle de CLERCQ);

Notice :

1. Fiches de lecture :

  • Adresse du site : Lectures (site arrêté à la date du 18 mai 2006)
  • Base de données : Fiches (depuis le 19 mai 2006)

  • Ajouts : consultation des ==> Nouveautés <==

Les Nouveautés concernent :

  • ==> GREC :

  • CLÉMENT d'ALEXANDRIE, Les Stromates, livre I

  • A propos de l'art du sophiste (la sophistique)
  • Héraclite et Sérapion à propos de la Sybille de Delphes
  • Platon et les dialectes des animaux (éléphant, scorpion)
  • A propos de La Septante (traduction du hébreu en grec)


2. Lecture : Les pullarii :

Livre : Robert HARRIS, Conspirata
Titre original : Lustrum (2009)
Traduction française de Nathalie ZIMMERMANN
Paris, Plon, 2009, 428 pp.

Extrait : pp. 49-50 : Tiron raconte :

" ...Je ne sais pas comment se déroule aujourd'hui la cérémonie d'entrée en fonction, maintenant que les magistrats les plus éminents ne sont plus que des garçons de course, mais à l'époque de Cicéron, le premier visiteur qui se présentait devant le nouveau consul le jour où il prêtait serment était toujours un membre du collège des augures. Par conséquent, juste avant l'aube, Cicéron se posta dans l'atrium avec Terentia et les enfants pour attendre l'arrivée de l'augure. Je savais qu'il n'avait pas bien dormi car je l'avais entendu remuer au-dessus de ma tête et faire les cent pas, comme toujours lorsqu'il réfléchissait. Mais il avait un pouvoir de récupération miraculeux et paraissait en pleine possession de ses moyens tandis qu'il se tenait là avec sa famille, tel un athlète qui s'est entraîné toute sa vie pour la course qu'il s'apprête enfin à disputer.

Quand tout fut prêt, je fis signe au portier, qui ouvrit le lourd battant de bois pour faire entrer les gardiens des poulets sacrés, les pularii – une demi-douzaine de bonshommes maigrichons qui n'étaient pas sans évoquer eux-mêmes des poulets.
Derrière cette escorte venait l'augure, frappant le sol de son bâton recourbé et faisant l'effet d'un véritable géant avec tout son attirail : son grand chapeau conique et sa vaste robe violette. Le petit Marcus poussa un cri dès qu'il le vit s'engager dans le couloir, et se cacha derrière les jupes de Terentia.

L'augure était alors Quintus Caecilius Metellus Celer, et il faut que je vous parle un peu de lui car il sera amené à jouer un rôle important dans la vie de Cicéron. Il revenait d'Orient où il s'était battu sous le commandement de Pompée le Grand, dont il était en fait le beau-frère, ce qui n'avait certainement pas entravé sa carrière. En tant que Metelli, il était plus ou moins prédestiné à devenir consul dans les deux ans qui suivraient : il prêtait d'ailleurs serment le jour même pour son élection à la préture. Il était marié à la belle Clodia, qui appartenait à la gens Claudia : l'un dans l'autre, on aurait difficilement pu trouver mieux introduit que Metellus Celer, qui était loin d'être aussi stupide qu'il le paraissait.
— Consul désigné, bonjour ! aboya-t-il comme s'il sonnait le réveil de ses légionnaires. Le grand jour est enfin arrivé. Que nous réservera-t-il ? Je me le demande.
— C'est toi, l'augure, Celer. Dis-le-moi.
Celer rejeta la tête en arrière et éclata de rire. Je découvris par la suite qu'il ne croyait pas davantage que Cicéron en la divination et n'appartenait au collège des augures que par opportunisme politique.
— Eh bien, je peux déjà te prédire une chose, répliqua-t-il, et c'est qu'il va y avoir du grabuge. Il y avait foule devant le temple de Saturne quand je suis passé. On dirait bien que César et ses amis ont enfin affiché leur grand projet de loi. Voilà bien un incroyable gredin !
Je me tenais juste derrière Cicéron et ne pus donc voir son visage, mais je sus au raidissement de ses épaules que la nouvelle e mit immédiatement sur ses gardes. ..."

