HÉLOÏSE ET ABÉLARD

 

Correspondance

 

Héloïse II

Vnico suo post Christum, unica sua in Christo

 

Au fil du texte

 


 

 

Vnico suo post Christum, unica sua in Christo : les suscriptions des lettres sont toujours très soignées et significatives des sentiments respectifs d'Héloïse et d'Abélard à l'égard de leur correspondant. Dans sa première lettre, Héloïse s'adressait « à son maître, ou plutôt à son père ; à son époux, ou plutôt à son frère ; sa servante, ou plutôt sa fille ; son épouse, ou plutôt sa sœur » : en citant d'abord le terme le plus cher au sentiment d'Héloïse, aussitôt corrigé par celui que lui impose son état, cette suscription définit avec une cruelle précision l'écart qui sépare désormais les deux époux nommés à la fin de l'énumération. Dans sa réponse, Abélard écrit « Heloise, dilectissime sorori sue in Christo, Abaelardus, frater eius in ipso », « à Héloïse, sa très chère sœur dans le Christ, Abélard, son frère dans le Christ » : il ne retient que les termes « sœur » et « frère », qui excluent toute hiérarchie, et le souvenir de leur union conjugale n'est que discrètement évoqué dans l'adjectif « dilectissime » ; en revanche, Abélard introduit explicitement le Christ dans les rapports qui les unissent désormais : Abélard est moine, Héloïse est religieuse : ils ne peuvent plus s'aimer directement, mais indirectement, à travers Dieu. Dans notre lettre, Héloïse ne renonce pas au Christ ni à l'absence de hiérarchie, mais elle revendique le droit à une relation absolue, qui ne tolère aucun partage :

• unico : l'adjectif apparaît neuf fois dans les deux « lettres d'amour » d'Héloïse, et, en particulier, cinq fois dans cette lettre. La première lettre d'Héloïse, qui répondait à l'HC, s'achevait sur ces mots célèbres : « Vale, unice », qui ont inspiré le titre du très beau roman d'Antoine Audouard. Ce mot définit, sans doute, le caractère exclusif de l'amour qui lie Héloïse à son époux, mais il traduit également une dignité particulière d'Abélard aux yeux d'Héloïse. En latin classique, unicus voulait dire « individu unique », et c'est certainement ainsi qu'Héloïse voyait Abélard ; en latin médiéval, cependant, le mot avait deux autres sens, dont elle était sans doute consciente : il voulait dire « entier », mais aussi « non marié » ou non lié à qui que ce soit. En appelant à maintes reprises Abélard unicus, Héloïse soulignait non seulement qu'il était « unique à ses yeux », irremplaçable, comme dans les serments que se font tous les amoureux, mais aussi que, pour elle, il était encore la personne complète et libre qu'il avait été avant ce désastreux mariage qu'elle avait tenté d'empêcher par tous les moyens : Abélard est, pour Héloïse, une entité complète, non entamée par le lien conjugal, un absolu sans partage, indigne des obligations matrimoniales. L'adresse unico post Christum corrige la suscription d'Abélard « à sa très chère sœur dans le Christ », dans le sens d'un rappel de la véritable relation qui les unit et qui, du point de vue d'Héloïse, est plus celle de deux amants que celle d'un frère et d'une sœur ou même d'un époux et d'une épouse.

Dans sa réponse, Abélard tentera de réunir les points de vue en risquant l'adresse à « l'épouse du Christ, le serviteur du Christ » (sponse Christi, seruus eiusdem), expression qui associe l'état de religieuse et le rappel discret de leur union : Héloïse est bien épouse, mais désormais elle est l'épouse du Christ. Héloïse ne s'en satisfera pas et répondra « à celui qui est sien spécialement, celle qui est sienne singulièrement » (suo specialiter, sua singulariter) : sans compter qu'elle invite ainsi Abélard à tenir le Christ à l'écart de leur amour, en s'adressant à lui specialiter, Héloïse souligne, encore une fois, l'unicité d'Abélard, tout en faisant une allusion philosophique au spécialiste de la logique d'Aristote qu'il était : Abélard est la species, la catégorie entière, dont Héloïse n'est qu'une unité singulière, constituante. C'est parce qu'elle fait littéralement partie de l'être même d'Abélard qu'elle est sienne singulariter, « singulièrement », que son esprit reste fixé sur lui et ne peut s'en détacher sans risquer de mourir, comme la feuille qui meurt en se détachant de l'arbre. Sans doute faut-il aussi comprendre qu'Héloïse fait une concession spirituelle à Abélard, qui est le maître de son monastère et, à ce titre, le responsable de toutes les religieuses qui s'y trouvent, y compris elle-même en tant que membre de « l'espèce » monastique ; la variante D(omino) pour S(uo) dans le manuscrit de Troyes va dans ce sens. Héloïse appartient à Abélard en tant que religieuse du Paraclet, soumise à son maître spirituel ; mais, elle veut aussi rappeler à Abélard qu'elle lui appartient en tant qu'individu, en tant que femme, en tant qu'amante, dans un rapport « singulier », où l'épouse du Christ, qui partage ce statut avec ses religieuses, revendique d'être d'abord l'épouse d'Abélard.

Héloïse est une épouse qui, engagée par Abélard dans un état de perfection religieuse dont elle n'a pas la vocation et ne se sent pas la grâce, ne dispose que d'un appui naturel pour s'y maintenir : l'amour exclusif qu'elle porte à son époux. Ces suscriptions à elle seules sont un signe de la façon dont Héloïse considère encore son amour par rapport à Dieu et à sa condition religieuse, malgré les invitations de son mari à inverser les rapports. Héloïse aime Dieu pour Abélard ; il lui arrive même d'aimer Abélard contre Dieu.

• post Christum,… in Christo : Héloïse accepte l'existence et la réalité du Christ dans sa vie ; Héloïse comme Abélard appartiennent à une époque dans laquelle l'existence normale est ordonnée selon la foi au Christ. L'homme médiéval vit en Dieu, comme le poisson vit dans l'eau ou l'oiseau dans l'air. C'est la condition naturelle de son existence, et il ne songe pas un instant à la remettre en cause : l'athéisme est une attitude proprement impensable à cette époque. L'homme du moyen âge peut blasphémer, mais le blasphème est encore le signe que l'on reconnaît la présence de Dieu, sans quoi il n'est qu'une grimace. Faute de reconnaître cette donnée fondamentale, on passerait évidemment à côté de l'extrême souffrance d'Héloïse, écartelée entre une foi chrétienne qui la constitue dans l'existence et sa révolte contre ce qu'elle considère comme l'injustice de Dieu.

preter consuetudinem epistolarum : la suscription de la lettre d'Abélard commençait effectivement avec ces mots : Heloise, dilectissime sorori sue in Christo, Abaelardus, frater eius in ipso, qui, selon Héloïse, rompaient l'ordre hiérarchique usuel dans les pratiques épistolaires. Le premier paragraphe de notre lettre montre qu'Héloïse, comme Abélard, du reste, étaient rompus aux habitudes de l'art épistolaire telles qu'elles étaient en vigueur au plus tôt à la fin du XIe siècle. Cette ars dictaminis ou « art de la composition », plus habituellement utilisée dans les lettres officielles des chancelleries ou dans les lettres d'inférieurs à supérieurs, ou encore dans des lettres de demande de faveurs, est assez rare dans les correspondances intimes, telles que des lettres d'amour. La prescription à laquelle Héloïse fait ici allusion est cependant attestée dans plusieurs traités d'ars dictaminis. Dans son Liber dictaminum et salutationum, Albéric, diacre du Mont-Cassin, mort en 1108, écrit notamment à propos des formules de salutation : « Si uero superiores (scribunt) inferioribus, praeponenda sunt nomina mittentium », conseil que saint Bernard et Pierre le Vénérable ont suivi dans leur correspondance à Héloïse. Les grands centres d'enseignement de l'ars dictaminis sont les écoles italiennes du Nord (Pavie, Milan, Ravenne et surtout Bologne), mais aussi les écoles de la région de la Loire, Orléans surtout.

Cela dit, abandonnant les formules scolaires toute faites, les suscriptions de la correspondance d'Héloïse et Abélard sont écrites sous une forme artistique et originale, expressive des sentiments respectifs des deux correspondants, et qui annonce des lettres dont les aspects formels, esthétiques et rhétoriques devront être pris en compte pour les bien interpréter. En particulier, loin d'être un échange spontané, informel, cette correspondance obéit à des pratiques épistolaires explicites qui la sortent de la sphère strictement privée pour lui donner une dimension esthétique, rhétorique, et qui la destinent à être lue par un auditoire moins confidentiel que les deux partenaires de cette relation amoureuse. Le désir de publicité de cette correspondance ne fait aucun doute et il est une pièce importante à verser au dossier de l'interprétation et de l'authenticité de ses propos.

me tibi,… : on admirera l'adresse suprêmement féminine de cette introduction. Dans la succession d'antithèses, Héloïse se replace inlassablement face à Abélard, et cette posture d'humilité dont elle se réclame est encore une manière de revendication ; quoi qu'il arrive, ils sont mari et femme ; quoi qu'il arrive, ce niveau auquel Abélard refuse de se placer désormais, est le leur. Abélard ne se fait aucune illusion sur la signification réelle de cette protestation d'humilité, et, au début de la lettre suivante, il tentera de la sublimer en signifiant à Héloïse qu'elle est devenue maintenant sa supérieure, puisqu'elle est devenue l'épouse du Christ ; il reconnaîtra à Héloïse son lien conjugal, mais il veut la persuader que ce lien a changé de partenaire et l'a désormais élevée au-dessus de lui.

