[8,543] (543a) Soit; nous sommes donc tombés d'accord, Glaucon, que la cité qui aspire à une organisation parfaite doit admettre la communauté des femmes, la communauté des enfants et de l'éducation tout entière, de même que celle des occupations en temps de guerre et en temps de paix, et reconnaître pour rois ceux qui se seront montrés les meilleurs comme philosophes et comme guerriers. Nous en sommes tombés d'accord, dit-il. (543b) Nous sommes convenus aussi, qu'après leur institution les chefs conduiront et installeront les soldats dans des maisons telles que nous les avons décrites, où personne n'aura rien en propre, et qui seront communes à tous. Outre la question du logement, nous avons réglé, si tu t'en souviens, celle des biens qu'ils pourront posséder. Oui, je m'en souviens; nous avons pensé qu'ils ne devaient rien posséder de ce que possèdent les guerriers d'aujourd'hui, mais que, comme des athlètes guerriers (543c) et des gardiens, recevant chaque année des autres citoyens, pour salaire de leur garde, ce qui était nécessaire à leur subsistance, ils devaient veiller à leur propre sûreté et à celle du reste de la cité. C'est exact, dis-je. Or çà ! puisque nous en avons fini avec cette question, rappelons-nous à partir de quel point nous avons dévié vers ici, afin de reprendre notre première route. Ce n'est pas difficile, reprit-il; en effet, après avoir épuisé ce qui regarde l'État, tu tenais à peu près les mêmes propos que maintenant, disant que tu posais (543d) comme bon l'État que tu venais de décrire, et l'homme qui lui ressemble, et cela, semble-t-il, [8,544] bien que tu pusses nous parler d'un État et d'un homme encore plus beaux. Mais, ajoutais-tu, les autres formes de gouvernement sont (544a) défectueuses, si celle-là est bonne. De ces autres formes, autant qu'il m'en souvient, tu distinguais quatre espèces, dignes de retenir l'attention et dont il importait de voir les défauts, en même temps que ceux des hommes qui leur ressemblent, afin qu'après les avoir examinés, et reconnu le meilleur et le pire, nous fussions en état de juger si le meilleur est le plus heureux et le pire le plus malheureux, ou s'il en est autrement. Et comme je te demandais quelles étaient ces quatre formes de gouvernement, Polémarque et Adimante nous interrompirent, (544b) et tu t'engageas dans la discussion qui nous a conduits ici. Tu te souviens de cela très exactement, observai-je. Ainsi donc, fais comme les lutteurs ; donne-moi de nouveau la même prise, et puisque je te pose la même question, essaie de dire ce que tu allais répondre alors. Si je puis. Je désire savoir quels sont ces quatre gouvernements dont tu parlais. Il n'est pas difficile de te satisfaire, répondis-je, car les (544c) gouvernements que je veux dire sont connus. Le premier, et le plus loué, est celui de Crète et de Lacédémone; le second, que l'on ne loue aussi qu'en second lieu, est appelé oligarchie : c'est un gouvernement plein de vices sans nombre; opposée à ce dernier vient ensuite la démocratie; enfin, la noble tyrannie, qui l'emporte sur tous les autres, et qui est la quatrième et dernière maladie de l'État. Connais-tu quelque autre gouvernement qui se puisse ranger dans une classe bien distincte? Les souverainetés (544d) héréditaires, les principautés vénales et certains autres gouvernements semblables ne sont, en quelque sorte, que des formes intermédiaires, et l'on n'en trouverait pas moins chez les barbares que chez les Grecs. En effet, on en cite beaucoup, et d'étranges, dit-il. Sais-tu donc, demandai-je, qu'il y a autant d'espèces de caractères que de formes de gouvernement? Ou bien crois-tu que ces formes viennent des chênes et des (544e) rochers, et non des moeurs des citoyens, qui entraînent tout le reste du côté où elles penchent? Non, répondit-il; elles ne peuvent venir d'autre part que de là. Si donc il y a cinq espèces de cités, les caractères de l'âme, chez les individus, seront aussi au nombre de cinq. Sans doute. Celui qui répond à l'aristocratie, nous l'avons déjà décrit, et nous avons dit avec raison qu'il est bon et juste. [8,545] (545a) Nous l'avons décrit. Ne faut-il pas après cela passer en revue les caractères inférieurs : d'abord celui qui aime la victoire et l'honneur, formé sur le modèle du gouvernement de Lacédémone, ensuite l'oligarchique, le démocratique et le tyrannique? Quand nous aurons reconnu quel est le plus injuste, nous l'opposerons au plus juste, et nous pourrons alors parachever notre examen et voir comment la pure justice et la pure injustice agissent respectivement sur le bonheur ou le malheur de l'individu, afin de suivre la voie de (545b) l'injustice, si nous nous laissons convaincre par Thrasymaque, ou celle de la justice si nous cédons aux raisons qui se manifestent déjà en sa faveur. Parfaitement, dit-il, c'est ainsi qu'il faut faire. Et puisque nous avons commencé par examiner les moeurs des États avant d'examiner celles des particuliers, parce que cette méthode était plus claire, ne devons-nous pas maintenant considérer d'abord le gouvernement de l'honneur (comme je n'ai pas de nom usité à lui donner, je l'appellerai timocratie ou timarchie), passer ensuite à l'examen de l'homme qui lui ressemble, puis à celui de (545e) l'oligarchie et de l'homme oligarchique; de là porter nos regards sur la démocratie et l'homme démocratique; enfin, en quatrième lieu, en venir à considérer la cité tyrannique, puis l'âme tyrannique, et tâcher de juger en connaissance de cause la question que nous nous sommes proposée? Ce serait là procéder avec ordre à cet examen et à ce jugement. Eh bien ! repris-je, essayons d'expliquer de quelle manière se fait le passage de l'aristocratie à la timocratie. N'est-ce pas une vérité élémentaire que tout changement (545d) de constitution vient de la partie qui détient le pouvoir, lorsque la discorde s'élève entre ses membres, et que, tant qu'elle est d'accord avec elle-même, si petite soit-elle, il est impossible de l'ébranler? Oui, il en est ainsi. Comment donc, Glaucon, notre cité sera-t-elle ébranlée? par où s'introduira, entre les auxiliaires et les chefs, la discorde qui dressera chacun de ces corps contre l'autre et contre lui-même? Veux-tu qu'à l'exemple d'Homère nous conjurions les Muses de nous dire comment la discorde survint pour la première fois? Nous supposerons (545e) que, jouant et plaisantant avec nous ainsi qu'avec des enfants, elles parlent, comme si leurs propos étaient sérieux, sur le ton relevé de la tragédie. Comment? [8,546] A peu près ainsi : Il est difficile qu'un État constitué (546a) comme le vôtre s'altère; mais, comme tout ce qui naît est sujet à la corruption, ce système de gouvernement ne durera pas toujours, mais il se dissoudra, et voici comment. Il y a, non seulement pour les plantes enracinées dans la terre, mais encore pour les animaux qui vivent à sa surface, des retours de fécondité ou de stérilité qui affectent l'âme et le corps. Ces retours se produisent lorsque les révolutions périodiques ferment les circonférences des cercles de chaque espèce, circonférences courtes pour celles qui ont la vie courte, longues pour celles qui ont la vie longue. Or, quelque habiles que soient les (546b) chefs de la cité que vous avez élevés, ils n'en obtiendront pas mieux, par le calcul joint à l'expérience, que les générations soient bonnes ou n'aient pas lieu; ces choses leur échapperont, et ils engendreront des enfants quand il ne le faudrait pas. Pour les générations divines il y a une période qu'embrasse un nombre parfait; pour celles des hommes, au contraire, c'est le premier nombre dans lequel les produits des racines par les carrés - comprenant trois distances et quatre limites - des éléments qui font le semblable et le dissemblable, le croissant (546c) et le décroissant, établissent entre toutes choses des rapports rationnels. Le fond épitrite de ces éléments, accouplé au nombre cinq, et multiplié trois fois donne deux harmonies : l'une exprimée par un carré dont le côté est multiple de cent, l'autre par un rectangle construit d'une part sur cent carrés des diagonales rationnelles de cinq, diminués chacun