[4,0] LIVRE IV [4,1] J'ai exposé dans le livre précédent les causes de la seconde guerre punique ; j'ai raconté l'invasion d'Hannibal en Italie, puis les combats que se sont livrés Romains et Carthaginois jusqu'à la bataille de Cannes, sur les bords de l'Aufide. Nous allons étudier maintenant ce qui s'est passé en Grèce à la même époque, c'est-à-dire pendant la cent-quarantième olympiade. Mais auparavant je rappellerai en quelques mots à mes lecteurs le peu que j'avais déjà dit au second livre touchant l'histoire de la Grèce et en particulier de l'Achaie, en raison de l'extension extraordinaire qu'a prise cet état avant nous et de nos jours. Nous avions commencé par Tisamène, un des fils d'Oreste ; nous avons vu que ses descendants avaient régné sur le pays jusqu'à Ogygos, puis que les Achéens avaient établi un régime démocratique fondé sur une constitution admirable, mais que les rois de Macédoine avaient dispersé la confédération qui unissait toutes les villes et bourgades. J'ai essayé de montrer comment elle se reforma, à quel moment, et quels furent les peuples qui y adhérèrent les premiers. Ensuite, j'ai expliqué par quels procédés et quelles mesures ils avaient cherché à attirer à eux toutes les cités du Péloponnèse pour grouper toute la péninsule sous un même nom et sous un même gouvernement. Après avoir donné de cette entreprise un aperçu général, j'ai fait rapidement la relation chronologique de ce qui se passa jusqu'à la chute de Cléomène, roi de Sparte. J'ai alors résumé tous les faits contenus dans mon préambule jusqu'à la mort d'Antigone, de Séleucos et de Ptolémée (qui périrent tous les trois à peu près en même temps), et j'ai annoncé que je commencerais mon histoire par les événements qui suivirent. [4,2] Il m'a semblé que je ne pouvais prendre un meilleur point de départ : d'abord, c'est là que s'arrête le traité d'Aratos, et je n'ai qu'à poursuivre son récit pour que mon histoire de la Grèce continue la sienne ; ensuite, la période qui suivit et que j'étudierai dans mon ouvrage est contemporaine en partie de notre génération, en partie de celle de nos pères ; je ne parlerai donc que de faits que j'ai vus moi-même ou que je tiens de témoins oculaires. Je n'ai pas voulu remonter à des temps plus reculés : on ne peut alors que répéter ce qu'on a entendu dire à des gens qui le savent eux-mêmes par ouï-dire, si bien qu'il est impossible de rien connaître avec précision et de rien affirmer avec certitude. Mais ce qui a surtout déterminé mon choix, c'est qu'à ce moment la fortune a pour ainsi dire changé complètement la face du monde. Philippe, fils de Démétrios, venait de monter, encore enfant, sur le trône de Macédoine; Achéos avait acquis, dans le pays situé en deçà du Taurus, non seulement le titre de roi, mais une véritable puissance royale ; Antiochos, surnommé le Grand, avait succédé, encore tout jeune, comme roi de Syrie, à son frère Séleucos, mort tout récemment ; en même temps, Ariarathe prenait le pouvoir en Cappadoce et Ptolémée Philopator établissait sa domination en Égypte ; Lycurgue devenait, peu après, roi de Sparte ; enfin il n'y avait pas longtemps que les Carthaginois avaient confié le commandement de leur armée à Hannibal. Tous ces états étant ainsi passés sous de nouveaux maîtres, de nouveaux événements devaient s'ensuivre : c'est là une chose fort naturelle, et qui ne manqua pas d'arriver alors comme d'habitude. Rome et Carthage se firent la guerre que j'ai racontée ; en même temps, Antiochos et Ptolémée se disputaient la Coelé-Syrie et les Achéens alliés à Philippe luttaient contre les Étoliens unis à Lacédémone ; voici les causes de ce dernier conflit. [4,3] Il y avait longtemps que les Étoliens étaient las d'une paix qui les forçait à se contenter de leurs propres ressources, eux qui étaient accoutumés à vivre aux dépens de leurs voisins ; leur vanité naturelle, par laquelle ils se laissent gouverner, leur crée de nombreux besoins ; toujours animés du même esprit de convoitise, ils mènent une existence de bêtes sauvages, ne contractent aucune amitié, ne voient qu'ennemis autour d'eux. Néanmoins, tant que vécut Antigone, ils s'étaient tenus en repos par crainte des Macédoniens. Mais quand ce roi fut mort, ne laissant comme héritier qu'un enfant, Philippe, rien ne les arrêta