Marie Sandrine SGERRI, Mara GOYET, Un cas d'école. [Le POINT, n° 1588 - 21 février 2003] Professeur d'histoire et de géographie dans un établissement de la banlieue parisienne, Mara Goyet raconte son expérience dans « Collèges de France » (Fayard). Un livre qui suscite un vif débat. C''est un livre incisif, décapant, qui décrit avec drôlerie et justesse les tribulations d'une jeune enseignante débarquant au collège. «Collèges de France », de Mara Goyet, est avant tout un témoignage de prof. Genre, il est vrai, en pleine expansion, avec des bonheurs variés. Mais ce livre n'est pas un témoignage de plus. Tiré initialement à 7.000 exemplaires, il a dû être réimprimé à 50 000 exemplaires pour faire face à la demande. Chez Fayard, on n'est pas surpris. Son éditeur, Henri Trubert, avoue avoir été « bluffé » : "Il y a un vrai style chez cette fille. Je la vois mal arrêter d'écrire. Pour moi, c'est une nouvelle Anna Gavalda." Mara Goyet, qui n'a pas 30 ans, fait l'unanimité sur France-Culture comme dans Le Parisien. Valeurs actuelles lui souhaite, non sans malice, la bienvenue au club "très tendance des nouveaux réactionnaires" tandis que, dans Le Nouvel Observateur, Marcel Gauchet ne tarit pas d'éloges: "Les 200 pages du livre de Mara Goyet vous en apprendront plus qu'une tonne de sociologie du ministère, écrit-il. Il ne milite ni ne prêche [...] mais nous plonge dans le quotidien du collège à coups d'instantanés photographiques criants de vérité." Pourtant, "Collèges de France» n'est pas un livre consensuel: Mara Goyet raconte en ethnologue la réalité d'un établissement de banlieue, mais sa vision «faussement naïve» épingle surtout le grand travers d'une institution qui part à la dérive: la démagogie. Elle croque donc le prof démago, "un peu mono, un peu GO, un peu assistant social, très pote et complice [...]. Il lui reste peu de temps pour être prof." Mais, selon elle, le mal est plus profond. Les saynètes se succèdent et dressent un inquiétant tableau. Un élève venu avec un couteau est exclu une seule journée au motif qu'en Afrique le couteau est signe de virilité. Le règlement intérieur est coécrit avec les enfants, promus citoyens malgré eux: ils réclament pourtant « des punitions qui les emmerdent», andis qu'embarrassés les enseignants répugnent à employer le verbe «obéir », ce gros mot. On rit souvent à la lecture de « Collèges de France», bien que la démonstration soit implacable: les élèves ne sont pas les enfants innocents et bons dont rêve une institution pétrie de bons sentiments. "Ils sont moins naïfs que nous", écrit la jeune enseignante d'histoire-géographie. Que penser, en effet, de ce fait édifiant, que le livre ne raconte pas, mais qu'elle confie? Un « caïd », menacé vingt fois d'expulsion, réussit à se faire élire délégué, puis délégué des délégués. Entré au conseil d'administration comme au conseil de discipline, sa voix «vaut» celle du principal. Effet absurde d'une pantomime de démocratie! Les petites chroniques de Mara Goyet diagnostiquent ainsi le mal dont souffre le collège et, au-delà, la société tout entière, qui traite les enfants en adultes de peur de vieillir prématurément. Résistant à la tentation démagogique, Mara Goyet prône la restauration de l'autorité et le rappel de distinctions hiérarchiques élémentaires : elle laisse entendre, avec une folle audace, qu'un enfant n'est pas un adulte. Face à ses élèves, menacés par la misère sociale alentour, elle cherche à être ferme, sans être inflexible. Les réactions sont à la mesure du sacrilège. On suspecte, sur la scène de la pédagogie parisienne, l'auteur des pires maux: ne « roule »-t-elle pas pour Sarkozy ou, pis, pour Chevènement ? Le livre s'en amuse: "J'ai terriblement peur d'être de droite et de devoir l'avouer à mes amis, à mes parents, faire mon "coming-out". J'imagine mon entourage pleurant: comment cela a-t-il pu lui arriver? [...] Evidemment, quand j'étais au lycée dans le 7e arrondissement, la question ne se posait pas: j'étais vachement de gauche." En un mot, n'est-elle pas devenue « néo-réac », cette jeune fille issue d'un milieu que l'on devine « bourgeois bohème? » A 11 ans, Mara Goyet a joué dans un film de Jacques Doillon, « La vie de famille ». Son père, Jean-François Goyet, qui travaille pour le cinéma et la télévision, en était le coscénariste. Khâgneuse au lycée Fénelon, elle n'a pas grandi dans les barres de La Courneuve, mais dans les beaux arrondissements de Paris. Sans parti pris idéologique. Aujourd'hui, la jeune femme prépare un DEA de philosophie politique à l'Ecole des hautes études en sciences sociales sous la direction de Pierre Marient. Pour mémoire, ce philosophe, spécialiste de Tocqueville, était l'une des cibles favorites de Daniel Lindenberg, auteur d'un pamphlet, «Le rappel à l'ordre», qui s'en prenait à ces intellectuels qui auraient fait le lit de Le Pen. Pierre Marient précise que Mara Goyet n'est pas sa disciple: "Elle a une grande indépendance d'esprit. C'est aussi la grande qualité de son livre: il est dénué de tout parti pris idéologique." Cela n'empêche pas la scène politico-intellectuelle de s'emparer du livre de Mara Goyet. Les uns l'excommunient, les autres en font leur nouvelle icône. Comme le philosophe Alain Finkielkraut, qui a beaucoup aimé « Collèges de France » : "Voilà la réalité. Ce livre vient du terrain et dit, avec le sourire, la dégradation des choses. Les idéologues, qui veulent nier la réalité, ou qui l'excusent, ne le lui pardonneront pas." François Dubet, sociologue et spécialiste de la question scolaire, trouve en revanche ce livre "épouvantable". Selon lui, Mara Goyet est typique de "ces enseignants de la classe moyenne qui découvrent la barbarie" et sa chronique tient de l'effarement de "la jeune femme blanche qui débarque au Congo!" Bigre ! Selon Stéphane Beaud, autre sociologue, auteur d'une étude sur les ratés de la démocratisation du lycée, K "Collèges de France" est une forme d'ethnocentrisme de classe. Un tel livre est le symptôme de la disparition tendancielle des enseignants issus des classes populaires ». Les profs, eux, semblent avoir compris l'ouvrage. Ils rient franchement à la lecture de « Collèges de France », comme soulagés de ces «mauvais sentiments » qu'ils éprouvent eux aussi face à leurs élèves. Une véritable catharsis, en somme .