Sénèque, Médée
< Deuxième chur : Ode argonautique >
v. 301-379
Synthèse finale
A. " Nefas " ou " ingenium " : les risques de la quête argonautique
B. La quête des Argonautes au centre de la " Médée " de Sénèque
A. " Nefas " ou " ingenium " : les risques de la quête argonautique
Les deux odes chorales qui sont au centre de la pièce évoquent la quête des Argonautes. Ici, le chur décrit à la fois les espérances et les dangers courus par les Argonautes en tant que marins au cours de leur voyage sur la mer ; plus tard, dans les v. 579-669, une autre ode du chur sera consacrée aux châtiments personnels que les dieux ont infligés aux Argonautes pour " venger la mer " (v. 668). Le chur commence par stigmatiser laudace des premiers marins ou, plus exactement, du premier marin en équilibre sur une " frontière fragile entre les chemins de la vie et de la mort ", follement ignorants du nom et de lusage des étoiles (v. 301-317). Lode poursuit sur un mode optimiste qui présente lart de la navigation comme un sommet de la technologie des hommes pour contrôler la nature et la force des vents (v. 318-328), mais cette conviction est bientôt dévaluée par la description des temps dinnocence ou des candida saecula qui ont précédé lexpédition : c'est le mythe de l'âge d'or, quand les anciens ne connaissaient pas la fraude, quand ils vieillissaient en paix sur leur terre, se contentaient de peu, vivaient soumis aux foedera mundi, avant que le voyage dArgô ne leur substituât des nouae leges (v. 329-335 ; 320 ; 365) ; car une des caractéristiques de ces temps mythiques était précisément de ne pas connaître de " lois " (OV., met. I, 89-93), mais bien des " alliances " établies entre la nature et les premiers hommes, selon une opposition que lon trouve déjà chez Lucrèce quand il décrit la formation des sociétés humaines (LVCR., V, 1019-1027 et 1110-1160). Le passage des foedera aux leges sest fait dans la violence : rupit (v. 302), secans (v. 305), traxit in unum (v. 336), uerbera (v. 337) ; Argô oblige la mer à " céder " aux hommes (v. 364) et à " souffrir " leurs lois (rejet expressif au v. 365). Pareille arrogance explique quOvide situe linvention de la navigation au dernier âge, lâge du fer qui est celui de toutes les perfidies, de toutes les violences, de toutes les transgressions (OV., met. I, 127 sq).
Ce progrès technologique na pas été sans risques pour ceux qui lont conçu. La peur était plusieurs fois au rendez-vous des premiers marins (v. 338-363) : les Symplégades, Scylla et les Sirènes, et, en définitive, Médée, autant de monstres féminins, séducteurs et destructeurs comme la mer, suscités par cette première expédition. Aujourdhui, la mer est devenue accessible à la plus modeste embarcation, on construit de nouvelles villes sur des domaines arrachés à la mer, et toutes les limites du monde ont été abolies, en une vision finale dont on ne sait trop si elle doit inquiéter ou rassurer (v. 364-372). En effet, relayant les critiques dHorace, Sénèque inclut parmi ceux qui vivent " contre la nature, les gens qui jettent jusque dans la mer les fondations de leurs thermes " (epist. CXXII, 8) ; et les images de lIndien qui boit les eaux de lAraxe, et du Perse qui boit celles de lElbe et du Rhin (v. 372-374), sont un écho à des adynata énumérés par Tityre dans la première Bucolique de Virgile, mais dont Mélibée avait aussitôt souligné la tragique réalité dans les déplacements de population engendrés par les discordes et larbitraire du pouvoir romain (VERG., ecl. I, 59 sq). Plutôt quun progrès, la conquête de la mer et leffacement des frontières apparaissent alors comme un désordre causé par lexpédition des Argonautes, et larrivée de Médée à Corinthe, rendue possible par ce voyage impie, nest quune des péripéties du désordre universel des peuples. Le passé des Argonautes, le présent confondu du chur corinthien et de la Rome impériale, le futur dun univers totalement indifférencié sont comme les étapes de cette inéluctable entropie. G. Biondi, notamment, voit dans cette quête les prolégomènes dun retour au chaos originel, dun désordre cosmique et humain, de la fin de lhistoire et de la civilisation, pressentis par les contemporains de Sénèque devant les dérives de lempire romain et le pessimisme politique ambiant.
Rien dans le texte du chur, pas même lultime prophétie sur le dépassement de Thulé, ne suggère lidée dun retour ou dun nouvel avènement de la paix et de lordre. Au contraire : on est ici très loin de loptimisme de Virgile qui imaginait, dans sa quatrième Bucolique, une marche inversée des siècles amenant un retour dArgô, précurseur dun retour de lâge dor : " Alors il y aura un second Tiphys et une seconde Argô pour transporter lélite des héros ; il y aura même une seconde guerre et, de nouveau, contre Troie, on enverra un grand Achille. Ensuite, quand lâge, désormais affermi, aura fait de toi un homme, de lui-même le voyageur renoncera à la mer et le pin marin n'échangera plus des marchandises : toute terre produira tout " (VERG., ecl. IV, 34-39).