Témoignages :

  • CICÉRON, De la divination, I, 35 :

    [1,35] XXXV. 77 Quid? Bello Punico secundo nonne C- Flaminius, consul iterum, neglexit signa rerum futurarum magna cum clade rei publicae? Qui exercitu lustrato cum Arretium uersus castra mouisset et contra Hannibalem legiones duceret, et ipse et equus eius ante signum louis Statoris sine causa repente concidit nec eam rem habuit religioni, obiecto signo, ut peritis uidebatur, ne committeret proelium. Idem, cum tripudio auspicaretur, pullarius diem proelii committendi differebat. Tum Flaminius ex eo quaesiuit, si ne postea quidem pulli pascerentur, quid faciendum censeret. Cum ille quiescendum respondisset, Flaminius: "Praeclara uero auspicia, si esurientibus pullis res geri poterit, saturis nihil geretur!" Itaque signa conuelli et se sequi iussit. Quo tempore cum signifer primi hastati signum non posset mouere loco, nec quicquam proficeretur plures cum accederent, Flaminius re nuntiata suo more neglexit. Itaque tribus iis horis concisus exercitus atque ipse interfectus est. 78 Magnum illud etiam, quod addidit Coelius, eo tempore ipso, cum hoc calamitosum proelium fìeret, tantos terrae motus in Liguribus, Gallia compluribusque insulis totaque in Italia factos esse, ut multa oppida conruerint, multis locis labes factae sint terraeque desiderint fluminaque in contrarias partes fluxerint atque in amnes mare influxerit.

    [1,35] XXXV. - Voyons encore. Pendant la deuxième guerre punique le mépris qu'affecta Caïus Flaminius, consul pour la deuxième fois, pour les présages n'eut-il pas pour suite un grand désastre national? Après la lustration de l'armée, il avait levé le camp et conduisait les légions contre Hannibal dans la direction d'Arretium quand son cheval et lui-même s'abattirent brusquement et sans cause devant la statue de Jupiter Stator; il ne voulut pas avoir égard à ce signe malgré les experts qui le considéraient comme interdisant d'engager le combat. On prit les auspices par le procédé du tripudium et l'augure observant les poulets déclara qu'il fallait ajourner la bataille. Flaminius alors lui demanda ce qu'il faudrait faire si, même plus tard, les poulets refusaient la nourriture et, quand l'augure eut répondu qu'il faudrait attendre encore, le consul s'exclama : «La belle chose en vérité que ces auspices : si les poulets ont faim on peut marcher, s'ils sont rassasiés rien à faire!» Après quoi il donna l'ordre d'enlever les enseignes et de le suivre. Alors le porte-enseigne du premier manipule se trouva dans l'impossibilité de retirer la sienne du sol, même avec le concours de plusieurs autres légionnaires, on rapporta le fait à Flaminius qui, toujours animé du même esprit, n'en tint nul compte. Trois heures après l'armée était taillée en pièces et lui-même était tué. Coelius ajoute, et c'est là chose très grave, qu'au moment même où se livrait cette bataille désastreuse il y eut de si fortes secousses en Ligurie, en Gaule, dans plusieurs îles et dans toute l'Italie que beaucoup de villes s'effondrèrent, qu'en plus d'un endroit des gouffres s'ouvrirent par l'affaissement des terres, que les fleuves refluèrent vers leurs sources et que la mer y pénétra.

  • CICÉRON, De la divination, II, 34 :

    [2,34] XXXIV. "Q- Fabi, te mihi in auspicio esse uolo". Respondet: "Audiui". Hic apud maiores adhibebatur peritus, nunc quilubet. Peritum autem esse necesse est eum qui, silentium quid sit, intellegat; id enim silentium dicimus in auspiciis, quod omni uitio caret. 72 Hoc intellegere perfecti auguris est; illi autem qui in auspicium adhibetur, cum ita imperauit is, qui auspicatur: "Dicito, silentium esse uidebitur", nec suspicit nec circumspicit; statim respondet silentium esse uideri. Tum ille: "Dicito, si pascentur". "Pascuntur". Quae aues? Aut ubi? Attulit, inquit, in cauea pullos is, qui ex eo ipso nominatur pullarius. Haec sunt igitur aues internuntiae Iouis! Quae pascantur necne, quid refert? Nihil ad auspicia; sed quia, cum pascuntur, necesse est aliquid ex ore cadere et terram pauire (terripauium primo, post terripudium dictum est; hoc quidem iam tripudium dicitur) - cum igitur offa cecidit ex ore pulli, tum auspicanti tripudium solistimum nuntiatur.

