[3,386] LIVRE III. (386a) Tels sont, dis-je, à l'égard des dieux, les discours qu'il faut tenir et ne pas tenir, dès l'enfance, à des hommes qui devront honorer les dieux et leurs parents, et faire grand cas de leur mutuelle amitié. Et ces conclusions me paraissent fort justes. Mais, s'ils doivent être courageux, ne faut-il pas aussi leur tenir des discours propres à leur ôter, autant que (386b) possible, la crainte de la mort ? Ou penses-tu qu'on puisse devenir courageux en ayant en soi cette crainte ? Par Zeus, répondit-il, je ne le pense pas ! Mais quoi ! celui qui croit à l'Hadès et se le représente comme un lieu terrible, penses-tu qu'il ne craigne pas la mort, et dans les combats la préfère à la défaite et à la servitude ? Nullement. Il faut donc encore, comme il semble, surveiller ceux qui entreprennent de raconter ces fables, et les prier de ne point blâmer, d'une manière simpliste, les choses de (368c) l'Hadès, mais plutôt de les louer ; car leurs récits ne sont ni vrais ni utiles à de futurs guerriers. Il le faut assurément, dit-il. Nous effacerons par conséquent, repris-je, à commencer par ces vers, toutes les assertions de ce genre : "J'aimerais mieux, valet de labour, être aux gages d'un autre, d'un homme pauvre et menant vie étroite, que règner sur ces morts, sur tout ce peuple éteint!" et celle-ci : (368d) "(Aïdônée craignit) qu'aux mortels et aux immortels n'apparussent les demeures effrayantes, ténébreuses, que les dieux eux-mêmes ont en horreur!" et ceci encore : "Ah ! dieux ! de nous il est encore aux demeures d'Hadès une âme et une image, mais privée de tout sentiment". et "Seul (Tirésias) garde le sentiment parmi l'agitation des ombres." et encore : "Son âme, s'envolant de son corps s'en alla chez Hadès, déplorant son destin, quittant sa force et sa jeunesse". et : "Mais l'âme sous terre, telle une fumée, s'en allait en poussant des cris aigus". et ceci : [3,387] (387a) Comme des chauves-souris dans le fond d'un antre sacré prennent leur vol en criant, et s'attachent les unes aux autres, quand l'une d'elles tombe de la file qui s'accroche au rocher, ainsi, avec des cris stridents, elles partaient ensemble". Pour ces passages et tous ceux de même genre, nous (387b) prierons Homère et les autres poètes de ne point trouver mauvais que nous les effacions ; ce n'est point qu'ils manquent de poésie, et ne flattent l'oreille du grand nombre : mais, plus ils sont poétiques, moins il convient de les laisser entendre à des enfants et à des hommes qui doivent être libres, et redouter l'esclavage plus que la mort. Tu as parfaitement raison. Donc, tous les noms terribles et effrayants relatifs à ces sujets sont aussi à rejeter : ceux de Cocyte, de Styx, d'habitants des enfers, de spectres, et d'autres (387c) du même genre qui font frissonner ceux qui les entendent. Peut-être ont-ils leur utilité sous quelque autre rapport ; mais nous craignons qu'un tel frisson n'enfièvre et n'amollisse exagérément nos gardiens. Et c'est à bon droit, dit-il, que nous le craignons. Il faut donc retrancher ces noms? Oui. Et les remplacer, en prose et en poésie, par des mots d'un caractère opposé. Evidemment. (387d) Nous retrancherons aussi les lamentations et les plaintes qu'on met dans la bouche des grands hommes. Il y a nécessité, dit-il, de retrancher cela avec le reste. Mais examine, repris-je, si la raison nous autorise ou non à faire ce retranchement. Nous disons que l'honnête homme ne regarde pas la mort comme terrible pour un autre honnête homme, dont il est le camarade. Nous le disons, en effet. Donc il ne pleurera pas sur lui comme sur quelqu'un qui aurait souffert quelque chose de terrible. Non certes. Mais nous pouvons dire aussi que c'est surtout un tel homme qui se suffit à lui-même pour être heureux, et (387e) que bien moins que les autres il a besoin d'autrui. C'est vrai. Moins que tout autre, par conséquent, il ressentira le malheur de perdre un fils, un frère, des richesses ou quelque autre bien de ce genre. Moins que tout autre assurément. Moins que tout autre, aussi, il se lamentera, et c'est avec le plus de douceur possible qu'il supportera un tel malheur, lorsque celui-ci l'atteindra. Il se lamentera beaucoup moins, en effet. Nous aurons donc raison d'ôter les lamentations aux hommes illustres, de les laisser aux femmes, [3,388] et encore aux 388 femmes ordinaires, et aux hommes lâches, afin que de telles faiblesses excitent l'indignation de ceux que nous prétendons élever pour la garde du pays. Nous aurons raison, dit-il. Encore une fois, nous prierons donc Homère et les autres poètes de ne pas nous représenter Achille, le fils d'une déesse "... tantôt couché sur le côté, tantôt sur le dos, et tantôt la face contre terre, puis se levant," et errant, l'âme agitée, "sur le rivage de la mer inféconde", (388b) "ni prenant à deux mains la cendre du foyer et se la répandant sur la tête", ni pleurant et se lamentant tant de fois et de telles façons qu'Homère l'a représenté ; ni Priam, que sa naissance approchait des dieux, "suppliant, se roulant dans la poussière, appelant chaque homme par son nom". Et nous les prierons plus instamment encore de ne pas nous représenter les dieux en pleurs et disant : "Hélas ! infortunée ! Hélas ! malheureuse mère du plus noble (388c) des hommes". Et s'ils parlent ainsi des dieux, que, du moins, ils n'aient pas l'audace de défigurer le plus grand des dieux, au point de lui faire dire : "Hélas ! c'est un homme cher, fuyant autour de la ville, qu'aperçoivent mes yeux, et mon coeur en est désolé"; et ailleurs : "Hélas pour moi ! le destin de Sarpédon, le plus cher des hommes, veut qu'il soit dompté par Patrocle, fils de Ménoetios". (388d) Si en effet, mon cher Adimante, nos jeunes gens prenaient au sérieux de tels discours, au lieu d'en rire comme de faiblesses indignes des dieux, il leur serait difficile, n'étant que des hommes, de les croire indignes d'eux-mêmes et de se reprocher ce qu'ils pourraient dire ou faire de semblable ; mais, à la moindre infortune, ils s'abandonneraient sans honte et sans courage aux plaintes et aux lamentations. (388e) Tu dis très vrai, avoua-t-il. Or cela ne doit pas être ; nous venons d'en voir la raison, et il faut y croire tant qu'on ne nous persuadera pas par une meilleure. Cela ne doit pas être en effet. Il ne faut pas non plus que nos gardiens soient amis du rire. Car presque toujours, quand on se livre à un rire violent, cet état entraîne dans l'âme un changement violent également. Il me le semble, dit-il. [3,389] Qu'on représente donc des hommes dignes d'estime (389a) dominés par le rire, est inadmissible, et ce l'est beaucoup plus s'il s'agit des dieux. Bien plus assurément. Donc, nous n'approuverons pas ce passage d'Homère sur les dieux : "Un rire inextinguible s'éleva parmi les dieux bienheureux quand ils virent Héphaïstos s'empresser à travers le palais". On ne peut l'approuver, suivant ton raisonnement. Si tu veux bien, dit-il, que ce raisonnement soit de (389b) moi ! En effet, on ne peut l'approuver. Mais nous devons aussi faire grand cas de la vérité. Car si nous avions raison tout à l'heure, si réellement le mensonge est inutile aux dieux, mais utile aux hommes sous forme de remède, il est évident que l'emploi d'un tel remède doit être réservé aux médecins, et que les profanes n'y doivent point toucher. C'est évident, dit-il. C'est donc aux gouvernants de l'État qu'il appartient, comme à personne au monde, de recourir à la fausseté pour tromper, dans l'intérêt de la cité, les ennemis ou les citoyens ; à toute autre personne le mensonge (389c) est interdit, et nous affirmerons que le particulier qui ment aux gouvernants commet une faute de même nature, mais plus grave même, que le malade qui ne dit pas la vérité au médecin, que l'élève qui cache au pedotribe ses dispositions physiques, ou que le matelot qui trompe le capitaine sur l'état du vaisseau et de l'équipage en ne l'informant pas de sa propre activité ni de celle de ses compagnons. C'est tout à fait vrai, reconnut-il. Par conséquent, si le chef surprend en flagrant délit de mensonge quelque citoyen (389d) de la classe des artisans, soit devin, soit médecin ou charpentier, le punira, comme introduisant une pratique propre à renverser et à perdre une cité aussi bien qu'un vaisseau. Il le punira, dit-il, si ses actions répondent à ses paroles. Mais quoi ! la tempérance ne sera-t-elle pas nécessaire à nos jeunes gens ? Comment non ? Or, pour la masse des hommes les principaux points de la tempérance ne sont-ils pas les suivants : obéir aux chefs, et être maître de soi-même en ce qui concerne les (389e) plaisirs du vin, de l'amour et de la table ? Il me semble. Alors nous approuverons, je pense, ce passage où Homère fait dire à Diomède : "Ami, assieds-toi en silence et obéis à ma parole" ! et le passage qui vient après : "... Les Achéens, respirant la force, allaient en silence, craignant leurs chefs", et tous les endroits semblables. Bien. Mais que penser de ce vers : "Sac à vin, aux yeux de chien, au coeur de biche!" et de ce qui suit ? [3,390] Sont-elles belles les impertinences que (390a) les particuliers, en prose ou en poésie, ont dîtes à leurs chefs? Elles ne sont point belles. Ce ne sont pas en effet, je pense, choses propres à entendre pour porter les jeunes gens à la tempérance. Qu'elles leur procurent quelque autre plaisir, il n'y a rien d'étonnant à cela. Mais que t'en semble ? Je suis de ton avis, dit-il. Hé quoi ! quand un poète fait dire au plus sage des hommes que rien au monde ne lui paraît plus beau que "... des tables chargées (390b) de pain et de viandes, et un échanson puisant au cratère le vin qu'il porte et verse dans les coupes"? crois-tu que cela soit propre