Ode, I, 11

 

< À Leuconoé >

 


Carpe diem! Quand on a tout oublié d'Horace et même du latin, on n'oublie pas ces deux mots. Ils comptent parmi les aphorismes les plus éculés des conversations épicuriennes de bas étage, ils servent même d'enseigne à telle ou telle résidence pour personnes âgées dont plusieurs ne savent même pas identifier la langue de l'expression; au mieux, ils définissent, dans le langage courant, une invitation à jouir de la vie, à la base d'une sagesse populaire volontiers flambeuse, peu préoccupée de valeurs altruistes et assez indifférente aux inquiétudes ou aux résistances des hommes. "La vie est courte; hâtons-nous d'en jouir", à la petite semaine, c'est ce que se répètent inlassablement les faiseurs de morale facile aux terrasses de café.

Et pourtant, quel contresens, ou, en tout cas, quelle regrettable réduction du sens de la formule! Plutôt que celui d'un jouisseur qui vit au jour le jour, le message de cette ode est celui d'un homme désabusé qui vit au jour le jour, car le jour est la seule mesure que les dieux ont laissée à l'homme sur le temps aux échéances fixées d'avance et pourtant ignorées. On pourrait peut-être se risquer à voir dans la formule la lointaine annonce d'une forme de "libertinage" où l'homme cherche à acquérir sa vraie liberté en "cueillant" les plaisirs de chaque jour pour s'affranchir des peurs de ce qu'il lui est interdit ou simplement impossible de connaître, en particulier l'avenir; car, en définitive, l'expression "carpe diem" n'est-elle pas l'ultime pudeur où se cachent mal les angoisses des hommes à l'approche tôt ou tard redoutée de toutes les formes d'automne?

Ce petit poème est aussi l'œuvre d'un artiste, et comme toute œuvre d'art, il n'arrête pas de se laisser interroger et de poser de nouvelles questions dès qu'on essaie de le serrer de près: nonobstant sa simplicité, le vocabulaire est loin d'être toujours univoque; la ponctuation ne s'est pas imposée de la même façon à tous les éditeurs et commentateurs; la syntaxe réserve quelques surprises, et l'interprétation définitive reste fuyante comme pour tout poème qui se respecte.

La littérature est remplie d'imitations du carpe diem. On connaît "Cueillez, cueillez votre jeunesse" de l'Ode à Cassandre de Ronsard (Odes, I, 17: "Mignonne, allons voir si la rose"), ou, dans le dernier vers du fameux Sonnet à Hélène (II, 43) du même Ronsard, "Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain:/ Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie". Il serait trop long d'énumérer toutes ces imitations et je me contenterai de citer ici une "belle infidèle" rimée du Comte Ulysse de Séguier:

Tremble, Leuconoë, de chercher à connaître
L'heure de notre mort; fuis les calculs pervers
De Babylone. À tout il vaut mieux se soumettre!
Que Jovis te concède encore d'autres hivers,
Qu'il les borne au présent, dont mugit l'onde étrusque,
Sois sage, emplis ta cave, et d'un si court chemin
Ôte le long espoir. Je parle, et le temps brusque
S'enfuit. Cueille le jour, sans croire au lendemain.

Ne pas chercher à pénétrer le secret de l'avenir, jouir en paix du présent sans s'inquiéter des calculs des astrologues, tel est le conseil qu'Horace adresse à une femme, sans doute imaginaire, à laquelle il donne le nom de Leuconoé. On sait que l'astrologie était fort en vogue à Rome, surtout parmi les femmes. Cicéron avait composé tout un traité sur la divination. Réfutant son frère Quintus, il condamne les Chaldéens et leur fausse science babylonienne et il conclut par ces mots: "Je m'étonne qu'il existe encore des hommes assez crédules pour ajouter foi à des prophètes que les événements et les faits réfutent chaque jour" (diu. II, 47). En bon épicurien, qui refuse de chercher à pénétrer les secrets de l'avenir pour éviter de se troubler l'âme, Horace rejette ici les spéculations astrologiques dont on sait qu'Auguste lui-même et Mécène étaient des adeptes. Il sait l'inutilité de ces calculs et, sans partager toute l'impuissance désespérée qui s'exprime dans ce quatrain du fameux poète persan Omar Khayyam, il en anticipe au moins une part de la résignation:

 

La Roue tourne, insoucieuse des calculs des savants.
Renonce à t'efforcer vainement de dénombrer les astres.
Médite plutôt sur cette certitude: tu dois mourir, tu ne rêveras plus,
Et les vers de la tombe ou les chiens errants dévoreront ton cadavre.

(Quatrain 34)

 

L'ode est écrite en asclépiades majeurs ou "grands asclépiades": c'est un asclépiade dans lequel le groupe — UU — est rebattu une fois de plus (le signe ~ marque une syllabe indifféremment longue ou brève):

ascl . — — — UU — //  — UU — U ~

grand ascl. — — — UU — // — UU — // — UU — U ~

Chez Horace, le groupe — UU — médian est toujours précédé et suivi d'une séparation de mots:

tu ne quaesieris // scire nefas,// quem mihi quem tibi
finem di dederint, // Leuconoe,// nec Babylonios ...

Cette règle est inconnue des Grecs et de Catulle. Horace emploie ce vers kata stichon en carm. I, 11 et 18 et IV, 10.

Le vers asclépiade majeur compte 16 syllabes et 25 mores (durée équivalente à la prononciation d'une syllabe brève); c'est un des plus longs de la métrique latine. De plus, dans notre ode, il y a une tension à peu près constante entre le rythme métrique et le rythme syntaxique: on compte 5 rejets sur les 7 possibilités (quem…/ finem — Babylonios/ numeros — mare/ Tyrrhenum — spatio breui/ spem longam reseces — inuida/ aetas). La longueur du vers doublée de cette divergence rythmique donne à la diction une allure périodique et cursive, qui rejoint le débit haché de la conversation.

Au vers 5, les trois choriambes du milieu du vers couvrent chacun la totalité d'un mot; on observera qu'à plusieurs endroits du poème, les choriambes scandent les mots importants du vers: scire nefas, ut melius, quicquid erit, uina liques, dum loquimur, carpe diem.

(voir aussi NOUGARET, p. 102 § 284).

 

Bibliographie

Sans préjudice d'une décourageante abondance de commentaires, je me contenterai de citer ici É. ÉVRARD, Horace, C. I, 11, dans LEC, t. 63 (1995), p. 23-37. Et puisque j'ai cité le poète persan Omar Khayyam, voir récemment Chr. KOSSAIFI, " Bois du vin ! cueille la rose, et pense ! " Variation d'Omar Khayyam sur le " Carpe Diem " horatien, dans BAGB,2001, n°2, p. 171-194.

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost
Analyse : Jean Schumacher (†)
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Dernière mise à jour : 4 décembre 2020