La Libre Belgique, sur la Toile : article placé le 6 octobre 2003 Sarah ROBIN, Contre l'amnésie du préambule... Pour contrer l'analphabétisme religieux, les utopies«d'hommes nouveaux» et l'amnésie ethnocentrique, les religions du Livre, comme les civilisations grecque et romaine et les Lumières, doivent être reconnues constitutives de la culture européenne. LUC COLLÈS ET MONIQUE MUND-DOPCHIE, Professeurs à la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université catholique de Louvain : Le Préambule de la Convention européenne prétend «s'inspirer des héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe, dont les valeurs sont toujours présentes dans son patrimoine, et qui ont ancré dans la vie de la société sa perception du rôle central de la personne humaine et de ses droits inviolables et inaliénables, ainsi que du respect du droit». On sait que d'aucuns, écrivains, philosophes et hommes politiques, avaient souhaité que ces héritages soient nommés et que, parmi eux, les religions soient explicitement mentionnées. Mais on sait aussi que pareille éventualité a suscité une forte polémique, laquelle a abouti à la formule pour le moins générale rapportée plus haut. Dans son édition du 12 juin dernier, l'éditorialiste du «Monde» mettait en avant le malentendu qui avait déjà amené Lionel Jospin et Jacques Chirac à demander, avant le sommet européen de Nice de décembre 2000, le retrait du mot «religion» dans le projet de préambule de la Charte des droits fondamentaux. Au nom de l'idée selon laquelle toute référence à une religion serait en contradiction avec des législations nationales qui prévoient la séparation des Etats et des confessions. Demande étonnante dans la mesure où l'article 51 de la Convention garantit que le statut des religions, dans chacun des Etats de l'Union, sera respecté. Demande surprenante aussi dans un pays, la France, où, en 1996, la réforme décidée par le ministre de l'Education nationale, François Bayrou, engageait l'introduction de la culture religieuse dans les programmes du collège et du lycée. Deux objectifs étaient alors particulièrement visés: un meilleur accès au patrimoine culturel européen et une prise en compte de l'aspect multiculturel et religieux de la société française. De même, en novembre 2001, le ministre de l'Education nationale, Jack Lang, sollicitait du philosophe Régis Debray la rédaction d'un rapport sur «L'enseignement du fait religieux dans l'école laïque». A la base de ces préoccupations, il y avait un constat navrant: aujourd'hui, l'inculture religieuse des jeunes est telle que des pans entiers de notre patrimoine ne sont plus reconnus, décodés, compris. Ainsi voit-on des enfants confondre une Vierge de Botticelli avec une simple «meuf»... Contre toute forme d'amnésie, nous souhaiterions, quant à nous, que le Préambule de la Convention européenne revienne à une mouture antérieure du texte, en rappelant que les héritages de l'Europe ont été d'abord nourris par les civilisations grecque et romaine, ensuite marqués par les religions du Livre (qui doivent remplacer l'expression trop vague «élan spirituel») et par les courants philosophiques des Lumières. Car il nous paraît essentiel d'ancrer les valeurs mentionnées par le Préambule dans le terreau fertile de l'histoire qui les a constituées, une histoire dont on ne saurait sélectionner les données pour gérer le présent et pour construire l'avenir. Ou alors il faut supprimer le Préambule. Rappelons l'importance de la connaissance du passé pour comprendre les civilisations et le système de valeurs et de références qu'elles développent. Une telle connaissance doit être aussi complète que possible et porter aussi bien sur les zones d'ombre que sur les zones de lumière. Les exemples qui illustrent ce type de démarche ne manquent pas. Ainsi, l'Allemagne a accepté de revisiter son passé et de faire contrition pour les crimes commis sous le nazisme, ce qui en a fait un partenaire honorable et honoré de l'aventure européenne. La connaissance du passé tel qu'il est devient de cette manière un facteur d'apaisement, pourvu toutefois qu'elle s'établisse dans des conditions sereines. C'est pourquoi on comprend mal la dérision dont ont parfois fait l'objet les actes de repentance exprimés par le pape Jean-Paul II à l'égard du peuple juif, des protestants et des scientifiques symbolisés par Galilée, alors que, par ce biais, l'Eglise catholique admet n'avoir pas été toujours à la hauteur des valeurs dont elle s'affirme dépositaire. Il importe aussi de souligner que, nonobstant l'usage ou, en l'occurrence, le non-usage, qui en est fait, l'histoire n'est pas vouée au service de la morale ou à la promotion des idéologies et des intérêts; elle ne doit pas être confondue avec les reconstructions de la mémoire qui entretiennent avec le passé une relation affective et militante et il ne lui revient pas de sélectionner dans le passé les éléments dont la signification sera revue en fonction des exigences du temps présent. Au contraire, l'histoire se veut responsable d'un savoir «scientifique», c'est-à-dire universellement acceptable, dans la mesure où elle est régie par «la possibilité d'établir un ensemble de règles permettant de contrôler des opérations proportionnées à la production d'objets déterminés» (Michel de Certeau). Elle est en même temps consciente des limites de son objectivité: les choix de l'historien pèsent inévitablement sur la définition de la matière à analyser, sur les critères utilisés, sur les interprétations avancées; aussi peut-on affirmer que «l'objectivité en histoire est le fruit d'intersubjectivités partagées, corrigées et rectifiées» (Alexandre Faivre). Le rôle des religions du Livre dans l'élaboration de valeurs fondatrices de l'Europe - importance de l'individu, égalité, justice, mise à distance du sacrifice -, fait partie de l'histoire de l'Europe, comme en font partie la Renaissance, qui, à travers une relecture des auteurs antiques, a distingué les domaines du sacré et du profane, et les Lumières qui ont laïcisé les valeurs mises en exergue dans le Préambule: égalité des personnes, liberté, respect de la raison, justice. Ces étapes de notre cheminement méritent dès lors d'y être mentionnées, car elles n'impliquent aucune restauration d'un ordre ancien. Contrairement aux arguments qui ont été évoqués dans la controverse, l'évocation de la valeur patrimoniale des trois religions du Livre ne constitue en rien une apologie de celles-ci. En revanche, selon nous, l'identité européenne n'est pas compréhensible si on ne tient pas compte de la révélation monothéiste qui se produisit au Moyen Orient. Les religions révélées ont agi comme un ferment civilisateur, contribuant à la naissance de cultures très riches dans chacune des nations européennes où elles ont été présentes. En définitive, si nous souhaitons que, dans le Préambule de la Convention, les religions du Livre soient explicitement reconnues comme constitutives de la culture européenne, c'est pour que, à titre programmatique, on se préoccupe davantage de l'analphabétisme religieux des jeunes, mais aussi et surtout pour prévenir tout retour aux utopies rêvant «d'hommes nouveaux» privés de racines, et pour lutter contre l'amnésie ethnocentrique qui nourrit à la fois le discours xénophobe des extrêmes droites européennes et le repli anti-occidental des fondamentalistes de tous bords.