d'une unité, ou des diagonales irrationnelles, diminués de deux unités, et, d'autre part, sur cent cubes de trois. C'est ce nombre géométrique tout entier qui commande aux bonnes et aux mauvaises (546d) naissances, et quand vos gardiens, ne le connaissant pas, uniront jeunes filles et jeunes gens à contretemps, les enfants qui naîtront de ces mariages ne seront favorisés ni de la nature, ni de la fortune. Leurs prédécesseurs mettront les meilleurs d'entre eux à la tête de l'État; mais comme ils en sont indignes, à peine parvenus aux charges de leurs pères, ils commenceront de nous négliger, quoique gardiens, n'estimant pas comme il conviendrait d'abord la musique, ensuite la gymnastique. Ainsi vous aurez une génération nouvelle moins cultivée. De là (546e) sortiront des chefs peu propres à veiller sur l'État, [8,547] et ne (547a) sachant discerner ni les races d'Hésiode, ni vos races d'or, d'argent, d'airain et de fer. Le fer venant donc à se mêler avec l'argent, et l'airain avec l'or, il résultera de ces mélanges un défaut de convenance, de régularité et d'harmonie - défaut qui, partout où il se rencontre, engendre toujours la guerre et la haine. Telle est l'origine qu'il faut assigner à la discorde, en quelque lieu qu'elle se déclare. Nous reconnaîtrons, dit-il, que les Muses ont bien répondu. Nécessairement, observai-je, puisqu'elles sont des Muses. (547b) Eh bien ! demanda-t-il, que disent-elles après cela? La division une fois formée, repris-je, les deux races de fer et d'airain aspirent à s'enrichir et à acquérir des terres, des maisons, de l'or et de l'argent, tandis que les races d'or et d'argent, n'étant pas dépourvues, mais riches par nature, tendent à la vertu et au maintien de l'ancienne constitution. Après bien des violences et des luttes, on convient de se partager et de s'approprier les terres et les maisons; et ceux qui gardaient auparavant (547c) leurs concitoyens comme des hommes libres, des amis et des nourriciers, les asservissent, les traitent en périèques et en serviteurs, et continuent à s'occuper eux-mêmes de la guerre et de la garde des autres. Oui, dit-il, il me semble que c'est de là que vient ce changement. Eh bien ! demandai-je, un tel gouvernement ne tiendra-t-il pas le milieu entre l'aristocratie et l'oligarchie? Si, certainement. Voilà comment se fera le changement. Mais quelle sera la forme du nouveau gouvernement? N'est-il pas évident qu'il imitera d'un côté la constitution précédente (547d) et de l'autre l'oligarchie, mais qu'il aura aussi quelque chose qui lui sera propre? Si, dit-il. Par le respect des magistrats, par l'aversion des guerriers pour l'agriculture, les arts manuels et les autres professions lucratives, par l'établissement des repas en commun et la pratique des exercices gymnastiques et militaires, par tous ces traits, ne rappellera-t-il la constitution précédente? Si. Mais la crainte d'élever les sages aux magistratures, (547e) parce que ceux qu'on aura ne seront plus simples et fermes, mais de naturel mêlé; le penchant pour les caractères irascibles et moins compliqués, faits pour la guerre [8,548] plutôt que pour la paix; l'estime dans laquelle on tiendra (548a) les ruses et les stratagèmes guerriers; l'habitude d'avoir toujours les armes à la main : la plupart des traits de ce genre ne lui seront-ils pas particuliers? Si. De tels hommes seront avides de richesses, comme les citoyens des États oligarchiques; ils adoreront farouchement, dans l'ombre, l'or et l'argent, car ils auront des magasins et des trésors particuliers, où ils tiendront leurs richesses cachées, et aussi des habitations entourées de murs, véritables nids privés, dans lesquelles ils (548b) dépenseront largement pour des femmes et pour qui bon leur semblera. Cela est très vrai, dit-il. Ils seront donc avares de leur argent, parce qu'ils le vénèrent et ne le possèdent pas au grand jour, et par ailleurs prodigues du bien d'autrui, pour satisfaire leurs passions. Ils cueilleront les plaisirs en secret, et, comme des enfants aux regards du père, ils se déroberont aux regards de la loi : conséquence d'une éducation fondée non sur la persuasion mais sur la contrainte, où l'on a négligé la véritable Muse, celle de la dialectique et de la (548c) philosophie, et fait plus grand cas de la gymnastique que de la musique. C'est tout à fait la description, dit-il, d'un gouvernement mêlé de bien et de mal. Il est en effet mêlé, repris-je; il n'y a en lui qu'un seul trait qui soit parfaitement distinct, et il tient à ce que l'élément irascible y domine : c'est l'ambition et l'amour des honneurs. Très certainement, dit-il. Tels seraient donc l'origine et le caractère de ce gouvernement (548d). Je n'en ai tracé qu'une esquisse, et non une peinture détaillée, parce qu'il suffit à notre dessein de connaître par cette esquisse l'homme le plus juste et l'homme le plus injuste, et que, d'ailleurs, ce serait une tâche interminablement longue de décrire sans rien omettre toutes les constitutions et tous les caractères. Tu as raison, reconnut-il. Maintenant, quel est l'homme qui répond à ce gouvernement, comment se forme-t-il, et quel est son caractère? J'imagine, dit Adimante, qu'il doit se rapprocher de Glaucon ici présent, du moins par l'ambition. (548e) Peut-être par là, répondis-je; mais il me semble que par les traits que voici sa nature diffère de celle de Glaucon. Lesquels? Il doit être plus présomptueux et plus étranger aux Muses, quoiqu'il les aime, se plaisant à écouter, [8,549] mais n'étant nullement orateur. A l'égard des esclaves un tel homme se montrera dur, au lieu de les mépriser, (549a) comme fait celui qui a reçu une bonne éducation; il sera doux envers les hommes libres et fort soumis aux magistrats; jaloux de parvenir au commandement et aux honneurs, il y prétendra non par son éloquence, ni par aucune autre qualité du même genre, mais par ses travaux guerriers et ses talents militaires, et il sera passionné de gymnastique et de chasse. C'est bien là le caractère qui répond à cette forme de gouvernement. Un tel homme, ajoutai-je, pourra bien, pendant sa jeunesse, mépriser les richesses, mais plus il avancera en (549b) âge, plus il les aimera, parce que sa nature le porte à l'avarice, et que sa vertu, privée de son meilleur gardien, n'est point pure. Quel est ce gardien? demanda Adimante. La raison, répondis-je, alliée à la musique; elle seule, une fois établie dans une âme, y demeure toute la vie conservatrice de la vertu. Bien dit. Tel est le jeune homme ambitieux, image de la cité timocratique. Certainement. (549c) Il se forme, repris-je, à peu près de la manière que voici. Il est parfois le jeune fils d'un homme de bien, habitant une cité mal gouvernée, qui fuit les honneurs, les charges, les procès, et tous les embarras de ce genre, et qui consent à la médiocrité afin de ne pas avoir d'ennuis. Et comment se forme-t-il? D'abord, dis-je, il entend sa mère se plaindre que son mari ne soit pas du nombre des magistrats, ce qui la (549d) diminue auprès des autres femmes; qu'elle le voit trop peu empressé de s'enrichir, ne sachant ni lutter ni manier l'invective, soit en privé devant les tribunaux, soit en public à l'Assemblée, indifférent à tout en pareille matière; qu'elle s'aperçoit qu'il est toujours occupé de lui-même, et n'a vraiment pour elle ni estime ni mépris. De tout cela elle s'indigne, lui disant que son père n'est pas un homme, qu'il manque trop de nerf, et cent autres (549e) choses que les femmes ont coutume de débiter dans ces cas-là. Certes, dit Adimante, c'est à n'en plus finir, et bien dans leur caractère. Et tu sais, repris-je, que même les serviteurs de ces familles qui paraissent bien intentionnés, tiennent parfois en secret le même langage aux enfants; et s'ils voient que le père ne poursuit pas un débiteur ou une personne dont il a subi quelque tort, [8,550] ils exhortent le (550a) fils à faire punir de pareilles gens, quand il sera grand, et à se montrer plus viril que son père. Sort-il de la maison, il entend d'autres discours semblables et voit que ceux qui ne s'occupent que de leurs propres affaires dans la cité sont traités d'imbéciles et tenus en médiocre estime, tandis que ceux qui s'occupent des affaires d'autrui sont honorés et loués. Alors le jeune homme qui entend et voit tout cela, qui d'autre part entend les discours de son père, voit de près ses occupations et les compare à celles des autres, se sent tiré de deux côtés : par son (550b) père qui arrose et fait croître l'élément raisonnable de son âme, et par les autres qui fortifient ses désirs et ses passions; comme son naturel n'est point vicieux, qu'il a eu seulement de mauvaises fréquentations, il prend le milieu entre les deux partis qui le tirent, livre le gouvernement de son âme au principe intermédiaire d'ambition et de colère, et devient un homme altier et féru d'honneurs. Tu as fort bien décrit, ce me semble, l'origine et le développement de ce caractère. 