L'ordre même des antithèses d'Héloïse est expressif. Il correspond d'abord à une progression philosophique ou logique, qui part du général au particulier par successions d'inclusions de genre et d'espèce, fidèle en cela à l'enseignement même d'Abélard : de la femme à la moniale, elle a été successivement et de plus en plus spécialement ce qu'Abélard a voulu qu'elle fût. Après la conjonction et, pour la diaconesse et l'abbesse, les relations entre Héloïse et Abélard changent de forme, jusque dans leur expression syntaxique, puisque Héloïse place désormais Abélard avant elle-même dans la succession, pour respecter le nouvel ordre de leur dignité respective, indépendante de leur histoire d'amour. C'est aussi un ordre qui traduit la chronologie des relations entre Héloïse et Abélard, depuis l'homme et la femme jusqu'à l'abbé et l'abbesse. Enfin, il correspond à l'état d'âme qui est celui d'Héloïse, une femme qui se considère avant toute chose comme telle en face d'un homme, avant même d'être son épouse, sa servante, etc. L'ordre s'inverse à partir du moment où Héloïse fait allusion à la hiérarchie religieuse, conformément à l'ordre de dignité de leur état respectif : le prêtre précède la diaconesse, l'abbé précède l'abbesse ; le datif, qui désigne Abélard, précède désormais l'accusatif, qui désigne Héloïse.

consolatio…desolatio : ces mots appartiennent au vocabulaire de la spiritualité monastique pour signifier respectivement les temps de sérénité et de trouble intérieurs. Mais déjà la Bible établit une sorte de loi de compensation entre ces deux états, promettant la consolation éternelle à ceux qui souffrent l'affliction : voir Mt 5, 5 : « Beati qui lugent quoniam ipsi consolabuntur » « Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés » (cf. Is 61, 2). Peut-être y a-t-il ici aussi une allusion à l'Esprit-Saint Consolateur, sous le patronage duquel Abélard avait placé son monastère du Paraclet. Héloïse reproche à Abélard d'apporter à ses moniales des nouvelles désolantes, alors qu'il les a rassemblées sous la protection du Consolateur ; d'autre part, en vertu des promesses bibliques, leurs larmes auraient dû être compensées par des nouvelles consolantes. Dans l'HC, Abélard avait lui-même clairement évoqué l'alternance « consolation/ désolation » lorsqu'il a quitté le Paraclet pour Saint-Gildas : « Je mérite cette souffrance en délaissant le Paraclet, c'est-à-dire le Consolateur ; me voici tombé dans une désolation certaine » (Hicks, p. 36, 1151-1153) ; et un peu plus loin : « Mais le véritable Paraclet m'apporta dans cette désolation une consolation véritable et pourvut son propre sanctuaire comme il convenait », à savoir en donnant à Abélard l'occasion d'accueillir dans la fondation qu'il avait quittée les religieuses chassées d'Argenteuil par l'abbé de Saint-Denis (Hicks, p. 36, 1157-1159).

siccis oculis : cf. HOR., carm. I, 3, 18.

circa finem epistole : à la fin de la lettre précédente, Abélard évoquait effectivement l'éventualité de sa mort — assassiné par ses moines de l'abbaye bretonne de Saint-Gildas-de-Ruys, dont il avait longuement rapporté la méchanceté dans l'Historia calamitatum —. Il y envisageait aussi la possibilité d'un accident mortel, et signifiait, en tout cas, son désir de voir sa dépouille transférée dans le cimetière du couvent du Paraclet, parmi les moniales d'Héloïse.

Quod si me Dominus in manus inimicorum tradiderit : citation d'un verset du Cantique d'Azarias dans la fournaise, extrait du prophète Daniel (Dn 3, 32 : « Tradidisti nos in manibus inimicorum iniquorum »), qu'Abélard applique à sa propre situation, d'autant plus comparable que la citation biblique poursuit par le verset « et pessimorum preuaricatorumque », « gens très méchants et sans foi ni loi » ; dans son HC, Abélard dit de ses moines qu'ils sont « gentibus longe seuiores atque peiores », « de loin plus cruels et pires que les païens » (Hicks, p. 33, 1098-1099), et il décrit sa situation à Saint-Gildas comme comme celle du courtisan Damoclès menacé par l'épée du tyran Denis pour lui faire sentir la fragilité des grandeurs terrestres (Hicks, p. 43, 1377-1386).

quo animo…, quo ore… : Héloïse adresse à Abélard le double reproche d'avoir pensé cela, mais aussi de l'avoir dit, confirmant dans la parole ce que la seule pensée aurait pu avoir de fortuit. On peut voir ici une allusion à la morale de l'intention dont Abélard se fera le théoricien dans son traité sur l'Éthique, commencé probablement l'année précédant le procès de Sens (1140) : pour être coupable et répréhensible, un acte doit être commis avec l'intention de commettre le mal, car c'est l'intention qui détermine la valeur morale d'un acte, en lui-même moralement indifférent. Sur ce point, Abélard reprend les idées de ses maîtres Guillaume de Champeaux et Anselme de Laon, selon qui les notions de bien et de mal, ou de « péché » en termes théologiques, sont des notions subjectives, directement liées à l'intention de celui qui agit. Guillaume de Champeaux observait que, selon les Pères de l'Église, « le péché est néant » parce qu'il n'est pas la création de Dieu ; « seules sont mauvaises l'intention et la volonté qui en découle ». La réflexion morale d'Abélard sur la notion de culpabilité a largement profité de l'évolution de ses relations avec Héloïse avant et après leur séparation de corps : ainsi, en démontrant que le péché dépend de l'intention, Abélard pouvait effacer tout sentiment de culpabilité à l'égard de leur première relation, car, en l'occurrence, ni lui ni Héloïse n'avaient péché.  Dans sa première lettre, Héloïse situe explicitement son expérience dans cette problématique morale : en réponse à l'HC, elle déclare à Abélard qu'en étant « gravement coupable, [elle est] innocente (nocens / innocens) », car la « culpabilité n'est pas dans la réalisation de l'acte, mais dans la disposition d'esprit de celui qui le commet » ; jamais Abélard n'exposera cette théorie avec autant de pointe et de souffrance qu'Héloïse dans son paradoxe nocens / innocens. Sur cette question, voir O. LOTTIN, Psychologie et morale aux XIIe et XIIIe siècles, Gembloux, Duculot, 1942-1960 (en particulier, le t. 5), et CLANCHY, p. 338-342.

Sufficit diei malicia sua : citation de Mt 6, 34.

dies illa : citation tronquée de Jb 3, 4 : « Dies ille uertatur in tenebras ; non requirat eum Deus desuper et non inlustret lumine ; (5) obscurent eum tenebrae et umbra mortis, occupet eum caligo et inuoluatur amaritudine. » « Ce jour » maudit est celui de la naissance de Job, mais dans la tradition exégétique, il s'agit du « dernier jour », le jour de la grande tribulation, celui que la séquence de la messe de Requiem appelle « Dies irae, dies illa ».

Quid enim necesse est… arcessere : citation de SNQUE, ad Luc. XXIV, 1 : « Quid enim necesse est mala arcessere,… ac praesens tempus futuri metu perdere. » Hlose paraphrase et transforme la deuxime partie de la citation: «  quoi sert de perdre la vie avant la mort », o le « temps prsent » devient « la vie », et la crainte de l'avenir la certitude de la mort; si Ablard venait disparatre, Hlose et ses religieuses seraient prives de celui qui est leur raison de vivre et donc, d'une certaine manire, « perdraient la vie » avant de connatre la mort physique. Snque voque plusieurs fois ce thme dans son uvre, mais en sens divers: l'homme peut perdre la vie avant de mourir, en craignant l'avenir et la mort; il peut aussi la perdre en menant une vie de « mort vivant  », comme ceux qui vivent la nuit, rebours de la nature, dans les tnbres de la dbauche et du scandale, dans « la mort o ils se sont ensevelis vivants » (ad Luc., CXXII). Sénèque compte parmi les auteurs préférés d'Héloïse, dont l'attitude est plus fondamentalement stoïcienne que chrétienne. D'après l'HC, elle a notamment invoqué un passage des Lettres à Lucilius pour appuyer son objection au mariage : le philosophe se doit d'être tout entier consacré à la philosophie et il ne peut donc pas se lier à une femme par le mariage dont les obligations domestiques risquent de le détourner de ses études (Hicks, p. 14 sq, surtout p. 15).

mentioueritas : cette opposition entre le nom et la réalité de la chose cadre bien avec le débat médiéval sur les universaux, dont Abélard a été un des protagonistes les plus actifs. Exprimée sous cette forme, dans l'expérience d'Héloïse, cette opposition reconnaît une réalité à « l'idée » de la mort d'Abélard, puisque ses seuls noms ou mention sont déjà une mort pour Héloïse et ses religieuses. On sait que, dans le cadre de cette controverse, Abélard a défendu la position d'un « réalisme modéré », concédant, contre les conceptualistes, que seul l'individu existe, et contre les nominalistes, que le mot peut être le signe d'une réalité spirituelle, abstraite de l'expérience sensible par le travail de l'intelligence. Le propos d'Héloïse confirme la théorie d'Abélard.