plus et ils ne cherchèrent qu'une occasion ou un prétexte pour se jeter sur le Péloponèse. C'était chez eux une vieille coutume que d'aller y exercer leurs ravages, et d'ailleurs ils se croyaient en situation de faire la guerre aux Achéens, si ces derniers étaient seuls. Comme ils songeaient à exécuter ce projet, le hasard leur vint en aide et leur fournit l'occasion qu'ils attendaient. Dorimachos de Trichonion, fils de ce Nicostratos qui s'était rendu coupable de trahison envers l'assemblée générale des Béotiens, jeune homme ambitieux et cupide comme il convenait à un Étolien, avait été délégué officiellement à Phigalie; cette ville du Péloponèse, située sur les frontières de la Messénie, appartenait alors à la confédération étolienne ; l'objet avoué de sa mission était de garder la ville et son territoire, mais en réalité c'était un espion, qu'on envoyait observer ce qui se passait dans le Péloponèse. Des pirates, arrivant de divers côtés, vinrent le trouver à Phigalie ; il ne pouvait, en bonne justice, les autoriser à piller, car la paix établie par Antigone dans toute la Grèce n'avait pas été rompue; mais, à défaut d'autre expédient, il finit par leur permettre d'enlever les troupeaux des Messéniens, bien que ce fût un peuple ami et allié. Les pirates dérobèrent d'abord du bétail dans les régions voisines de la frontière ; mais ensuite leur audace augmenta et ils vinrent à l'improviste, pendant la nuit, s'attaquer aux maisons de campagne, où ils pénétraient de vive force. Les Messéniens, indignés, envoyèrent porter leurs plaintes à Dorimachos, qui commença par les éconduire: comme il avait sa part du butin, il préférait laisser ses satellites s'enrichir, car il s'enrichissait en même temps. Mais les réclamations devenaient de plus en plus nombreuses, car les dépréciations ne cessaient pas ; Dorimachos promit alors de venir en personne à Messène, pour examiner les griefs formulés contre les Étoliens. Il y vint en effet; mais, quand les gens lésés se présentèrent devant lui, ils n'obtinrent de lui que des railleries mordantes, des menaces ou des insultes, par lesquelles il espérait les intimider. [4,4] Pendant qu'il était encore à Messène, les pirates s'avancèrent une nuit tout près de la ville, escaladèrent la ferme dite de Chyron, la pillèrent, égorgèrent les esclaves qui essayaient de leur résister, enchaînèrent les autres et les emmenèrent ainsi que les bestiaux. Les éphores messéniens, qui depuis longtemps étaient outrés tant des méfaits des pirates que de la présence de Dorimachos, trouvèrent que ce nouvel attentat mettait le comble à la mesure et citèrent l'envoyé des Étoliens devant le conseil des magistrats. Il y avait alors au nombre des éphores un homme appelé Scyron, que ses concitoyens tenaient en haute estime pour les qualités dont il avait toujours fait preuve ; il fut d'avis de ne pas laisser sortir l'accusé de la ville tant qu'il n'aurait pas restitué aux Messéniens tout ce qui leur avait été volé et livré à la vindicte publique les auteurs des meurtres qui avaient été commis. La proposition de Scyron fut approuvée à l'unanimité. Dorimachos se mit alors en colère et déclara aux magistrats qu'ils étaient les derniers des sots, s'ils ne comprenaient pas qu'en sa personne c'était toute l'Étolie qu'ils outrageaient ; que leur conduite était absolument indigne ; qu'ils allaient attirer sur tout le pays un châtiment terrible, et que ce serait bien fait. Il y avait alors à Messène un vaurien nommé Babyrtas, fervent admirateur du personnage ; si on lui avait mis la coiffure et la chlamyde de Dorimachos, on l'eût pris pour lui, tant il lui ressemblait par la voix et la stature. Dorimachos le savait bien. Comme il parlait aux Messéniens sur un ton menaçant et des plus arrogants, Scyron, furieux, s'écria : «Tu crois donc que nous nous soucions de toi ou de tes menaces, Babyrtas?» Cette apostrophe ferma la bouche à Dorimachos : il dut s'incliner et accorder satisfaction aux Messéniens pour les vexations qu'ils avaient subies. Mais il était si piqué et si froissé du mot de Scyron qu'à son retour en Étolie ce fut pour cette seule raison, sans aucun autre prétexte plausible, qu'il fit déclarer la guerre aux Messéniens. [4,5] Les Étoliens avaient alors pour stratège un certain Ariston. Comme ses