à rendre le jeune homme maître de lui-même ? Lui convient-il d'entendre raconter qu'il n'est sort plus affreux que de mourir de faim, ou que Zeus, veillant seul pendant que les dieux et les (390c) hommes dormaient, oublia facilement, dans l'ardeur du désir amoureux qui le prit, tous les desseins qu'il avait conçus, et fut à tel point frappé par la vue d'Héra qu'il ne consentit point à rentrer dans son palais, mais voulut sur le lieu même, à terre, s'unir à elle, lui protestant qu'il ne l'avait jamais tant désirée, pas même le jour où ils s'étaient rencontrés pour la première fois à l'insu de leurs chers parents, ou qu'Arès et Aphrodite furent enchaînés par Héphaïstos pour une affaire du même genre? Non par Zeus, dit-il, non, cela ne me semble pas convenable. (390d) Mais, repris-je, si des exemples de fermeté à toute épreuve nous sont donnés, en paroles ou en actes, par des hommes illustres, nous devons les admirer et les écouter ; tels ces vers : "Se frappant la poitrine, il gourmanda son coeur : Supporte, mon coeur ! c'est chiennerie bien pire qu'un jour tu supportas"! Tu as parfaitement raison, avoua-t-il. Il ne faut pas non plus tolérer que nos guerriers reçoivent des présents et soient amis des richesses. Nullement. (390e) Ni chanter devant eux : "Les présents persuadent les dieux, les présents persuadent les rois vénérables"; ni louer le gouverneur d'Achille, Phoenix, comme s'il avait sagement conseillé son élève en lui disant de secourir les Achéens s'il en recevait des présents, sinon de ne point se défaire de son ressentiment ; et pour Achille lui-même, nous ne consentirons pas à reconnaître qu'il ait aimé les richesses au point de recevoir des présents d'Agamemnon, [3,391] et de ne vouloir rendre un cadavre qu'après en avoir touché la rançon. (391a) Il n'est point juste, dit-il, de louer de pareils traits. J'hésite, poursuivis-je, par respect pour Homère, à affirmer qu'il est impie de prêter de tels sentiments à Achille, de croire ceux qui les lui prêtent, et aussi ceux qui lui font dire, s'adressant à Apollon : "Tu m'as nui, toi qui lances au loin tes traits, le plus funeste de tous les dieux ; Ah ! je me vengerais si j'en avais le pouvoir". Qu'il se soit montré désobéissant et prêt à combattre (391b) le fleuve qui était un dieu ; qu'il ait dit de sa chevelure consacrée à l'autre fleuve, le Sperchéios : "Je voudrais offrir cette chevelure au héros Patrocle", celui-ci étant mort, et qu'il ait fait cela : voilà choses à ne pas croire. Et quant à Hector traîné autour du tombeau de Patrocle, et aux prisonniers égorgés sur son bûcher, nous soutiendrons que tous ces récits sont faux, et nous ne souffrirons pas qu'on fasse croire à nos (391c) guerriers qu'Achille, le fils d'une déesse et du très sage Pélée, lui-même petit-fils de Zeus, et l'élève du très sage Chiron, ait eu l'âme assez désordonnée pour y posséder deux maladies contraires : une basse cupidité et un orgueilleux mépris des dieux et des hommes. Tu as raison, dit-il. Gardons-nous donc, repris-je, de croire et de laisser dire que Thésée, fils de Poséidon, et Pirithoüs, fils de (391d) Zeus, aient tenté des enlèvements aussi criminels que ceux qu'on leur attribue, ni qu'aucun autre fils de dieu, aucun héros, ait osé commettre les actions terribles et sacrilèges dont on les accuse faussement. Au contraire, contraignons les poètes à reconnaître qu'ils n'ont pas commis de telles actions, ou qu'ils ne sont pas les enfants des dieux ; mais ne leur permettons pas de faire les deux assertions à la fois, ni d'essayer de persuader à nos jeunes gens que les dieux produisent des choses mauvaises et que les héros ne sont en rien meilleurs que les hommes. (391e) Comme nous le disions tout à l'heure ces propos sont impies et faux ; car nous avons démontré qu'il est impossible que le mal vienne des dieux. Sans contredit. Ajoutons qu'ils sont nuisibles à ceux qui les entendent ; tout homme, en effet, se pardonnera sa méchanceté s'il est persuadé qu'il ne fait que ce que font et ont fait les descendants des dieux, les proches parents de Zeus, qui sur le mont Ida, haut dans l'éther, ont un autel consacré à leur père, et qui "dans leurs veines gardent encore un sang divin". Ces raisons nous obligent à mettre fin à de telles fictions, [3,392] 392 de peur qu'elles n'engendrent, dans notre jeunesse, une grande facilité à mal faire. Certainement, dit-il. Maintenant, repris-je, quelle autre sorte de discours nous reste-t-il à examiner, parmi ceux qu'il convient de tenir ou de ne pas tenir ? Nous avons dit, en effet, comment il faut parler des dieux, des démons, des héros et des habitants de l'Hadès. Parfaitement. Donc, ce qui nous reste à dire concerne les hommes ? C'est évident. Mais, mon ami, il nous est impossible, pour le moment, de fixer ces règles. Comment ? Parce que nous dirions, je pense, que les poètes et les faiseurs de fables commettent les plus grandes erreurs à propos des hommes, quand ils prétendent que (392b) beaucoup d'injustes sont heureux, alors que les justes sont malheureux ; que l'injustice profite si elle demeure cachée ; que la justice est un bien pour autrui, mais pour soi-même un dommage. Nous leur interdirions de pareils discours, et nous leur prescririons de chanter et de conter le contraire ; ne le penses-tu pas ? J'en suis certain, répondit-il. Mais si tu reconnais que j'ai raison, en conclurai-je que tu as reconnu aussi ce que nous cherchons depuis beau temps déjà ? Ta réflexion est juste, avoua-t-il. N'est-ce pas que nous conviendrons s'il faut parler (392c) des hommes comme je viens de l'indiquer lorsque nous aurons découvert ce qu'est la justice et si, par nature, elle profite à celui qui la possède, qu'il passe pour juste ou non ? Rien de plus vrai, dit-il. Mais mettons terme à ce qui regarde les discours ; c'est la diction, je pense, qu'après cela il faut examiner : alors nous aurons traité du fond et de la forme d'une manière complète. Alors Adimante : Je ne comprends pas, dit-il, ce que tu veux dire. Il le faut pourtant, repris-je. Peut-être comprendras-tu (392d) mieux de la façon suivante. Tout ce que disent les conteurs de fables et les poètes n'est-il pas le récit d'événements passés, présents ou futurs ? Comment, répondit-il, serait-ce autre chose ? Eh bien ! n'emploient-ils pas pour cela le récit simple, imitatif, ou l'un et l'autre à la fois ? De ceci encore je te demande une plus claire explication. Je suis, à ce qu'il paraît, un maître ridicule et obscur. Donc, comme ceux qui sont incapables de s'expliquer, je ne prendrai pas la question dans son ensemble, mais (392e) dans l'une de ses parties, et j'essaierai par là de te montrer ce que je veux dire. Réponds-moi : ne sais-tu pas les premiers vers de l'Iliade dans lesquels le poète raconte que Chrysès pria Agamemnon de lui rendre sa fille, que celui-ci s'emporta, [3,393] et que le prêtre, n'ayant pas (393a) obtenu l'objet de sa demande, invoqua le dieu contre les Achéens ? Je le sais. Tu sais donc que jusqu'à ces vers : "il implorait tous les Achéens et surtout les deux Atrides, bons rangeurs de guerriers", le poète parle en son nom et ne cherche pas à tourner notre pensée dans un autre sens, comme si l'auteur de ces paroles était un autre que lui-même. Mais pour ce (393b) qui suit, il s'exprime comme s'il était Chrysès, et s'efforce de nous donner autant que possible l'illusion que ce n'est pas Homère qui parle, mais le vieillard, prêtre d'Apollon ; et il a composé à peu près de la même manière tout le récit des événements qui se sont passés à Ilion, à Ithaque et dans toute l'Odyssée. Parfaitement, dit-il. Or, n'y a-t-il pas récit, et quand ce sont les discours prononcés de part et d'autre qu'il rapporte, et quand ce sont les événements qui se placent entre ces discours ? Comment non? (393c) Mais lorsqu'il parle sous te nom d'un autre, ne dirons-nous pas qu'il rend autant que possible son élocution semblable à celle du personnage dont il nous annonce le discours ? Nous le dirons. Pourquoi pas ? Or, se rendre semblable à un autre sous le rapport de la voix et de l'aspect, c'est imiter celui auquel on se rend semblable ? Sans doute. Mais en ce cas, ce semble, Homère et les autres poètes se servent de l'imitation dans leurs récits. Parfaitement. Au contraire, si le poète ne se dissimulait jamais, l'imitation serait absente de toute sa poésie, de tous ses récits. Mais, pour que tu ne me dises pas que tu ne (393d) comprends pas cela aussi, je vais te l'expliquer. Si en effet Homère, après avoir dit que Chrysès vint, portant la rançon de sa fille, supplier les Achéens, surtout les rois, après cela ne s'exprimait point comme s'il était devenu Chrysès, mais comme s'il était toujours Homère, tu sais qu'il n'y aurait pas imitation, mais simple récit. Voici, à peu près, quelle en serait la forme - je m'exprimerai en prose car je ne suis pas poète : « Le prêtre, étant venu, pria les dieux d'accorder aux Achéens la prise de Troie (393e) et de les garder saufs, pourvu qu'ils lui rendissent sa fille, acceptant sa rançon et craignant le dieu. Quand il eut ainsi parlé, tous lui témoignèrent leur déférence et l'approuvèrent, mais Agamemnon s'emporta, lui ordonnant de partir immédiatement et de ne point revenir, de peur que le sceptre et les bandelettes du dieu ne lui fussent plus d'aucun secours. Avant d'être délivrée, sa fille, ajouta-t-il, vieillirait à Argos avec lui. Donc il lui enjoignit de s'en aller et de ne point l'irriter [3,394] s'il tenait à rentrer sain et sauf chez lui. Le vieillard, à ces (394a) mots, fut pris de crainte et se retira en silence ; mais, étant sorti du camp, il adressa à Apollon de nombreuses prières, appelant ce dieu par tous ses noms, le conjurant de se souvenir et de