HÉLOÏSE ET ABÉLARD

 

Correspondance

 

Héloïse II

Vnico suo post Christum, unica sua in Christo

 

 


CONCLUSION GÉNÉRALE



 

A. Un dossier énigmatique

B. Un dossier « édifiant »

1. La structure du dossier

2. La personnalité des auteurs

C. Une histoire à deux écrite pour tous

1. La parole des amants

2. Le silence d'Héloïse

3. La grandeur d'Héloïse

 

 

 

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A. Un dossier énigmatique

La question de l'authenticité de la Correspondance d'Héloïse et Abélard demeure une des plus grandes énigmes de l'histoire de la littérature latine, et elle est d'autant plus troublante qu'elle porte sur un des plus grands chefs-d'œuvre de la littérature universelle. Outre les aspects strictement érudits du dossier, cette question engage des réflexions plus générales sur l'histoire des mentalités, de la pensée, des sentiments ; en effet, il n'est pas indifférent, pour l'histoire même de la société médiévale et occidentale, de savoir si l'audace de certains propos et comportements évoqués dans ces lettres passionnées pouvait faire l'objet d'une telle publicité littéraire en plein XIIe siècle, à l'époque de saint Bernard et du classicisme médiéval, ou bien si elle est le produit d'une propagande laïque du XIIIe siècle finissant. Certes l'érotisme littéraire est couramment pratiqué dans la poésie latine des XIe et XIIe siècles, formée à l'imitation des poètes classiques latins, et notamment dans le milieu des poètes cléricaux comme Marbode de Rennes, Baudri de Bourgueil, Hildebert de Lavardin ou Guibert de Nogent ; mais, nonobstant la verdeur de certaines allusions et formules, il s'agit alors plus de virtuosité formelle, de jeu littéraire, sinon de lieux communs, alors que la Correspondance est tout entière habitée par l'expression obsessionnelle de la passion charnelle où la femme, qui, depuis 1129 environ, est devenue l'abbesse respectée d'un monastère important, n'hésite pas à avouer à son amant qu'elle est plus fière d'être sa putain que l'impératrice de Rome et qu'elle le suivrait volontiers jusqu'en Enfer.

Quatre hypothèses ont été proposées par la critique depuis le milieu du XIXe siècle, où l'on a renoncé à l'idée, effectivement indéfendable, d'une authenticité absolue. Ou bien il s'agit d'un recueil authentique, seulement retouché au moment de sa collation dans un manuscrit tardif. Ou bien il s'agit d'une sorte de roman par lettres composé par Abélard, qui a pu éventuellement s'inspirer de lettres réellement reçues d'Héloïse. Ou bien c'est Héloïse qui a composé ce roman dans les mêmes conditions. RŽcemment, Jacques Dalarun a, enfin, proposŽ d'y voir un dossier compilŽ ˆ Paris vers le milieu du XIIIe siècle, ˆ partir de documents authentiques issus du Paraclet et transmis ˆ l'Žvque de Paris Guillaume d'Auvergne par l'abbesse Ermangarde. L'idée du faux intégral a même été soutenue par Hubert Silvestre, selon laquelle Jean de Meung, le premier traducteur français de la Correspondance, en serait aussi l'auteur. Je voudrais suggérer une cinquième hypothèse qui reconnaîtrait l'authenticité du dossier, mais une authenticité orientée, où, d'un commun accord, les deux amants ont choisi de raconter leur histoire exemplaire sous la forme d'un fictif échange de lettres dans un but d'édification des lecteurs. La structure d'ensemble de la Correspondance et le profil autobiographique des personnages semblent plaider en faveur de cette hypothèse.

 

B. Un dossier « édifiant »

 

1. La structure du dossier

Tout d'abord, l'examen de la structure du dossier épistolaire tel qu'il nous est transmis par le manuscrit de Troyes, qui est sans doute le témoin le plus proche de la façon dont a commencé d'être diffusé le recueil, fait apparaître les observations suivantes :

1. Cette correspondance atteste une organisation insolite, à peu près unique au moyen âge : les lettres sont classées dans l'ordre chronologique, en faisant alterner les correspondants, chaque épître constituant une réponse à la précédente. À l'évidence, le(s) compilateur(s) du dossier construi(sen)t le recueil selon une logique qu'il convient d'analyser.