infirmités le rendaient incapable de prendre la tête d'une armée, et qu'il était parent de Dorimachos et de Scopas, il se désista en quelque sorte de son commandement en faveur de ce dernier. Dorimachos n'osait pas engager publiquement les Étoliens à déclarer la guerre aux Messéniens : il ne pouvait invoquer aucun prétexte sérieux, car — tout le monde le savait — il n'avait contre eux d'autre grief que ses propres crimes et le sarcasme qu'ils lui avaient valu. Il abandonna donc ce projet, alla trouver Scopas en particulier et essaya de lui faire partager ses intentions belliqueuses à l'égard des Messéniens. Il lui représentait qu'il n'y avait rien à craindre du côté des Macédoniens, vu l'âge de leur souverain (Philippe n'avait pas alors plus de dix-sept ans) ; il alléguait encore les dispositions hostiles des Lacédémoniens envers les Messéniens ; il rappelait les bonnes relations et l'alliance qui unissaient les Éléens à l'Étolie ; il en concluait que l'on pouvait sans danger envahir la Messénie. Il évoquait également à ses yeux — argument bien fait pour toucher un Étolien — tout le butin que l'on récolterait dans ce pays qui n'était nullement sur ses gardes et qui seul dans tout le Péloponèse était resté indemne pendant la guerre de Cléomène. Il ajoutait enfin que cette expédition les mettrait en faveur auprès de tout le peuple étolien ; que si les Achéens leur refusaient le passage, ils seraient mal venus à se plaindre qu'on usât de violence à leur égard ; et s'ils se tenaient tranquilles, on ne trouverait de ce côté aucun obstacle. On ne manquerait pas de prétexte pour s'attaquer aux Messéniens, qui depuis longtemps s'étaient déclarés leurs ennemis en promettant leur alliance aux Achéens et aux Macédoniens. En invoquant ces raisons, ainsi que d'autres de même ordre et de même portée, Dorimachos enflamma d'une telle ardeur Scopas et ses amis que, sans attendre la réunion de l'assemblée, sans consulter les magistrats, sans observer aucune des formes prescrites, ils n'écoutèrent que leur passion et, de leur propre autorité, engagèrent les hostilités à la fois contre les Messéniens, les Épirotes, les Achéens, les Acarnaniens et les Macédoniens. [4,6] Ils commencèrent par envoyer sur mer des pirates, qui rencontrèrent près de Cythère un vaisseau appartenant au roi de Macédoine, l'emmenèrent avec tout son équipage en Étolie et vendirent les pilotes, les marins et jusqu'au bâtiment. Puis ils ravagèrent les côtes d'Épire, en empruntant pour cette incursion les navires de Céphallénie ; ils cherchèrent également, en Acarnanie, à s'emparer de Thyrion. En même temps, ils expédiaient une bande qui traversait furtivement le Péloponnèse et s'emparait, en plein territoire de Mégalopolis, d'une forteresse appelée Clarion ; ce fut là que ces brigands mirent leur butin en vente, et c'est de cette place qu'ils firent leur base d'opération pour aller exercer leurs rapines. Mais elle fut emportée en quelques jours par Timoxénos, stratège des Achéens, appuyé par Taurion, qu'Antigone avait laissé dans le Péloponèse pour y défendre les intérêts de son royaume. Antigone s'était bien établi à Corinthe, d'accord avec les Achéens, à l'époque de Cléomène ; mais quand il avait repris d'assaut Orchomène, il ne la leur avait pas rendue; s'il mit la main sur cette place et s'il la garda, ce fut d'abord, à mon avis, pour rester maître de l'accès du Péloponèse, mais aussi pour pouvoir veiller sur l'intérieur du pays grâce à la garnison bien armée qu'il y posta. Dorimachos et Scopas choisirent le moment où Timoxénos n'avait plus que quelques jours avant de sortir de charge et où Aratos, que les Achéens avaient nommé stratège pour l'année suivante, n'était pas entré en fonctions. Ils réunirent à Rhion un contingent fourni par toute l'Étolie, équipèrent des transports en outre des vaisseaux de Céphallénie, firent passer leurs troupes dans le Péloponèse et marchèrent sur la Messénie, en passant par le territoire de Patras, de Phares et de Tritéa. Ils prétendaient n'avoir aucune intention hostile à l'égard des Achéens ; mais leurs soldats avides de butin étaient incapables de respecter le pays ; ils mirent à sac et désolèrent toutes les régions qu'ils traversèrent, jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à Phigalie. De là, par un