payer son prêtre de retour, si jamais celui-ci, soit en construisant des temples, soit en sacrifiant des victimes, l'avait honoré de présents agréables; comme récompense, il lui demanda instamment de faire expier aux Achéens, par ses flèches, les larmes qu'il versait. » Voilà, camarade, un simple récit sans imitation. (394b) Je comprends, dit-il. Comprends aussi qu'il y a une espèce de récit opposée à celle-là, lorsqu'on retranche ce que dit le poète entre les discours et qu'on ne laisse que le dialogue. Je comprends cela aussi, répondit-il ; c'est la forme propre à la tragédie. Ta remarque est fort juste, repris-je, et je pense que maintenant tu vois clairement ce que je ne pouvais t'expliquer tout à l'heure, à savoir qu'il y a une première (394c) sorte de poésie et de fiction entièrement imitative qui comprend, comme tu l'as dit, la tragédie et la comédie ; une deuxième où les faits sont rapportés par le poète lui-même - tu la trouveras surtout dans les dithyrambes - et enfin une troisième, formée de la combinaison des deux précédentes, en usage dans l'épopée et dans beaucoup d'autres genres. Tu me comprends ? Oui, j'entends ce que tantôt tu voulais dire. Rappelle-toi aussi qu'antérieurement à ceci nous disions que nous avions traité du fond du discours, mais qu'il nous restait à en examiner la forme. Je me le rappelle. (394d) Je disais donc précisément qu'il nous fallait décider si nous permettrions aux poètes de composer des récits purement imitatifs, ou d'imiter telle chose et non telle autre, et lesquelles de part et d'autre, ou si nous leur interdirions l'imitation. Je devine, dit-il, que tu examineras si nous devons admettre ou non la tragédie et la comédie dans notre cité. Peut-être, répondis-je, et peut-être plus que cela, car je ne le sais pas encore ; mais par où la raison, comme un souffle, nous porte, par là nous devons aller. Voilà qui est bien dit. (394e) Maintenant, Adimante, examine si nos gardiens doivent être ou non des imitateurs. De ce que nous avons dit plus haut ne suit-il pas que chacun ne peut bellement exercer qu'un métier, non pas plusieurs, et que celui qui tenterait de s'adonner à plusieurs échouerait en tous, de manière à n'y point acquérir de réputation ? Comment cela n'arriverait-il pas ? Or, le raisonnement n'est-il pas le même concernant l'imitation ? Le même homme peut-il imiter plusieurs choses aussi bien qu'une seule ? Non, assurément. [3,395] Encore moins pourra-t-il exercer à la fois une profession (395a) importante et imiter plusieurs choses, être imitateur, puisque les mêmes personnes ne peuvent réussir en deux formes d'imitation qui paraissent voisines l'une de l'autre, comme la tragédie et la comédie; ne les appelais-tu pas tout à l'heure des imitations ? Si, et tu as raison de dire que les mêmes personnes ne peuvent y réussir. On ne peut même pas être à la fois rhapsode et acteur. C'est vrai. Et les acteurs qui jouent dans les comédies et les tragédies ne sont pas les mêmes; or tout cela est imitation, (395b) n'est-ce pas ? Imitation. Il me semble, Adimante, que la nature humaine est réduite en parties encore plus petites, de sorte que l'homme ne peut bien imiter plusieurs choses, ou faire les choses mêmes que reproduit l'imitation. Rien de plus vrai, dit-il. Si donc nous maintenons notre premier principe, à savoir que nos gardiens, dispensés de tous les autres métiers, doivent être les artisans tout dévoués de l'indépendance (395c) de la cité, et négliger ce qui n'y porte point, il faut qu'ils ne fassent et n'imitent rien d'autre ; s'ils imitent, que ce soient les qualités qu'il leur convient d'acquérir dès l'enfance : le courage, la tempérance, la sainteté, la libéralité et les autres vertus du même genre ; mais la bassesse, ils ne doivent ni la pratiquer ni savoir habilement l'imiter, non plus qu'aucun des autres vices, de peur que de l'imitation ils ne recueillent le fruit de la réalité. Ou bien n'as-tu pas remarqué que l'imitation, (395d) si depuis l'enfance on persévère à la cultiver, se fixe dans les habitudes et devient une seconde nature pour le corps, la voix et l'esprit ? Certainement, répondit-il. Nous ne souffrirons donc pas, repris-je, que ceux dont nous prétendons prendre soin et qui doivent devenir des hommes vertueux, imitent, eux qui sont des hommes, une femme jeune ou vieille, injuriant son mari, rivalisant avec les dieux et se glorifiant de son bonheur, ou se (395e) trouvant dans le malheur, dans le deuil et dans les larmes ; à plus forte raison n'admettrons-nous pas qu'ils l'imitent malade, amoureuse ou en mal d'enfant. Non, certes, dit-il. Ni qu'ils imitent les esclaves, mâles ou femelles, dans leurs actions serviles. Cela non plus. Ni, ce semble, les hommes méchants et lâches qui font le contraire de ce que nous disions tout à l'heure, qui se rabaissent et se raillent les uns les autres, et tiennent des propos honteux, [3,396] (396a) soit dans l'ivresse, soit de sang-froid ; ni toutes les fautes dont se rendent coupables de pareilles gens, en actes et en paroles, envers eux-mêmes et envers les autres. Je pense qu'il ne faut pas non plus les habituer à contrefaire le langage et la conduite des fous ; car il faut connaître les fous et les méchants, hommes et femmes, mais ne rien faire de ce qu'ils font et ne pas les imiter. Cela est très vrai, dit-il. Quoi donc? poursuivis-je, imiteront-ils les forgerons, les autres artisans, les rameurs qui font avancer les (396b) trirèmes, les maîtres d'équipage, et tout ce qui se rapporte à ces métiers ? Et comment, répliqua-t-il, le leur permettrait-on, puisqu'ils n'auront même pas le droit de s'occuper d'aucun de ces métiers ? Et le hennissement des chevaux, le mugissement des taureaux, le murmure des rivières, le fracas de la mer, le tonnerre et tous les bruits du même genre, les imiteront-ils ? Non, répondit-il, car il leur est interdit d'être fous et d'imiter les fous. Si donc, repris-je, je comprends ta pensée, il est une manière de parler et de raconter que suit le véritable honnête homme, lorsqu'il a quelque chose à dire ; et il (396c) en est une autre, différente, à laquelle s'attache et se conforme toujours l'homme de nature et d'éducation contraires. Quelles sont ces manières ? demanda-t-il. L'homme mesuré, ce me semble, quand il sera amené dans un récit à rapporter quelque mot ou quelque action d'un homme bon, voudra s'exprimer comme s'il était cet homme et ne rougira pas d'une telle imitation, surtout s'il imite quelque trait de fermeté ou de sagesse. (396d) Il imitera moins souvent et moins bien son modèle quand celui-ci aura failli, sous l'effet de la maladie, de l'amour, de l'ivresse ou d'un autre accident. Et lorsqu'il aura à parler d'un homme indigne de lui, il ne consentira pas à l'imiter sérieusement, sinon en passant, quand cet homme aura fait quelque chose de bien ; et encore en éprouvera-t-il de la honte, à la fois parce qu'il n'est point exercé à imiter de tels hommes et parce qu'il lui répugne de se modeler et de se former sur le type de (396e) gens qui ne le valent pas; au fond, il méprise l'imitation et n'y voit qu'un amusement. C'est naturel, dit-il. Il se servira donc d'une forme de récit pareille à celle dont nous parlions, il y a un moment, à propos des vers d'Homère, et son discours participera à la fois de l'imitation et de la narration simple, mais, dans un long discours, il n'y aura qu'une petite part d'imitation. N'ai-je pas raison ? Assurément, répondit-il; tel doit être le type de cet orateur. [3,397] Par conséquent, repris-je, l'orateur différent, dans la (397a) mesure où il sera plus médiocre, imitera tout et ne croira rien indigne de lui, de sorte qu'il tentera sérieusement de contrefaire, en présence de nombreux auditoires, ce que nous énumérions tout à l'heure : le bruit du tonnerre, des vents, de la grêle, des essieux, des poulies ; les sons de la trompette, de la flûte, de la syrinx, de tous les instruments, et de plus les cris des chiens, des moutons et des oiseaux ; son discours tout entier (397b) sera imitatif de voix et de gestes : il n'y entrera que peu de récit. Oui, dit il, c'est inévitable. Voilà les deux sortes de récit dont je voulais parler. Et, en effet, elles existent. Or, la première ne comporte que de faibles variations, et lorsqu'on aura donné au discours l'harmonie et le rythme qui lui conviennent, on n'aura guère qu'à conserver cette même et unique harmonie - qui est (397c) presque uniforme - et un rythme qui, semblablement, ne change pas. C'est tout à fait comme tu dis. Mais l'autre, n'exige-t-elle pas le contraire ? Ne lui faut-il pas toutes les harmonies, tous les rythmes pour s'exprimer de la manière qui lui est propre, puisqu'elle comporte toutes les formes de variations ? C'est très juste. Mais tous les poètes, et en général ceux qui racontent, n'emploient-ils pas l'une ou l'autre de ces formes de diction, ou un mélange des deux ? Nécessairement, dit-il. (397d) Que ferons-nous donc ? poursuivis-je. Admettrons-nous dans notre cité toutes ces formes, l'une ou l'autre des formes pures, ou leur mélange ? Si mon opinion l'emporte, répondit-il, nous nous déciderons en faveur de la forme pure qui imite l'homme de bien. Cependant, Adimante, la forme mélangée a bien de l'agrément ; et la forme de beaucoup la plus agréable aux enfants, à leurs gouverneurs et à la foule, est l'opposée de celle que tu préfères. C'est en effet la plus agréable. Mais, repris-je, tu me diras peut-être qu'elle ne convient (397e) pas à notre gouvernement, parce qu'il n'y a point chez nous d'homme double ni multiple, et que chacun n'y fait qu'une seule chose. En effet, elle ne convient pas. N'est-ce donc pas à cause de cela que dans notre cité seulement on trouvera le cordonnier