    QUINTUS FABIUS, JE VEUX QUE TU M'ASSISTES DANS LA PRISE DES AUSPICES. Il répond. J'AI ENTENDU. Telle était la coutume : on avait recours à un homme versé dans l'art augural. Maintenant on prend le premier venu. Quelqu'un d'exercé est cependant indispensable pour bien savoir ce que c'est que le silence. On dit qu'il y a silence dans les auspices quand la prise en est d'une régularité irréprochable. C'est le propre d'un parfait augure de le comprendre. Celui qui prendra les auspices donne un ordre à l'augure qui l'assiste : Dis S'IL TE PARAIT QU'IL Y AIT SILENCE. L'assistant ne lève pas les yeux, ne regarde pas autour de lui, il répond sur-le-champ qu'il lui parait qu'il y a silence. Nouvelle injonction alors : DIS S'ILS MANGENT. ILS MANGENT. De quels oiseaux s'agit-il? Où sont-ils? On répond que le serviteur qu'on nomme "pullarius" en raison de ses fonctions a dans un panier apporté des poulets. Voilà donc les oiseaux qui servent de messagers à Jupiter ! Qu'ils mangent ou qu'ils ne mangent pas, quelle importance cela peut-il avoir? Cela n'a rien à voir avec les auspices. Mais quand ils mangent, nécessairement ils laissent tomber quelque chose de leur bec sur le sol : c'est ce qui s'est appelé d'abord "pavimentum" puis "terripudium" et enfin "tripudium". Quand donc un peu de pâte de farine est tombé du bec d'un poulet on annonce au personnage qui prend les auspices un "tripudium solistimum".

  • TITE-LIVE, L'Histoire romaine, X, 40 :

    [10,40] Haec comperta perfugarum indiciis cum apud infensos iam sua sponte milites disseruisset, simul diuinae humanaeque spei pleni clamore consentienti pugnam poscunt; paenitet in posterum diem dilatum certamen; moram diei noctisque oderunt. Tertia uigilia noctis iam relatis litteris a collega Papirius silentio surgit et pullarium in auspicium mittit. Nullum erat genus hominum in castris intactum cupiditate pugnae; summi infimique aeque intenti erant; dux militum, miles ducis ardorem spectabat. Is ardor omnium etiam ad eos qui auspicio intererant peruenit; nam cum pulli non pascerentur, pullarius auspicium mentiri ausus tripudium solistimum consuli nuntiauit. Consul laetus auspicium egregium esse et deis auctoribus rem gesturos pronuntiat signumque pugnae proponit. Exeunti iam forte in aciem nuntiat perfuga uiginti cohortes Samnitium - quadringenariae ferme erant - Cominium profectas. Quod ne ignoraret collega, extemplo nuntium mittit; ipse signa ocius proferri iubet. Subsidia suis quaeque locis et praefectos subsidiis attribuerat; dextro cornu L- Volumnium, sinistro L- Scipionem, equitibus legatos alios, C- Caedicium et T- Trebonium, praefecit; Sp. Nautium mulos detractis clitellis cum tribus cohortibus alariis in tumulum conspectum propere circumducere iubet atque inde inter ipsam dimicationem quanto maxime posset motu pulueris se ostendere. Dum his intentus imperator erat, altercatio inter pullarios orta de auspicio eius diei exauditaque ab equitibus Romanis, qui rem haud spernendam rati Sp. Papirio, fratris filio consulis, ambigi de auspicio renuntiauerunt. Iuuenis ante doctrinam deos spernentem natus rem inquisitam ne quid incompertum deferret ad consulem detulit. Cui ille: "tu quidem macte uirtute diligentiaque esto; ceterum qui auspicio adest, si quid falsi nuntiat, in semet ipsum religionem recipit; mihi quidem tripudium nuntiatum, populo Romano exercituique egregium auspicium est." centurionibus deinde imperauit uti pullarios inter prima signa constituerent. Promouent et Samnites signa; insequitur acies ornata armataque, ut hostibus quoque magnificum spectaculum esset. Priusquam clamor tolleretur concurrereturque, emisso temere pilo ictus pullarius ante signa cecidit; quod ubi consuli nuntiatum est, "di in proelio sunt" inquit; "habet poenam noxium caput." ante consulem haec dicentem coruus uoce clara occinuit; quo laetus augurio consul, adfirmans nunquam humanis rebus magis praesentes interfuisse deos, signa canere et clamorem tolli iussit.