Numquam Deus annuat : défi lancé à Dieu, dans la ligne des propos provocateurs qu'Héloïse vient de tenir en évoquant l'imminence de la mort d'Abélard. Cette attitude réapparaît plusieurs fois dans ses lettres à Abélard, quand Héloïse manifeste un violent sentiment de révolte contre ce qu'elle considère comme une injustice divine à leur égard. On y reviendra plus loin dans le commentaire.

Sit subitum…: cette citation provient de l'épopée La Pharsale (ou La guerre civile), écrite par le poète Lucain, neveu de Sénèque : LVCAN., Pharsale II, 14-15. C'est un extrait d'une prière que le poète Lucain adresse à Jupiter. Avec Sénèque, Lucain est un des auteurs païens les plus souvent cités dans la correspondance ; comme Sénèque, son œuvre est d'obédience stoïcienne, et elle permet à Héloïse d'illustrer des propos ou des attitudes peu orthodoxes d'un point de vue chrétien. En particulier, dans notre passage, l'annonce de la mort imminente d'Abélard lui inspire trois souhaits peu compatibles avec sa dignité :

1. elle se cabre à l'idée de la mort d'Abélard, en soulignant que toutes les religieuses du Paraclet voudraient mourir avant lui. En effet, en parlant de sa mort, Abélard les empêche de servir Dieu, car il les prive de la quies, de la sérénité qui est à la base de l'idéal monastique, mais qui apparaît ici bien plus comme une référence à l'ataraxie stoïcienne, car elle ignore l'espérance chrétienne tournée vers la vie de l'au-delà. Ce souhait de mourir avant Abélard méconnaît la pratique monastique de la prière quotidienne pour le salut des bienfaiteurs après leur mort ; il repose sur un sentiment exclusivement humain qui ne peut supporter de voir un être cher mourir avant soi et qui ne croit pas dans les échanges spirituels de la « communion des saints », d'autant moins que si Abélard meurt avant elle, Héloïse affirme qu'elle sera incapable de prier et que son cœur affolé irritera Dieu par ses gémissements plutôt qu'il ne l'apaisera par ses prières ;

2. elle souhaite ensuite qu'Abélard ne lui parle plus jamais de sa mort, ni des menaces de mort qui pèsent sur lui, car ces propos l'empêchent de se consacrer exclusivement au service divin, auquel il les a confiées, elle et ses religieuses. Héloïse fait ici preuve d'une incohérence que lui reprochera Abélard : s'il a évoqué ces menaces, c'est parce qu'elle-même lui a demandé des précisions à ce sujet et qu'elle lui avait préalablement reproché dans sa première lettre de n'avoir jamais donné de ses nouvelles. D'autre part, le service divin n'interdit pas à Héloïse d'inclure son époux dans sa prière quotidienne, au contraire, et la vraie charité devrait l'inviter à comprendre qu'Abélard se soucie du salut de son âme. Si elle l'aime vraiment, elle ne trouverait pas mauvais qu'il s'occupe de sa mort, en sachant, de surcroît, qu'elle pourrait le libérer des peines et des épreuves présentes. Si Héloïse a souhaité recevoir des nouvelles d'Abélard, elle doit accepter que ces nouvelles puissent être mauvaises, de prendre part à ses douleurs comme à ses joies ; elle ne peut, en tout cas, souhaiter voir prolonger une vie vouée à d'insupportables souffrances (Hicks, p. 75-76).

3. enfin, loin de conseiller la méditation des fins dernières et la sérénité devant la mort, Héloïse demande à Dieu la grâce d'une mort subite, considérée par les chrétiens du moyen âge comme un mal dont il faut souhaiter, au contraire, être épargné : la mort subite empêche de se livrer à un dernier examen de conscience et à une dernière confession générale, risquant ainsi de priver le défunt du bonheur éternel. La citation de Lucain dont Héloïse étaie son propos conteste sciemment l'idée de la Providence divine dans laquelle Abélard avait mis toute sa foi, et selon laquelle le chrétien ne redoute pas l'avenir, mais en interprète tous les événements comme des signes de la présence de Dieu dans sa vie en vue de sa sanctification ; pour Héloïse, la Providence n'est d'aucun secours à l'homme qui a peur (cui nulla succurri prouidentia potest). Alors que le chrétien voit dans l'action de la Providence les raisons de son espérance, Héloïse se réfugie dans un fatalisme qui préfère ignorer l'inévitable parce qu'il lui fait peur plutôt que d'aller à sa rencontre pour en comprendre le sens providentiel. Un chrétien, a fortiori un moine ou une moniale, espère mourir en paix conforté par les rites de l'Église et non pas subitement sans possibilité de repentir. Abélard a su être fidèle à cette conception chrétienne de la mort ; dans sa lettre de condoléances à Héloïse, Pierre le Vénérable a évoqué avec admiration les derniers moments de la vie du maître, peut-être pour encourager Héloïse à redécouvrir le sens chrétien de la mort.

Une des références les plus célèbres et les plus significatives à Lucain se trouve dans l'HC, quand Abélard rapporte à son ami les paroles d'Héloïse au moment d'aller vers l'autel recevoir son voile et prononcer sa profession monastique. En quittant la vie publique, elle cite le passage de Lucain où Cornélie regrette d'avoir par son mariage provoqué le malheur de son époux Pompée et sa défaite à Pharsale, après avoir déjà provoqué le malheur de Crassus, son premier mari : « Oh ! le plus grand des époux, / Indigne de ma couche ! / Mon destin avait-il ce droit sur une tête si noble ? / Pourquoi ai-je eu l'impiété de t'épouser si je dois te rendre malheureux ? / Eh bien ! reçois mon châtiment / Je le paierai de moi-même » (LVCAN., VIII, 94-98 ; Hicks, p. 19, 565-569). Son mariage avec Abélard a laissé à Héloïse le même sentiment de culpabilité, puisque c'est après ce mariage qu'Abélard a été émasculé par les sbires de Fulbert. La castration d'Abélard a blessé l'âme d'Héloïse qui a toujours prétendu que c'était sa faute. En voyant Abélard après sa mutilation, elle a pensé à Cornélie qui s'était évanouie en voyant Pompée épuisé et crasseux après la défaite de Pharsale. Cornélie veut mourir et demande à Pompée de disperser ses membres en mer afin d'apaiser les dieux et d'obtenir la victoire. La comparaison invite à comprendre qu'Héloïse veut aussi mourir après le mal dont souffre Abélard et dont elle se croit coupable. En ce cas, prendre le voile équivalait moins à la réponse à une vocation religieuse qu'elle prétend n'avoir jamais eue, qu'à une mort spirituelle ou à un deuil. Au moins dix ans après cette prise d'habit spectaculaire, Abélard répond à Héloïse en lui faisant remarquer qu'elle avait omis une partie essentielle de l'histoire de Cornélie : quand elle défaille et sanglote, Pompée lui reproche son désespoir car il vit encore, même si sa fortune a péri, comme s'il lui reprochait d'être plus préoccupée par le souvenir de sa gloire disparue que par la joie de voir son époux encore en vie, malgré la défaite (LVCAN., VIII, 72-85 ; Hicks, p. 85, 511-515). Nonobstant sa sévérité, cette référence atteste qu'Abélard continue de croire à la réalité de leur mariage, tout en lui donnant une dimension nouvelle et spirituelle qu'Héloïse ne pourra jamais accepter. Sur les références à Cornélie dans la correspondance, voir P. VON MOOS, Cornelia und Heloise, dans Latomus, t. 34 (1975), p. 1024-1059 ; et, plus généralement sur la présence de Lucain, P. VON MOOS, Lucan und Abaelard, dans Hommages à André Boutemy (Coll. Latomus, t. 145), Bruxelles, Latomus, 1976, p. 413-443.

nullum aliud (remedium) : gradation :  « dans cette vie, je n'ai pas d'autre consolation que toi, et en toi, ma seule consolation est de savoir que tu vis : toi mort, je ne pourrai plus connaître aucune consolation. » Cette phrase semble prévenir l'objection que lui fera Abélard plus tard quand il reprendra Héloïse à propos de la référence à Cornélie à qui Pompée reprochait de ne pas se contenter de voir son époux, certes vaincu, mais vivant.

uoluptatibus frui : les propos d'Héloïse restent marqués par une grande sensualité ; elle harcèle Abélard par le souvenir de leurs voluptés passées, dont Abélard lui-même s'est fait l'écho dans l'HC (Hicks, p. 11, 296-308) et qu'il évoquera encore dans sa réponse (Hicks, p. 78, 278-290 ; p. 80, 329-339).

