Horace, Ode I, 11

 

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        Tu ne quaesieris (scire nefas) quem mihi, quem tibi
        finem di dederint, Leuconoe, nec Babylonios
       
temptaris numeros. Vt melius quicquid erit pati,
        seu pluris
hiemes seu tribuit Iuppiter ultimam,
5      quae nunc oppositis debilitat pumicibus mare
        Tyrrhenum. Sapias,
uina liques et spatio breui
        spem longam reseces. Dum loquimur, fugerit
inuida
       
aetas : carpe diem, quam minimum credula postero.

 

 


 

Leuconoe : nom de femme, qui désigne un personnage sans doute imaginaire; la valeur étymologique du nom lui donne tout son sens dans ce poème: leukòs noûs: "esprit candide, esprit faible", et donc prêt à croire les spéculations des astrologues; mais aussi, peut-être, "esprit blanc, esprit clair", rappelant ainsi à la femme crédule que son nom doit l'encourager à renoncer aux numérations obscures des mages.

Babylonios numeros : les Babylonii numeri désignent les calculs astrologiques qui permettaient aux mages chaldéens de déterminer la position des astres au moment de la naissance et d'établir les horoscopes. Les Babyloniens se rencontraient en grand nombre à Rome sous l'empire (carm. II, 17, 13 sq). Mêlés à des complots et à des crimes, ils furent frappés de mesures d'expulsion collective répétées, mais qui furent sans portée réelle (TAC., hist. I, 22).

hiemes : = annos: métonymie pour désigner les années.

Iuppiter : singularise et personnalise les dii du vers 2 dans le roi des dieux qui préside aux destinées humaines.

v. 5 : le poète fait ici allusion à un spectacle familier de nombreux Romains qui fréquentaient la région de Naples. L'adverbe nunc semble même indiquer qu'il observe lui-même la tempête en compagnie de Leuconoé au moment où ils parlent. Comme dans l'ode I, 9 sur le Soracte, Horace part d'une observation concrète pour signifier plus profondément l'expérience de la condition humaine. L'image des pierres poreuses sur lesquelles se brise la mer est celle de l'existence humaine, fragile, assaillie par les vicissitudes du temps qui passe, et qui ne peut que se résigner à en souffrir les assauts.

uina : pluriel poétique de uinum: désigne les vins qui sont là, près des deux convives, attendant d'être filtrés et servis par les serviteurs ou les esclaves de Leuconoé.

liques : l'usage existait, chez les anciens, de filtrer le vin non seulement au moment de sa fabrication, mais aussi lorsqu'on s'apprêtait à en boire. Le filtrage s'exprimait par le verbe liquare; quant à l'instrument utilisé pour cette opération, la passoire (colum, saccus, sacculus, et, par métonymie, le nom de la matière dont elle est faite, par exemple linum), il appartenait à l'équipement soit de la table, soit de l'exploitation agricole. Le texte d'Horace fait penser que le conseil donné à Leuconoé est de se donner ou de donner à d'autres le plaisir de boire du vin après l'avoir filtré, et non, bien sûr, de se rendre dans une exploitation agricole pour procéder au premier filtrage nécessaire lors de la vinification.

Vina liques équivaudrait alors à notre "sers-nous à boire" (voir carm. I, 9, 7-8: deprome merum). Ceci me paraît capital pour une bonne compréhension du poème: les mots "sois raisonnable, fais-nous plutôt servir du vin" ne sont pas une parénèse moralisante et intemporelle; il s'agit plutôt d'une réprimande en situation. Le temps du poème coïncide avec celui de l'anecdote, et il s'agit d'un propos de table. Horace est l'invité de Leuconoé lors d'un repas. Je crois que cette mise en situation est confirmée par l'allusion initiale à l'astrologie. On sait, au moins depuis le festin offert aux Troyens par Didon à la fin du chant I de l'Énéide (voir le chant de Iopas) que l'astrologie, l'astronomie et les poèmes relatifs aux sphères et aux déplacements célestes étaient très appréciés dans la partie des festins réservée aux spectacles et au rite de l'ivresse, la comissatio: un astrologue a été introduit dans la salle, au même titre que l'on faisait aussi entrer à ce moment du repas des lecteurs, des comédiens, des musiciens, des imitateurs, des équilibristes, des chanteurs, des bouffons, des danseuses, etc. (voir SVET, Aug., 74).

L'expression uina liques doit être comprise comme une métalepse ou métonymie filée qui engage à comprendre le texte au-delà de son image: l'invitation d'Horace ne porte, bien sûr, pas sur le filtrage du vin pour le plaisir de le filtrer, mais pour connaître ensuite le plaisir de le boire.

carpe diem : expression métaphorique: carpere se dit des fruits que l'on cueille; diem est assimilé à ces fruits. Cueillir le jour, c'est d'abord, dans le geste de celui qui cueille un fruit, le saisir à pleines mains pour ne pas le lâcher; c'est oublier, au moins pour un temps, le fruit d'à côté, le reste de l'existence, en particulier, pour ce qui concerne notre poème, le futur. Comme dans l'expression uina liques, il s'agit ici d'une métalepse qui invite à cueillir le fruit non pour le simple plaisir de la cueillette, mais pour ensuite le savourer, le non-dit implicite de l'image étant l'élément le plus important du discours. C'est ainsi, en tout cas, que Porphyrion interprète la succession des deux images: carpe diem: metaphorikos… Translatio autem a pomis sumpta est, quae scilicet ideo carpimus, ut fruamur ("carpe diem: métaphoriquement… La métaphore est prise des fruits, que, d'ailleurs, nous cueillons pour les savourer.") Les parallèles avec Ronsard doivent évidemment être rappelés une fois de plus, mais voir aussi OV., ars III, 77-78: Carpite florem,/ qui nisi carptus erit, turpiter ipse cadet.

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost
Analyse : Jean Schumacher (†)
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Dernière mise à jour : 4 décembre 2020