cordonnier, et non pas pilote en même temps que cordonnier, le laboureur laboureur, et non pas juge en même temps que laboureur, le guerrier guerrier et non pas commerçant en même temps que guerrier, et ainsi de tous ? C'est vrai, dit-il. [3,398] Si donc un homme en apparence capable, par son (398a) habileté, de prendre toutes les formes et de tout imiter, venait dans notre ville pour s'y produire, lui et ses poèmes, nous le saluerions bien bas comme un être sacré, étonnant, agréable ; mais nous lui dirions qu'il n'y a point d'homme comme lui dans notre cité et qu'il ne peut y en avoir ; puis nous l'enverrions dans une autre ville, après avoir versé de la myrrhe sur sa tête et l'avoir couronné de bandelettes. Pour notre compte, visant à l'utilité, nous aurons recours au poète et au conteur plus austère (398b) et moins agréable qui imitera pour nous le ton de l'honnête homme et se conformera, dans son langage, aux règles que nous avons établies dès le début, lorsque nous entreprenions l'éducation de nos guerriers. Oui, dit-il, nous agirons de la sorte si cela dépend de nous. Maintenant, mon ami, il me semble que nous en avons fini avec cette partie de la musique qui concerne les discours et les fables, car nous avons traité et du fond et de la forme. Il me le semble aussi, répondit-il. Après cela ne nous reste-t-il pas à traiter du caractère (398c) du chant et de la mélodie ? Si, évidemment. Or, tout homme ne trouverait-il pas immédiatement ce que nous devons en dire et ce qu'ils doivent être, si nous voulons rester d'accord avec nos précédents propos ? Alors Glaucon, souriant : Pour moi, Socrate, dit-il, je risque de rester en dehors de «tous les hommes», car je ne suis guère en état d'inférer, à l'instant, ce que doivent être ces choses ; je le soupçonne cependant. En tout cas, repris-je, tu es en état de faire cette (398d) première remarque : que la mélodie se compose de trois éléments, les paroles, l'harmonie et le rythme. Pour cela oui, reconnut-il. Quant aux paroles, diffèrent-elles de celles qui ne sont pas chantées ? Ne doivent-elles pas être composées selon les règles que nous énoncions tout à l'heure et dans une forme semblable ? C'est vrai, dit-il. Et l'harmonie et le rythme doivent s'accorder aux paroles. Comment non ? Mais nous avons dit qu'il ne fallait pas de plaintes et de lamentations dans nos discours. Il n'en faut pas en effet. (398e) Quelles sont donc les harmonies plaintives ? Dis-le moi puisque tu es musicien. Ce sont, répondit-il, la lydienne mixte, la lydienne aiguë et quelques autres semblables. Par conséquent ces harmonies-là sont à retrancher, n'est-ce pas ? car elles sont inutiles aux femmes honnêtes, et à plus forte raison aux hommes. Certainement. Mais rien n'est plus inconvenant pour les gardiens que l'ivresse, la mollesse et l'indolence. Sans contredit. Quelles sont donc les harmonies molles, usitées dans les banquets ? L'ionienne et la lydienne qu'on appelle lâches. [3,399] (399a) Eh bien ! mon ami, t'en serviras-tu pour former des guerriers ? En aucune façon, dit-il ; seulement je crains qu'il ne te reste que la dorienne et la phrygienne. Je ne me connais pas en harmonies, avouai-je; mais laisse-nous celle qui imite comme il convient, d'un brave engagé dans la bataille ou dans toute autre action violente, les tons et les accents, lorsque par infortune il court au-devant des blessures, de la mort, ou tombe dans quelque autre malheur, et qu'en toutes ces conjonctures, ferme (399b) à son rang et résolu, il repousse les attaques du sort. Laisse-nous une autre harmonie pour imiter l'homme engagé dans une action pacifique, non pas violente mais volontaire, qui cherche à persuader pour obtenir ce qu'il demande, soit un dieu par ses prières, soit un homme par ses leçons et ses conseils, ou au contraire, prié, enseigné, persuadé, se soumet à un autre, et par ces moyens ayant réussi à son gré, n'en conçoit pas d'orgueil, mais se conduit en toutes ces circonstances avec sagesse et modération, content de ce qui lui arrive. Ces deux harmonies, la (399c) violente et la volontaire, qui imiteront avec le plus de beauté les accents des malheureux, des heureux, des sages et des braves, celles-là laisse-les. Mais, répondit-il, les harmonies que tu me demandes de laisser ne sont autres que celles dont je viens de faire mention. Donc, repris-je, nous n'aurons pas besoin, pour nos chants et nos mélodies, d'instruments à cordes nombreuses, qui rendent toutes les harmonies. Il ne me le semble pas, dit-il. Et par suite nous n'aurons pas à entretenir des fabricants de triangles, de pectis et autres instruments (399d) polychordes et polyharmoniques. Non, apparemment. Mais quoi ? les fabricants de flûtes et les aulètes, les admettras-tu dans la cité ? Cet instrument n'est-il pas celui qui peut émettre le plus de sons, et les instruments qui rendent toutes les harmonies ne sont-ils pas des imitations de la flûte? C'est évident. Il te reste donc, repris-je, la lyre et la cithare, utiles à la ville ; aux champs, les bergers auront la syrinx. C'est, dit-il, une conséquence de notre raisonnement. Au reste, mon ami, nous n'innovons pas en préférant (399e) Appollon et les instruments d'Apollon à Marsyas et à ses instruments. Non, par Zeus ! je ne crois pas que nous innovions. Mais, par le chien ! m'écriai-je, nous avons, sans nous en apercevoir, purifié la cité que, tout à l'heure, nous disions adonnée à la mollesse. Et nous avons sagement agi, dit-il. Or çà donc, repris-je, achevons de la purifier. Après les harmonies il nous reste à examiner les rythmes ; nous ne devons pas les rechercher variés, ni formant des mesures de toute sorte, mais discerner ceux qui expriment une vie réglée et courageuse; [3,400] quand nous les aurons discernés, (400a) nous obligerons la mesure et la mélodie à se conformer aux paroles, et non les paroles à la mesure et à la mélodie. Quels sont ces rythmes, c'est ton affaire de nous les désigner, comme tu as fait des harmonies. Mais par Zeus ! objecta-t-il, je ne sais que dire. Qu'il y en ait en effet trois sortes avec lesquels on tresse toutes les mesures, comme il y a quatre sortes de tons d'où l'on tire toutes les harmonies, je puis le dire, l'ayant étudié ; mais quels sont ceux qui imitent tel genre de vie, je ne le sais. (400b) Sur ce point, dis-je, nous consulterons Damon et nous lui demanderons quelles sont les mesures qui conviennent à la bassesse, à l'insolence, à la folie et aux autres vices, et quels rythmes il faut laisser pour leurs contraires. Je crois l'avoir vaguement entendu prononcer les noms d'énoplien composé, de dactyle, d'héroïque, mais je ne sais quel arrangement il donnait à ce dernier rythme, dans lequel il égalait les temps faibles et les temps forts, et qui se terminait par une brève ou une longue. Il appelait aussi, je crois, un pied iambe, un autre trochée, (400c) et leur assignait des longues et des brèves. Et dans certains de ces mètres, il blâmait ou louait, me semble-t-il, le mouvement de la mesure non moins que les rythmes eux-mêmes - ou quelque chose qui tenait des deux - car je ne le sais pas au juste ; mais, comme je le disais, renvoyons ces questions à Damon : les discuter demanderait beaucoup de temps, n'est-ce pas ? Oui, par Zeus ! Mais voici un point que tu peux trancher, c'est que la grâce et le manque de grâce dépendent de l'eurythmie et de l'arythmie. Sans doute. Mais le bon et le mauvais rythme suivent et imitent (400d) l'un le bon style, l'autre le mauvais, et pour la bonne et la mauvaise harmonie il en est de même, si le rythme et l'harmonie se conforment aux paroles, comme nous le disions tout à l'heure, et non les paroles au rythme et à l'harmonie. Assurément, dit-il, ils doivent s'accorder aux paroles. Mais la manière de dire et le discours lui-même, ne dépendent-ils pas du caractère de l'âme ? Comment non ? Et tout le reste ne dépend-il pas du discours ? Si. Ainsi le bon discours, la bonne harmonie, la grâce et l'eurythmie dépendent de la simplicité du caractère, non (400e) point de cette sottise que nous appelons gentiment simplicité, mais de la simplicité véritable d'un esprit qui allie la bonté à la beauté. Parfaitement. Or nos jeunes gens ne doivent-ils pas rechercher en tout ces qualités s'ils veulent accomplir leur propre tâche ? Ils doivent les rechercher. [3,401] Mais la peinture en est pleine ainsi que tous les arts (401a) du même genre : en est pleine l'industrie du tisserand, du brodeur, de l'architecte, du fabricant des autres objets, et même la nature des corps et des plantes; en tout cela, en effet, il y a grâce ou laideur. Et la laideur, l'arythmie, l'enharmonie sont soeurs du mauvais langage et du mauvais caractère, tandis que les qualités opposées sont soeurs et imitations du caractère opposé, du caractère sage et bon. Certainement, dit-il. (401b) Mais les poètes sont-ils les seuls que nous devions surveiller et contraindre à n'introduire dans leurs créations que l'image du bon caractère? Ne faut-il pas surveiller aussi les autres artisans et les empêcher d'introduire le vice, l'incontinence, la bassesse et la laideur dans la peinture des êtres vivants, dans l'architecture, ou dans tout autre art ? Et, s'ils ne peuvent se conformer à cette règle, ne faut-il pas leur défendre de travailler chez nous, de peur que nos gardiens, élevés au milieu des images du vice comme dans un mauvais pâturage, n'y (401c) cueillent et n'y paissent, un peu chaque jour, mainte herbe funeste, et de la sorte n'amassent à leur insu un grand mal dans leur âme ? Ne faut-il pas, au contraire, rechercher les artisans heureusement doués pour suivre à la trace la nature du beau et du gracieux, afin que nos jeunes gens, pareils aux habitants d'une saine