ERASME (1467-1536)

 AgoraClass & ITINERA ELECTRONICA


Jacques POUCET - Accession à l'éméritat

Cérémonie d'hommage - 20 octobre 2000

Eloge académique par Alain MEURANT


 

Monsieur le Recteur, Madame le Doyen, mes chers collègues, mesdames et messieurs, chers amis

 

Quand j'ai appris que me revenaient aujourd'hui le plaisir et l'honneur – car c'en est un véritablement – de retracer devant vous l'itinéraire académique de J. Poucet, une question immédiate m'assaillit, une interrogation par ailleurs quelque peu lancinante : comment, en si peu de temps, faire le tour d'un tel monument ? Multiples sont en effet les portes d'accès qui y mènent, nombreux les domaines sur lesquels elles ouvrent.

La logique invite néanmoins à se diriger d'abord vers celle qu'empruntèrent, année après année, beaucoup de ceux qui sont ici présents ce soir : celle du pédagogue. Que ce soit en ces murs, à l'Université catholique de Louvain, ou aux Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles) comme auparavant déjà à l'Université Lovanium de Kinshasa, des générations d'étudiants ont appris à découvrir avec lui toutes les ressources que recèle une bibliothèque universitaire qui se respecte en matière d'Altertumswissenschaft (avec quel œil malicieux lâchait-il, dès le premier cours, cette germanique appellation !). En a-t-on arpenté des kilomètres de couloirs, rédigé des piles de fiches (ah ! ces fameuses fiches aujourd'hui concurrencées par l'ordinateur doivent éveiller plus d'un souvenir dans ces travées !). Que de volumes inspectés sous toutes les coutures à la recherche d'une conjecture tapie dans l'épais maquis d'un apparat critique !

Sous sa houlette, les étudiants de l'UCL se sont aussi initiés à la littérature latine, aux institutions romaines, à la critique approfondie appliquée à l'histoire de l'antiquité et à l'explication approfondie d'auteurs latins. Ce dernier cours, plus particulièrement, lui donne l'occasion de faire goûter les phares littéraires qui, comme Ovide, Tite-Live ou Virgile, éclairent son principal domaine de recherche (les origines de Rome). Ce qui ne l'empêche pas d'étudier avec la même fidélité de longs passages des Métamorphoses d'Apulée, un texte où fleurissent des épisodes qui ne sont pas forcément à mettre entre toutes les mains.

Dès l'entame de ses cours, l'auditeur s'aperçoit rapidement que la pédagogie que privilégie J. Poucet s'avère des plus originales et ce depuis toujours, ce qui fait de lui un précurseur en la matière. Cette pédagogie tend, qualité indéniable, à dynamiser son enseignement, à le rendre plus vivant pour mieux y impliquer les étudiants et soutenir leur motivation. Son principe est aussi simple qu'efficace : que chacun prenne plaisir à lire des textes latins sélectionnés pour leur beauté et leur richesse. On n'oubliera pas à cet égard qu'il enseigna, un temps, les méthodologies générale et spéciale de la didactique des langues anciennes. De ces activités restent, ce que l'on sait trop peu, une série d'articles traitant de divers sujets pédagogiques.

Mais, pour reprendre notre métaphore initiale, une deuxième porte permet d'avoir sur notre monument une vue différente, quoique complémentaire de la première : c'est l'accès qui mène à son domaine de recherches. Celles-ci, comme on le sait, portent pour l'essentiel sur les temps premiers de la Rome ancienne (en clair, depuis l'arrivée d'Énée sur le sol latin jusqu'à l'aube de la période républicaine). La multiplicité des matières brassées (textes littéraires ou épigraphiques, archéologie, religion, mythologie,…) font que ces investigations s'appuient sur une démarche pluridisciplinaire tout en s'ouvrant largement à des lectures comparatistes. Leur objectif prioritaire est d'étudier l'évolution de la tradition qui raconte les débuts et les premiers siècles de Rome (et dans ce domaine la légende d'Énée fait l'objet d'une attention plus soutenue). Mais elles visent aussi et peut-être surtout à cerner le statut épistémologique de ces récits. La définition de celui-ci tient en une formule – en fait une question – qui, tel un fil rouge, sous-tend les travaux de J. Poucet : "Cet éventail de textes abrite-t-il des noyaux d'histoire authentique et, dans l'affirmative, comment parvenir à les repérer et à les utiliser dans une reconstruction historique ?".