2. Héloïse affirme dans sa première lettre n'avoir eu connaissance que tardivement et comme par hasard de l'Historia calamitatum, première pièce du dossier : « Epistolam uestram ad me forte quidam nuper attulit (début de la lettre) ». À ce moment, Héloïse exerce, avec une conscience unanimement reconnue par ses contemporains, ses importantes fonctions d'abbesse du Paraclet. Or, le récit d'Abélard se termine sur son échec à Saint-Gildas, échec qui vient après d'autres, notamment au Paraclet, où, dans un premier temps, Abélard avait réuni ses étudiants dans quelques cabanes, de 1122 à 1125, sans compter la condamnation du Concile de Soissons en 1121. Cet échec d'Abélard est celui d'un enseignement de type universitaire, marqué par l'ambition intellectuelle et scientifique, qui n'exclut pas non plus la dimension polémique ; à Saint-Gildas, c'est l'échec de l'abbé, de l'ambition hiérarchique : voir HC, p. 43, l. 1382-1386 : « ut nostro etiam exemplo eorum qui id sponte appetunt ambitio refrenetur. » En contraste, le Paraclet nouvelle manière, le Paraclet d'Héloïse, se développe harmonieusement dans une communauté monastique qui a su intégrer les valeurs de l'étude et les exigences de l'ascèse spirituelle : la vie des deux anciens amants sera sauvée dans cette création commune, où l'homme et la femme restent les partenaires d'un amour passionné, mais sur le mode nouveau d'une recherche partagée de la perfection intérieure.

3. Le dossier reflète les étapes de ce cheminement vers la perfection :

— l'HC (lettre I) retrace les débuts de la conversion d'Abélard, brisé par ses échecs. Il semble que tout le récit soit bâti sur les deux thèmes de l'ambition et de l'échec : le développement de l'ambitio du jeune Abélard, — chevalier manqué, qui marque très fortement son origine sociale —, qui bouscule le cursus honorum et les hiérarchies du monde intellectuel, se heurte bientôt à l'inuidia de ceux qui s'y trouvent installés. Abélard interprète d'abord cette résistance comme une injuste persécution. Il est frappant de voir comment le récit de son arrivée à Soissons, avant le concile, utilise — vocabulaire, citations explicites et implicites — le récit évangélique des préparatifs de la Passion du Christ ; même écho dans la conclusion de l'HC : « Si me persecuti sunt… ». Dans le même temps, cette lettre fait le portrait, rébarbatif jusqu'au cynisme, d'un homme calculateur, ambitieux, narcissique, obsédé par la volupté et le désir de satisfaire à tout prix une passion charnelle dévorante. Une telle indécence dans l'aveu va au-delà du simple rapport autobiographique ; elle relève de l'intention moralisante.

— les lettres II-V montrent le cheminement d'Héloïse vers la conversion. Moins ambitieuse, elle a extérieurement mieux résisté qu'Abélard aux malheurs de leur aventure, et son entrée en religion est une réussite aux yeux du monde ; mais la conversion intérieure lui est particulièrement difficile : Héloïse reste prisonnière d'une passion qui se livre avec une intensité et une impudeur révoltées ; l'absence de toute contrition l'accule au désespoir, qui ajoute à l'échec de son bonheur terrestre la crainte du malheur éternel ; dans son argumentation, elle privilégie des schémas de morale antique et notamment stoïcienne, fort éloignés de la résignation et de l'espérance chrétiennes. Pour préserver leur union, Abélard ne peut tolérer cette résistance à la grâce ; elle induit, chez lui, le ton autoritaire d'un directeur de conscience préoccupé par le salut et l'édification de son épouse et, à travers elle, de toute la communauté du Paraclet. Au moment de mettre d'autorité un point final à leur correspondance amoureuse, dans la lettre V, Abélard écrit une prière qui liquide, en quelque sorte, leur passé (Hicks, p. 87) : à son épouse, qu'il salue comme sponsa Christi, il propose une union nouvelle, libérée de tout attachement charnel ; ils peuvent être unis au Christ, et se retrouver ainsi unis en lui ; la formule qu'il propose à Héloïse de réciter, en même temps qu'elle assume entièrement leur passé, définit surtout leur espérance dans l'avenir.