550c Nous avons donc, repris-je, la seconde constitution et le second type d'homme. Oui. Après cela parlerons-nous comme Eschyle « d'un autre homme rangé en face d'un autre État », ou plutôt, suivant l'ordre que nous avons adopté, commencerons-nous par l'État? Certainement, dit-il. C'est, je crois, l'oligarchie qui vient après le précédent gouvernement. Quelle sorte de constitution entends-tu par oligarchie? demanda-t-il. Le gouvernement, répondis-je, qui est fondé sur le cens, où les riches commandent, et où le pauvre ne (550d) participe point au pouvoir. Je comprends. Ne dirons-nous pas d'abord comment on passe de la timocratie à l'oligarchie? Si. En vérité, un aveugle même verrait comment se fait ce passage. Comment? Ce trésor, dis-je, que chacun emplit d'or, perd la timocratie; d'abord les citoyens se découvrent des sujets de dépense et, pour y pourvoir, ils tournent la loi et lui désobéissent, eux et leurs femmes. (550e) C'est vraisemblable. Ensuite, j'imagine, l'un voyant l'autre et s'empressant de l'imiter, la masse finit par leur ressembler. Cela doit être. A partir de ce point, repris-je, leur passion du gain fait de rapides progrès, et plus ils ont d'estime pour la richesse, moins ils en ont pour la vertu. N'y a-t-il pas en effet entre la richesse et la vertu cette différence que, placées l'une et l'autre sur les plateaux d'une balance, elles prennent toujours une direction contraire? Si, certainement. [8,551] Donc, quand la richesse et les riches sont honorés (551a) dans une cité, la vertu et les hommes vertueux y sont tenus en moindre estime. C'est évident. Or, on s'adonne à ce qui est honoré, et l'on néglige ce qui est dédaigné. Oui. Ainsi, d'amoureux qu'ils étaient de la victoire et des honneurs, les citoyens finissent par devenir avares et cupides; ils louent le riche, l'admirent, et le portent au pouvoir, et ils méprisent le pauvre. C'est vrai. Alors ils établissent une loi qui est le trait distinctif (551b) de l'oligarchie : ils fixent un cens, d'autant plus élevé que l'oligarchie est plus forte, d'autant plus bas qu'elle est plus faible, et ils interdisent l'accès des charges publiques à ceux dont la fortune n'atteint pas le cens fixé. Ils font passer cette loi par la force des armes, ou bien, sans en arriver là, imposent par l'intimidation ce genre de gouvernement. N'est-ce pas ainsi que les choses ont lieu? Si. Voilà donc à peu près comment se fait cet établissement. Oui, dit-il; mais quel est le caractère de cette constitution (551c), et quels sont les défauts que nous lui reprochons? Le premier, répondis-je, est son principe même. Considère en effet ce qui arriverait si l'on choisissait les pilotes de cette façon, d'après le cens, et que l'on écartât le pauvre, bien qu'il fût plus capable de tenir le gouvernail... La navigation en souffrirait, dit-il. Et ne serait-ce pas le cas d'un commandement quelconque? Je le crois. A l'exception du commandement d'une cité, ou y compris aussi celui-là? Celui-là surtout, répondit-il, d'autant plus qu'il est le plus difficile et le plus important. (551d) L'oligarchie aura donc, d'abord, ce défaut capital. Apparemment. Mais quoi ! le défaut que voici est-il moindre? Lequel? Il y a nécessité qu'une pareille cité ne soit pas une mais double, celle des pauvres et celle des riches, qui habitent le même sol et conspirent sans cesse les uns contre les autres. Non, par Zeus ! ce défaut n'est pas moindre que le premier. Ce n'est pas non plus un avantage pour les oligarques que d'être dans la presque impossibilité de faire la guerre, parce qu'il leur faudrait ou bien armer la multitude, et la craindre plus que l'ennemi, ou bien, en se passant (551e) d'elle, se montrer vraiment oligarchiques dans le combat même; de plus, ils ne voudront point contribuer aux dépenses de la guerre, étant jaloux de leurs richesses. Non, ce n'est pas un avantage. [8,552] Et ce que nous avons blâmé tout à l'heure, la multiplicité des occupations - agriculture, commerce, guerre (552a) - auxquelles se livrent les mêmes personnes dans une telle cité, est-ce un bien à ton avis? Pas le moins du monde. Vois maintenant si de tous ces maux celui-ci n'est pas le plus grand dont, la première, l'oligarchie se trouve atteinte. Lequel? La liberté qu'on y laisse à chacun de vendre tout son bien, ou d'acquérir celui d'autrui, et, quand on a tout vendu, de demeurer dans la cité sans y remplir aucune fonction, ni de commerçant, ni d'artisan, ni de cavalier, ni d'hoplite, sans autre titre que celui de pauvre et d'indigent. Cette constitution est en effet la première qui soit (552b) atteinte de ce mal. On ne prévient point ce désordre dans les gouvernements oligarchiques, autrement les uns n'y seraient pas riches à l'excès et les autres dans un complet dénuement. C'est vrai. Considère encore ceci. Lorsqu'il était riche et dépensait son bien, cet homme était-il plus utile à la cité, dans les fonctions dont nous venons de parler? Ou bien, tout en passant pour l'un des chefs, n'était-il en réalité ni chef ni serviteur de l'État, mais simplement dissipateur de son bien? Oui, dit-il, tout en passant pour l'un des chefs, il n'était (552c) rien d'autre qu'un dissipateur. Veux-tu donc que nous disions d'un tel homme que, comme le frelon naît dans une cellule pour être le fléau de la ruche, il naît, frelon lui aussi, dans une famille pour être le fléau de la cité? Certainement, Socrate. Mais n'est-il pas vrai, Adimante, que Dieu a fait naître sans aiguillons tous les frelons ailés, au lieu que, parmi les frelons à deux pieds, si les uns n'ont pas d'aiguillon, les autres en ont de terribles? A la première classe appartiennent ceux qui meurent indigents dans leur vieil âge, (552d) à la seconde tous ceux qu'on nomme malfaiteurs. Rien de plus vrai. Il est donc évident, repris-je, que toute cité où tu verras des pauvres recèle aussi des filous, des coupe-bourses, des hiérosules, et des artisans de tous les crimes de ce genre. C'est évident, dit-il. Or, dans les cités oligarchiques ne vois-tu pas des pauvres? Presque tous les citoyens le sont, à l'exception des chefs. (552e) Par conséquent ne devons-nous pas croire qu'il y a aussi dans ces cités beaucoup de malfaiteurs pourvus d'aiguillons, que les autorités contiennent délibérément par la force? Nous devons le croire. Et ne dirons-nous pas que c'est l'ignorance, la mauvaise éducation, et la forme du gouvernement qui les y ont fait naître? Nous le dirons. Tel est donc le caractère de la cité oligarchique, tels sont ses vices, et peut-être en a-t-elle davantage. Peut-être. [8,553] Mais considérons comme terminé le tableau de cette (553a) constitution qu'on appelle oligarchie, où le cens fait les magistrats, et examinons l'homme qui lui répond, comment il se forme, et ce qu'il est une fois formé. J'y consens. N'est-ce pas justement de cette manière qu'il passe de l'esprit timocratique à l'esprit oligarchique? Comment? Le fils de l'homme timocratique imite d'abord son père et marche sur ses traces; mais ensuite, quand il le voit se briser soudain contre la cité, comme contre un écueil, (553b) et, après avoir prodigué sa fortune et s'être prodigué lui-même à la tête d'une armée ou dans l'exercice d'une haute fonction, échouer devant un tribunal, outragé par des sycophantes, condamné à la mort, à l'exil, ou à la perte de son honneur