si fas sit dici : le passage le plus étonnant de cette longue plainte est sans nul doute la révolte initiale d'Héloïse contre Dieu, aussitôt remplacée par une référence plus païenne aux vicissitudes de la Fortuna. O si fas sit dici suggère effectivement qu'Héloïse envisage la possibilité de prononcer des paroles interdites par la loi divine : ce qu'elle fait aussitôt en accusant Dieu de cruauté à son égard en toutes choses. Certes ni Héloïse ni Abélard n'ont été amenés, malgré leurs épreuves, à nier Dieu : l'athéisme est une attitude proprement impensable au XIIe siècle. Ils auraient pu en vouloir à Dieu, s'en prendre à lui à cause de leurs malheurs, et, de fait, telle est bien la position d'Héloïse qui se révolte contre l'injustice de Dieu, car c'est au moment où ils avaient cessé de vivre en adultère qu'ils ont été frappés comme des coupables alors que Dieu les a laissés tranquilles jusque là. Pour bien comprendre la violence de l'attitude d'Héloïse, il faut toujours avoir à l'esprit qu'elle a gardé intacte sa foi en Dieu, mais non en un Dieu-Amour. Au temps d'Héloïse, la révolte peut conduire au blasphème, au sacrilège, mais non au déni de Dieu. Dieu reste présent au moment même où l'on s'en prend à lui ; il y a toujours référence à l'absolu, fût-ce pour le maudire. Dieu n'est pas absent des lettres d'Héloïse ; il en est continuellement expulsé. Abélard ne supportera pas cette révolte permanente d'Héloïse contre Dieu : « Il me reste enfin à parler de cette ancienne et éternelle plainte au sujet des circonstances de notre conversion. Tu la reproches à Dieu quand tu devrais l'en remercier » : c'est l'objet d'une part importante de la réponse d'Abélard à la lettre d'Héloïse (Hicks, p. 77, 248 sq). Abélard se place sur un autre plan que le plan passionnel d'Héloïse : il appelle « conversion » ce qu'Héloïse appelait « châtiment » ; lui qui a supporté dans sa chair les conséquences de leurs actes, lui qui pourrait dès lors se dire plus puni qu'Héloïse elle-même, il transforme le châtiment en grâce, il passe du raisonnement naturel au raisonnement mystique. Ce qui sépare les deux époux est leur attitude respective face au coup qui les a frappés : la révolte chez Héloïse, l'adhésion volontaire chez Abélard, qui l'amène à démontrer qu'au contraire de ce que prétend Héloïse Dieu a manifesté à leur égard une justice exemplaire à laquelle s'ajoute une miséricorde salutaire (Hicks, p. 79, 309-328).

o infortunatam fortunam : la référence aux retournements de Fortuna, qui alterne le bonheur extrême et le malheur à la mesure de l'ancienne félicité, reproduit l'image de la divinité antique, capricieuse et arbitraire : ce paragraphe multiplie les oppositions qui expriment la dépendance d'Héloïse aux caprices de la fortune : altus gradus/grauis casus ; gloria/ruina ; ascendere/corruere ; etc. Fortuna est une allégorie souvent mise en scène dans les écoles antiques de rhétorique, où les plaidoyers scolaires se plaisent à décrire des situations tourmentées et instables ; elle est aussi régulièrement personnifiée par Sénèque, chez qui elle incarne toute l'angoisse devant l'aléatoire, le fugitif, le non-maîtrisable : voir e.g. De Prouidentia, 3, 3. À côté de la corne d'abondance ou du voile sur les yeux, un de ses attributs iconographiques les mieux répandus est la roue, associée à Fortuna dès l'antiquité romaine pour exprimer les caprices d'une divinité aveugle qui alternativement élève les uns et abaisse les autres selon son bon vouloir : déjà Cicéron faisait tourner la rota fortunae, qui peut entraîner de brusques chutes sociales, dans le Contre Pison, X, 22, et Sénèque disait que la fortuna « fait tourner » (rotat) les choses humaines ou les destins (cfr. Tibulle I, 5, 70 ; Ovide, Pont. II, 3, 56 ; Tacite, Dialogue des orateurs, 23 ; Ammien Marcellin, XIV, 11, 26. 29). L'image est relayée au début du moyen âge par Boèce dans les livres II et III de sa Consolation de Philosophie, et elle a souvent été représentée dans la peinture médiévale pour illustrer ce personnage allégorique : voir P. COURCELLE, La « Consolation de Philosophie » dans la tradition littéraire. Antécédents et postérité de Boèce, Paris, Études Augustiniennes, 1967 (surtout toute la deuxième partie de ce livre, p. 101-158 et l'iconographie annexée). En particulier, elle apparaît aussi sur la première page du célèbre manuscrit des Carmina Burana, pour illustrer un poème de Gautier de Châtillon, « Fas et nefas ambulant », contemporain d'Héloïse et Abélard. L'image de la roue de la fortune connaîtra ensuite un grand succès au moyen âge. Adam le Bossu l'évoque dans son Jeu de la Feuillée ; Jean de Meung, dont on connaît les liens avec notre dossier épistolaire, a aussi traduit la Consolation de philosophie en français et développé et exploité longuement dans son Roman de la Rose les passages relatifs à la roue. Christine de Pisan écrit un poème intitulé Le livre de la mutation de la Fortune, où elle voit auprès de Fortune Bonheur et Malheur qui tournent alternativement la roue. En Italie, Boccace commente Dante en citant explicitement le passage de Boèce sur Fortune et sa roue.

Pourtant, Héloïse n'évoque pas explicitement l'image de la « roue de la Fortune » ; elle se contente d'en déplorer les vicissitudes et elle l'assimile à une réalité néfaste, dans la tradition de Boèce qui voyait surtout en elle une déesse nocive, porteuse de faux biens. Le thème de la mort qui met un point final à la fortune et à ses atteintes est aussi déjà chez Boèce : II, pr. 3, 13 : « Nam etsi rara est fortuitis manendi fides, ultimus tamen uitae dies mors quaedam Fortunae est etiam manentis. » En évoquant les flèches de la fortune, Héloïse semble mêler l'allégorie de la mythologie ancienne et l'image du Dieu archer extraite des psaumes : Psaume 38, 3-4 : « Car tes flèches ont pénétré en moi, sur moi ta main s'est abattue » (cfr. Ps 64, 8). Héloïse évoque bientôt l'image de la main de Dieu lourdement abattue sur leur couple  (Hicks, p. 64, l. 97-98).

iniuria… indignatio : plusieurs critiques ont présenté la révolte d'Héloïse contre Dieu comme un argument en faveur de l'inauthenticité du recueil, prétextant qu'une telle révolte est inconcevable au XIIe siècle. Cependant, Peter von Moos invite à ne pas se méprendre sur l'attitude d'Héloïse. Il y voit plutôt, comme Herder, le célèbre ami de Goethe en 1801, une confession exagérée de sa faute, une sensibilité pathétique qui s'exprime dans une culture rhétorique, très puissante au moyen âge et qui faisait appel aux procédés de la miseratio, toujours empreinte d'exaggeratio. Et, effectivement, la facture hautement littéraire et soignée de la correspondance devrait à elle seule ne pas faire oublier les implications esthétiques, et donc, d'une certaine façon, artificielles de ces confessions outrancières. Par ailleurs, un tel aveu est-il totalement hors de propos à l'époque romane, placée notamment sous le signe de Marie-Madeleine, qui connaît une floraison de récits sur la conversion des pires pécheurs après de véritables crises de désespoir ? En faveur du faux, on a également fait valoir que si Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, avait eu connaissance de la révolte d'Héloïse contre Dieu, il n'aurait pas écrit la lettre qu'il lui a écrite pour annoncer la mort d'Abélard et rendre hommage aux qualités de la femme et de l'abbesse. Ce serait aussi méconnaître la largesse d'esprit et la tolérance d'un des représentants les plus éminents de cette époque, qui, exactement une année avant sa lettre de condoléances à Héloïse, avait célébré la mémoire d'un des pécheurs les plus endiablés, sauvé par la grâce, saint Théophile, l'homme qui avait vendu son âme au diable (epist. 53) (on sait que Rutebeuf reprendra cette légende du VIe siècle dans son célèbre « Miracle de Théophile »). En définitive, Héloïse ne s'exprime pas autrement que ne s'expriment quelques héroïnes de la littérature courtoise, dont on ne songe pas à contester les propos. On pourrait facilement établir un dossier de ces appels qui viennent du plus profond à la fois de la chair et du cur, dans certains poèmes de la comtesse de Die ou certaines strophes de chansons de croisade.

operuimus : employé dans ce contexte, le verbe semble rappeler l'image biblique du manteau de Noé déposé par ses fils pour couvrir la nudité de leur père ivre (Gn 9, 23).

ad uindictam pena : effectivement, conformément au précepte coutumier selon lequel le criminel « est puni par où il a péché », le châtiment habituel des adultères était la castration, comme l'attestent de nombreuses anecdotes, mais en cette matière l'administration de la justice relevait plus d'une prérogative de la famille lésée que des autorités publiques. Héloïse ne conteste pas la légitimité du châtiment de la castration, mais, comme d'autres témoignages contemporains, elle affirme qu'Abélard ne le méritait pas car il n'était pas adultère. En tout cas, tout en comprenant la douleur de Fulbert, Abélard a toujours considéré cette punition comme une trahison étant donné la réparation qu'il avait offerte (HC, p. 13, l. 364-376) et il écrit que ce châtiment a provoqué une « grande stupeur » dans la cité (Hicks, p. 18, 525 sq) ; dans la lettre qu'il a écrite à Abélard, Foulques de Deuil convient également qu'en l'occurrence la castration était une tromperie et une trahison (voir Y. FERROUL, p. 202).

coniugio : ces regrets d'Héloïse vont dans le même sens que d'autres affirmations que l'on retrouve ailleurs dans la correspondance et dans l'HC : Héloïse plaide en faveur du concubinage et de l'union libre contre le mariage, qu'elle considère à plusieurs reprises comme la source de tous les maux qui ont affligé Abélard. Elle aura même cette parole incroyable dans la bouche d'une abbesse de monastère : « J'en prends Dieu à témoin : Auguste, maître de l'univers, m'eût-il offert l'honneur de son alliance et assuré à jamais l'empire du monde, le nom de courtisane (meretrix : putain) avec toi m'aurait paru plus doux et plus digne que celui d'impératrice avec lui » (Hicks, p. 49, l. 152-156), et un peu plus haut : « Le titre d'épouse a été jugé plus sacré et plus fort, pourtant c'est celui de maîtresse (amica) qui m'a toujours été plus doux et, si cela ne te choque pas, celui de concubine (concubina) ou de fille de joie (scortum: prostituée). Je pensais que plus je me ferais humble pour toi plus grande serait ta reconnaissance et moins j'entraverais ta glorieuse destinée (l. 142-147). » L'abbesse du Paraclet, prenant Dieu à témoin, déclare donc qu'elle eût mieux aimé appartenir à Abélard en amour libre qu'en état de mariage.