— les lettres VI-VII (lettre d'Héloïse et réponse d'Abélard sur la vie religieuse puis Regula) représentent la construction du Paraclet, qui est désormais leur œuvre, leur fondation commune ; le directeur de conscience devient ici un maître chargé désormais de l'enseignement, de l'instruction d'Héloïse et de ses religieuses. Et c'est pourquoi Héloïse accepte maintenant cette collaboration dans le sens qui lui est proposé : voir surtout la fin de la lettre VI (p. 106, l. 613-fin), qui, déjà dès la suscription, annonce cette nouvelle orientation d'une Héloïse acceptant son appartenance à l' « espèce » monastique, tout en continuant de revendiquer, en second, son état d'épouse « singulière » : « Suo specialiter, sua singulariter » :  l'amant devient le maître spirituel dont l'épouse attend la Règle pour construire l'avenir de la communauté monastique qui est comme leur « enfant » mystique. Le plus frappant est que, contrairement aux premiers paragraphes de la lettre IV, Héloïse ose à présent tranquillement envisager que le maître ne sera pas toujours là : « Praeceptorem alium post te fortassis habiturae sumus » (fin de la lettre VI, p. 106, l. 616). Sa vie religieuse devra alors se développer sous une autre direction ; il faut seulement qu'Abélard, fundator, plantator, institutor, ait livré tout ce qu'il avait à dire ; le Paraclet, Héloïse à sa tête, pourra alors vivre sans la présence physique d'Abélard, et continuer de grandir sur les fondations qu'il aura posées. Cette lettre est la plus belle réponse aux perspectives d'éternité proposées dans la prière d'Abélard à la fin de la lettre précédente. La lettre VII, qui expose la Règle, répond à la requête d'Héloïse en assurant enfin les fondements de l'institution. On a parfois fait valoir contre l'authenticitŽ du recueil Žpistolaire que la rgle ou le coutumier effectivement en vigueur au Paraclet et dŽcrit dans les Institutiones nostrae contredisait souvent la Regula d'AbŽlard. Les contradictions entre les deux rgles sont certes avŽrŽes, mais, comme l'a montrŽ rŽcemment Guy Lobrichon (p. 283-290), elles attestent qu'HŽlo•se connaissait parfaitement la rgle proposŽe par AbŽlard et qu'elle l'a adaptŽe aux exigences spŽcifiques de sa communautŽ fŽminine, en lien avec d'autres rgles monastiques pratiquŽes ˆ cette Žpoque.

 

2. La personnalité des auteurs

Telle qu'elle ressort du dossier, la personnalité d'Héloïse et Abélard invite également à envisager les virtualités édifiantes de cette construction épistolaire. Les propos de la Correspondance donnent, en effet, un relief autobiographique convaincant au caractère des deux personnages et aux contrastes qui les opposent : une figure d'intellectuel égocentrique, ambitieux, séducteur, blessé par l'incompréhension de ses pairs ; une jeune fille, éperdue d'admiration pour ce maître et en proie à une passion qui mêle l'oubli de soi et la sensualité. Pour autant, aussi vraisemblables soient-elles, ces figures se fondent sur des modèles anciens ou contemporains qui évoquent l'amertume et les déceptions du clerc en mal de reconnaissance (voir e.g. la disgrâce romaine de saint Jérôme, ˆ laquelle AbŽlard se compare explicitement dans l'Historia calamitatum lorsqu'il Žvoque son abbatiat ˆ Saint-Gildas de Rhuys: HICKS, p. 35, 1103 sq), ou bien la sensualité à la fois brûlante et désespérée d'amours féminines insatisfaites (voir e.g. les chansons de femmes troubadours).