Outre la cinquantaine d'articles déjà publiés, trois étapes importantes, matérialisées par autant d'ouvrages qui font autorité, balisent ce parcours :

En 1967, d'abord, on lui doit les Recherches sur la légende sabine des origines de Rome, étude qui fait le point sur l'épineux problème de la présence d'un noyau sabin dans l'épisode de la formation de l'Vrbs. Ce volume, suivi de plusieurs articles venus préciser son contenu, pose les premiers jalons d'une thématique appelée "Tradition et Histoire" qui, si elle est déjà bien présente dans l'œuvre, échappe encore à son titre. Les résultats engrangés sont si importants qu'il en est fait état dans tous les travaux depuis publiés sur le sujet.

Fidèle à la méthode de travail qu'il s'est forgée, J. Poucet démonte, au fil des pages et avec une précision d'horloger, tout le mécanisme de construction légendaire du récit, il explique aussi la provenance de ses ingrédients. Pour ce faire, il n'hésite pas à s'ouvrir, sans pour autant adhérer à tous leurs prolongements, aux théories de G. Dumézil (lequel lui adresse d'ailleurs personnellement ses propres publications).

Deuxième étape : en 1985 paraît Les origines de Rome. Tradition et histoire, ouvrage devenu au fil des ans un classique, toujours cité dans les travaux traitant des primordia Romana. Son procédé est des plus simples : il s'agit pour prouver ou infirmer la présence d'éléments historiques dans la tradition, d'instruire ce que J. Poucet appelle un "procès en historicité", soit de confronter les données véhiculées dans les textes à des éléments qui leur sont extérieurs et indépendants parce que venus de l'archéologie, de l'épigraphie ou de la toponymie, pour s'en tenir à ces quelques disciplines. L'absence de points de contact entre les domaines comparés soustrait la notion analysée au poinçon de l'authentique. Dans ce volume qui traite des quatre premiers rois de Rome, peu d'éléments échappent au naufrage, ce qui vaut à J. Poucet d'être parfois qualifié d' "hypercritique", alors que sa position est seulement marquée au sceau du bon sens : plutôt que de vouloir construire ou reconstruire un tableau historique à coups d'hypothèses empilées, il est de loin préférable – choix parfois pénible pour l'historien – d'avouer son ignorance et de reconnaître que les sources littéraires disponibles relèvent plus de la légende que d'un récit authentique, quel que soit le degré de confiance qu'on lui concède.

Troisième étape enfin, la sortie récente, en juin 2000, d'un opus intitulé Les rois de Rome. Tradition et histoire, en fait le premier tome d'une recherche qui étend l'examen précédent aux règnes des trois monarques "étrusques" que les sources font régner à Rome : cette fois, comme on avance dans le temps, certaines données historiques émergent du brouillard de la tradition, mais si déformées, si méconnaissables, qu'il faut de puissantes lunettes pour en distinguer les contours. On attend donc avec impatience le deuxième volet de cette enquête qui traitera de dossiers aussi fondamentaux et passionnants que les problèmes afférents à la construction du sanctuaire de Jupiter Capitolin, la tradition relative à l'origine de Servius Tullius, les rapports de ce souverain avec Fortuna et la Diane de l'Aventin ou les traits tyranniques de Tarquin le Superbe, pour n'en citer que quelques-uns.

Qui prend un peu de recul en fermant ce dernier ouvrage et considère le chemin parcouru se surprend à constater que les trois livres ici brièvement évoqués, loin de s'assimiler à des productions isolées, constituent tout au contraire – et c'est particulièrement remarquable – une œuvre patiemment construite, pierre après pierre, niveau après niveau, en suivant scrupuleusement un plan aussi précis que rigoureux : sont ainsi chronologiquement analysés, à la recherche d'éventuels noyaux d'authenticité, l'épisode des origines de l'Vrbs, les règnes des quatre premiers rois de Rome, puis ceux de leurs successeurs dits "étrusques". Outre la deuxième partie du troisième étage évoquée tout à l'heure, il manque encore le faîte de l'édifice : soit l'analyse des premiers siècles de la République. Mais gageons que les loisirs désormais alloués à celui que nous fêtons aujourd'hui lui permettront de nous la proposer dans les meilleurs délais.