Le refus du mariage par Héloïse mérite que l'on s'arrête quelque peu à cette attitude pour le moins singulière.

— Héloïse ne fait qu'une brève allusion à l'objection au mariage qui paraîtrait la plus naturelle à nos conceptions modernes : « Iras-tu, toi, clerc et chanoine, préférer des voluptés honteuses au ministère sacré ? » (HC, p. 16, l. 469 sq). Il ne faut pas se méprendre sur le sens des mots « clerc » et « chanoine » : au moyen âge, ces mots ne sont pas réservés au « prêtre » au sens actuel et strict d'aujourd'hui, état qui lui interdirait toute possibilité de mariage. Au XIIe siècle, ces termes ont une signification plus large qui impose, certes, certaines obligations de vie, mais qui ne rend pas impossible un mariage (voir R. PERNOUD, p. 82-83). Certes, par la lettre de Pierre le Vénérable, nous savons qu'au moins à la fin de sa vie, Abélard était devenu prêtre, et qu'il continuait d'offrir le sacrifice de la messe depuis qu'il était rentré en grâce auprès de Rome, sans qu'on puisse lui en faire le reproche ; Pierre le Vénérable rend même hommage au comportement d'Abélard : « Il s'approchait des sacrements, offrant à Dieu le sacrifice de l'agneau immortel, aussi souvent qu'il lui était possible ; il les fréquentait même sans interruption depuis que ma lettre et mon entreprise l'avaient fait rentrer en grâce auprès du siège apostolique (Hicks, p. 160, l. 157 sq). » Son état d'homme marié, mais rentré dans les ordres et vivant dès lors en état de continence, n'était donc pas un obstacle à son état de prêtrise. Mais à l'époque de son mariage, la seule information qui nous est donnée par l'HC est effectivement qu'Abélard était clericus atque canonicus (Hicks, p. 16, l. 470).

 La qualité de « chanoine » ne désigne pas forcément, comme de nos jours, un dignitaire ecclésiastique. Certes, dès cette époque et normalement, le chanoine est l'un des membres du chapitre, de ceux qui assistent l'évêque de leurs conseils et l'aident dans l'administration du diocèse, au spirituel comme au temporel. Mais le mot peut aussi avoir gardé son sens originel. On est canonicus, quand on se trouve inscrit sur le registre de l'église, in canone. La cathédrale, en effet, n'est pas seulement un bâtiment de pierre, c'est aussi une communauté de vie qui réunit une multitude de « clercs » de tous ordres et d'institutions nées sous la pression de circonstances, entre autres les écoles où peuvent enseigner de simples clercs mineurs, pourvus d'une prébende de chanoine, c'est-à-dire d'un revenu fixe attribué aux personnes inscrites dans le registre canonial ; ceux-là n'ont pas « voix au chapitre » ; ils ne peuvent ni élire l'évêque ni disposer des biens matériels ou spirituels que gère le chapitre proprement dit ; ils font partie d'un monde intermédiaire entre la hiérarchie et les laïcs, alors si divers et si nombreux ; ce n'est que plus tard que le fossé se creusera entre clergé proprement dit et peuple chrétien.

Par ailleurs, être « clerc » ne signifie pas non plus être prêtre ; au XIIe siècle, le moindre étudiant est un clerc. Nous possédons, du reste, un sermon d'Abélard lui-même dans lequel il définit cet état : pour Abélard, le clericus est un tonsuré, dont la place dans la hiérarchie se trouve au plus bas degré des fonctions ecclésiastiques, c'est-à-dire au-dessous du premier ordre mineur, le portier : ipsos ecclesiasticorum officiorum gradus, ab ostiario scilicet, uel ab ipsa etiam clericatus tonsura (sermo III, In circumcisione Domini, PL, 178, col. 406-407). Et Thomas d'Aquin réglera clairement la question dans son De articulis fidei : Clericatus non est ordo, sed quaedam professio uitae dantium se diuino ministerio. Aucun texte, aucun document actuellement connu n'autorise à penser qu'à cette époque Abélard eût reçu aucun ordre, même mineur, et été quoi que ce soit de plus qu'un simple clerc, c'est-à-dire un « tonsuré ». Ceci ne signifie pas que, même du point de vue de l'Église, cet état de vie ait été dépourvu de grandeur ou libre de toute obligation ; au contraire, selon Isidore de Séville et Yves de Chartres, la tonsure est un signe d'élection divine et un symbole de continence. Mais plusieurs textes nous font connaître la position d'Abélard sur le mariage des clercs et montrent que, de son point de vue, le mariage d'un clerc était un acte valide et licite, tant qu'il n'y avait pas eu vu public de continence — ce dernier, prêté par les moines et les prêtres, interdisant toute possibilité de mariage — ; pour autant, il reconnaît aussi que l'état de mariage d'un clerc ressemble fort à une déchéance morale, un pis aller, un remède, une concession faite aux incontinents. Une difficulté demeure en effet : le clerc marié ne perdant pas ipso facto sa cléricature, sauf dans des cas précis, comme par exemple le clerc adultère, il se trouve dans une situation confuse où sa tonsure, signe de son état clérical, est le symbole d'une continence qu'il ne pratique plus ; d'où cette impression de pis aller qu'Abélard a bien perçue. À cela s'ajoute — et c'est un argument que reprendra Héloïse — que, selon Abélard, le mariage impose aux deux époux une servitude mutuelle que tout homme sage et soucieux de sa liberté intellectuelle se doit d'éviter : Nulla sapienti ducenda est uxor. (Voir une longue discussion sur tout ce sujet dans É. GILSON, p. 48 et suivantes).

Ainsi Abélard pouvait épouser Héloïse sans rien perdre de ses privilèges de clerc et sans avoir, probablement, à faire abandon de sa prébende de chanoine. N'oublions pas que c'est Abélard lui-même qui a offert à Fulbert d'épouser Héloïse comme satisfaction inespérée, à la condition que le mariage fût tenu secret ne famae detrimentum incurrerem. Or Fulbert était lui-même chanoine et n'a, pour autant, émis aucune objection à cette solution « à l'amiable » ; c'est qu'elle était donc au moins licite aux yeux de l'Église. Cela dit, la précaution d'Abélard laisse entendre que, même si le mariage était possible, il présentait un caractère extraordinaire et anormal, peut-être même dégradant, en tout cas de nature à porter atteinte, s'il était divulgué, à sa renommée, sa gloire, sa réputation.

— Les objections d'Héloïse au mariage sont d'un autre ordre ; Abélard les présente longuement dans l'Historia calamitatum (Hicks, p. 14-17): [Les exhortations de la jeune femme pour le détourner du mariage]

Héloïse ne peut admettre qu'Abélard s'abaisse à sacrifier son activité intellectuelle aux obligations de la vie domestique ; elle met devant les yeux d'Abélard les contraintes conjugales et familiales inhérentes au couple marié, et qui, selon elle, sont incompatibles avec la vocation solitaire du philosophe : « Songe à la situation que te donnerait une alliance légitime. Quel rapport peut-il y avoir entre les travaux de l'école et le train d'une maison, entre un pupitre et un berceau, un livre ou une tablette et une quenouille, un style ou une plume et un fuseau ? Est-il un homme qui, livré aux méditations de l'Écriture ou de la philosophie, puisse supporter les vagissements d'un nouveau-né, les chants de la nourrice qui l'endort, le va-et-vient du service, hommes et femmes de la maison, la malpropreté de la petite enfance ? » (HC, p. 15, l. 414 sq). Quel abaissement pour un penseur ! Celui qui s'est dévoué à la philosophie peut-il envisager une vie dans le siècle, celle de l'homme ordinaire, envahie par les préoccupations matérielles d'une vie de famille ? Héloïse souhaite par-dessus tout qu'Abélard reste tel qu'elle l'avait connu la première fois, au-dessus du vulgaire, de la foule, qu'il reste fidèle à lui-même, dans l'indépendance absolue par rapport aux contingences quotidiennes ; l'idée que cet être exceptionnel puisse se trouver réduit à la position de père de famille lui est insupportable.