et de tous ses biens... C'est chose ordinaire, dit-il. Voyant, mon ami, ces malheurs et les partageant, dépouillé de son patrimoine et pris de crainte pour lui-même, il renverse vite, je pense, du trône qu'il leur avait élevé en son âme l'ambition et l'élément courageux; (553c) puis, humilié par sa pauvreté, il se tourne vers le négoce, et petit à petit, à force de travail et d'épargnes sordides, il amasse de l'argent. Ne crois-tu pas qu'alors il placera sur ce trône intérieur l'esprit de convoitise et de lucre, qu'il en fera en lui un grand Roi, le ceignant de la tiare, du collier et du cimeterre? Je le crois. Quant aux éléments raisonnable et courageux, il les place à terre, j'imagine, de part et d'autre de ce Roi, et, (553d) les ayant réduits en esclavage, il ne permet point que le premier ait d'autres sujets de réflexion et de recherche que les moyens d'accroître sa fortune, que le second admire et honore autre chose que la richesse et les riches, et mette son point d'honneur ailleurs qu'en la possession de grands biens et de ce qui peut les lui procurer. Il n'y a pas, dit-il, d'autre voie par laquelle un jeune homme puisse passer plus rapidement et plus sûrement de l'ambition à l'avarice. (553e) Dès lors, demandai-je, cet homme n'est-il pas un oligarque? Assurément, au moment où le changement est survenu il était semblable à la constitution d'où est sortie l'oligarchie. Examinons donc s'il ressemble à celle-ci. [8,554] (554a) Examinons. Et d'abord ne lui ressemble-t-il pas par le très grand cas qu'il fait des richesses? Certes. Il lui ressemble encore par l'esprit d'épargne et d'industrie; il satisfait uniquement ses désirs nécessaires, s'interdit toute autre dépense, et maîtrise les autres désirs qu'il regarde comme frivoles. C'est l'exacte vérité. Il est sordide, poursuivis-je, fait argent de tout et ne (554b) songe qu'à thésauriser - c'est enfin un de ces hommes que loue la multitude. Mais tel, n'est-il pas semblable au gouvernement oligarchique? Il me le semble, répondit-il. En tout cas, comme ce gouvernement, il honore surtout les richesses. Sans doute, repris-je, cet homme n'a guère songé à s'instruire. Il n'y a pas d'apparence; autrement il n'aurait pas pris un aveugle pour conduire le choeur de ses désirs, et ne l'honorerait pas par-dessus tout. Bien dis-je; mais considère ceci. Ne dirons-nous pas que le manque d'éducation a fait naître en lui des désirs (554c) de la nature du frelon, les uns mendiants, les autres malfaisants, que contient de force sa sollicitude pour un autre objet? Si, certainement. Or sais-tu où tu dois porter les yeux pour apercevoir la malfaisance de ces désirs? Où? demanda-t-il. Regarde-le quand il est chargé de quelque tutelle, ou de quelque autre commission où il a toute licence de mal faire. Tu as raison. Et cela ne met-il pas en évidence que, dans les autres engagements, où il est estimé pour une apparence de justice, il contient ses mauvais désirs par une sorte de (554d) sage violence, non pas en les persuadant qu'il vaut mieux ne pas leur céder, ni en les adoucissant au moyen de la raison, mais en pesant sur eux par contrainte et par peur, car il tremble pour ce qu'il a. C'est chose certaine, dit-il. Mais par Zeus ! mon ami, quand il s'agira de dépenser le bien d'autrui, tu trouveras chez la plupart de ces gens-là des désirs qui s'apparentent au naturel du frelon. Cela ne fait aucun doute. Un tel homme ne sera donc pas exempt de sédition au dedans de lui- même; il ne sera pas un, mais double. Néanmoins, le plus souvent ses meilleurs désirs maîtriseront (554e) les pires. C'est exact. Aussi aura-t-il, je pense, un extérieur plus digne que beaucoup d'autres; mais la vraie vertu de l'âme unie et harmonieuse fuira loin de lui. Je le crois. [8,555] Et certes, cet homme parcimonieux est un piètre jouteur dans les concours de la cité où se dispute entre (555a) particuliers une victoire ou quelque autre honneur; il ne veut point dépenser de l'argent pour la gloire qui s'acquiert dans ces sortes de combats; il redoute de réveiller en lui les désirs prodigues et de les appeler à son secours pour vaincre : en véritable oligarque, il ne lutte qu'avec une faible partie de ses forces, et la plupart du temps il a le dessous, mais il conserve ses richesses. C'est vrai, dit-il. Douterons-nous encore que ce parcimonieux, cet homme d'argent, se range auprès de la cité oligarchique en raison (555b) de sa ressemblance avec elle? Nullement, répondit-il. C'est la démocratie, ce semble, qu'il faut maintenant étudier - de quelle manière elle se forme et ce qu'elle est - pour connaître le caractère de l'homme qui lui répond, et le faire comparaître en jugement. Oui, nous suivrons ainsi notre marche ordinaire. Eh bien ! n'est-ce pas de la façon que voici que l'on passe de l'oligarchie à la démocratie : à savoir par l'effet de l'insatiable désir du bien que l'en se propose, et qui consiste à devenir aussi riche que possible? Comment cela? (555c) Les chefs, dans ce régime, ne devant leur autorité qu'aux grands biens qu'ils possèdent, se refuseront, j'imagine, à faire une loi pour réprimer le libertinage des jeunes gens et les empêcher de dissiper et de perdre leur patrimoine, car ils ont dessein de l'acheter ou de se l'approprier par l'usure, pour devenir encore plus riches et plus considérés. Sans doute. Or n'est-il pas déjà évident que dans un État les citoyens ne peuvent honorer la richesse et en même temps acquérir (555d) la tempérance convenable, mais qu'ils sont forcés de négliger ou l'une ou l'autre? C'est assez évident, dit-il. Ainsi, dans les oligarchies, les chefs, par leur négligence et les facilités qu'ils accordent au libertinage, réduisent parfois à l'indigence des hommes bien nés. Certainement. Et voilà, ce me semble, établis dans les cités des gens pourvus d'aiguillons et bien armés, les uns accablés de dettes, les autres d'infamie, les autres des deux à la fois : pleins de haine pour ceux qui ont acquis leurs biens, ils complotent contre eux et contre le reste des citoyens, et désirent vivement une révolution. (555e) C'est exact. Cependant les usuriers vont tête baissée, sans paraître voir leurs victimes; ils blessent de leur argent quiconque leur donne prise parmi les autres citoyens, [8,556] et, tout en multipliant les intérêts de leur capital, ils font pulluler (556a) dans la cité la race du frelon et du mendiant. Comment, en effet, en serait-il autrement? Et le sinistre une fois allumé, ils ne veulent l'éteindre ni de la manière que nous avons dite, en empêchant les particuliers de disposer de leurs biens à leur fantaisie, ni de cette autre manière : en faisant une loi qui supprime de tels abus. Quelle loi? Une loi qui viendrait après celle contre les dissipateurs et qui obligerait les citoyens à être honnêtes; car si le législateur ordonnait que les transactions volontaires se (556b) fissent en général aux risques du prêteur, on s'enrichirait avec moins d'impudence dans la cité, et moins de ces maux y naîtraient, dont nous parlions tout à l'heure. Beaucoup moins, dit-il. Tandis que maintenant les gouvernants, par leur conduite, réduisent les gouvernés à cette triste situation. Et pour ce qui est d'eux-mêmes et de leurs fils, est-ce que ces jeunes gens ne sont pas dissolus, sans force dans les exercices physiques et intellectuels, mous et incapables de résister soit au plaisir, soit à la douleur? (556c) Sans contredit. Et eux-mêmes, uniquement préoccupés de s'enrichir et négligeant tout le reste, se mettront-ils plus en peine que les pauvres de la vertu? Non pas. Or, en de telles dispositions, lorsque les gouvernants et les gouvernés se trouvent ensemble, en voyage ou dans quelque autre rencontre, dans une théorie, à l'armée, sur mer ou sur terre, et qu'ils s'observent mutuellement dans les occasions périlleuses, ce ne sont pas les pauvres (556d) qui sont méprisés par les riches; souvent au contraire quand un pauvre maigre et brûlé de soleil se trouve posté dans la mêlée à côté d'un riche nourri à l'ombre et surchargé de graisse, et le voit tout essoufflé et embarrassé, ne crois-tu pas qu'il se dit à lui-même que ces gens-là ne doivent