OVIDE

Métamorphoses

Arachné et Minerve

VI, 1-145

 

INTRODUCTION

 


 

L'épisode d'Arachné, tisserande transformée en araignée par Minerve, n'a commencé à retenir l’attention des commentateurs d’Ovide qu’à partir d’une époque récente (voir les travaux de von ALBRECHT, Houriez, NÉraudau, VergÉ-Borderolle). Or, ce texte est un des plus caractéristiques de l'art poétique d’Ovide et des intentions esthétiques du poète.

Voici le résumé de cette légende. La Lydienne Arachné, tisserande renommée, a provoqué la déesse Minerve à un concours d'artisanat. La déesse accepte le défi, mais elle vient déguisée en vieille femme et conseille à sa jeune rivale de s'humilier devant la divinité. Arachné s'obstine et répète sa provocation. Minerve se montre alors sous son vrai jour. Et immédiatement le concours commence. Penchées toutes deux sur leur métier, avec les mêmes fils d'or et de laine, Minerve et Arachné tissent chacune leur tapisserie. L'ouvrage de Minerve représente les métamorphoses par lesquelles certains dieux ont puni leurs rivaux ; l'ouvrage d'Arachné représente les dieux déguisés pour satisfaire leurs amours coupables. Arachné réussit son travail si parfaitement que son ennemie ne trouve aucune critique à son œuvre. Dépitée, Minerve déchire l’ouvrage de sa concurrente et la frappe de sa navette. Profondément blessée dans son orgueil, Arachné se pend. Pallas, enfin touchée de compassion, change alors sa rivale en araignée.

La métamorphose d'Arachné nous est d'abord connue par une brève allusion en VERG., georg. IV, 246 sq: inuisa Mineruae/in foribus laxos suspendit aranea cassis (« l'araignée odieuse à Minerve suspend aux portes ses filets lâches »). Dans un article sur Les insectes dans la poésie romaine (Latomus, t. 29 [1970], p. 269-296, surtout p. 269-270), André Sauvage constate que l'araignée est un animal qui a peu intéressé les poètes anciens, à l'inverse de l'abeille ou de la fourmi. Cela étant, quand elle l’évoque, l'araignée n'inspire pas dans la poésie gréco-romaine la répulsion qu'elle inspire dans la littérature contemporaine, à l’exception de quelques rares allusions défavorables chez Catulle ou Martial.  Ovide en retient surtout la finesse de la toile (Met. V, 177-179) et il aime à en comparer les fils avec les cheveux d'une femme dont il exalte la beauté (voir OV., Am. I, 14, 58).

La situation de cette légende dans l'ensemble des Métamorphoses est très significative. L’épisode est, en effet, situé au début du livre VI (v. 1-145) ; il ouvre donc la seconde « pentade » de l'ouvrage, qui en comporte trois. Les épisodes qui précèdent et suivent le récit d'Arachné sont également significatifs de l'orientation de la narration. La rivalité entre Pallas et Arachné fait suite au concours musical qui a opposé, dans la dernière partie du chant V, les Piérides, qui sont des mortelles, filles de Piérus, roi de Macédoine, aux Muses immortelles, filles de Jupiter et de Mnémosyne ou Mémoire. En réponse au chant provocant des Piérides, qui ont raconté la guerre des Géants contre les dieux, les Muses ont répondu par le récit des mésaventures de Déméter. Les mortelles ont perdu le concours, soit que leur chant fût inférieur à celui des divinités concurrentes, soit que son sujet fût trop sacrilège ; de bavardages indignés en jacassements furieux, elles sont devenues des pies. Après le récit d'Arachné, Ovide raconte deux épisodes qui évoquent la punition de personnages impies, d'origine sociale très différente : l’histoire de la reine Niobé, qui a refusé de reconnaître la divinité de Latone et qui fut transformée en rocher après avoir vu ses sept fils et ses sept filles massacrés par Diane et Apollon, les enfants de la déesse (v. 146-312), et celle des paysans de Lycie, qui furent transformés en grenouilles après avoir outragé la même Latone lorsque, persécutée par Junon, elle errait sur toute la terre (v. 313-382). Tous ces épisodes, en ce compris la légende d’Arachné, évoquent globalement la manifestation de l’hybris humaine, le courroux qu’elle suscite chez les dieux et la punition qu’en subissent les hommes. L’histoire d’Arachné situe plus précisément ce propos à l’intérieur d’une réflexion poétique sur l’art, tantôt considéré comme un don divin, tantôt comme une œuvre de l'ingéniosité humaine.