contrée, profitent de tout ce qui les entoure, de quelque côté que vienne à leurs yeux ou à leurs oreilles une effluence des beaux ouvrages, telle une brise apportant la santé de (401d) régions salubres et les disposant insensiblement dès l'enfance à imiter, à aimer la belle raison et à se mettre d'accord avec elle ? On ne saurait mieux les élever, dit-il. N'est-ce donc pas, Glaucon, repris-je, que l'éducation musicale est souveraine parce que le rythme et l'harmonie ont au plus haut point le pouvoir de pénétrer dans l'âme et de la toucher fortement, apportant avec eux la grâce et la conférant, si l'on a été bien élevé, sinon le contraire ? (401e) Et aussi parce que le jeune homme à qui elle est donnée comme il convient sent très vivement l'imperfection et la laideur dans les ouvrages de l'art ou de la nature, et en éprouve justement du déplaisir ? Il loue les belles choses, les reçoit joyeusement dans son âme pour en faire sa nourriture, [3,402] et devient ainsi noble et bon; au (402a) contraire, il blâme justement les choses laides, les hait dès l'enfance, avant que la raison lui soit venue, et quand la raison lui vient, il l'accueille avec tendresse et la reconnaît comme une parente d'autant mieux que son éducation l'y a préparé. Il me semble en effet, dit-il, que ce sont là les avantages que l'on attend de l'éducation par la musique. Je repris : A l'époque où nous apprenions les lettres nous n'estimions les savoir suffisamment que lorsque leurs éléments, en petit nombre, mais dispersés dans tous les mots, ne nous échappaient plus, et que, ni dans un petit mot ni dans un grand, nous ne les négligions, comme (402b) inutiles à noter ; alors, au contraire, nous nous appliquions à les distinguer, persuadés qu'il n'y avait pas d'autre moyen d'apprendre à lire. C'est vrai. Il est vrai également que nous ne reconnaîtrons pas les images des lettres, reflétées dans l'eau ou dans un miroir, avant de connaître les lettres elles-mêmes, car tout cela est l'objet du même art et de la même étude. Très certainement. Eh bien ! je dis de même, par les dieux, que nous ne serons pas musiciens, ni les gardiens que nous prétendons (402c) élever, avant de savoir reconnaître les formes de la tempérance, du courage, de la générosité, de la grandeur d'âme, des vertus leurs soeurs et des vices contraires, partout où elles sont dispersées ; avant de percevoir leur présence là où elles se trouvent, elles ou leurs images, sans en négliger aucune, ni dans les petites choses ni dans les grandes, persuadés qu'elles sont l'objet du même art et de la même étude. C'est tout à fait nécessaire, reconnut-il. Donc, poursuivis-je, l'homme qui réunit à la fois de (402d) belles dispositions dans son âme, et dans son extérieur des traits qui ressemblent et s'accordent à ces dispositions, parce qu'ils participent du même modèle, constitue le plus beau des spectacles pour qui le peut contempler. De beaucoup le plus beau. Mais le plus beau est aussi le plus aimable ? Comment non ? Par conséquent le musicien aimera de tels hommes autant que possible; mais il n'aimera pas l'homme dépourvu d'harmonie. Non, avoua-t-il, du moins si c'est l'âme qui a quelque défaut ; si c'est le corps, pourtant, il en prendra son parti et consentira à aimer. (402e) Je comprends, répliquai-je; tu ressens ou tu as ressenti un tel amour, et je t'approuve. Mais dis-moi : le plaisir excessif s'accorde-t-il avec la tempérance ? Comment cela pourrait-il être, puisqu'il ne trouble pas moins l'âme que la douleur ? Et avec les autres vertus? [3,403] (403a) Nullement. Quoi donc ? avec l'insolence et l'incontinence ? Plus qu'avec toute autre chose. Mais connais-tu un plaisir plus grand et plus vif que celui de l'amour sensuel ? Je n'en connais pas, répondit-il; il n'y en a pas de plus furieux. Au contraire, l'amour véritable aime avec sagesse et mesure l'ordre et la beauté ? Certainement, dit-il. Donc, rien de furieux ni d'apparenté à l'incontinence ne doit approcher de l'amour véritable. Non. (403b) Et par suite, le plaisir sensuel ne doit pas en approcher ; il ne doit pas entrer dans le commerce de l'amant et de l'enfant qui s'aiment d'un véritable amour. Non, par Zeus, Socrate, il ne doit pas en approcher ! Ainsi donc, semble-t-il, tu poseras en loi dans la cité dont nous traçons le plan, que l'amant peut chérir, fréquenter, embrasser le jeune garçon comme un fils, en vue d'une noble fin, s'il le persuade ; mais que pour le reste, il doit avoir avec l'objet de ses soins des rapports tels que jamais on ne le soupçonne d'être allé plus loin, (403c) s'il ne veut pas encourir le reproche d'homme ignorant et grossier. Tu as raison, dit-il. Maintenant, repris-je, ne crois-tu pas comme moi que notre discussion sur la musique soit arrivée à son terme ? Elle finit où elle devait finir ; car la musique doit aboutir à l'amour du beau. Je partage ton avis, répondit-il. Après la musique, c'est par la gymnastique qu'il faut former les jeunes gens. Sans doute. Il faut donc les y exercer sérieusement dès l'enfance et au cours de la vie. Voici ma pensée à ce sujet : examine-la (403d) avec moi. Ce n'est pas, à mon avis, le corps, si bien constitué qu'il soit, qui par sa vertu propre rend l'âme bonne, mais au contraire l'âme qui, lorsqu'elle est bonne, donne au corps, par sa vertu propre, toute la perfection dont il est capable. Que t'en semble ? La même chose qu'à toi, dit-il. Si donc, après avoir suffisamment pris soin de l'âme, nous lui laissions la tâche de préciser ce qui regarde le corps, nous bornant à indiquer les modèles généraux, (403e) afin d'éviter de longs discours, ne ferions-nous pas bien ? Tout à fait bien. Nous avons déjà dit que nos gardiens devaient fuir l'ivresse ; en effet, à un gardien moins qu'à tout autre il est permis, étant ivre, de ne pas savoir où il se trouve. Il serait, en effet, ridicule, dit-il, qu'un gardien eût besoin d'être gardé ! Mais que dirons-nous de la nourriture ? Nos hommes sont les athlètes de la plus grande lutte, n'est-ce pas ? Oui. [3,404] Donc, le régime des athlètes actuels leur conviendrait-il ? (404a) Peut-être. Mais, repris-je, c'est un régime somnolent et dangereux pour la santé. Ne vois-tu pas qu'ils passent leur vie à dormir ces athlètes, et que pour peu qu'ils s'écartent du régime qu'on leur a prescrit ils contractent de graves et violentes maladies ? Je le vois. D'un régime plus fin, poursuivis-je, ont besoin nos athlètes guerriers, pour qui c'est une nécessité de rester, comme les chiens, toujours en éveil, de voir et d'entendre avec la plus grande acuité, et, tout en changeant souvent (404b) de boisson et de nourriture, en s'exposant aux soleils brûlants et aux froids, de conserver une inaltérable santé. Il me le semble. Or la meilleure gymnastique n'est-elle pas soeur de la musique simple dont nous parlions il n'y a qu'un moment ? Que veux-tu dire ? Qu'une bonne gymnastique est simple, surtout si elle est destinée à des guerriers. Comment ? On pourrait, répondis-je, l'apprendre d'Homère. Tu sais, en effet, que quand il fait manger ses héros en campagne il ne les régale ni de poissons, bien qu'ils (404c) soient près de la mer, sur l'Hellespont, ni de viandes préparées, mais simplement de viandes rôties, d'un apprêt très facile pour des soldats ; car partout, peut-on dire, il est plus facile de se servir du feu même que de porter des ustensiles avec soi. Oui certes. Des assaisonnements, Homère, je crois, n'a fait jamais mention. Les autres athlètes ne savent-ils pas que pour rester en bonne forme il faut s'abstenir de tout cela ? Et c'est avec raison, dit-il, qu'ils le savent et s'en abstiennent. (404d) Quant à la table syracusaine et aux mets variés de Sicile, il ne semble pas, mon ami, que tu les approuves, si nos prescriptions te paraissent justes. Non. Tu n'approuveras pas non plus que des hommes qui doivent rester en bonne forme aient pour maîtresse une jeune fille de Corinthe ? Point du tout. Ni qu'ils s'adonnent aux délices renommées de la pâtisserie attique ? Non, nécessairement. En effet, en comparant une telle alimentation et un tel régime à la mélopée et au chant où entrent tous les tons et tous les rythmes, nous ferions, je crois, une (404e) comparaison juste. Sans doute. Ici la variété produit le dérèglement, là elle engendre la maladie ; au contraire, la simplicité dans la musique rend l'âme tempérante, et dans la gymnastique le corps sain. Rien de plus vrai, dit-il. [3,405] Mais si le dérèglement et les maladies se multiplient (405a) dans une cité, ne s'ouvrira-t-il pas beaucoup de tribunaux et de cliniques ? la chicane et la médecine y seront en honneur quand les hommes libres eux-mêmes s'y appliqueront nombreux et avec ardeur. Comment cela n'arriverait-il pas ? Or, du vice et de la bassesse de l'éducation dans une cité est-il plus grande preuve que le besoin de médecins et de juges habiles, non seulement pour les gens du commun et les artisans, mais encore pour ceux qui se piquent d'avoir reçu une éducation libérale ? Ou bien penserais-tu que ce n'est pas une honte et une grande (405b) preuve de manque d'éducation que d'être forcé d'avoir recours à une justice d'emprunt, et de rendre les autres maîtres et juges de son droit, faute de justice personnelle ? C'est la plus grande honte qui soit ! dit-il. Mais ne crois-tu pas qu'il y ait honte plus grande encore quand, non content de passer la majeure partie de sa vie devant les tribunaux à soutenir ou à intenter des procès, on se vante par vulgarité d'être habile à commettre l'injustice, de pouvoir jouer tous les tours, (405c) s'enfuir par toutes les issues, et plier comme l'osier pour éviter le châtiment ? Et cela pour des intérêts mesquins et méprisables, parce qu'on ne sait pas combien il est