Héloïse va même plus loin. Ce qu'elle redoute pour Abélard, c'est en définitive elle-même. Abélard ne doit appartenir à personne, pas même à elle : il est un trésor qui appartient au monde : « Quelle indécence, quel acte lamentable que de livrer moi-même à une seule femme et de soumettre à une si grande honte celui que la nature avait créé au profit de tous (HC, p. 14, l. 387-389). » Dans la suite de la lettre, Abélard prolonge le raisonnement d'Héloïse : le sage ne doit pas se marier, car qui dit mariage dit exigences légitimes partagées, droits de l'un sur l'autre, liberté réduite. Héloïse invoque, à cet égard, les conseils de saint Paul en 1 Cor 7,27 (« Es-tu lié à une femme ? Ne cherche pas à rompre. N'es-tu pas lié à une femme, ne cherche pas de femme »), mais surtout les exhortations des philosophes de l'antiquité (Cicéron, Théophraste, Sénèque, etc.).

— Mais il y a une dernière raison pour laquelle Héloïse refuse le mariage, et cette raison, Abélard ne l'a pas comprise. En effet, Étienne Gilson situe ce refus dans le cadre de la pratique d'une morale de l'amour pur, de l'amour total, absolument désintéressé. Il fait observer que cette morale relève d'une doctrine qu'Héloïse avait dû connaître par l'intermédiaire d'Abélard lui-même, celle du De amicitia de Cicéron, dont l'enseignement avait vivement frappé certains esprits du XIIe siècle, parmi lesquels Abélard et Bernard de Clairvaux. Cicéron les avait convaincus que tout le profit de l'amour vrai se trouve dans l'affection même qu'il inspire : omnis eius fructus in ipso amore inest (CIC., amic., 31) ; Abélard reprend cette théorie dans son Commentaire sur l'épître aux Romains et dans le poème à son fils Monita ad Astralabium. Héloïse rejoint clairement cette conviction quand elle déclare dans sa première lettre : « Jamais, Dieu le sait, je n'ai cherché en toi d'autre chose que toi. C'est toi seul que je désirais, non tes biens. Je n'ai pensé ni à quelque douaire, ni à mes plaisirs ou à mes désirs ; ce sont les tiens, tu le sais bien, que j'ai eu à cur de satisfaire (Hicks, p. 49, l. 139-142). » Héloïse sera seule à pratiquer réellement cette morale du couple dont Abélard l'avait sans doute instruite. On sait également que cette doctrine sera un des moteurs de l'amour courtois, réticent aux liens du mariage, pour privilégier des formes d'amour totalement gratuit, où l'amour ne cherche qu'en lui-même sa récompense et se nourrit de son propre don ; en aucun cas, l'amour vrai ne peut « diminuer » l'autre par quelque rétribution, fût-elle amoureuse, que ce soit. De la même manière que l'amant courtois repousse tout ce qui pourrait ternir la réputation de la Dame qu'il aime, et qu'il recourt alors à toutes sortes de stratagèmes pour la rencontrer, Héloïse refuse de ternir la gloire d'Abélard en faisant de lui un homme ordinaire assujetti par les liens conjugaux. Abélard a effleuré cette raison mystérieuse dans sa première lettre (HC, p. 17, l. 484 sq) : « Elle me représentait combien le titre d'amante, plus honorable pour moi, lui serait, à elle, plus cher que celui d'épouse, à elle qui voulait me conserver par le charme de la tendresse, non m'enchaîner par les liens du mariage. » Plus tard, Héloïse reprochera à Abélard, et violemment, de n'avoir pas compris que c'était son amour même qui la poussait à refuser la solution facile du mariage : « Tu n'as pas dédaigné de rappeler quelques unes des raisons par lesquelles je m'efforçais de te détourner d'un fatal hymen, mais tu as passé sous silence presque toutes celles qui me faisaient préférer l'amour au mariage, la liberté à une chaîne », écrit-elle à Abélard après avoir pris connaissance de l'Historia calamitatum (Hicks, p. 49, l. 147 sq). Abélard n'a pas compris que pour Héloïse l'amour était le don de soi poussé jusqu'à l'extrême, et il est clair, qu'en ce sens, Héloïse dépasse son mari dans la voie de l'amour humain.

— Enfin, Héloïse avait pressenti, dès le début, que ce mariage ne serait qu'une duperie et que, contrairement à sa promesse, Fulbert ne garderait pas le secret. Et, effectivement, Fulbert n'a pas pardonné, il ne pardonnera jamais, et il mettra le scandale sur la place publique, non sans punir Abélard de la façon que l'on sait.

ad imperium tuum Argenteoli : Héloïse fait écho aux paroles d'Abélard dans l'Historia calamitatum : « Illa tamen, prius ad imperium nostrum sponte uelata, et monasterium ingressa (Hicks, p. 19, l. 557-558). »  Effectivement, l'entrée en religion d'Héloïse dans le couvent d'Argenteuil n'obéit aucunement à une vocation intérieure — en cela, elle n'est pas différente de celle d'Abélard, qui lui aussi avoue avoir cherché refuge dans la vie monastique plus pour cacher sa honte que pour répondre à un appel de Dieu (HC, p. 19, l. 555-557) —, mais à un ordre d'Abélard. Héloïse avait offert à Abélard d'être sa concubine ; il a préféré qu'elle devînt sa femme ; il a ensuite voulu qu'elle se fît religieuse et, ici encore, son sacrifice fut immédiat et sans réserves ni dans la pensée ni dans l'acte. Non content d'exiger qu'elle entrât en religion, Abélard voulut même qu'elle y entrât la première, ce qu'elle fit, en acceptant un nouvel outrage qu'elle ne devait pourtant jamais oublier ; ainsi, avant qu'Abélard lui-même n'entrât à Saint-Denis, Héloïse avait consenti à prendre le voile à Argenteuil sur l'ordre d'Abélard. Sur ce point important de leur biographie, les témoignages des deux époux concordent totalement. L'oxymore d'Abélard « ad imperium nostrum sponte » correspond parfaitement à la psychologie d'Héloïse : puisqu'Abélard commandait, Héloïse n'hésiterait pas un instant à obéir ; elle n'a pris le voile que pour Abélard, mais elle l'a fait « spontanément ». En tant que mari, Abélard était en droit de faire sortir Héloïse de l'emprise de Fulbert et de sa famille ; il outrepassait, bien entendu, ses droits en la faisant entrer dans un couvent, et, en toute rigueur, Argenteuil aurait dû refuser d'accepter Héloïse si elle n'y était pas entrée de son plein gré. Cela dit, cette situation n'était pas exceptionnelle : des époux pouvaient se séparer par consentement mutuel pour autant qu'ils choisissaient d'entrer au couvent, comme l'avaient fait les parents d'Abélard lui-même, avec la nuance qu'Abélard n'y entre pas tout de suite : comme le rappelle Héloïse dans la même phrase, au moment où elle se trouvait déjà à Argenteuil, Abélard présidait à son enseignement dans les écoles parisiennes.

Prouerbiis : sc. Pr 7, 24-27.

Ecclesiaste : sc. Qo 7, 26. Ces deux citations introduisent un passage dans lequel Héloïse fait valoir une misogynie plus proche du Roman de la Rose de Jean de Meung que du XIIe siècle. Elle y énumère des exemples bibliques célèbres dans lesquels la femme s'est trouvée cause de désordres et de malheurs pour l'homme : Ève fut la première, dès les premiers temps du monde ; puis Dalila, les femmes de Salomon et enfin la femme de Job. Héloïse est de leur lignée, de leur race ; elle a joué le rôle d'Ève, la tentatrice ; à cause d'elle, Abélard a été chassé de son paradis, les écoles de Notre-Dame, voué à l'humiliation publique, arraché à son éblouissante carrière. Cette attaque misogyne est cependant corrigée par Abélard qui, dans sa réponse à « l'épouse du Christ », relèvera les actes d'autoaccusation et prolongera les méditations bibliques d'Héloïse de l'Ancien au Nouveau Testament : « Tu es devenue ma supérieure, comprends-le, lorsque, devenue l'épouse de mon Seigneur, tu as commencé d'être ma Dame » (Hicks, p. 71, l. 25 sq). Il s'interrogera alors sur cette prétendue malédiction de la femme et rappellera sans ménagements la part que lui-même avait prise à leurs débordements, notamment en contraignant Héloïse aux rapports sexuels le Jour même de la Passion du Christ (p. 80, l. 329 sq ; voir aussi p. 78, l. 278 sq). Il rendra aussi hommage à celle qui « aujourd'hui surpasse les hommes et qui a transformé la malédiction d'Ève en bénédiction de Marie » (p. 82, l. 416-417), recoupant ainsi un thème souvent traité dans la poésie mariale de ce temps qui aime à lire dans la salutation de l'ange, AVE, une inversion du nom d'Ève, EVA. Les deux aspects doivent être pris en compte pour se faire une juste idée de la place de la femme dans la pensée romane.