leurs richesses qu'à la lâcheté des pauvres? Et quand ceux-ci se rencontrent entre eux, ne se disent-ils pas les uns aux autres : « Ces hommes (556e) sont à notre merci, car ils ne sont bons à rien? » Je suis persuadé, dit-il, qu'ils pensent et parlent de la sorte. Or donc, comme il suffit à un corps débile d'un petit choc venu du dehors pour tomber malade, que parfois même le désordre s'y manifeste sans cause extérieure, pareillement n'est-il pas vrai qu'une cité, dans une situation analogue, est atteinte par le mal et se déchire elle-même pour un futile prétexte, l'un ou l'autre des partis ayant demandé secours à un État oligarchique ou démocratique? et parfois même la discorde n'y éclate-t-elle pas sans intervention étrangère? [8,557] (557a) Si, certainement. Eh bien ! à mon avis, la démocratie apparaît lorsque les pauvres, ayant remporté la victoire sur les riches, massacrent les uns, bannissent les autres, et partagent également avec ceux qui restent le gouvernement et les charges publiques; et le plus souvent ces charges sont tirées au sort. C'est bien ainsi, en effet, que s'établit la démocratie, soit par la voie des armes, soit par la crainte qui oblige les riches à se retirer. Maintenant, repris-je, voyons de quelle manière ces (557b) gens-là s'administrent, et ce que peut être une telle constitution. Aussi bien est-il évident que l'individu qui lui ressemble nous découvrira les traits de l'homme démocratique. C'est évident. En premier lieu, n'est-il pas vrai qu'ils sont libres, que la cité déborde de liberté et de franc-parler, et qu'on y a licence de faire ce qu'on veut? On le dit du moins, répondit-il. Or il est clair que partout où règne cette licence chacun organise sa vie de la façon qui lui plaît. C'est clair. On trouvera donc, j'imagine, des hommes de toute sorte dans ce gouvernement plus que dans aucun autre. (557c) Comment non? Ainsi, dis-je, il y a chance qu'il soit le plus beau de tous. Comme un vêtement bigarré qui offre toute la variété des couleurs, offrant toute la variété des caractères, il pourra paraître d'une beauté achevée. Et peut-être, ajoutai-je, beaucoup de gens, pareils aux enfants et aux femmes qui admirent les bigarrures, décideront-ils qu'il est le plus beau. Assurément. Et c'est là, bienheureux ami, qu'il est commode de (557d) chercher une constitution. Pourquoi? Parce qu'on les y trouve toutes, grâce à la licence qui y règne; et il semble que celui qui veut fonder une cité, ce que nous faisions tout à l'heure, soit obligé de se rendre dans un État démocratique, comme dans un bazar de constitutions, pour choisir celle qu'il préfère, et, d'après ce modèle, réaliser ensuite son projet. Il est probable, dit-il, que les modèles ne lui manqueront (557e) pas. Dans cet État, repris-je, on n'est pas contraint de commander si l'on en est capable, ni d'obéir si l'on ne veut pas, non plus que de faire la guerre quand les autres la font, ni de rester en paix quand les autres y restent, si l'on ne désire point la paix; d'autre part, la loi vous interdit-elle d'être magistrat ou juge, [8,558] vous n'en pouvez pas moins exercer ces fonctions, si la fantaisie vous en prend. N'est-ce pas là une condition divine et délicieuse au (558a) premier abord? Oui, peut-être au premier abord, répondit-il. Hé quoi ! la mansuétude des démocraties à l'égard de certains condamnés n'est-elle pas élégante? N'as-tu pas déjà vu dans un gouvernement de ce genre des hommes frappés par une sentence de mort ou d'exil rester néanmoins dans leur patrie et y circuler en public? Le condamné, comme si personne ne se souciait de lui ni ne le voyait, s'y promène, tel un héros invisible. J'en ai vu beaucoup, dit-il. (558b) Et l'esprit indulgent et nullement vétilleux de ce gouvernement, mais au contraire plein de mépris pour les maximes que nous énoncions avec tant de respect en jetant les bases de notre cité, lorsque nous disions qu'à moins d'être doué d'un naturel excellent on ne saurait devenir homme de bien si, dès l'enfance, on n'a joué au milieu des belles choses et cultivé tout ce qui est beau - avec quelle superbe un tel esprit, foulant aux pieds tous ces principes, néglige de s'inquiéter des travaux où s'est formé l'homme politique, mais l'honore si seulement (558c) il affirme sa bienveillance pour le peuple! C'est un esprit tout à fait généreux, dit-il. Tels sont, poursuivis-je, les avantages de la démocratie, avec d'autres semblables. C'est, comme tu vois, un gouvernement agréable, anarchique et bigarré, qui dispense une sorte d'égalité aussi bien à ce qui est inégal qu'à ce qui est égal. Tu n'en dis rien qui ne soit connu de tout le monde. Considère maintenant l'homme qui lui ressemble. Ou plutôt ne faut-il pas examiner, comme nous avons fait pour le gouvernement, de quelle manière il se forme? Si. (558d) N'est-ce pas ainsi? Il sera, je pense, le fils d'un homme parcimonieux et oligarchique, élevé par son père dans les sentiments de ce dernier. Sans doute. Par la force donc, comme son père, il maîtrisera les désirs qui le portent à la dépense et sont ennemis du gain, désirs qu'on appelle superflus. Évidemment, dit-il. Mais veux-tu, demandai-je, que, pour écarter toute obscurité de notre discussion, nous définissions d'abord les désirs nécessaires et les désirs superflus? Je le veux bien, répondit-il. Or n'a-t-on pas raison d'appeler nécessaires ceux que nous ne pouvons pas rejeter, et tous ceux qu'il nous est (558e) utile de satisfaire? car ces deux sortes de désirs sont des nécessités de nature, n'est-ce pas? Sans doute. [8,559] C'est donc à bon droit que nous appellerons ces désirs (559a) nécessaires. A bon droit. Mais ceux dont on peut se défaire en s'y appliquant de bonne heure, dont la présence, au surplus, ne produit aucun bien, et ceux qui font du mal - si nous appelons tous ces désirs superflus ne leur donnerons-nous pas la qualification qui convient? Si. Prendrons-nous un exemple des uns et des autres afin de les saisir sous une forme générale? Oui, c'est ce qu'il faut faire. Le désir de manger, autant que l'exigent la santé et l'entretien des forces, ce désir de la simple nourriture et des assaisonnements n'est-il pas nécessaire? (559b) Je le pense. Le désir de la nourriture est nécessaire pour deux raisons : parce qu'il est utile et parce qu'on ne peut vivre sans le satisfaire. Oui. Et celui des assaisonnements aussi dans la mesure où il contribue à l'entretien des forces. Parfaitement. Mais le désir qui va au delà et se porte sur des mets plus recherchés, désir qui, réprimé dès l'enfance par l'éducation, peut disparaître chez la plupart des hommes, désir nuisible au corps, non moins nuisible à l'âme sous le rapport de la sagesse et de la tempérance, ne l'appellerons-nous (559c) pas avec raison superflu? Avec beaucoup de raison, certes ! Nous dirons donc que ceux-ci sont des désirs prodigues, et ceux-là des désirs profitables, parce qu'ils nous rendent capables d'agir. Sans doute. Et n'en dirons-nous pas autant des désirs amoureux et des autres? Si fait. Or celui que nous appelions tout à l'heure frelon, c'est l'homme plein de passions et d'appétits, gouverné par les désirs superflus, et celui que gouvernent les désirs (559d) nécessaires, c'est l'homme parcimonieux et oligarchique. Certainement. Revenons-en maintenant, dis-je, à l'explication du changement qui d'un oligarque fait un démocrate. Il me semble que la plupart du temps il se produit de la manière que voici. Comment? Lorsqu'un jeune homme élevé, comme nous l'avons dit tout à l'heure, dans l'ignorance et la parcimonie, a goûté du miel des frelons, et s'est trouvé dans la compagnie de ces insectes ardents et terribles qui peuvent lui procurer des plaisirs de toute sorte, nuancés et variés à l'infini, c'est alors, crois-le, que son gouvernement (559e) intérieur commence à passer de l'oligarchie à la démocratie. Il y a grande nécessité, dit-il. Et comme l'État a changé de forme lorsqu'un des partis a été secouru du dehors par des alliés d'un parti semblable, de même le jeune homme ne change-t-il pas de moeurs lorsque certains de ses désirs sont secourus du dehors par des désirs de même famille et