mouvement brusque et hardi, ils envahirent la Messénie, sans égard pour leurs longues relations d'alliance et d'amitié avec ses habitants, sans respect pour les lois universelles du droit des gens. Leur cupidité primait toute autre considération et ils pillaient impunément les biens des Messéniens, qui n'osaient pas les affronter. [4,7] C'était l'époque où devait légalement se tenir le conseil fédéral des Achéens. Ils se rendirent à Égion; quand ils furent réunis en assemblée, les habitants de Patras et de Phares décrivirent les ravages que les Étoliens avaient faits en traversant leur pays ; puis dés députés des Messéniens se présentèrent et prièrent les Achéens de les secourir contre l'agression dont ils étaient les victimes au mépris des traités. L'assemblée écouta toutes ces plaintes, s'indigna avec les habitants de Patras et de Phares des attentats commis dans leur pays, compatit aux malheurs des Messéniens ; ce qui était le plus sensible aux Achéens, c'était que les Étoliens eussent osé, contrairement à toutes les conventions, entrer chez eux en armes sans que personne leur eût accordé le passage ni qu'ils eussent jamais songé à le demander. Tous ces griefs enflammant leur colère, ils décidèrent de porter secours aux Messéniens, de faire appeler leurs concitoyens aux armes par le stratège et de donner force de loi aux résolutions de l'assemblée. Cependant Timoxénos, qui était toujours stratège — car ses pouvoirs n'étaient pas encore expirés —, n'avait pas grande confiance dans les Achéens, qui en ce temps-là n'avaient pas pris la précaution de s'exercer au métier des armes ; il ne voulait pas se charger de l'expédition et se refusait absolument à lever les troupes. C'est qu'après la chute du roi de Sparte Cléomène, le souvenir des maux soufferts pendant la guerre et la foi dans la solidité de la paix qu'on venait de rétablir avaient fait négliger dans tout le Péloponèse la préparation militaire. Mais Aratos, outré de l'insolence des Étoliens et d'ailleurs fort mal disposé depuis longtemps à leur égard, prit la chose plus à coeur. Il brûlait de faire prendre les armes aux Achéens et de se mesurer avec les Étoliens. Enfin, après avoir reçu le sceau public des mains de Timoxénos cinq jours avant la date légale, il envoya aux diverses villes l'ordre d'armer tous les hommes en âge de servir et désigna Mégalopolis comme point de concentration. Mais avant d'aller plus loin, il me semble bon de décrire en quelques mots cette figure originale. [4,8] Aratos était, à presque tous les points de vue, un homme d'État accompli. Il parlait bien, pensait juste, savait tenir ses desseins secrets ; personne ne posséda plus que lui le talent de garder sa modération dans les dissensions civiles, de s'attacher ses amis, de s'attirer des alliés; il avait aussi à un très haut degré l'art de combiner des intrigues contre l'ennemi, de lui tendre des pièges ou des traquenards, de mener à bonne fin toutes les machinations à force de patience et d'audace. Je pourrais citer bien des exemples à l'appui de cette assertion ; mais il n'en est pas de plus frappants, pour qui connaît bien l'histoire de sa vie, que la prise de Sicyone et de Mantinée, la manière dont il chassa les Étoliens de Pellène et surtout la ruse dont il usa pour occuper l'Acrocorinthe. Et pourtant, ce même Aratos, quand il avait à diriger une opération en rase campagne, était hésitant dans ses décisions, manquait d'audace dans leur exécution, était incapable de regarder le danger en face. Il a eu beau remplir le Péloponèse de ses trophées, ses adversaires n'ont cependant jamais eu grand'peine à le vaincre. La nature humaine est chose complexe, non seulement au physique, mais surtout au moral ; et ce n'est pas seulement dans des matières différentes que le même homme a tantôt d'heureuses dispositions, tantôt d'autres toutes contraires : c'est dans le même ordre de faits qu'il se montrera tour à tour fort intelligent et d'esprit très lent, des plus courageux et d'une insigne lâcheté. Ce n'est point là un paradoxe, mais tous les gens réfléchis savent que c'est vrai pour l'avoir souvent constaté. Tel est très brave à la chasse, quand il s'agit d'affronter les bêtes fauves, qui n'a plus aucune vaillance sous les armes, en face d'un ennemi ; d'autres se montrent vifs et