Mais, plus fondamentalement, sur ce profil autobiographique contrasté vient se greffer un modèle « édifiant » qui affecte de manière complémentaire les lettres d'Abélard et celles d'Héloïse. Les lettres d'Abélard, dans leur ton et dans leur manière, s'apparentent aux traités d'édification, qui nous sont parvenus en grand nombre et qui, comme les lettres III et V, s'adressent le plus souvent à des femmes, moniales ou dévotes vivant dans le monde (voir encore les lettres de saint Jérôme à des femmes de la haute aristocratie romaine). Les lettres d'Héloïse, avec leur humilité et leurs longs passages d'introspection et d'auto-accusation, placent leur auteur dans la situation de la pénitente ; nous en avons lu de longs exemples dans la lettre IV ; ces lettres sont comme une mise en pratique des traités de pénitence et une réponse aux interrogatoires des manuels du confesseur, les uns et les autres également fort nombreux. De longues phrases de la deuxième lettre d'Héloïse se déroulent comme de véritables confessions, dont elles reproduisent les différentes étapes jusque dans le vocabulaire du sacrement ; elles s'attachent avec scrupule et une sincérité proche de l'impudeur à suivre les mouvements coupables de l'âme et à noter les circonstances aggravantes de la faute. Enfin, les quatre lettres appliquent la technique en usage dans les sermons, qui consiste à appuyer chaque développement sur une citation scripturaire. Ainsi, le contraste entre les lettres d'Abélard et celles d'Héloïse, qui paraît refléter celui de deux personnalités, est avant tout le contraste entre deux rôles complémentaires que se partagent les deux correspondants, celui du directeur de conscience et celui de la pénitente. Le développement du culte de Marie-Madeleine, le modèle biblique de la pénitente, au XIIe siècle n'est sans doute pas étranger à cette accentuation ; par ailleurs, au XIIIe siècle, le mouvement franciscain libérera bientôt des formes lyriques de spiritualité et de piété, un mouvement de réflexion sur l'introspection autour de la notion de responsabilité dans le sacrement de pénitence, tous traits dont les effusions d'Héloïse portent aussi la marque.

 

C. Une histoire à deux écrite pour tous

 

1. La parole des amants

Puisqu'il faut bien suggérer une conclusion concernant ce dossier, il paraît aujourd'hui raisonnable de penser ceci. Plus personne ne considère que le recueil représente la mise bout à bout de lettres originales et spontanŽes au sens o nous l'entendons aujourd'hui. Il s'agit clairement d'un dossier organisé, comme je viens encore de le montrer. Il paraît également établi que le dossier, aussi haut que l'on peut remonter, est issu du Paraclet ou, en tout cas, de documents qui y Žtaient conservŽs (parmi lesquels au moins le coutumier de l'abbaye). Rien ne nous autorise, je crois, à penser que ce recueil a été forgé de toutes pièces dans un milieu totalement étranger et largement postŽrieur aux protagonistes de la correspondance. Il peut reposer sur des textes écrits par Héloïse, d'une part, Abélard de l'autre, et mis en forme plus tard selon les procédés de la rhétorique épistolaire en usage dans les traités de composition ou artes dictaminis de l'époqueÊ; mais, en toute hypothse, la pratique du cursus rythmique attestŽe dans l'Historia calamitatum et les lettres controversŽes semble exclure une datation tardiveÊ: cette pratique complexe et artificielle, encore enseignŽe en France au dŽbut du XIIe sicle, Žtait devenue obsolte un sicle et demi plus tard et on imagine mal un faussaire de la fin du XIIIe ou du XIVe sicle y recourir dans le seul but de donner l'illusion de l'authenticitŽ.

Dans sa première lettre, Héloïse évoque le temps où Abélard l'inondait de courriers pour « l'attirer aux voluptés honteuses », laissant entendre qu'il existait bien une correspondance antérieure à celle de notre dossier ; en 1999, Constant J. Mews a même proposé d'attribuer à Héloïse et Abélard un recueil anonyme d'extraits et copies de lettres entre un maître des écoles et une élève, qui contraste avec le dossier épistolaire tel que nous le connaissons. En tout état de cause, si l'on retenait l'hypothèse d'un auteur unique étranger aux deux protagonistes et tirant tout de son imagination, il faudrait supposer chez cet auteur une puissance d'invention dans l'expression de sentiments aussi forts, dont peu de textes médiévaux, sinon aucun, portent la trace ; du reste, l'Historia calamitatum contient de nombreux points de détails qu'un faussaire aurait eu le plus grand mal à connaître, à moins qu'il ne fût un contemporain d'Abélard et qu'il ne l'ait connu personnellement.