    [10,40] XL. - Quand le consul eut exposé ces derniers détails, connus par les révélations de déserteurs, à ses soldats déjà irrités par eux-mêmes, ceux-ci, pleins d'espoir clans les dieux aussi bien que dans les hommes, demandent la bataille d'un cri unanime ; ils regrettent qu'elle soit différée au lendemain, ils en veulent à ce retard d'un jour et d'une nuit. A la troisième veille, la réponse de son collègue lui ayant déjà été rapportée, Papirius se lève en silence et envoie le pullaire prendre les auspices. Il n'y avait, au camp, aucune classe d'hommes que n'eût atteinte l'envie de combattre ; les plus haut placés et les plus bas y tenaient également ; le général observait l'ardeur des soldats, le soldat celle du général. Cette ardeur de tous gagna même ceux qui s'occupaient des auspices : quoique les poulets ne mangeassent pas, le pullaire osa mentir sur les auspices, et il annonça au consul que les poulets montraient un appétit très favorable. Le consul, joyeux, annonce publiquement que les auspices sont excellents, que les dieux approuvent cet engagement, et fait arborer le signal du combat. Comme il sortait déjà pour se mettre en ligne, un déserteur lui révèle que vingt cohortes samnites - elles comptaient environ quatre cents hommes - étaient parties pour Cominium. Afin que son collègue ne l'ignorât pas, il lui envoie sur-le-champ un courrier ; lui-même ordonne d'avancer plus vite ; il avait désigné des corps de réserve, avec l'emplacement de chacun, et les chefs de ces réserves ; il met à la tête de l'aile droite Lucius Volumnius, de l'aile gauche Lucius Scipion, des cavaliers d'autres légats, Caius Caedicius et Titus Trebonius; à Spurius Nautius, il ordonne de faire enlever leur bât aux mulets et, avec des cohortes d'ailes, de les conduire en hâte, par un détour, à une hauteur en vue, et de les faire apparaître là pendant l'action même, en soulevant le plus de poussière possible. Tandis qu'il s'occupait de ces dispositions, une querelle au sujet des auspices de ce jour s'éleva entre les pullaires ; des cavaliers romains l'entendirent, qui, pensant que ce n'était pas chose à mépriser, rapportèrent à Spurius Papirius, fils d'un frère du consul, qu'on discutait sur les auspices. Ce jeune homme, né avant les doctrines qui méprisent les dieux, se renseigna, pour ne rien dénoncer au consul de mal éclairci, et lui rapporta le fait. Le consul lui répond : "Pour toi, sois loué de ta vertu et de ta diligence ! Mais celui qui prend les auspices, s'il annonce quelque chose de faux, prend sur lui-même cette impiété ; et pour moi, l'appétit des poulets annoncé au peuple romain et à l'armée est un excellent auspice." Il ordonna ensuite aux centurions de placer les pullaires au premier rang. Les Samnites font aussi avancer leurs enseignes ; derrière viennent leurs lignes parées et armées de telle sorte que, pour leurs ennemis mêmes, c'était un spectacle magnifique. Avant que le cri de guerre s'élevât et qu'on se courût sus, un javelot lancé au hasard frappa un des pullaires, qui tomba au premier rang. Quand on l'annonça au consul, il dit : "Les dieux prennent part au combat, le coupable est puni." Comme il disait ces mots, un corbeau, devant lui, cria fortement ; joyeux de cet augure, le consul, affirmant que jamais les dieux n'étaient intervenus plus manifestement dans les affaires humaines, fit donner le signal par la trompette et pousser le cri d'attaque.

  • VALÈRE MAXIME, Des faits et des paroles mémorables, VII, 2, 5 :

    7.2.5 Forensibus haec, illa militaribus stipendiis prudentia est exhibita. Papirius Cursor consul, cum Aquiloniam oppugnans proelium uellet conmittere pullarius que non prosperantibus auibus optimum ei auspicium renuntiasset, de fallacia illius factus certior sibi quidem et exercitui bonum omen datum credidit ac pugnam iniit, ceterum mendacem ante ipsam aciem constituit, ut haberent di cuius capite, si quid irae conceperant, expiarent. directum est autem siue casu siue etiam caelestis numinis prouidentia quod primum e contraria parte missum erat telum in ipsum pullarii pectus eumque exanimem prostrauit. id ut cognouit consul, fidente animo et inuasit Aquiloniam et cepit. tam cito animaduertit quo pacto iniuria imperatoris uindicari deberet, quemadmodum uiolata religio expianda foret, qua ratione uictoria adprehendi posset. egit uirum seuerum, consulem religiosum, imperatorem strenuum, timoris modum, poenae genus, spei uiam uno mentis impetu rapiendo.