Prima mulier : il s'agit bien sûr d'Ève, archétype biblique de la femme tentatrice, telle que les commentaires patristiques et la poésie chrétienne en ont imposé l'image, alors qu'elle est absente du texte de la Genèse. Le verbe captiuauit souligne cette force de séduction de la première femme, en prolongeant l'image de la « chasse » et des « filets » évoquée par le texte de l'Ecclésiaste.

in auxilium : cfr. Gn 2, 20 où Adam regrette de ne trouver aucun adiutor, la création de la femme devant combler ce manque ; en revanche, la deuxième partie de la phrase in summum ei conuersa est exitium relève de l'interprétation d'Héloïse, inspirée par la tradition exégétique. La plus belle illustration contemporaine de la « Tentation d'Ève » est la célèbre sculpture d'un portail de la cathédrale Saint-Lazare d'Autun, actuellement conservée au Musée Rollin de cette même ville : cette uvre de Gislebertus souligne la sensualité de la femme, allongée sur le sol, allanguie et sinueuse, tentatrice dans une nudité couverte par une plante stylisée dont les gousses de graine symbolisent la sexualité et la fécondité ; elle porte la main droite à sa bouche, comme pour chuchoter une parole de séduction, et de la main gauche, elle cueille le fruit, qu'elle ne regarde pas.

Dalila : l'histoire de Samson, sa conception miraculeuse, sa force exceptionnelle, la trahison de Dalila, son aveuglement, sa vengeance et sa mort sont racontés en Juges, 13-16 (en particulier 16, 4-21 pour la trahison de Dalila). Cette histoire qui raconte le destin tragique d'un homme vidé de sa force et de sa virilité par la femme qui lui a coupé les cheveux n'est pas sans rappeler le sort d'Abélard lui-même. Or, on sait qu'Abélard a écrit une Plainte de Samson parmi d'autres Planctus bibliques, dont certains ont pensé qu'ils ont été composés en réponse à la dernière lettre d'Héloïse qui demandait à Abélard de lui donner une règle pour sa communauté du Paraclet, au même titre que les nombreux hymnes écrits à la demande d'Héloïse pour l'usage de son couvent (voir P. ZUMTHOR ; J. SZÖVÉRFFY, Peter Abelard's Hymnarius Paraclitensis, 2 tomes, Classical Folia, Brookline [Mass.], 1975 [Coll. Medieval classics. Texts and studies, t. 2 et 3]). Quelles qu'aient été l'origine et les circonstances de la rédaction de ces textes poétiques, il faut bien reconnaître qu'ils présentent de nombreux points de contact avec des idées évoquées par ailleurs dans la Correspondance. En particulier, la Plainte de Samson semble faire écho au résumé que donne ici Héloïse de cette histoire, et surtout prolonger, dans le vocabulaire et les exemples, les thèmes misogynes qu'elle implique : « O semper fortium/ ruinam maximam/ et in exitium creatam feminam ! // … quam in proprium/ acceperat (= Adam) auxilium hostem sensit » ; le poème évoque aussi l'exemple du sage Salomon « affolé » par une femme, où l'adjectif fatuus semble faire écho au verbe infatuauit d'Héloïse (l. 140). Plus loin dans la lettre, cependant, Héloïse observera qu'elle se distingue de toutes ces femmes dans la mesure où, contrairement à elles, elle est innocente d'un crime qu'elle a commis sans consentement.

Sapientissimum Salomonem : allusion à l'épisode biblique des femmes de Salomon, raconté en 1 Rois 11, 1-13. Mais Abélard se trompe sur le nombre : au lieu d'une seule femme (sola quam sibi copulauerat mulier), la Bible signale que Salomon entretenait sept cents épouses de rang princier et trois cents concubines, qui l'ont effectivement détourné vers les cultes idolatriques ; au moment d'évoquer la déchéance de Salomon, la Plainte de Samson ne retient également que la femme au singulier. Malgré cette impiété, la tradition biblique et exégétique a fait de Salomon la figure emblématique de la Sagesse, en l'honneur de laquelle il a écrit le livre du même nom.

Dauid… reprobato : peut-être y a-t-il dans cette incise relative à la frustration de David malgré sa justice, qui n'apporte rien à la démonstration en cause sur la perversité de la femme, une nouvelle pointe insidieuse contre l'injustice de Dieu qui a préféré pour construire son temple un pécheur à un juste. Conjointement à Salomon, la Plainte de Samson évoque aussi la personnalité de David, mais, cette fois, en relation avec la detractatio mulieris : « Dauid sanctior,/ Salomone prudentior/ quis putetur ? // at quis impius/ magis per hanc uel fatuus/ reperitur ? », où le poète pense à la faute de David, séduit par la belle Bethsabée (2 Samuel, 11).

tam uerbis quam scriptis : sc. les paroles de Salomon dans le premier livre des Rois (3-11), mais aussi les écrits « sapientiels » attribués à Salomon, à savoir le livre des Proverbes, l'Ecclésiaste, le Cantique des cantiques et le livre de la Sagesse.

Iob : la tentation de la femme de Job est racontée en Job 2, 9-10 : voyant l'ulcère dont Yahvé a affligé son saint après l'avoir déjà éprouvé dans ses biens et ses enfants, la femme de Job essaie de convaincre son mari à renoncer à son intégrité et à maudire Dieu.

callidissimus : l'adjectif est biblique pour désigner le serpent tentateur de la Genèse : voir Gn 3, 1 : « sed et serpens erat callidior cunctis animantibus terrae quae fecerat Dominus Deus. »

ex consensu… ex effectu : à la place de la leçon effectu, le manuscrit T note affectu, qui est contredit par tout le reste de la tradition (voir Hicks, p. LIII). La leçon de T est également rejetée par Muckle. La traduction de Jean de Meung confirme la leçon effectu : « du fait ». La leçon affectu (« disposition de l'âme, état d'âme, sentiment, passion ») est, en effet, paradoxale, opposée à ex consensu : si Héloïse s'est finalement unie à Abélard par les liens du mariage et si elle a provoqué ainsi la ruine de son époux, ce n'est pas suite à une démarche personnelle, mais pour obéir à l'injonction de son amant ; la passion d'Héloïse étant ce qu'elle est, un mariage fait avec affectus ne pouvait qu'entraîner son accord ou son assentiment ; on imagine mal une opposition entre l'affectus (passion) et le consensus (accord). En revanche, l'opposition entre consensus et effectus, le « consentement » à un acte et la « réalité » de cet acte renvoie à une théorie morale chère à Abélard, qui avait dû l'expliquer jadis à Héloïse. En effet, Héloïse se distingue de toutes les femmes tentatrices dont elle vient de parler, car, contrairement à elles, elle est innocente d'un crime qu'elle a commis sans consentement. C'est la fameuse « morale de l'intention » qu'Abélard a systématiquement développée dans son traité Scito te ipsum, « Connais-toi toi-même » : seuls l'assentiment ou l'intention (consensus) déterminent la valeur morale d'un acte (effectus), et non l'acte lui-même. Cette doctrine suppose qu'un acte puisse être à la fois coupable et légitime, puisque la qualité bonne ou mauvaise de l'acte réside entièrement dans l'intention qui l'anime et qui seule compte aux yeux de Dieu, l'acte lui-même n'étant pas pris en considération dans son jugement. On peut donc commettre un acte matériellement coupable dans une intention bonne, par exemple par devoir, ou dans une intention mauvaise. Cette distinction complète de l'intention et de l'acte rendait possible la défense d'Héloïse, car elle pouvait dès lors analyser son comportement comme étant à la fois nocens et innocens : reprenant pour sa propre justification tout le système d'Abélard, elle écrit dans sa première lettre : « Quae plurimum nocens, plurimum — ut nosti — sum innocens : non enim rei effectus, sed efficientis affectus in crimine est, nec quae fiunt, sed quo animo fiunt, aequitas pensat » (Hicks, p. 51, 204) : « Je suis bien coupable, il est vrai, mais, comme tu le sais, bien innocente aussi. Le crime est non dans l'acte, mais dans l'état d'âme de celui qui le fait. La justice ne pèse pas l'acte, mais la pensée qui l'a inspiré », où l'on trouve clairement identifiés les deux mots effectus/affectus, qui est ici le substitut de consensus. Comme tant d'autres femmes avant elle, Héloïse était devenue pour celui qu'elle aimait l'instrument de sa ruine ; elle avait donc commis un crime. Mais, à l'inverse de Dalila et des autres, elle n'a jamais voulu perdre son amant, elle n'a jamais consenti au crime qu'elle a commis, et donc, en même temps que son acte est coupable, elle est, en définitive, innocente de l'intention qui l'a dicté. Héloïse inaugure ainsi la lignée de tant d'héroïnes romantiques, que la fatalité condamne à faire le mal par amour, mais que la pureté de leur amour même disculpe du mal qu'elles commettent. Comment serais-je coupable, répétera notamment J.-J. Rousseau, puisque ma conscience ne me reproche rien, et ce n'est sans doute pas un hasard si sa Julie d'Étanges, également éprise de son précepteur, Saint-Preux, fut pour lui une nouvelle Héloïse.