Qui a dès lors arrangé ce dossier ? Héloïse, Abélard, et pourquoi pas les deux, dans un esprit de collaboration visant à transformer leur histoire en modèle singulier pour l'édification de leurs frères et sœurs. On peut très bien imaginer, et cela n'est pas exceptionnel dans la littérature édifiante du moyen âge, qu'unis d'abord dans la chair, et plus tard, en esprit devant Dieu, les deux époux ont collaboré pour montrer qu'une histoire au premier regard scandaleuse et désespérŽe était devenue pour eux, et devait apparaître à ceux qui la liraient, le long détour choisi par la Providence sur la voie du salut. La sublimation et l'organisation rhétoriques de sentiments personnels profondément vécus plaideraient en faveur de cette interprétation, Abélard et Héloïse mettant de concert au point l'histoire de leurs fautes et de leur rédemption, symbolisée par ce Paraclet où ils ont mis le meilleur d'eux-mêmes. Cette hypothse n'exclut pas que le dossier ait ŽtŽ plus tard, comme l'a montrŽ J. Dalarun, compilŽ ˆ Paris ˆ la demande d'une autre abbesse du Paraclet pour confirmer le statut canonique de cette communautŽ fŽminine. Au contraire, je pense aussi que la rŽdaction de cette correspondance est Žtroitement liŽe au projet monastique de l'ordre fondŽ par HŽlo•se et voulu par les deux Žpoux, et que sa publication a ŽtŽ une manire d'assurer la pŽrennitŽ de ce projet, documentŽ dans un ouvrage qui appara”t aujourd'hui comme un exemplum de progrs spirituel ou mieux, comme vient de le dŽfinir joliment Jean-Yves Tilliette, « une pŽdagogie de la conversion » (p. 28).

Le lecteur moderne doit se résoudre à ignorer ce qu'il en est de la réalité historique des propos et des comportements attestés dans cette Correspondance. L'important n'est pas là, car écrire une « lettre » au moyen âge c'est d'abord « faire de la littérature » et donc adopter un langage d'artifice où la mise en forme rhétorique importe plus que la vérité des faits rapportés ; la fiction côtoie la réalité de l'expérience dans une œuvre qui cherche d'abord à former plutôt qu'à informer. S'il fallait en croire l'Historia calamitatum, la vie d'Abélard n'aurait été qu'une série de malheurs et l'existence d'Héloïse le cri révolté et désespéré d'une amante insatisfaite ; une interprétation aussi littérale de l'œuvre serait tout à la fois réductrice et peu vraisemblable. Cela dit, on ne peut pas non plus prendre argument de cette invraisemblance pour refuser aux deux amants le droit d'avoir eux-mêmes écrit les plus belles lettres d'amour de notre littérature. Les effusions érotiques de la poésie lyrique, les règles rhétoriques de la littérature spirituelle, les exigences de la pénitence, tout cela est fondu dans une conscience littéraire qui prend appui sur une autobiographie d'exception pour que cette histoire à deux devienne l'histoire de tous : en étant les confidents d'eux-mêmes dans une correspondance qu'ils ont pris la peine d'écrire, Héloïse et Abélard ont voulu être les confidents d'une expérience de la conversion ouverte à tous leurs lecteurs. Et ils ont choisi de la présenter non pas sous la forme d'un récit linéaire, mais d'un dialogue épistolaire, dont le but est moins de confronter deux sensibilités différentes que d'analyser le chemin complémentaire de la grâce dans chacune d'elles. Loin d'opposer les deux amants, chaque lettre s'appuie sur la précédente pour les faire progresser et racheter l'échec d'un amour humain définitivement impossible, jusqu'à ce que se taise pour toujours l'appel des sens.

 

2. Le silence d'Héloïse

Le plus grand reproche que l'on peut sans doute faire à la critique contemporaine sur ce dossier est de ne pas avoir compris ce qu'on a pu appeler « le silence d'Héloïse » après la prière d'Abélard, de l'avoir interprété tantôt comme une trahison de sa passion, tantôt comme une obstination irrépressible dans son péché qui rend non crédible et définitivement hypocrite son intégrité religieuse. On a pris argument de ce silence pour contester l'authenticité de la correspondance, d'autant plus qu'il faisait suite à d'autres lettres où notre abbesse additionnait des propos presque blasphématoires, plutôt inconvenants dans son état. C'est méconnaître un aspect fondamental du personnage d'Héloïse, et de l'homme médiéval en général : l'extraordinaire mobilité des sentiments et la possibilité d'une conversion radicale sous le double effet conjugué de la grâce et de la volonté. Pour mieux renoncer au passé coupable, on le raconte, on le transforme, on le radicalise, on l'exorcise par l'expression littéraire et par l'art de la rhétorique, comme saint Augustin en avait donné l'exemple le plus célèbre dans ses Confessions, permettant ainsi au lecteur de suivre pas à pas la trajectoire de la grâce dans l'âme tourmentée du pécheur.