de même nature? Sans doute. Et si, comme je le suppose, ses sentiments oligarchiques reçoivent de quelque alliance un secours contraire, [8,560] (560a) sous la forme des avertissements et des réprimandes du père ou des proches, alors naîtront en lui la sédition, l'opposition et la guerre intestine. Certainement. Et il a pu arriver parfois, j'imagine, que la faction démocratique cédât à l'oligarchique; alors, une espèce de pudeur s'étant fait jour dans l'âme du jeune homme, certains désirs ont été détruits, d'autres chassés, et l'ordre s'est trouvé rétabli. Cela arrive en effet quelquefois, dit-il. Mais par la suite, des désirs apparentés à ceux qu'on a chassés, nourris secrètement, se sont multipliés et fortifiés (560b), parce que le père n'a pas su élever son fils. Oui, cela arrive d'ordinaire. Ils l'ont entraîné alors dans les mêmes compagnies, et de ce commerce clandestin est née une foule d'autres désirs. En effet. A la fin, j'imagine, ils ont occupé l'acropole de l'âme du jeune homme, l'ayant sentie vide de sciences, de nobles habitudes et de principes vrais, qui sont certes les meilleurs gardiens et protecteurs de la raison chez les humains aimés des dieux. (560c) Les meilleurs et de beaucoup, dit-il. Des maximes, des opinions fausses et présomptueuses sont alors accourues, et ont pris possession de la place. C'est tout à fait exact. Dès lors le jeune homme, revenu chez les Lotophages, s'installe ouvertement parmi eux; et si, de la part de ses proches, quelque secours vient au parti économe de son âme, ces présomptueuses maximes ferment en lui les portes de l'enceinte royale, et ne laissent entrer ni ce renfort, ni l'ambassade des sages conseils que lui adressent (560d) de sages vieillards. Et ce sont ces maximes qui l'emportent dans le combat; traitant la pudeur d'imbécillité, elles la repoussent et l'exilent honteusement; nommant la tempérance lâcheté, elles la bafouent et l'expulsent; et faisant passer la modération et la mesure dans les dépenses pour rusticité et bassesse, elles les boutent dehors, secondées en tout cela par une foule d'inutiles désirs. C'est très vrai. Après avoir vidé et purifié de ces vertus l'âme du jeune homme qu'elles possèdent, comme pour l'initier à de (560e) grands mystères, elles y introduisent, brillantes, suivies d'un choeur nombreux et couronnées, l'insolence, l'anarchie, la licence, l'effronterie, qu'elles louent et décorent de beaux noms, appelant l'insolence noble éducation, l'anarchie liberté, [8,561] la débauche magnificence, l'effronterie (561a) courage. N'est-ce pas ainsi, demandai-je, qu'un jeune homme habitué à ne satisfaire que les désirs nécessaires en vient à émanciper les désirs superflus et pernicieux, et à leur donner libre carrière? Si, dit-il, la chose est tout à fait claire. Et ensuite comment vit-il? Je suppose qu'il ne dépense pas moins d'argent, d'efforts et de temps pour les plaisirs superflus que pour les nécessaires. Et s'il est assez heureux pour ne pas pousser sa folie dionysiaque trop loin, (561b) plus avancé en âge, le gros du tumulte étant passé, il accueille une partie des sentiments bannis et ne se donne plus tout entier à ceux qui les avaient supplantés; il établit une espèce d'égalité entre les plaisirs, livrant le commandement de son âme à celui qui se présente, comme offert par le sort, jusqu'à ce qu'il en soit rassasié, et ensuite à un autre; il n'en méprise aucun, mais les traite sur un pied d'égalité. C'est exact. Mais il n'accueille ni ne laisse entrer dans la citadelle le juste discours de celui qui vient lui dire que certains (561c) plaisirs procèdent de désirs beaux et honnêtes, et d'autres de désirs pervers, qu'il faut rechercher et honorer les premiers, réprimer et dompter les seconds; à tout cela il répond par des signes d'incrédulité, et il soutient que tous les plaisirs sont de même nature et qu'on doit les estimer également. Dans la disposition d'esprit où il se trouve, dit-il, il ne peut faire autrement. Il vit donc, repris-je, au jour le jour et s'abandonne au désir qui se présente. Aujourd'hui il s'enivre au son de (561d) la flûte, demain il boira de l'eau claire et jeûnera; tantôt il s'exerce au gymnase, tantôt il est oisif et n'a souci de rien, tantôt il semble plongé dans la philosophie. Souvent, il s'occupe de politique et, bondissant à la tribune, il dit et il fait ce qui lui passe par l'esprit; lui arrive-t-il d'envier les gens de guerre? le voilà devenu guerrier; les hommes d'affaires? le voilà qui se lance dans le négoce. Sa vie ne connaît ni ordre ni nécessité, mais il l'appelle agréable, libre, heureuse, et lui reste fidèle. Tu as parfaitement décrit, dit-il, la vie d'un ami de (561e) l'égalité. Je crois, poursuivis-je, qu'il réunit toutes sortes de traits et de caractères, et qu'il est bien le bel homme bigarré qui correspond à la cité démocratique. Aussi beaucoup de personnes des deux sexes envient-elles son genre d'existence, où l'on trouve la plupart des modèles de gouvernements et de moeurs. Je le conçois. [8,562] Eh bien! rangeons cet homme en face de la démocratie (562a), puisque c'est à bon droit que nous l'avons appelé démocratique. Rangeons-l'y, dit-il Il nous reste maintenant à étudier la plus belle forme de gouvernement et le plus beau caractère, je veux dire la tyrannie et le tyran. Parfaitement. Or çà! mon cher camarade, voyons sous quels traits se présente la tyrannie, car, quant à son origine, il est presque évident qu'elle vient de la démocratie. C'est évident. Maintenant, le passage de la démocratie à la tyrannie ne se fait-il de la même manière que celui de l'oligarchie (562b) à la démocratie. Comment? Le bien que l'on se proposait, répondis-je, et qui a donné naissance à l'oligarchie, c'était la richesse, n'est-ce pas? Oui Or c'est la passion insatiable de la richesse et l'indifférence qu'elle inspire pour tout le reste qui ont perdu ce gouvernement. C'est vrai, dit-il. Mais n'est-ce pas le désir insatiable de ce que la démocratie regarde comme son bien suprême qui perd cette dernière? Quel bien veux-tu dire? La liberté, répondis-je. En effet, dans une cité démocratique (562c) tu entendras dire que c'est le plus beau de tous les biens, ce pourquoi un homme né libre ne saurait habiter ailleurs que dans cette cité. Oui, c'est un langage qu'on entend souvent. Or donc - et voilà ce que j'allais dire tout à l'heure - n'est-ce pas le désir insatiable de ce bien, et l'indifférence pour tout le reste, qui change ce gouvernement et le met dans l'obligation de recourir à la tyrannie? Comment? demanda-t-il. Lorsqu'une cité démocratique, altérée de liberté, trouve (562d) dans ses chefs de mauvais échansons, elle s'enivre de ce vin pur au delà de toute décence; alors, si ceux qui la gouvernent ne se montrent pas tout à fait dociles et ne lui font pas large mesure de liberté, elle les châtie, les accusant d'être des criminels et des oligarques. C'est assurément ce qu'elle fait, dit-il. Et ceux qui obéissent aux magistrats, elle les bafoue et les traite d'hommes serviles et sans caractère; par contre, elle loue et honore, dans le privé comme en public, les gouvernants qui ont l'air de gouvernés et les gouvernés qui prennent l'air de gouvernants. N'est-il pas (562e) inévitable que dans une pareille cité l'esprit de liberté s'étende à tout? Comment non, en effet? Qu'il pénètre, mon cher, dans l'intérieur des familles, et qu'à la fin l'anarchie gagne jusqu'aux animaux? Qu'entendons-nous par là? demanda-t-il. Que le père s'accoutume à traiter son fils comme son égal et à redouter ses enfants, que le fils s'égale à son père et n'a ni respect ni crainte pour ses parents, [8,563] parce (563a) qu'il veut être libre, que le métèque devient l'égal du citoyen, le citoyen du métèque et l'étranger pareillement. Oui, il en est ainsi, dit-il. Voilà ce qui se produit, repris-je, et aussi d'autres petits abus tels que ceux-ci. Le maître craint ses disciples et les flatte, les disciples font peu de cas des maîtres et des pédagogues. En général les jeunes gens copient leurs aînés et luttent avec eux en paroles et en actions; les vieillards, de leur côté, s'abaissent aux façons des