plus beau et meilleur d'ordonner sa vie de façon à n'avoir pas besoin d'un juge somnolent ? C'est là, avoua-t-il, honte plus grande encore. D'un autre côté, recourir à l'art du médecin, non pas pour des blessures ou pour quelqu'une de ces maladies (405d) que ramènent les saisons, mais parce que, sous l'effet de la paresse et du régime que nous avons décrit, on s'emplit d'humeurs et de vapeurs comme un étang, et contraindre les subtils enfants d'Asclépios à donner à ces maladies les noms de « flatulences » et de « catarrhes », n'est-ce pas, aussi, une chose honteuse ? Si, répondit-il, et vraiment ce sont des noms de maladies nouveaux et étranges. Tels, repris-je, qu'il n'en existait pas, je crois, au (405e) temps d'Asclépios. Je le conjecture parce que ses fils, à Troie, ne blâmèrent point la femme qui fit boire à Eurypyle blessé du vin Pramnien [3,406] saupoudré abondamment (406a) de farine d'orge et de fromage râpé, ce qui paraît inflammatoire, non plus qu'ils ne désapprouvèrent le remède de Patrocle. C'était pourtant, dit-il, un breuvage bizarre pour un homme dans cet état. Non, fis-je observer, si tu réfléchis que la médecine actuelle, qui suit pas à pas les maladies, ne fut point pratiquée par les Asclépiades avant l'époque d'Hérodicos. Hérodicos était pédotribe ; devenu valétudinaire il combina la gymnastique avec la médecine, ce qui servit d'abord et surtout à le tourmenter lui-même, puis beau-coup d'autres après lui. Comment donc ? demanda-t-il. En lui ménageant une mort lente, répondis-je. Car, comme sa maladie était mortelle, il la suivit pas à pas sans pouvoir, je crois, la guérir ; renonçant à toute autre occupation, il passa sa vie à se soigner, dévoré d'inquiétude pour peu qu'il s'écartât de son régime habituel ; de la sorte, traînant une vie languissante, à force d'habileté il atteignit la vieillesse. Son art lui rendit là un beau service ! s'écria-t-il. (406c) Il le méritait bien, repris-je, pour n'avoir pas vu que si Asclépios n'enseigna pas ce genre de médecine à ses descendants, ce ne fut ni par ignorance ni par inexpérience, mais parce qu'il savait que dans une cité bien gouvernée, chacun a une tâche fixée qu'il est obligé d'accomplir, et que personne n'a le loisir de passer sa vie à être malade et à se soigner. Nous sentons le ridicule de cet abus chez les artisans, mais chez les riches et les prétendus heureux nous ne le sentons pas. Comment ? s'enquit-il. Un charpentier malade, dis-je, demande au médecin (406d) de lui donner un remède qui, par vomissement ou purgation, évacue sa maladie, ou bien de lui faire soit une cautérisation, soit une incision qui l'en débarrasse. Mais si quelqu'un lui prescrit un long régime, avec des bandages autour de la tête et ce qui s'ensuit, il dit vite qu'il n'a pas le temps d'être malade, qu'il ne trouve aucun avantage à vivre ainsi, ne s'occupant que de sa maladie et négligeant le travail qu'il a devant lui. Après cela il congédie le médecin, et, reprenant son régime (406e) habituel, revient à la santé et vit en exerçant son métier ; ou bien, si son corps n'est pas à même de résister, la mort le tire d'embarras. Voilà la médecine qui semble convenir à un tel homme. [3,407] N'est-ce point, repris-je, parce qu'il a une fonction à remplir, et que s'il ne la remplit pas il ne trouve aucun (407a) avantage à vivre ? C'est évident. Mais le riche, disons-nous, n'a pas de travail dont il ne puisse s'abstenir sans que la vie lui soit insupportable. On le prétend. N'entends-tu pas Phocylide dire que dès qu'on a de quoi vivre il faut pratiquer la vertu? Je pense aussi qu'il faut la pratiquer avant. Ne lui contestons pas ce point ; mais voyons par nous-mêmes si le riche doit pratiquer la vertu et s'il lui est impossible de vivre sans elle, ou si la manie de nourrir (407b) les maladies, qui empêche le charpentier et les autres artisans de s'appliquer à leur métier, n'empêche pas le riche de suivre le précepte de Phocylide. Si, par Zeus, dit-il, et rien peut-être ne l'empêche autant que ce soin excessif du corps qui va au delà de ce qu'admet la gymnastique; car il est gênant dans les affaires domestiques, dans les expéditions militaires et dans les emplois sédentaires de la cité. Mais son principal inconvénient est de rendre difficile (407c) toute étude, toute réflexion ou méditation intérieure. On redoute toujours en effet des maux de tête et des vertiges qu'on impute à la philosophie ; aussi, partout où ce soin se rencontre, il entrave l'exercice et la mise à l'épreuve de la vertu, car il fait qu'on croit toujours être malade et qu'on ne cesse de se plaindre de sa santé. C'est naturel. Disons donc qu'Asclépios le savait, et que c'est pour les hommes qui tiennent de la nature et du régime qu'ils (407d) suivent une bonne constitution, mais souffrent d'une maladie localisée, qu'il a inventé la médecine. Il a chassé leurs maladies par des remèdes et des incisions, tout en leur ordonnant de ne rien changer à leur régime habituel, afin de ne point porter préjudice aux affaires de la cité. Quant aux sujets entièrement minés par la maladie, il n'a point tenté de prolonger leur vie misérable par un lent traitement d'infusions et de purgations, et de les mettre dans le cas d'engendrer des enfants destinés probablement à leur ressembler ; il n'a point pensé qu'il fallût soigner (407e) un homme incapable de vivre dans le cercle de devoirs qui lui est fixé, parce que de cela ni le malade lui-même ni la cité ne tirent profit. Tu fais un politique d'Asclépios, dit-il. Il est évident qu'il l'était. [3,408] Ne vois-tu pas que ses enfants, (408a) en même temps qu'ils combattaient vaillamment devant Troie, exerçaient la médecine comme je dis ? Ne te souviens-tu pas que lorsque Ménélas fut frappé d'une flèche par Pandaros ils sucèrent le sang de la blessure et versèrent dessus des remèdes calmants, sans lui prescrire, pas plus qu'à Eurypyle, ce qu'il fallait boire ou manger après ? Ils savaient que ces remèdes suffisaient à guérir des hommes qui, avant leurs blessures, étaient sains et réglés dans leur régime, eussent-ils bu (408b) dans le moment même le breuvage dont nous avons parlé ; quant au sujet maladif par nature et incontinent, ils ne pensaient pas qu'il y eût avantage, pour lui ou pour les autres, à prolonger sa vie, ni que l'art médical fût fait à son intention, ni qu'on dût le soigner, fût-il plus riche que Midas. Ils étaient bien subtils, d'après toi, les enfants d'Asclépios ! Comme il convient, dis-je. Cependant les poètes tragiques et Pindare ne partagent point notre avis. Ils prétendent qu'Asclépios était fils d'Apollon et qu'il se laissa persuader, à prix d'or, de guérir un homme riche (408c) atteint d'une maladie mortelle, ce pour quoi il fut frappé de la foudre. Pour nous, suivant ce que nous avons dit plus haut, nous ne croirons pas ces deux assertions à la fois : si Asclépios était fils d'un dieu, il n'était pas, dirons-nous, avide d'un gain sordide, et s'il était avide d'un gain sordide, il n'était pas fils d'un dieu. C'est très exact. Mais que dis-tu de ceci, Socrate : faut-il avoir de bons médecins dans la cité ? Or les bons médecins sont surtout, sans doute, ceux qui ont traité le plus de sujets sains et malsains ; pareillement les bons (408d) juges sont ceux qui ont eu affaire à toutes sortes de naturels. Assurément, répondis-je, il faut de bons juges et de bons médecins. Mais sais-tu ceux que je considère comme tels? Je le saurai si tu me le dis. Je vais essayer ; mais tu as compris dans la même question deux choses dissemblables. Comment ? demanda-t-il. Les plus habiles médecins seraient ceux qui, commençant dès l'enfance à apprendre leur art, auraient traité le plus grand nombre de corps et les plus malsains, et qui, n'étant pas eux-mêmes d'une complexion saine, auraient souffert (408e) de toutes les maladies. En effet, ils ne guérissent pas, je pense, le corps par le corps - autrement il ne conviendrait pas qu'ils fussent ou deviennent jamais malades mais le corps par l'âme, et l'âme qui est ou qui devient malade ne peut bien soigner quelque mal que ce soit. C'est vrai, dit-il. [3,409] Mais le juge, mon ami, commande à l'âme par l'âme, (409a) et il ne convient point que l'âme soit élevée dans la compagnie des âmes perverses, ni qu'elle ait parcouru la série de tous les crimes, à seule fin de pouvoir, avec acuité, conjecturer par elle-même les crimes des autres, comme le médecin conjecture les maladies du corps ; au contraire, il faut qu'elle soit restée ignorante et pure du vice si l'on veut que, belle et bonne, elle juge sainement ce qui est juste. Voilà pourquoi les honnêtes gens se montrent simples dans leur jeunesse et sont facilement trompés par les méchants : ils n'ont point (409b) en eux des modèles de sentiments semblables à ceux des pervers. Oui, dit-il, c'est bien ce qui leur arrive. Aussi, repris-je, le bon juge ne saurait être jeune mais vieux ; il faut qu'il ait appris tard ce qu'est l'injustice, qu'il l'ait connue non pas en la logeant dans son âme, mais en l'étudiant longtemps, comme une étrangère, dans l'âme des autres, et que la science, et non son (409c) expérience propre, lui fasse nettement sentir quel mal elle constitue. Un tel homme, reconnut-il, serait le plus noble des juges. Et ce serait le bon juge que tu demandais, ajoutai-je ; car celui qui a l'âme bonne est bon. Quant à cet homme habile et soupçonneux, qui a commis beaucoup d'injustices et se croit adroit et sage, il fait preuve, certes, d'une prudence consommée quand il a commerce avec ses pareils, parce qu'il se réfère aux modèles de leurs vices qu'il a en lui; mais quand il se rencontre avec des gens (409e) de bien déjà avancés en âge, il apparaît sot, incrédule hors de propos, ignorant