Ensuite, on se tait, jusqu'à s'enfermer définitivement derrière les murs d'un monastère. Dans son très beau livre sur les troubadours, Henri-Irénée Marrou observe que les principaux d'entre eux ont terminé leurs jours dans une abbaye, où ils se sont tus, car « spirituellement, l'amour courtois est une impasse et accule l'âme noble à la conversion » (H.-I. MARROU, Les troubadours, Paris, Seuil, 1971, p. 174 [Coll. Points. Histoire]). Historiquement, cela s'est vérifié : on a calculé qu'un tiers des troubadours sur lesquels nous possédons des données suffisamment précises ont terminé leur vie au couvent, une fois convertis. Plusieurs ont fini moines blancs, cisterciens : à peu d'années d'intervalle, Bernard de Ventadour et Bertrand de Born à l'abbaye cistercienne de Dalon en Limousin, Perdigon dans celle de Silvacane, en Provence, Fouquet de Marseille au Thoronet, avant de devenir évêque de Toulouse. Pareille conversion est-elle impensable chez une Héloïse dont tous les témoignages contemporains attestent, par ailleurs, la grandeur et la noblesse d'âme ?

 

3. La grandeur d'Héloïse

La grandeur d'Héloïse n'est pas dans l'audace ou la violence de ses propos, dans la conscience déchirée d'une culpabilité irréversible ; aussi indéniables soient-ils, ces états d'âme ne sont pas une fin en soi, comme ils le seraient pour une héroïne romantique. La grandeur d'Héloïse, c'est d'avoir permis à Abélard de devenir ce qu'il est finalement devenu. L'évolution — et la conversion — d'Abélard, cette évolution qui a transformé l'intellectuel pur en homme de chair et de sang, en homme aux prises avec les vicissitudes de la vie quotidienne, commence avec Héloïse. C'est grâce à Héloïse qu'Abélard a finalement été immunisé contre ses ambitions personnelles, ses rancœurs, ses échecs ; c'est grâce à Héloïse qu'il est sorti de la solitude de son système de pensée condamné à tourner à vide, qu'il a pu s'occuper d'autres choses que de ses calamités personnelles, des rivalités avec ses anciens condisciples. Héloïse a obligé Abélard à un dépassement imprévu : elle l'a forcé à sortir de sa complaisance égoïste pour l'échec ; elle l'a forcé à écouter le langage de l'amour, après que sa mutilation lui avait interdit la satisfaction immédiate des instincts charnels ; elle l'a forcé à entendre le cri de souffrance d'une conscience coupable et désespérée, qu'Abélard ne connaissait que sous la forme théorique de ses spéculations morales ; en obligeant son mari à lui faire une place dans sa chair et dans son cœur, Héloïse a donné l'émotion qui manquait à l'œuvre du philosophe et du prédicateur : elle a fait d'Abélard un fondateur d'ordre et un maître spirituel qui a su liquider le passif de ses échecs personnels.

À la fin de son livre, Régine Pernoud affirme qu'Héloïse a mené Abélard là où il aurait été, de lui-même, incapable d'aller. Dès le moment où les deux époux se sont retrouvés dans la correspondance amoureuse, toute l'œuvre d'Abélard est devenue aussi celle d'Héloïse, même quand il commente une épître de saint Paul, un passage de l'ancien Testament, quand il écrit des hymnes ou qu'il compose une règle monastique, parce que tout cela il le fait pour Héloïse qui le lui demande. Certes, on redécouvre aujourd'hui la valeur intellectuelle de la pensée d'Abélard, mais si le nom même d'Abélard a survécu jusqu'à nous, n'est-ce pas plutôt d'abord parce qu'il fut le héros d'une histoire d'amour sans pareille ? C'est, en tout cas, cela qu'ont d'abord retenu les poètes et les romanciers quand ils ont associé les deux noms d'Héloïse et Abélard, car, comme le dit encore Régine Pernoud dans une très belle formule : « Autant dire que ce qui fait la grandeur d'Abélard, c'est Héloïse. »

 

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Dernière mise à jour : 10 décembre 2019