adroits dans les combats singuliers, mais ne valent rien dans un engagement général et régulier. Voyez la cavalerie thessalienne : en bataille rangée, ses escadrons sont invincibles ; mais s'il faut lutter isolément, chacun pour soi, en se pliant aux nécessités des circonstances, ces cavaliers perdent toute leur valeur, toute leur vivacité. Pour les Étoliens, c'est l'inverse. Personne n'égale les Crétois, sur terre comme sur mer, pour les embuscades, les pillages, les razzias, les attaques nocturnes et tous les coups de main où triomphe la ruse ; mais sur un champ de bataille, en face d'un ennemi qui s'avance en rangs serrés, ils se montrent lâches et sans aucune fermeté. Chez les Achéens et les Macédoniens, c'est tout le contraire. Cela soit dit pour que mes lecteurs ne taxent pas mes paroles d'invraisemblance, s'il m'arrive de porter sur le même homme, dans des cas qui paraissent identiques, des jugements contradictoires. [4,9] Quand les troupes furent équipées et concentrées à Mégalopolis, comme les Achéens l'avaient décrété — car c'est de là qu'est partie notre digression—, les Messéniens vinrent de nouveau les trouver et prièrent qu'on ne les laissât pas à la merci d'un ennemi qui violait les traités aussi ouvertement ; ils demandaient même à entrer dans la confédération et à y être inscrits au même titre que les autres peuples. Mais les chefs des Achéens s'y opposèrent, en déclarant qu'il leur était impossible d'admettre qui que ce fût sans consulter Philippe et leurs autres alliés. En effet, aucun des contractants n'avait dénoncé le pacte qu'Antigone avait fait conclure, lors de la guerre de Cléomène, entre les Achéens, les Épirotes, les Phocidiens, les Macédoniens, les Béotiens, les Acarnaniens et les Thessaliens. Les Achéens promirent néanmoins de venir à leur secours, sous cette condition que les ambassadeurs messéniens leur livreraient leurs propres fils en otages et les mettraient en dépôt à Lacédémone, pour répondre qu'ils ne feraient pas la paix avec les Étoliens sans le consentement des Achéens. Les Lacédémoniens aussi entrèrent en campagne pour se conformer à leur traité d'alliance ; ils vinrent camper sur les frontières du territoire de Mégalopolis, mais moins en alliés qu'en spectateurs et en observateurs. Après avoir ainsi réglé ce qui concernait les Messéniens, Aratos envoya une députation aux Étoliens pour leur faire part des décisions qui avaient été prises, les sommer de quitter la Messénie et leur interdire de mettre le pied en Achaïe ; s'ils passaient outre, on les traiterait en ennemis. Quand Scopas et Dorimachos eurent connaissance de son message, ils jugèrent prudent de se conformer à ses injonctions, car ils savaient que l'armée achéenne était rassemblée. Ils envoyèrent donc aussitôt des courriers à Cyllène auprès d'Ariston, stratège des Étoliens, pour demander qu'on leur expédiât en hâte à l'île de Phias les vaisseaux de transport des Éléens ; deux jours après, ils s'en allèrent chargés de butin et se dirigèrent vers l'Élide. Les Étoliens en effet avaient toujours entretenu des relations amicales avec les Éléens, ce qui leur facilitait l'accès dans le Péloponèse, quand ils voulaient y exercer leurs pillages et leurs déprédations. [4,10] Aratos attendit deux jours ; puis, croyant naïvement que les Étoliens allaient partir, comme ils en avaient fait mine, il renvoya dans leurs foyers les Lacédémoniens et tous les Achéens à l'exception de trois mille fantassins et de trois cents cavaliers ; ce fut avec ce détachement et les troupes de Laurion qu'il se dirigea vers Patras, pour surveiller la marche des Étoliens. En apprenant qu'Aratos les suivait en forces, Dorimachos et les autres chefs étoliens craignirent d'être attaqués pendant que leurs gens seraient en train de s'embarquer et hors d'état de se défendre ; mais comme, en même temps, ils souhaitaient vivement de faire éclater la guerre, ils firent transporter le butin sous bonne escorte à bord des navires, en donnant ordre aux convoyeurs de venir à leur rencontre à Rhion, où ils avaient l'intention de s'embarquer. Quant à eux, ils commencèrent par accompagner le butin pour le protéger, puis, changeant de direction, ils prirent le chemin d'Olympie. Ils apprirent alors que Taurion et les Achéens se trouvaient à Clitor; pensant