La légende d’Arachné reprend, enfin, et renouvelle un procédé rhétorique très apprécié dans les littératures antiques : l'ekphrasis, où l’écrivain procède à la description d'une œuvre d'art qui interrompt le récit et se développe en toute autonomie. Déjà Homère avait eu recours au procédé, lorsqu’il décrivait le bouclier d’Achille en Il., XVIII, 478 sq ; on le retrouve chez Hésiode et les poètes hellénistiques. Dans son poème 64, Catulle avait chanté les souffrances d'Ariane abandonnée par Thésée, qui étaient représentées sur le voile du lit nuptial de Thétis et Pélée. Au début du chant VI de l’Énéide, Virgile décrit les portes de bronze du temple d’Apollon, et en VIII, 626-726, la description du bouclier d’Énée est la réplique virgilienne du bouclier d’Achille dans l’Iliade. Si elle intercale une pause dans la continuité narrative, l'ekphrasis est aussi devenue une manière de servir le récit et d'en révéler le sens profond sous une forme allégorique. Alors que chez Homère, l'ekphrasis n'a pas grand-chose à voir avec le déroulement de l'action, il n'est pas indifférent que Catulle décrive longuement le dessin des plaintes d'Ariane dans un poème consacré aux noces de Thétis et de Pélée ; par un jeu savant d'analogies et d'oppositions, l’ekphrasis révèle, en l’occurrence, que le poème est une méditation sur l'amour et le mariage, et les souffrances dont ils peuvent être la cause. Dans les ekphraseis de l’Énéide, Énée découvre, sur les portes du temple cumain et sur son bouclier, l’allégorie de son destin et sa révélation.

Dans la légende d’Arachnè, l'ekphrasis des deux tapisseries est aussi une autre façon de signifier l'intention profonde du récit. Le combat entre la déesse et la jeune fille est la transposition picturale du certamen musical du chant V entre les Muses et les Piérides, et il éclaire la similitude de propos entre les deux épisodes. Si Arachné avait regardé de près l'ouvrage de sa rivale, elle aurait, du reste, abandonné plus rapidement le combat en y voyant « des exemples qui montrent quel prix elle peut attendre de son audace insensée » (VI, 83-84). Par ailleurs, les motifs que représente Arachné sont la transposition picturale du récit sacrilège des Piérides : la jeune Lydienne représente des scènes qui annoncent les causes de sa punition. Mais ce texte appartient aussi à un vaste ensemble, à la totalité du poème. Sur leur tapisserie respective, Pallas et Arachné représentent des métamorphoses, dont la plupart apparaissent ici pour la première et la dernière fois. Ovide a donc tiré parti de ses descriptions pour insérer des épisodes mythiques qui rompent avec la chronologie et la cohérence narrative auxquelles il s'est astreint ; il dit lui-même au vers 69 que ce sont des « vieilles histoires » : et uetus in tela deducitur argumentum. L’ekphrasis est devenue chez Ovide une manière de jouer avec le temps, ainsi qu'il le fait ailleurs dans des récits intercalés ou en abyme, que des personnages rapportent à la place du poète sous le prétexte qu'un événement leur en rappelle un autre. Comme chez Catulle, l’ekphrasis devient ici l’occasion d’un récit dans le récit, mais, en plus, l’œuvre d’art est décrite non pas sous sa forme achevée, mais en pleine création, de sorte que, tout en racontant des récits anciens, elle s'intègre au temps du récit présent, dont elle devient un événement constitutif, sans perdre son autonomie.

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost  
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Dernière mise à jour : 30 août 2017