jeunes gens et se montrent pleins d'enjouement et de bel esprit, (563b) imitant la jeunesse de peur de passer pour ennuyeux et despotiques. C'est tout à fait cela. Mais, mon ami, le terme extrême de l'abondance de liberté qu'offre un pareil État est atteint lorsque les personnes des deux sexes qu'on achète comme esclaves ne sont pas moins libres que ceux qui les ont achetées. Et nous allions presque oublier de dire jusqu'où vont l'égalité et la liberté dans les rapports mutuels des hommes et des femmes. Mais pourquoi ne dirions-nous pas, observa-t-il, selon (563c) l'expression d'Eschyle, "ce qui tantôt nous venait à la bouche?" Fort bien, répondis-je, et c'est aussi ce que je fais. A quel point les animaux domestiqués par l'homme sont ici plus libres qu'ailleurs est chose qu'on ne saurait croire quand on ne l'a point vue. En vérité, selon le proverbe, les chiennes y sont bien telles que leurs maîtresses; les chevaux et les ânes, accoutumés à marcher d'une allure libre et fière, y heurtent tous ceux qu'ils rencontrent en chemin, si ces derniers ne leur cèdent point le pas. Et il en est ainsi du reste : tout déborde de liberté. (563d) Tu me racontes mon propre songe, dit-il, car je ne vais presque jamais à la campagne que cela ne m'arrive. Or, vois-tu le résultat de tous ces abus accumulés? Conçois-tu bien qu'ils rendent l'âme des citoyens tellement ombrageuse qu'à la moindre apparence de contrainte ceux-ci s'indignent et se révoltent? Et ils en viennent à la fin, tu le sais, à ne plus s'inquiéter des lois écrites ou non écrites, afin de n'avoir absolument aucun maître. (563e) Je ne le sais que trop, répondit-il. Eh bien ! mon ami, repris-je, c'est ce gouvernement si beau et si juvénile qui donne naissance à la tyrannie, du moins à ce que je pense. Juvénile, en vérité ! dit-il; mais qu'arrive-t-il ensuite? Le même mal, répondis-je, qui, s'étant développé dans l'oligarchie, a causé sa ruine, se développe ici avec plus d'ampleur et de force, du fait de la licence générale, et réduit la démocratie à l'esclavage; car il est certain que tout excès provoque ordinairement une vive réaction, [8,564] (564a) dans les saisons, dans les plantes, dans nos corps, et dans les gouvernements bien plus qu'ailleurs. C'est naturel. Ainsi, l'excès de liberté doit aboutir à un excès de servitude, et dans l'individu et dans l'État. Il le semble, dit-il. Vraisemblablement, la tyrannie n'est donc issue d'aucun autre gouvernement que la démocratie, une liberté extrême étant suivie, je pense, d'une extrême et cruelle servitude. C'est logique. Mais ce n'est pas cela, je crois, que tu me demandais. (564b) Tu veux savoir quel est ce mal, commun à l'oligarchie et à la démocratie, qui réduit cette dernière à l'esclavage. C'est vrai. Eh bien ! j'entendais par là cette race d'hommes oisifs et prodigues, les uns plus courageux qui vont à la tête, les autres, plus lâches qui suivent. Nous les avons comparés à des frelons, les premiers munis, les seconds dépourvus d'aiguillon. Et avec justesse, dit-il. Or, ces deux espèces d'hommes, quand elles apparaissent dans un corps politique, le troublent tout entier, (564c) comme font le phlegme et la bile dans le corps humain. Il faut donc que le bon médecin et législateur de la cité prenne d'avance ses précautions, tout comme le sage apiculteur, d'abord pour empêcher qu'elles y naissent, ou, s'il n'y parvient point, pour les retrancher le plus vite possible avec les alvéoles mêmes. Oui, par Zeus ! s'écria-t-il, c'est bien là ce qu'il faut faire. Maintenant, repris-je, suivons ce procédé pour voir plus nettement ce que nous cherchons. Lequel? Partageons par la pensée une cité démocratique en trois classes, qu'elle comprend d'ailleurs en réalité. La première est cette engeance, qui par suite de la licence (564d) publique ne s'y développe pas moins que dans l'oligarchie. C'est vrai. Seulement elle y est beaucoup plus ardente. Pour quelle raison? Dans l'oligarchie, dépourvue de crédit et tenue à l'écart du pouvoir, elle reste inexercée et ne prend point de force; dans une démocratie, au contraire, c'est elle qui gouverne presque exclusivement; les plus ardents de la bande discourent et agissent; les autres, assis auprès de la tribune, bourdonnent et ferment la bouche au (464e) contradicteur; de sorte que, dans un tel gouvernement toutes les affaires sont réglées par eux, à l'exception d'un petit nombre. C'est exact, dit-il. Il y a aussi une autre classe qui se distingue toujours de la multitude. Laquelle? Comme tout le monde travaille à s'enrichir, ceux qui sont naturellement les plus ordonnés deviennent, en général, les plus riches. Apparemment. C'est là, j'imagine, que le miel abonde pour les frelons et qu'il est le plus facile à exprimer. Comment, en effet, en tirerait-on de ceux qui n'ont que peu de chose? Aussi est-ce à ces riches qu'on donne le nom d'herbe à frelons? Oui, un nom de ce genre, répondit-il. [8,565] (565a) La troisième classe c'est le peuple : tous ceux qui travaillent de leurs mains, sont étrangers aux affaires, et ne possèdent presque rien. Dans une démocratie cette classe est la plus nombreuse et la plus puissante lorsqu'elle est assemblée. En effet, dit-il; mais elle ne s'assemble guère, à moins qu'il ne lui revienne quelque part de miel. Aussi bien lui en revient-il toujours quelqu'une, dans la mesure où les chefs peuvent s'emparer de la fortune des possédants et la distribuer au peuple, tout en gardant pour eux la plus grosse part. (565b) Certes, c'est ainsi qu'elle reçoit quelque chose. Cependant, les riches qu'on dépouille sont, je pense, obligés de se défendre : ils prennent la parole devant le peuple et emploient tous les moyens qui sont en leur pouvoir. Sans doute. Les autres, de leur côté, les accusent, bien qu'ils ne désirent point de révolution, de conspirer contre le peuple et d'être des oligarques. Assurément. Or donc, à la fin, lorsqu'ils voient que le peuple, non par mauvaise volonté mais par ignorance, et parce qu'il (565c) est trompé par leurs calomniateurs, essaie de leur nuire, alors, qu'ils le veuillent ou non, ils deviennent de véritables oligarques; et cela ne se fait point de leur propre gré : ce mal, c'est encore le frelon qui l'engendre en les piquant. Certes ! Dès lors ce sont poursuites, procès et luttes entre les uns et les autres. Sans doute. Maintenant, le peuple n'a-t-il pas l'invariable habitude de mettre à sa tête un homme dont il nourrit et accroît la puissance? C'est son habitude, dit-il. (565d) Il est donc évident que si le tyran pousse quelque part, c'est sur la racine de ce protecteur et non ailleurs qu'il prend tige. Tout à fait évident. Mais où commence la transformation du protecteur en tyran? N'est-ce pas évidemment lorsqu'il se met à faire ce qui est rapporté dans la fable du temple de Zeus Lycéen en Arcadie? Que dit la fable? demanda-t-il. Que celui qui a goûté des entrailles humaines, coupées en morceaux avec celles d'autres victimes, est inévitablement changé en loup. Ne l'as-tu pas entendu (565e) raconter? Si. De même, quand le chef du peuple, assuré de l'obéissance absolue de la multitude, ne sait point s'abstenir du sang des hommes de sa tribu, mais, les accusant injustement, selon le procédé favori de ses pareils, et les traînant devant les tribunaux, se souille de crimes en leur faisant ôter la vie, quand, d'une langue et d'une bouche impies, il goûte le sang de sa race, [8,566] exile et tue, tout en laissant entrevoir la suppression des dettes et un nouveau (566a) partage des terres, alors, est-ce qu'un tel homme ne doit pas nécessairement, et comme par une loi du destin, périr de la main de ses ennemis, ou se faire tyran, et d'homme devenir loup? Il y a grande nécessité, répondit-il. Voilà donc, repris-je, l'homme qui fomente la sédition contre les riches. Oui. Or, si après avoir été chassé, il revient malgré ses ennemis, ne revient-il pas tyran achevé? Evidemment. Mais si les riches ne peuvent le chasser, ni provoquer (566b) sa perte en le brouillant avec le peuple, ils complotent de le faire périr en secret, de mort violente. Oui, dit-il, cela ne manque guère d'arriver. C'est en pareille