Cela dit, labsence même de jugement moral sur lavènement de ces temps à venir invite aussi à nuancer le pessimisme de Sénèque à leur propos et à propos du voyage des Argonautes qui a rendu cet avènement possible. Car les dieux ont, peu ou prou, cautionné cette expédition en autorisant Athéna à participer à la construction du bateau, comme le rappelle Sénèque dès les tout premiers vers de la tragédie (v. 2-3) et ici au v. 365. Le navire Argô est aussi en partie l'uvre des dieux qui ont donc autorisé, sinon encouragé, la violence des hommes contre l'ordre naturel primordial ; rappelant cette implication divine au moins au début de l'expédition, Sénèque ne peut donc pas condamner la quête argonautique comme un acte impie ou un nefas. Par ailleurs, plusieurs fois dans les Naturales quaestiones, Sénèque a proclamé sa foi dans le progrès humain, en des expressions qui rappellent la tournure prophétique des v. 374 sq : ueniet tempus quo, erit qui (e.g. nat. VII, 25, 4-7 : cfr. VII, 30, 5-6 ; epist. LXIV, 7-8, où Sénèque présente le progrès comme un héritage commun qui se transmet de générations en générations) : " Le temps viendra où nos descendants sétonneront que nous ayons ignoré des choses si manifestes " (nat. VII, 25, 5). Car, en définitive, le progrès en tant que tel nest pas soumis à un jugement moral ; il est objectivement " neutre " ; ce qui le rend bon ou mauvais, cest lusage que lhomme en fait : " Quest-ce qui est important dans les choses humaines ? Ce nest pas davoir rempli les mers avec des bateaux ni davoir erré sur locéan à la recherche de linconnu, mais davoir tout vu dans son cur et davoir vaincu ses vices, par rapport à quoi il ny a pas de plus grande victoire " (nat. III, praef. 10).
En conclusion de la description du voyage dArgô, la référence à la Toison dor et à Médée comme double prix de cette expédition (v. 361-362) souligne les ambiguïtés qui sont au cur de tout processus de civilisation : les progrès techniques qui contribuent au développement des sociétés peuvent être aussi loccasion de leur destruction quand le furor et la dementia des humains sen emparent (nat. V, 18, 6-16). Comme les hommes daujourdhui, les anciens ont eu cette conscience paradoxale et tragique des menaces que font peser sur lhomme les avancées technologiques dont il est lui-même lauteur ; Lucrèce, déjà, avait montré que le progrès de lhumanité est proportionnel à son éloignement de lâge dor, caractérisé par une inertie absolue au sein dun univers qui échappe au contrôle des hommes. En maîtrisant la nature, et donc en grandissant en civilisation, lhomme prend le risque de rompre les alliances originelles et daccélérer son propre anéantissement, comme sil était condamné à ne progresser qu" à reculons ", en séloignant toujours plus du bonheur primordial vers les âges de douleur ; la Bible inversera la perspective en faisant sortir lhomme du Paradis terrestre de la Genèse pour le conduire vers la Jérusalem céleste de lApocalypse, en passant par le thème pascal et chrétien de la felix culpa quae talem ac tantum meruit habere redemptorem (chant de lExultet).
La double récompense des Argonautes résume les attitudes contrastées dun Manilius et dun Horace face aux conséquences induites par la première navigation. En commentant le signe astral du navire Argô dans lhémisphère sud, lastronome Manilius avait rendu hommage au bateau et à ceux qui avaient " vaincu la mer " (MAN., I, 623 ; V, 32 ; voir aussi I, 412-415 : [nobilis Argo] seruando dea facta deos), après avoir, au début de son poème, loué les mérites du premier marin dont lingenium avait sorti les hommes de lobscurantisme des premiers temps (I, 75 sq). En revanche, chez Horace, la navigation est explicitement un nefas et les bateaux qui franchissent les mers sont " impies ", à la façon de ces héros orgueilleux Prométhée, Dédale et Hercule qui ont osé défier les dieux et entreprendre des chemins interdits (HOR., carm. I, 3). En situant l'impiété des Argonautes " entre mythe et philosophie ", Jacqueline Fabre-Serris souligne la dette de la théorie de Sénèque sur les âges et les premiers temps de l'humanité notamment par rapport à l'ode d'Horace ; mais, Sénèque nuance ici la lecture mythique d'une dimension plus proprement philosophique, en explicitant la transgression des Argonautes moins comme une violation d'un espace interdit que comme une violation des foedera naturae, qui, selon Lucrèce, organisaient les rapports des hommes et de la nature aux origines du monde. En d'autres termes, cette première ode argonautique présente le voyage d'Argô moins comme un nefas, une impiété, une faute contre les dieux que comme un acte d'audacia ou d'hybris, une folie humaine, une faute contre la nature. Contrairement à la conception néronienne qui envisageait l'âge d'or comme un temps où l'homme ne connaissait aucune limite spatiale ni morale, comme un univers d'où n'avait émergé aucun ordre, comme une nature déliée de toute contrainte, Sénèque postule l'existence de règles et de normes primitives du monde, notamment concrétisée par la séparation des terres et des mers ; l'histoire des Argonautes est, chez Sénèque, l'équivalent mythique de la rupture de ces foedera primitifs, qui a précisément supprimé les séparations, les limites, les normes originelles, engageant ainsi l'histoire du monde dans le règne du désordre, du chaos, de la luxuria, dans un univers de risques et de déséquilibres naturels, mais pas nécessairement dans un monde condamné par les dieux. Dans cette première ode, le voyage d'Argô reste une erreur humaine ; il n'est pas encore une faute sacrilège.