    5. Voilà la sagesse qui s'est manifestée au forum. Voici celle qui s'est montrée à l'armée. Le consul Papirius Cursor pendant le siège d'Aquilonie, voulait en venir aux mains avec l'ennemi. Le pullaire, quoique les poulets sacrés ne donnassent aucun signe favorable, ne laissa pas de lui annoncer des auspices tout à fait heureux. Informé de sa tromperie, Papirius n'en considéra pas moins le présage comme bon pour lui-même et pour son armée et engagea le combat. Mais il plaça l'imposteur devant la première ligne, afin que, si les dieux étaient irrités, ils eussent une victime sur qui assouvir leur colère. Par un effet soit du hasard, soit de la providence divine, le premier trait parti de l'armée ennemie vint justement atteindre le pullaire à la poitrine et l'étendit mort sur place. A cette nouvelle, le consul, plein de confiance, attaqua l'ennemi et prit Aquilonie. Telle fut sa promptitude à trouver le moyen par lequel il devait venger l'injure du général, laver l'outrage fait à la religion et enlever la victoire. Il se montra tout à la fois homme sévère, consul religieux, général résolu, en saisissant par une intuition rapide l'étendue des risques, la nature du châtiment mérité, les chances de succès.


3. Livre : Ismail KADARÉ, La fille d'Agamemnon (compte-rendu par Danielle de CLERCQ);

Ismail Kadaré. La fille d’Agamemnon. Traduit de l’albanais par Tedi Papavrami. Présentation par Eric Faye. Librairie A. Fayard 2003. Le Livre de Poche 3417 (biblio), 123 pp.

L’éditeur français de d’I. Kadaré a réussi à faire sortir secrètement d’Albanie ce roman court, amer et foisonnant composé en 1985, qui est une critique désabusée du régime politique albanais de l’époque, sans pour autant se tenir strictement à la réalité historique. Le protagoniste, qui est aussi le narrateur, est un journaliste de l’audio-visuel tenté par la dissidence. Au moment où débute le récit, il se prépare à partir à pied au défilé du 1er mai où il est invité à assister dans une tribune d’honneur. Chemin faisant, il évoque sa rupture du jour même avec Suzanna, la très jeune fille d’un dignitaire du régime pressenti comme successeur à la plus haute fonction de l’État.  « …à mes oreilles continuaient de retentir les lointains accents de la fête. Par-dessus, rehaussées comme dans un écrin par le sentiment de la perte, je me remémorais des bribes de nos conversations.

Si, le Premier Mai…Mais en aucun cas tu ne dois en être chagriné…Ne crois pas que ce soit pour moi plus facile… Je sais ce que tu vas dire…Mais ce sacrifice est indispensable…Sans cesse je penserai à toi..

Ce sacrifice … m’étais-je répété. Voilà donc le mot adéquat. » (p.17) Suzanna a donc volontairement sacrifié sa liaison passionnée avec cet homme déjà fiancé pour ne pas entacher sa réputation et surtout par là-même celle de son père et ne pas constituer un obstacle à  son exceptionnelle ascension politique.

Sacrifice ! Le mot est  lancé. Avant de partir au défilé, le narrateur parcourt dans Les Mythes Grecs de Robert Graves les extraits se rapportant à Iphigénie. « À quoi rime de relire ces choses-là ?, me dis-je. En quoi peuvent-elles me servir ? Pourtant, je continuais à compulser avec avidité l’épais volume.

À l’aube de la guerre d’Ilion

Les Grecs sacrifièrent Iphigénie.

À l’Iliade de la Révolution,

Je t’aurai sacrifiée, ma chérie…

Avais-je spontanément composé ces vers tandis que j’errais comme une âme en peine à travers l’appartement…ou bien ma mémoire les avait-elle fait resurgir de quelque lointaine lecture effacée par le temps ? » (p. 19)

Ainsi le mythe sera-t-il  par un lien entre le sacrifice des deux jeunes filles actualisé dans la sinistre réalité albanaise. L’ambiance festive du 1er mai va ressusciter dans l’esprit du narrateur l’effervescence qui régna à Aulis lors du sacrifice d’Iphigénie et après celui-ci.