etsi purget animum meum innocentia : la leçon innocentia (T) est préférable à ignorantia (BRY) qui a pu influencer la traduction « ignorance » de Jean de Meung, même si, effectivement, la castration d'Abélard a eu lieu à l'insu d'Héloïse qui se trouvait déjà au couvent d'Argenteuil ; l'important est ici, comme dans tout le paragraphe, le paradoxe entre l'acte coupable et l'intention innocente qui l'a produit. Dans ce contexte, l'emploi du mot animus mérite une mention particulière. Ce mot signifie « esprit », en tant que siège de l'intelligence et de la pensée, mais aussi « cur » en tant que siège du sentiment, de la volonté, de l'affection, de la conscience. Chez Héloïse, cet animus est totalement investi de sa passion pour Abélard qui en détient jusqu'à la propriété, comme elle l'écrit dans sa première lettre : « Quel cur j'ai toujours eu à ton égard, seul toi qui l'as éprouvé peut le juger. Quem autem animum in te semper habuerim, solus qui expertus es iudicare potes » (Hicks, p. 51, l. 207-208) ; et elle ajoute bientôt : « Mon cur n'était pas avec moi, mais avec toi. Mais maintenant surtout, s'il n'est pas avec toi, il n'est nulle part : car sans toi il ne peut pas exister. Non enim mecum animus meus, sed tecum erat. Sed et nunc maxime, si tecum non est, nusquam est : esse uero sine te nequaquam potest » (Hicks, p. 52, l. 240-242). Héloïse a réellement donné son cur à Abélard, non pas tant dans un sens romantique, mais au sens psychologique où elle a abandonné à Abélard toutes les facultés de son intelligence, de sa conscience, de son jugement, de sa volonté. Après que dans la lettre V, Abélard aura souhaité « rendre » son cur à Héloïse pour qu'elle le tourne vers le Christ, son époux céleste, Héloïse lui rappellera, dès le début de sa réponse, qui est aussi la première « lettre de direction », que l'on n'est pas maître de son animus, ce qui est d'autant plus vrai pour elle que, de son point de vue, ce cur ne lui appartient plus : « Rien n'est moins en notre pouvoir que le cur ; nous sommes contraints de lui obéir beaucoup plus que nous ne pouvons lui commander. Nichil minus in nostra est potestate quam animus, eique magis obedire cogimur quam imperare possimus » (Hicks, p. 88, l. 7-8). En soulignant ici la « pureté » de son cur, Héloïse manifeste sa loyauté dans le don qu'elle a fait à son époux : ce don est toujours intact, tel qu'au premier jour, et il a suivi Abélard dans leur nouvelle histoire : « À ton ordre, aussitôt j'ai moi-même changé d'habit et de cur pour montrer que tu étais l'unique maître de mon corps et de mon cur. (Cum) ad tuam statim iussionem tam habitum ipsa quam animum immutarem, ut te tam corporis mei quam animi unicum possessorem ostenderem » (Hicks, p. 49, l. 136-138). Cette exclusive n'est pas sans induire quelques contradictions : Héloïse prétend avoir « changé d'habit et de cur », alors que, de son propre aveu, son entrée en religion n'a provoqué qu'un changement extérieur ; Héloïse prétend également que sa prise d'habit confirme l'autorité d'Abélard sur son corps et sur son cur, alors que cette cérémonie exclut, au contraire, définitivement Abélard du corps de son épouse. Privée d'Abélard, Héloïse est privée d'elle-même, corps et cur, dans une souffrance dont elle estime être la cause, sans avoir les moyens de la regretter : elle reconnaît avoir « péché » dans la « recherche des voluptés charnelles », sans pouvoir en éprouver la moindre contrition ; pour payer cette faute, elle s'est engagée dans un « mariage sans consentement », qui a causé la perte de son amant.

reatum : en effet, Héloïse ne s'estime pas dégagée de toute « culpabilité » : si elle n'est pas coupable de la ruine d'Abélard causée par un mariage qu'elle n'a pas voulu, elle est coupable d'avoir cédé aux voluptés charnelles antérieures à ce mariage et qui ont conduit Abélard à exiger qu'elle l'épousât ; c'est à cause de ces « péchés qui ont précédé » qu'elle a été condamnée à une « punition » méritée (precedentium in me peccatorum sequentia merito facta sunt pena) dont elle se plaint aujourd'hui, mais à laquelle elle n'a jamais consenti, à savoir le mariage ; comme elle l'a dit ailleurs, elle était prête à se prostituer à Abélard pour payer ses fautes, laissant entendre que, dans ce cas, elle était également prête à assumer la culpabilité des conséquences d'une telle situation.

penitentiam : tout le drame intérieur d'Héloïse, toute sa misère spirituelle apparaît clairement dans ce paragraphe en lien avec le sacrement de pénitence ou de « confession » dont les maîtres parisiens définiront bientôt l'exigence et le rituel applicables à tous les chrétiens pour le bien de leur âme. Engagés dans la vie et les coutumes monastiques, Héloïse et Abélard pratiquent cependant ce sacrement couramment, les monastères étant à cette époque les seuls lieux où l'on exerce régulièrement la confession pénitentielle ; en particulier, on sait qu'Héloïse avait fait de cette pratique régulière une pratique quotidienne pour ses moniales du Paraclet dans le cadre du « chapitre des fautes » organisé à l'issue de la messe matutinale et qu'elle n'en avait exempté aucune religieuse, pas même les dignitaires du couvent dont elle-même : comme le veut l'usage, l'aveu et la pénitence sont collectifs, et donc toute la communauté entend les reproches dont s'accuse chacun de ses membres. Toutes les parties du rituel apparaissent dans le paragraphe : l'aveu (accusatio, confessio, confitendo), la contrition ou le repentir (contritio), la pénitence proprement dite, la réparation (satisfactio, satisfaciam) ; seule manque l'absolution ou le pardon accordé par Dieu au pécheur, mais c'est précisément ce pardon, nécessaire au salut de l'âme, qu'Héloïse désespère de jamais obtenir. Car, nonobstant la haute idée que se fait Héloïse de ce sacrement, elle ne peut le pratiquer pour elle-même avec la sincérité qu'il requiert, non qu'elle hésite à faire l'aveu de ses fautes, mais parce qu'elle n'en éprouve aucune contrition, aucun repentir et ne peut donc faire valoir aucune pénitence ni réparation qui puisse lui apporter l'absolution. Héloïse est prête à passer toute une vie de pénitence en réparation pour le châtiment qu'a subi Abélard, mais cette pénitence ne peut être suivie d'aucune « satisfaction » au sens sacramentel, dans la mesure où elle n'est précédée d'aucune contrition pour un péché qu'elle estime ne pas avoir commis ; la seule faute qu'elle se reconnaît est une faute à l'égard d'Abélard, son mariage, mais il ne s'agit pas là d'un péché contre Dieu ; en revanche, les fautes antérieures, qui ont conduit à ce mariage et qu'elle a désignées par des « actes de fornication » effectivement condamnables aux yeux de Dieu, elle peut certes les avouer, les reconnaître, mais non se les reprocher ni en éprouver quelque contrition. Au contraire, elle ne cesse de les désirer. Héloïse peut expier pour la mutilation d'Abélard dont leur mariage fut la cause ; elle peut même y sacrifier tout le reste de son existence en entrant dans une vie monastique pour laquelle elle ne ressent aucune vocation. Pour expier les quelques heures de douleur qu'Abélard avait vécues (ad horam) ce n'était pas trop d'une vie de contrition, mais ce dont elle se plaint c'est précisément de ne pas arriver à faire pénitence pour Dieu en même temps que pour Abélard, et donc de ne pas pouvoir bénéficier des fruits spirituels du sacrement. Les pires mortifications qu'elle s'inflige ne deviendront jamais des pénitences agréables à Dieu, et cela d'autant moins que l'abbesse du Paraclet non seulement ne peut regretter ses fautes passées, mais n'a jamais cessé de les désirer, sans compter les reproches qu'elle adresse à Dieu dont elle ne peut accepter l'injustice à leur égard. Confesser ses fautes est facile ; mortifier son corps pour lui infliger une satisfaction extérieure est également facile ; le plus difficile c'est d'arracher de son cœur le désir des plus grandes voluptés. Héloïse va même jusqu'à envisager la possibilité de « reconnaître en vérité la faiblesse de son cœur », mais on perçoit rapidement l'artifice rhétorique de ce propos : Héloïse n'est plus maîtresse de son propre cœur, et l'adverbe uere relève, en l'occurrence, de la pure hypothèse : « Admettons que… »

Comme Héloïse l'explique plus loin dans la lettre, on vante sa chasteté, la rigueur de ses austérités, l'exemplaire dignité de sa vie religieuse, mais tout cela elle le fait pour réparer le mal qu'elle a commis envers Abélard et non pour « satisfaire » Dieu, qui seul pourra la sauver ; ce ne sont que des actes, qui ne comptent pas ; l'intention en est absente, qui seule compte. En un mot, tout cela n'est qu'hypocrisie : « Castam me praedicant qui non deprehenderunt hypocritam ». Les hommes voient ce qu'elle fait, ils ne peuvent voir ce qu'elle pense ; il ne suffit pas de ne pas faire le mal, il faut aussi faire le bien et, dans la morale médiévale, on ne peut faire le bien que par amour de Dieu ; or tout ce que fait Héloïse, elle le fait uniquement par amour d'Abélard. Tout le monde, et Abélard le premier, s'y laisse prendre ; tout le monde, sauf Dieu, prend cette hypocrisie pour de la religion : « Diu te sicut multos simulatio mea fefellit, ut religioni deputares hypocrisin ». Face à cette incompréhension, il ne restera bientôt plus à Héloïse que de se taire.

sanctus Iob : au chapitre 10, verset 1 du Livre de Job.

Gregorius : dans les Moralia in Iob, 43.

Ambrosius: citation légèrement remaniée du De paenitentia, II, 10.

 

 

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Dernière mise à jour : 10 décembre 2019