Loin d'être cantonnés au seul cercle des spécialistes, les travaux de J. Poucet ont aussi intéressé une large part du grand public, comme le prouvent les articles que leur ont consacrés quotidiens et magazines : que ce soit Le Soir sous la plume de Jacques Franck ou le Bulletin qui, en date du 25 septembre 1986, n'hésite pas à présenter Les Origines de Rome. Tradition et Histoire entre un concert de Michel Legrand (qui est lui – seule différence notable – gratifié d'une photographie) et un disque de Demis Roussos. Ce succès inaccoutumé est sans doute dû à la clarté du style de J Poucet : celui-ci développe des raisonnements fouillés et précis, voire des concepts parfois ardus, avec des mots et des phrases d'une limpidité telle que les pages qu'ils remplissent se lisent avec autant de plaisir que d'intérêt. À ce propos, je garde précieusement en tête l'un des conseils qu'il a dû donner à tous les étudiants qui ont rédigé leur mémoire sous sa direction (il en a promu 67 et co-dirigé 4 thèses de doctorat) : "Ce que vous écrivez doit rester accessible à un rhétoricien !".

Reste, pour terminer la visite de notre monument, à franchir la troisième porte qui s'ouvre sur lui : celle qui mène à l'informatique, aux nouvelles technologies de communication et à l'univers virtuel d'Internet. Là aussi, J. Poucet fait figure de précurseur : immédiatement il a perçu tout l'intérêt que le spécialiste de l'antiquité pouvait tirer de ces moyens électroniques. Très vite, il ouvre sa Bibliotheca Classica Selecta, un site web désormais fort de 12 Mb, soit l'équivalent de 500 pages imprimées et qui reçoit près de 500 visites quotidiennes. La trame de ce précieux instrument de travail est tirée de Aux sources de l'Antiquité gréco-romaine, manuel d'initiation à destination des philologues classiques et des historiens de l'antiquité, qu'il a rédigé et tenu à jour avec Jean-Marie Hannick (la 6e édition vient de sortir de presse).

La BCS, pour l'appeler plus familièrement, est devenue au fil du temps un point de passage obligé pour tous les spécialistes de l'antiquité : partout référencée, elle fait l'objet de présentations parfois détaillées dans des mensuels de vulgarisation tel L'Histoire ou des revues scientifique comme Pallas. Son contenu le justifie pleinement : on y trouve en effet, sélectionnées et triées par rubriques, toutes les ressources livresques et électroniques qui touchent de près ou de loin l'univers de l'antiquité classique, mais aussi la version électronique de plusieurs articles, sans oublier le segment qui, depuis quelques mois, accueille des traductions françaises d'auteurs latins, certaines inédites et d'autres remises au goût du jour. Signalons plus particulièrement ici la mise en chantier de l'Énéide louvaniste qui propose du poème de Virgile une traduction nouvelle, réalisée par A.-M. Boxus, l'épouse de J. Poucet, et que viennent enrichir les commentaires de son mari.

Ce portail incontournable a ouvert le chemin à plusieurs initiatives similaires. Et si les sites pédagogiques et scientifiques du département GLOR sont si nombreux à fleurir désormais sur la Toile, l'impulsion qu'a donnée J. Poucet en la matière n'y est certes pas étrangère.

Ajoutons qu'il est devenu, avec Philippa Matheson (de l'Université de Toronto), le directeur du projet TOCS-IN dont Louvain accueille le site-miroir. Simple et efficace (il nécessite néanmoins la collaboration de 70 bénévoles répartis dans le monde entier), son ambition consiste à mettre sur le réseau, sous forme de bases de données, une compilation régulièrement mise à jour d'articles tirés de quelque 160 revues scientifiques traitant des mondes de l'antiquité.