B. La quête des Argonautes au centre de la " Médée " de Sénèque
Le message du chur doit être aussi mis dans la perspective de la tragédie et de ses personnages. Une des caractéristiques de la Medea de Sénèque est davoir intégré le mythe de Médée à Corinthe et les antécédents de la quête argonautique, à laquelle sont consacrées deux odes chorales sur quatre. Le drame privé est ainsi inclus dans une perspective plus globale qui en fait un épisode de lirréversible évolution des hommes vers le progrès et la civilisation, mais aussi vers la mort et le désordre. Du point de vue de la structure de la pièce, il faut observer que cette ode du chur se situe entre les deux scènes de confrontation qui opposent Médée et Créon puis Médée et Jason, comme si Sénèque voulait souligner, jusque dans lorganisation dramatique, les rapports mutuels quentretiennent les ruptures naturelles et humaines : le désordre de lunivers a un effet immédiat sur les désordres humains ; la rupture entre Médée et le monde des hommes est la conséquence de la rupture originelle entre les hommes et la nature. De la même façon quen violant les lois de la nature, les hommes sont entrés dans lère de la peur et de la destruction, Créon et Jason, en violant les lois de la fides, ont mis en branle un mécanisme de peur et de vengeance, car comme les premiers marins ont craint la mer, les hommes craignent désormais Médée.
Les Argonautes ont conquis la Toison dor, mais, en même temps, ils ont indirectement provoqué la destruction de Créuse, de Créon, de Corinthe et des enfants, qui fut le châtiment lointain de la mer contre les premiers marins. Aux yeux du chur, en effet, Médée est dabord un monstre au même titre que les monstres marins rencontrés par les Argonautes, mais celui-ci a réussi à venger la mer là où les autres avaient échoué : Médée est " un mal plus grand que la mer " (v. 362), car elle a pris sur elle de punir le crime des Argonautes, et plus particulièrement de leur chef, alors que les flots eux-mêmes nétaient pas parvenus à briser leur arrogance. Pour le chur, Médée a été linstrument de la justice et de la vengeance de la nature contre les hommes. Dès le prologue, Médée avait annoncé quelle brûlerait Corinthe et réunifierait ainsi les deux mers (v. 35). Cette prophétie acquiert ici une dimension cosmique où la vengeance privée de Médée répond plus globalement à la prétention des hommes de briser les cloisons du monde et den mélanger les éléments (v. 335-336). Chez Sénèque, le voyage dArgô annonce définitivement la fin de lâge dor, le temps du chaos, le temps de Médée ; les humains sont responsables de larrivée de linhumain parmi eux, dont les crimes de Médée sont le signe. Le chur intègre ainsi totalement le mythe de Médée à celui des Argonautes et, indirectement, à celui des âges du monde.
On remarquera aussi qu'en aucun cas, le chur ne met en cause la responsabilité personnelle de Jason dans ce cataclysme, mise à part peut-être lallusion très voilée à laudax primus du v. 301. Comme dans lépithalame du début de la pièce, où le chur se persuadait que lheure était aux réjouissances et quil suffisait dordonner à Médée de partir pour en être débarrassé (v. 114 sq), ici encore, il se voile la face : car, le principal responsable du voyage dArgô, cétait bien ce Jason qui est maintenant à Corinthe et qui sapprête à épouser Créuse, celui qui a ramené Médée et qui maintenant la trahit, et il ne suffit pas dignorer cette réalité pour lévacuer. Dans la deuxième ode, le chur osera parler de Jason, mais il nen parlera pas comme dun criminel : il demandera aux dieux pitié pour un vainqueur, pour quelquun " qui a soumis la mer " (v. 596) et qui a agi " sur ordre " (v. 669), pour une victime, alors que ses compagnons " ont expié par une mort sinistre loutrage aux droits de la mer ", comme sils étaient les seuls coupables (v. 614-615). Le chur oublie volontairement que si le voyage des Argonautes na pas englouti immédiatement Jason et a finalement été un succès, cest grâce à Médée et à ses crimes. Mais, nonobstant cet aveuglement, le chur sait aussi quen utilisant Médée comme complice de leur impiété, les Argonautes et Jason, en particulier, ont mis en branle une force que personne ne pourra plus contrôler car aujourdhui, il nest plus nécessaire de construire une Argô pour parcourir les mers (v. 364-368) : lhomme a banalisé la transgression et lirruption de linhumain dans sa vie quotidienne ; les conséquences en sont imprévisibles.
Responsable académique
: Paul-Augustin
Deproost
Analyse :
Jean Schumacher
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Maroutaeff
Dernière mise à jour : 22 novembre 2018 |