de ce qu'est un caractère sain, parce qu'il n'en possède pas le modèle en lui-même. Mais comme il se trouve plus souvent avec les méchants qu'avec les hommes de bien il passe plutôt pour sage que pour ignorant, à ses yeux et à ceux d'autrui. C'est parfaitement vrai, dit-il. Donc, repris-je, ce n'est pas dans cet homme qu'il nous faut chercher le juge bon et sage, mais dans le premier. Car la perversité ne saurait se connaître elle-même et connaître la vertu, tandis que la vertu d'une nature cultivée par l'éducation parviendra, avec le temps, ensemble à se connaître elle-même et à connaître le vice. (409e) C'est donc à l'homme vertueux, me semble-t-il, et non au méchant, qu'il appartient de devenir habile. Il me le semble comme à toi. Ainsi, tu établiras dans la cité des médecins et des juges tels que nous les avons décrits, [3,410] pour soigner les citoyens qui sont bien constitués de corps et d'âme; quant (410a) aux autres, on laissera mourir ceux qui ont le corps malsain, et ceux qui ont l'âme perverse par nature et incorrigible, on les mettra à mort. C'est à coup sûr ce qu'il y a de mieux à faire, pour les malades eux-mêmes et pour la cité. Mais il est évident, poursuivis-je, que les jeunes gens prendront garde d'avoir besoin de juges s'ils cultivent cette musique simple qui, disions-nous, engendre la tempérance. Sans doute. Et n'est-il pas vrai qu'en suivant les même indications (410b) le musicien qui pratique la gymnastique arrivera à se passer de médecin, hors les cas de nécessité ? Je le crois. Dans ses exercices mêmes et dans ses travaux il se proposera de stimuler la partie généreuse de son âme plutôt que d'accroître sa force, et, comme les autres athlètes, il ne réglera pas sa nourriture et ses efforts en vue de la vigueur corporelle. C'est très exact, dit-il. Or, Glaucon, demandai-je, ceux qui ont fondé (410c) l'éducation sur la musique et la gymnastique, l'ont-ils fait pour former le corps par l'une et par l'autre l'âme ? Pourquoi cette question ? Il y a chance, dis-je, que l'une et l'autre aient été établies principalement pour l'âme. Comment donc ? N'as-tu pas remarqué quelle est la disposition d'esprit de ceux qui s'adonnent à la gymnastique toute leur vie, et ne touchent pas à la musique ? ou de ceux qui font le contraire ? (410d) De quoi parles-tu ? De la rudesse et de la dureté des uns, de la mollesse et de la douceur des autres. Oui, j'ai remarqué que ceux qui s'adonnent à une gymnastique sans mélange y contractent trop de rudesse, et que ceux qui cultivent exclusivement la musique deviennent plus mous que la décence ne le voudrait. Et, cependant, c'est l'élément généreux de leur nature qui produit la rudesse ; bien dirigé il deviendrait courage, mais trop tendu il dégénère en dureté et en mauvaise humeur, comme il est naturel. Il me le semble. (410e) Mais quoi ? et la douceur, n'appartient-elle pas au naturel philosophe ? Trop relâchée, elle l'amollit plus qu'il ne se doit, mais bien dirigée, elle l'adoucit et l'ordonne. C'est cela. Or, il faut, disons-nous, que nos gardiens réunissent ces deux naturels. Il le faut, en effet. Ne faut-il donc pas les mettre en harmonie l'un avec l'autre ? Sans doute. [3,411] (411a) Et leur harmonie ne rend-elle pas l'âme tempérante et courageuse ? Tout à fait. Tandis que leur désaccord la rend lâche et grossière ? Certainement. Si donc un homme permet à la musique de le ravir au son de la flûte et de verser en son âme, par le canal des oreilles, ces harmonies douces, molles et plaintives dont nous parlions tout à l'heure, s'il passe sa vie à fredonner, brillant de joie à la beauté du chant : tout d'abord il adoucit l'élément irascible de son âme, comme le feu amollit le fer, et le rend utile, d'inutile et de dur (411b) qu'il était auparavant ; mais s'il continue à se livrer au charme, son courage ne tarde pas à se dissoudre et à se fondre, jusqu'à se réduire à rien, à être excisé, comme un nerf, de son âme, le laissant "guerrier sans vigueur"». C'est parfaitement vrai, dit-il. Et s'il a reçu de la nature une âme sans courage ce résultat ne se fait pas attendre : si, au contraire, il est né ardent son coeur s'affaiblit, devient impressionnable et prompt, pour des vétilles, à s'emporter et à s'apaiser. (411c) Au lieu de courageux, le voilà irritable, coléreux et plein de mauvaise humeur. Très certainement. D'autre part, qu'advient-il s'il se livre tout entier à la gymnastique et à la bonne chère, sans se soucier de la musique et de la philosophie ? Tout d'abord le sentiment de ses forces ne l'emplit-il pas de fierté et de courage, et ne devient-il pas plus brave qu'il n'était ? Assurément. Mais s'il ne fait rien d'autre et n'a point commerce avec la Muse ? Eût-il dans l'âme quelque désir d'apprendre, (411d) comme il ne goûte à aucune science, ne participe à aucune recherche, à aucune discussion, ni à aucun autre exercice de la musique, ce désir devient faible, sourd et aveugle : il n'est ni éveillé, ni cultivé, ni dégagé de la gangue des sensations. Il en est ainsi, dit-il. Dès lors, je pense, un tel homme devient ennemi de la raison et des Muses ; il ne se sert plus du discours pour persuader ; en tout il arrive à ses fins par la violence (411e) et la sauvagerie, comme une bête féroce, et il vit au sein de l'ignorance et de la grossièreté, sans harmonie et sans grâce. C'est parfaitement exact. Pour ces deux éléments de l'âme apparemment, le courageux et le philosophique, un dieu, dirai-je, a donné aux hommes deux arts, la musique et la gymnastique ; il ne les a point donnés pour l'âme et le corps, si ce n'est par incidence, mais pour ces deux éléments-là, [3,412] afin qu'ils (412a) s'harmonisent entre eux, étant tendus ou relâchés jusqu'au point convenable. Il le semble. Par suite, celui qui mêle avec le plus de beauté la gymnastique à la musique, et dans la meilleure mesure les applique à son âme, celui-là, dirons-nous très justement, est parfait musicien et parfait harmoniste, bien plus que celui qui règle entre elles les cordes d'un instrument. Nous le dirons très justement, Socrate. Nous aurons donc besoin aussi dans notre cité, Glaucon, d'un chef préposé à régler ce mélange, si nous voulons sauver notre constitution. (412b) Assurément, nous en aurons le plus grand besoin. Tel est notre plan d'enseignement et d'éducation dans ses lignes générales ; car, à quoi bon nous étendre sur les danses de nos jeunes gens, leurs chasses avec ou sans meute, leurs compétitions gymniques et hippiques? Il est assez clair que les règles à suivre en cela dépendent de celles que nous avons posées, et qu'il n'est pas difficile de les trouver. Peut-être, dit-il, n'est-ce pas difficile. Admettons-le, poursuivis-je. Après cela que nous reste-t-il à déterminer? N'est-ce pas le choix des citoyens qui doivent commander ou obéir ? (412c) Sans doute. Or, il est évident que les vieillards devront commander et les jeunes obéir. C'est évident. Et que parmi les vieillards il faut choisir les meilleurs. C'est évident aussi. Mais les meilleurs d'entre les laboureurs ne sont-ils pas les plus aptes à cultiver la terre ? Si. Donc, ne faut-il pas que nos chefs, puisqu'ils doivent être les meilleurs d'entre les gardiens, soient les plus aptes à garder la cité ? Si. Et cela ne demande-t-il pas de l'intelligence, de l'autorité et du dévouement à l'intérêt public? Certainement. (412d) Mais n'est-on pas surtout dévoué à ce qu'on aime ? Il y a nécessité. Or, un homme aime surtout ce qu'il croit en communauté d'intérêt avec lui, ce dont il considère la réussite comme la sienne et l'insuccès comme le sien. Oui, dit-il. Nous choisirons donc parmi les gardiens ceux qui, après examen, nous paraîtront devoir faire, pendant toute leur vie et de toute leur bonne volonté, ce qu'ils considèrent comme profitable à la cité, sans jamais consentir (412e) à faire le contraire. Voilà en effet ceux qui conviennent, approuva-t-il. Je crois donc qu'il faut les observer à tous les âges pour voir s'ils restent fidèles à cette maxime, et si, fascinés ou contraints, ils n'abandonnent ni n'oublient l'opinion qui leur impose de travailler au plus grand bien de la cité. Qu'entends-tu par cet abandon ? demanda-t-il. Je vais te le dire, répondis-je. Il me semble qu'une opinion sort de l'esprit volontairement ou involontairement ; [3,413] sort volontairement l'opinion fausse, quand on (413a) est détrompé, involontairement toute opinion vraie. Pour ce qui est de la sortie volontaire je comprends ; mais pour ce qui est de l'involontaire j'ai besoin d'explications. Quoi donc ? ne penses-tu pas avec moi que les hommes sont involontairement privés des biens, et des maux volontairement ? Or se faire illusion sur la vérité n'est-ce pas un mal, être dans le vrai, un bien ? Tu as raison, dit-il, et je crois que c'est involontairement qu'on est privé de l'opinion vraie. (413b) Et l'on en est privé par vol, par fascination ou par violence ? Voilà encore que je ne comprends pas ! Je m'exprime apparemment, repris-je, à la manière des tragiques. Je dis qu'on est volé quand on est dissuadé ou que l'on oublie parce que le temps dans un cas, dans l'autre la raison, vous ravissent votre opinion à votre insu. Comprends-tu maintenant ? Oui. Je dis qu'on est victime de violence quand le chagrin ou la douleur vous forcent à changer d'opinion. Je comprends cela aussi, et c'est exact. (413c) Donc, tu diras, je pense, avec moi que l'on est fasciné quand on change d'opinion sous le charme du plaisir ou l'oppression de la crainte. En effet, avoua-t-il, tout ce qui nous trompe semble bien nous fasciner. Ainsi, comme je le disais tout à l'heure, il faut chercher les plus fidèles gardiens de cette maxime qui prescrit de travailler à ce que l'on regarde comme