Dans ce domaine, il est enfin une des plus actives chevilles ouvrières du projet Itinera Electronica que finance depuis deux ans le Fonds de Développement Pédagogique de l'UCL : ce serveur informatique, nourri du travail de tous les professeurs de latin de la Faculté de Philosophie et Lettres, entreprend – avec l'aide l'équipe informatique facultaire – de diffuser sur le réseau des parcours pédagogiques interactifs de niveau universitaire ou construits avec des enseignants du secondaire. Dans ce cadre précis, J. Poucet avance toujours l'idée, le conseil ou la suggestion qui assure la cohérence des différents embranchements issus du tronc commun. Il n'hésite pas non plus à mettre la main à la pâte, notamment pour aider son épouse à élaborer le Précis grammatical de langue latine en ligne intégré à cet ensemble.

Nous parlions en commençant d'un monument, mais vous aurez de toute évidence compris qu'il n'est fait ni de marbre, ni de pierre, ni de bois, mais bien de chair et d'esprit (au double sens du terme). C'est qu'il faut assurément parler de l'homme caché derrière la métaphore. Sa gentillesse, son sens de l'écoute et sa perspicacité toujours teintée d'humour n'ont d'égale que sa disponibilité : les questions qu'on lui pose ne restent jamais longtemps sans réponse, un raisonnement ou une problématique déroulé(s) oralement devant lui l'absorbe si pleinement que cela clarifie en vous les zones d'ombre jusque là entretenues. Mais il sait tout aussi efficacement – et sans utiliser de grandes phrases – vous faire comprendre que vous vous fourvoyez ou que la voie que vous preniez pour les Champs-Élysées n'aboutit en réalité qu'à une impasse.

Toutefois, ce qu'il y a de plus remarquable en lui sont sa discrétion et sa modestie : sans jamais en faire étalage, il correspond avec Georges Dumézil, Dominique Briquel ou Paul Veyne (pour ne retenir que ces quelques noms). De plus, peu ont su en temps opportun que l'École Normale Supérieure de Paris l'accueillait en qualité de professeur associé et l'Université de Fribourg (Suisse) en tant que professeur invité. Il en va de même pour ses collaborations avec le Centre Universitaire de Luxembourg, l'Institut de Droit Romain de l'Université de Paris, les Universités de Bâle, Dijon, Mulhouse et Strasbourg et la London University, sans parler de son entrée à l'Académie royale de Belgique et de sa prochaine obtention (dans une semaine jour pour jour) du titre de docteur honoris causa décerné par l'Université de Mulhouse.

Le portrait ici rapidement brossé s'avère riche de plusieurs dimensions : au spécialiste de renommée internationale se marient le pédagogue de pointe et le passionné des applications informatiques. Mais sous le vernis de cette peinture se dissimule surtout un esprit humaniste entraîné par sa curiosité dans des directions toujours fécondes et que caractérise principalement un goût pour l'analyse minutieuse doublé d'une rigueur sans faille. De celle-ci, nous sommes nombreux, je pense, à avoir fait l'expérience : que ce soit en répondant à une question d'examen ou en remettant les épreuves d'un mémoire. Mais le plus marquant, sinon le plus étonnant, c'est quand nous nous surprenons à avoir le même comportement avec nos propres élèves, nos propres étudiants : alors oui, M. Poucet, nous comprenons que ce que vous nous avez appris va infiniment plus loin qu'une simple transmission de connaissances.

Lorsque nous évoquions récemment cette journée d'hommage et que je vous demandais si vous appréhendiez son lendemain, vous m'avez répondu : "Bien au contraire, je vais enfin pouvoir combler le retard accumulé depuis 10 ans". C'est dans cette perspective dynamique, bien à l'image de celui que vous êtes, que nous vous souhaitons de profiter longtemps encore de l'affection de votre famille et de l'amitié de vos proches, avec au cœur cet adage tiré du Cato maior de Cicéron, légèrement adapté pour la circonstance : "Car celui qui vit toujours dans ses études et ses travaux ne perçoit pas comment le temps se glisse en lui". Et j'ajouterais : c'est là qu'il gagne déjà quelques parcelles d'éternité.

Louvain-la-Neuve

20/X/2000

Alain Meurant


Responsable académique : Alain Meurant     Analyse : Jean Schumacher     Design & réalisation informatique : Boris Maroutaeff
Dernière mise à jour : 17 novembre 2000