« Quelques minutes plus tard, c’était fini. Tandis que les derniers carrés de manifestants s’éloignaient d’un pas alerte, après avoir lâchés leurs derniers vivats, vers la place Skanderberg, les tribunes commencèrent à se vider plus vte qu’un ne s’y serait attendu…Des reliefs de couronnes et de fleurs artificielles jonchaient un peu partout le sol. Des ballons crevés piétinés, gisaient dans la poussière. Les immenses portraits, que nul n’essayait plus de maintenir droits, penchaient de côté, lançant des regards obliques, parfois même la tête en bas. Partout se faisaient sentir fatigue, suée, relâchement général.

Sans doute était-ce ainsi qu’il y a deux mille huit cents ans les soldats grecs s’en étaient revenus du lieu du sacrifice d’Iphigénie. Le visage pâli par la vue du sang répandu sur l’autel, avec dans la poitrine un creux qui semblait déjà ne plus devoir les quitter. Ils ne disaient mot, leurs pensées se faisaient d’ailleurs  plus rares ou se répétaient fastidieusement. Jusqu’alors bien décidé à déserter, le soldat Teukr avait l’impression que ce projet remontait à un lointain passé. Tout aussi étrangère semblait à cet autre soldat, Idoménée, se résolution de répliquer au commandant en chef au premier mot brutal qu’il proférerait. Pareil pour Astyanax qui avait songé à se faire la belle, sans permission, pour rendre visite à sa fiancée, ce qui lui avait paru jusque là d’autant plus aisé que grandissait en lui le sentiment de manque. Tout ce qui était léger, joyeux, propre à dissiper quelque peu les tensions de la guerre - blagues, laisser-aller, soirée de bamboche au bordel…- était en train de vaciller dangereusement. Si le chef suprême Agamemnon avait sacrifié sa propre fille, c’est qu’il n’y aurait de pitié pour qui que ce soit. Déjà la hache s’était enduite de sang…

Brusquement, j’eus l’impression de saisir l’explication de l’énigme. Le sentiment de découverte fut tel que je retins mes pas et fermai les yeux comme si la vue du monde réel risquait de me masquer ce qui commençait enfin à s’élucider…Iakov (fils de Staline à qui celui-ci refusa de bénéficier d’un échange de prisonniers-Ndlr), paix à son âme, avait été sacrifié non pas afin de subir le même sort que n’importe quel autre soldat russe, ainsi que l’avait prétendu le dictateur, mais afin de conférer à ce dernier le droit d’exiger la mort de n’importe qui. De même qu’Iphigénie avait donné& à Agamemnon le droit de déclencher la boucherie…

Rien à voir avec la conviction que le sacrifice apaiserait les vents qui empêchaient la flotte de lever l’ancre, ni avec un principe moral prônant l’égalité devant la mort de tous les gars de Russie-non, il s’agissait simplement d’un cynique calcul de tyran

Précisons que le roman n’est pas dans son intégralité consacré au parallélisme entre les deux sacrifices. Le narrateur rencontre au cours de son déplacement et de son installation dans la tribune diverses personnes dont les expériences vont nourrir aussi sa réflexion sur la paranoïa et la déshumanisation du régime. Un autre mythe, albanais celui-là, vient illustrer le propos, mais du point de vue de ceux qui subissent le pouvoir et veulent s’élever à tout prix : celui du Chauve, qu’un aigle tire d’un gouffre en mettant comme condition d’un sauvetage lent et toujours remis en question, de le nourrir de chair fraîche. Ainsi le Chauve sacrifie-t-il sa propre chair : «  On ne sut jamais s’il était encore en vie lorsque l’aigle surgit dans le monde d’en haut. On racontait que les habitants d’alentour…n’en crurent pas leurs yeux lorsqu’ils virent un énorme oiseau noir portant sur son dos un squelette humain. » (pp.50-51)

 

Bibliographie : R. Graves. Fayard 1967

Liens http://www.lecture-ecriture.com/3032-La-fille-d'Agamemnon-Isma%C3%AFl-Kadar%C3%A9


Jean Schumacher
24 décembre 2009


 
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Dernière mise à jour : 17/02/2002