conjoncture que tous les ambitieux qui en sont venus là inventent la fameuse requête du tyran, qui consiste à demander au peuple des gardes de corps pour lui conserver son défenseur. Oui vraiment. Et le peuple en accorde, car s'il craint pour son défenseur, il est plein d'assurance pour lui-même. (566c) Sans doute. Mais quand un homme riche et par là-même suspect d'être l'ennemi du peuple voit cela, alors, ô mon camarade, il prend le parti que l'oracle conseillait à Crésus, et «le long de l'Hermos au lit caillouteux il fuit, n'ayant souci d'être traité de lâche.» Et aussi bien n'aurait-il pas à craindre ce reproche deux fois ! Et s'il est pris dans sa fuite, j'imagine qu'il est mis à mort. Inévitablement. Quant à ce protecteur du peuple, il est évident qu'il (566d) ne gît point à terre « de son grand corps couvrant un grand espace» au contraire, après avoir abattu de nombreux rivaux, il s'est dressé sur le char de la cité, et de protecteur il est devenu tyran accompli. Ne fallait-il pas s'y attendre? Examinons maintenant, repris-je, le bonheur de cet homme et de la cité où s'est formé un semblable mortel. Parfaitement, dit-il, examinons. Dans les premiers jours, il sourit et fait bon accueil (566c) à tous ceux qu'il rencontre, déclare qu'il n'est pas un tyran, promet beaucoup en particulier et en public, remet des dettes, partage des terres au peuple et à ses favoris, et affecte d'être doux et affable envers tous, n'est-ce pas? II le faut bien, répondit-il. Mais quand il s'est débarrassé de ses ennemis du dehors, en traitant avec les uns, en ruinant les autres, et qu'il est tranquille de ce côté, il commence toujours par susciter des guerres, pour que le peuple ait besoin d'un chef. C'est naturel. [8,567] Et aussi pour que les citoyens, appauvris par les impôts, (567a) soient obligés de songer à leurs besoins quotidiens, et conspirent moins contre lui. Evidemment. Et si certains ont l'esprit trop libre pour lui permettre de commander, il trouve dans la guerre, je pense, un prétexte de les perdre, en les livrant aux coups de l'ennemi. Pour toutes ces raisons, il est inévitable qu'un tyran fomente toujours la guerre. Inévitable. Mais ce faisant, il se rend de plus en plus odieux aux (567b) citoyens. Comment non? Et n'arrive-t-il pas que, parmi ceux qui ont contribué à son élévation, et qui ont de l'influence, plusieurs parlent librement soit devant lui, soit entre eux, et critiquent ce qui se passe- du moins les plus courageux? C'est vraisemblable. Il faut donc que le tyran s'en défasse, s'il veut rester le maître, et qu'il en vienne à ne laisser, parmi ses amis comme parmi ses ennemis, aucun homme de quelque valeur. C'est évident. D'un oeil pénétrant il doit discerner ceux qui ont du courage, de la grandeur d'âme, de la prudence, des (567c) richesses; et tel est son bonheur qu'il est réduit, bon gré mal gré, à leur faire la guerre à tous, et à leur tendre des pièges jusqu'à ce qu'il en ait purgé l'État ! Belle manière de le purger ! Oui, dis-je, elle est à l'opposé de celle qu'emploient les médecins pour purger le corps; ceux-ci en effet font disparaître ce qu'il y a de mauvais et laissent ce qu'il y a de bon : lui fait le contraire. Il y est contraint, s'il veut conserver le pouvoir. Le voilà donc lié par une bienheureuse nécessité, qui (567d) l'oblige à vivre avec des gens méprisables ou à renoncer à la vie ! Telle est bien sa situation, dit-il. Or, n'est-il pas vrai que plus il se rendra odieux aux citoyens par sa conduite, plus il aura besoin d'une garde nombreuse et fidèle? Sans doute. Mais quels seront ces gardiens fidèles? D'où les fera-t-il venir? D'eux-mêmes, répondit-il, beaucoup voleront vers lui, s'il leur donne salaire. Par le chien ! il me semble que tu désignes là des (567e) frelons étrangers, et de toutes sortes. Tu as vu juste. Mais de sa propre cité qui aura-t-il? Est-ce qu'il ne voudra pas ... Quoi? Enlever les esclaves aux citoyens et, après les avoir affranchis, les faire entrer dans sa garde. Certainement. Et aussi bien ce seront là ses gardiens les plus fidèles. [8,568] En vérité, d'après ce que tu dis, elle est bienheureuse (568a) la condition du tyran, s'il prend de tels hommes pour amis et confidents, après avoir fait mourir les premiers ! Et pourtant il ne saurait en prendre d'autres. Donc, ces camarades l'admirent, et les nouveaux citoyens vivent en sa compagnie. Mais les honnêtes gens le haïssent et le fuient, n'est-ce pas? Hé! peuvent-ils faire autrement? Ce n'est donc pas sans raison que la tragédie passe, en général, pour un art de sagesse, et Euripide pour un maître extraordinaire en cet art. Pourquoi donc? Parce qu'il a énoncé cette maxime de sens profond, à savoir (568b) « que les tyrans deviennent habiles par le commerce des habiles »; et il entendait évidemment par habiles ceux qui vivent dans la compagnie du tyran. Il loue aussi, ajouta-t-il, la tyrannie comme divine et lui décerne bien d'autres éloges, lui et les autres poètes. Ainsi donc, en tant que gens habiles, les poètes tragiques nous pardonneront, à nous et à ceux dont le gouvernement se rapproche du nôtre, de ne point les admettre dans notre État, puisqu'ils sont les chantres de la tyrannie. Je crois, dit-il, qu'ils nous pardonneront, du moins ceux d'entre eux qui ont de l'esprit. (568c) Ils peuvent, je pense, parcourir les autres cités, y rassembler les foules, et, prenant à gages des voix belles, puissantes et insinuantes, entraîner les gouvernements vers la démocratie et la tyrannie. Sûrement. D'autant plus qu'ils sont payés et comblés d'honneurs pour cela, en premier lieu par les tyrans, en second lieu par les démocraties; mais à mesure qu'ils remontent la pente des constitutions, leur renommée faiblit, comme (568d) si le manque de souffle l'empêchait d'avancer. C'est exact. Mais, repris-je, nous nous sommes écartés du sujet. Revenons-en à l'armée du tyran, cette troupe belle, nombreuse, diverse, et toujours renouvelée, et voyons comment elle est entretenue. Il est évident, dit-il, que si la cité possède des trésors sacrés, le tyran y puisera, et tant que le produit de leur vente pourra suffire, il n'imposera pas au peuple de trop lourdes contributions. Mais quand ces ressources lui manqueront? (568e) Alors, il est évident qu'il vivra du bien de son père, lui, ses commensaux, ses favoris et ses maîtresses. Je comprends, dis-je : le peuple qui a donné naissance au tyran le nourrira, lui et sa suite. Il y sera bien obligé. Mais que dis-tu? Si le peuple se fâche et prétend qu'il n'est point juste qu'un fils dans la fleur de l'âge soit à la charge de son père, [8,569] qu'au contraire, le père doit être (569a) nourri par son fils; qu'il ne l'a point mis au monde et établi pour devenir lui-même, quand son fils serait grand, l'esclave de ses esclaves, et pour le nourrir avec ces esclaves-là et le ramassis de créatures qui l'entourent, mais bien pour être délivré, sous son gouvernement, des riches et de ceux qu'on appelle les honnêtes gens dans la cité; que maintenant il lui ordonne de sortir de l'État avec ses amis, comme un père chasse son fils de la maison, avec ses indésirables convives... (569b) Alors, par Zeus! il connaîtra ce qu'il a fait quand il a engendré, caressé, élevé un pareil nourrisson, et que ceux qu'il prétend chasser sont plus forts que lui. Que dis-tu? m'écriai-je, le tyran oserait violenter son père, et même, s'il ne cédait pas, le frapper? Oui, répondit-il, après l'avoir désarmé. D'après ce que tu dis le tyran est un parricide et un triste soutien des vieillards; et nous voilà arrivés, ce semble, à ce que tout le monde appelle la tyrannie ; le peuple, selon le dicton, fuyant la fumée de la soumission (569c) à des hommes libres, est tombé dans le feu du despotisme des esclaves, et en échange d'une liberté excessive et inopportune, a revêtu la livrée de la plus dure et la plus amère des servitudes, C'est, en effet, ce qui arrive, Eh bien ! demandai-je, aurions-nous mauvaise grâce à dire que nous avons expliqué de façon convenable le passage de la démocratie à la tyrannie, et ce qu'est celle-ci une fois formée? L'explication convient parfaitement, répondit-il.