le plus grand bien de la cité. Il faut les éprouver dès l'enfance en les engageant dans les actions où l'on peut surtout l'oublier et être trompé, puis choisir ceux qui se souviennent, qui (413d) sont difficiles à séduire, et exclure les autres, n'est-ce pas ? Oui. Et il faut aussi leur imposer des travaux, des douleurs, des combats, en quoi on s'assurera de leur constance. C'est juste, dit-il. Or donc, poursuivis-je, nous devons les faire concourir dans une troisième sorte d'épreuve, celle de la fascination, et les observer : de même que l'on conduit les poulains au milieu des bruits et des tumultes pour voir s'ils sont craintifs, il faut, pendant leur jeunesse, transporter les guerriers au milieu d'objets effrayants, puis les ramener vers les plaisirs, - pour éprouver avec bien (413e) plus de soin que l'on n'éprouve l'or par le feu - s'ils résistent au charme et se montrent décents en toutes ces conjonctures, s'ils restent bons gardiens d'eux-mêmes et de la musique qu'ils ont apprise, s'ils se conduisent toujours avec rythme et harmonie, et sont enfin capables de se rendre éminemment utiles à eux-mêmes et à la cité. Et celui qui aura subi les épreuves de l'enfance, de l'adolescence [3,414] et de l'âge viril, et en sera sorti pur, (414a) nous l'établirons chef de la cité et gardien, nous l'honorerons pendant sa vie et après sa mort, lui accordant l'insigne récompense de tombeaux et de monuments à sa mémoire ; mais celui qui ne sera pas tel, nous l'exclurons. Voilà, Glaucon, de quelle façon doit se faire, à mon sens, le choix des chefs et des gardiens, à ne le décrire qu'en général, et sans entrer dans le détail. Je partage ton avis, dit-il. Par suite, pour être vraiment aussi exact que possible, ne convient-il pas d'appeler, d'une part, gardiens accomplis (414b) ceux qui veillent sur les ennemis de l'extérieur et les amis de l'intérieur, afin d'ôter aux uns la volonté, aux autres le pouvoir de nuire, et de donner, d'autre part, aux jeunes gens que nous appelions tout à l'heure gardiens, le nom d'auxiliaires et de défenseurs de la pensée des chefs ? Il me le semble. Maintenant, repris-je, quel moyen aurons-nous de faire croire quelque noble mensonge - l'un de ceux que nous avons qualifiés tantôt de nécessaires - principalement (414c) aux chefs eux-mêmes, et, sinon, aux autres citoyens ? Quel mensonge ? s'enquit-il. Un qui n'est point nouveau, mais d'origine phénicienne, répondis-je ; il concerne une chose qui s'est déjà passée en maints endroits, comme les poètes le disent et l'ont fait croire, mais qui n'est point arrivée de nos jours, qui peut-être n'arrivera jamais, et qui, pour qu'on l'admette, demande beaucoup d'éloquence persuasive. Comme tu parais hésiter à parler ! Tu verras, quand j'aurai parlé, que j'ai bien raison d'hésiter. Mais parle et ne crains point. (414d) Je vais donc le faire - quoique je ne sache de quelle audace et de quelles expressions j'userai pour cela - et j'essaierai de persuader d'abord aux chefs et aux soldats, ensuite aux autres citoyens, que tout ce que nous leur avons appris en les élevant et les instruisant, tout ce dont ils croyaient avoir le sentiment et l'expérience, n'était, pour ainsi dire, que songe; qu'en réalité ils étaient alors formés et élevés au sein de la terre, eux, leurs (414e) armes et tout ce qui leur appartient ; qu'après les avoir entièrement formés la terre, leur mère, les a mis au jour; que, dès lors, ils doivent regarder la contrée qu'ils habitent comme leur mère et leur nourrice, la défendre contre qui l'attaquerait, et traiter les autres citoyens en frères, en fils de la terre comme eux. Ce n'est point sans raison que tu éprouvais de la honte à dire ce mensonge ! [3,415] (415a) Oui, avouai-je, j'avais de fort bonnes raisons ; mais écoute néanmoins le reste de la fable : «Vous êtes tous frères dans la cité, leur dirons-nous, continuant cette fiction ; mais le dieu qui vous a formés a fait entrer de l'or dans la composition de ceux d'entre vous qui sont capables de commander : aussi sont-ils les plus précieux. Il a mêlé de l'argent dans la composition des auxiliaires ; du fer et de l'airain dans celle des laboureurs et des autres artisans. Pour l'ordinaire, vous engendrerez des enfants semblables à vous-mêmes ; mais comme vous êtes tous (415b) parents, il peut arriver que de l'or naisse un rejeton d'argent, de l'argent un rejeton d'or, et que les mêmes transmutations se produisent entre les autres métaux. Aussi, avant tout et surtout, le dieu ordonne-t-il aux magistrats de surveiller attentivement les enfants, de prendre bien garde au métal qui se trouve mêlé à leur âme, et si leurs propres fils ont quelque mélange d'airain (415c) ou de fer, d'être sans pitié pour eux, et de leur accorder le genre d'honneur dû à leur nature en les reléguant dans la classe des artisans et des laboureurs ; mais si de ces derniers naît un enfant dont l'âme contienne de l'or ou de l'argent, le dieu veut qu'on l'honore en l'élevant soit au rang de gardien, soit à celui d'auxiliaire, parce qu'un oracle affirme que la cité périra quand elle sera gardée par le fer ou par l'airain. » Sais-tu quelque moyen de faire croire cette fable ? Aucun, répondit-il, du moins pour les hommes dont tu parles; mais on pourra la faire croire à leurs fils, à leurs (415d) descendants, et aux générations suivantes. Et cela sera bien propre à leur inspirer plus de dévouement pour la cité et leurs concitoyens, car je crois comprendre ce que tu veux dire. Donc, notre invention ira par les voies où il plaira à la renommée de la mener. Pour nous, armons ces fils de la terre et faisons-les avancer sous la conduite de leurs chefs. Qu'ils approchent et choisissent l'endroit de la cité le plus favorable pour camper, celui où ils seront le mieux à portée de contenir les citoyens de l'intérieur, (415e) s'il en est qui refusent d'obéir aux lois, et de repousser les attaques de l'extérieur, si l'ennemi, comme un loup, vient fondre sur le troupeau. Après avoir établi leur camp et sacrifié à qui il convient, qu'ils dressent leurs tentes, n'est-ce pas ? Oui, dit-il. Telles qu'elles puissent les protéger du froid et de la chaleur ? Sans doute ; car il me semble que tu veux parler de leurs habitations. Oui, répondis-je, d'habitations de soldats et non d'hommes d'affaires. [3,416] En quoi entends-tu, demanda-t-il, que les unes diffèrent (416a) des autres ? Je vais tâcher de te l'expliquer. La chose la plus terrible et la plus honteuse que puissent faire des bergers c'est d'élever, pour les aider à garder leur troupeau, des chiens que l'intempérance, la faim, ou quelque vicieuse habitude, porterait à nuire aux moutons et à devenir semblables à des loups, de chiens qu'ils devraient être. C'est une chose terrible, assurément. (416b) Ne faut-il pas prendre toutes les précautions possibles pour que nos auxiliaires n'agissent pas de la sorte à l'égard des citoyens - puisqu'ils sont plus forts qu'eux - et qu'ils ne deviennent semblables à des maîtres sauvages au lieu de rester de bienveillants alliés ? Il faut y prendre garde, dit-il. Or, la meilleure des précautions ne consiste-t-elle pas à leur donner une éducation réellement belle ? Mais ils l'ont reçue, fit-il remarquer. Il n'est pas permis de l'affirmer, mon cher Glaucon. Mais nous pouvons dire, comme je le faisais tout à l'heure, (416c) qu'ils doivent recevoir la bonne éducation, quelle qu'elle soit, s'ils veulent posséder ce qui, mieux que toute autre chose, les rendra doux entre eux et envers ceux dont ils ont la garde. Tu as raison, avoua-t-il. Outre cette éducation, tout homme sensé reconnaîtra qu'il faut leur donner des habitations et des biens qui ne les empêchent pas d'être des gardiens aussi parfaits (416d) que possible, et qui ne les portent point à nuire aux autres citoyens. Et il sera dans le vrai. Vois donc, repris-je, si pour être tels ils doivent vivre et se loger de la façon que je vais dire : d'abord aucun deux ne possédera rien en propre, hors les objets de première nécessité : ensuite aucun n'aura d'habitation ni de magasin où tout le monde ne puisse entrer. Quant à ta nourriture nécessaire à des athlètes guerriers sobres (416e) et courageux, ils la recevront des autres citoyens, comme salaire de la garde qu'ils assurent, en quantité suffisante pour une année, de sorte à n'en avoir point, de reste et à n'en point manquer; ils prendront leurs repas ensemble et vivront en commun, comme des soldats en campagne. Pour l'or et l'argent, on leur dira qu'ils ont toujours dans leur âme les métaux qu'ils ont reçus des dieux, qu'ils n'ont pas besoin de ceux des hommes, et qu'il est impie de souiller la possession de l'or divin en la joignant à celle de l'or mortel, [3,417] parce que beaucoup de crimes ont été commis pour le métal monnayé du vulgaire, tandis (417a) que le leur est pur ; qu'à eux seuls entre les habitants de la cité il n'est pas permis de manier et de toucher de l'or ni d'aller sous un toit où il s'en trouve, ni d'en porter sur eux, ni de boire dans des coupes d'argent ou d'or; qu'ainsi ils se sauveront eux-mêmes et sauveront la cité. Au contraire, dès qu'ils auront en propre de la terre, des maisons et de l'argent, de gardiens qu'ils étaient ils deviendront économes et laboureurs, et d'alliés, despotes ennemis (417b) des autres citoyens; ils passeront leur vie à haïr et à être haïs, à comploter et à être en butte aux complots, craignant beaucoup plus les adversaires du dedans que ceux du dehors, et courant aux extrêmes bords de la ruine, eux et le reste de la cité. Pour toutes ces raisons dirons-nous qu'il faut pourvoir les gardiens de logement et de possessions comme je l'ai indiqué, et ferons-nous une loi en conséquence, ou non ? Oui, assurément, dit-il.