que, dans ces conditions, leur embarquement à Rhion ne pourrait se faire sans danger, ils jugèrent que le meilleur parti était de livrer bataille au plus tôt à Aratos, qui ne disposait que d'un très faible contingent et ne s'attendait pas à une attaque ; s'ils le mettaient en déroute, ils auraient tout loisir de ravager le pays, puis de s'embarquer à Rhion sans être inquiétés, tandis que leur adversaire perdrait son temps à prendre les mesures nécessaires pour rassembler de nouveau l'armée achéenne ; si Aratos, intimidé, n'osait pas affronter le combat, ils battraient en retraite sans courir aucun risque, quand ils en jugeraient le moment venu. Après avoir combiné ce plan, ils se remirent en route et vinrent camper à Méthydrion, sur le territoire de Mégalopolis. [4,11] Quand les chefs achéens furent avertis de la présence des Étoliens, ils prirent des dispositions si malencontreuses qu'on ne saurait imaginer une pire extravagance. Ils revinrent de Clitor et établirent leur camp à Caphyes ; puis quand les Étoliens, partis de Méthydrion, eurent dépassé Orchomène, ils firent descendre leurs troupes dans la plaine de Caphyes et les y rangèrent en bataille, en se retranchant derrière la rivière qui coule au milieu. En voyant les obstacles qui séparaient les deux armées (car outre la rivière il y avait plusieurs fossés difficiles à franchir) et l'ardeur belliqueuse que les Achéens manifestaient, les Étoliens n'osèrent pas persister dans leur premier projet, de marcher droit à l'ennemi ; ils se dirigèrent en bon ordre, par les hauteurs, vers l'Olygyrtos, s'estimant fort heureux s'ils n'étaient pas attaqués et obligés de combattre. Déjà leur avant-garde atteignait la crête et les cavaliers qui fermaient la marche dans la plaine approchaient du tertre qu'on appelle le Contrefort, quand Aratos lança sa cavalerie et son infanterie légère, sous le commandement de l'Acarnanien Épistratos, avec ordre de dessiner une attaque contre l'ennemi en escarmouchant avec son arrière-garde. Or, s'il croyait devoir engager l'action, ce n'était pas à l'arrière-garde qu'il fallait s'attaquer ; il ne fallait pas attendre que l'ennemi eût traversé toute la plaine, mais fondre sur l'avant-garde dès qu'elle y était entrée. En ce cas, tout le combat se serait livré sur un terrain uni et plat, où l'armement des Étoliens et leur ordre de bataille auraient tourné à leur détriment, tandis que les Achéens, équipés et disposés de façon toute contraire, se seraient trouvés dans les conditions les plus favorables et auraient eu toutes les chances de succès. Mais ils ne surent profiter ni de la position ni de l'occasion et laissèrent l'ennemi prendre sur eux ces avantages. Aussi l'issue du combat répondit-elle à la manière dont il avait été conduit. [4,12] Dès que les troupes légères eurent pris contact avec l'ennemi, les cavaliers étoliens gagnèrent le pied de la montagne, pour rattraper leur infanterie. En voyant la cavalerie se replier, Aratos, sans trop comprendre la cause de ce mouvement et sans en bien prévoir la portée, crut qu'elle prenait la fuite ; il fit avancer les soldats pesamment armés qui occupaient les ailes, en leur donnant l'ordre de rejoindre l'infanterie légère pour lui porter secours ; puis il fit pivoter toute l'armée sur une des ailes et la lança vivement, au pas de course. Cependant les cavaliers étoliens, qui étaient arrivés au bout de la plaine et avaient rattrapé l'infanterie, avaient pris position au pied de la montagne et s'y étaient arrêtés ; sur leurs deux flancs se groupaient les fantassins, qui, à leur appel, s'empressaient de revenir sur leurs pas et ne cessaient d'arriver à la rescousse. Quand ils se trouvèrent en nombre suffisant, ils fondirent en escadrons serrés sur les premiers rangs de la cavalerie et de la légère infanterie achéennes ; comme dans cette offensive leurs forces étaient supérieures et qu'ils dominaient l'adversaire, ils finirent, après un combat opiniâtre, par en avoir raison. Les Achéens plièrent et prirent la fuite. Parmi les soldats pesamment armés qui marchaient à leur secours, dispersés et sans ordre, les uns, ne sachant ce qui se passait, les autres, se heurtant de front à leurs camarades en pleine déroute, furent entraînés dans leur fuite et obligés de les y suivre ; de sorte que, pour cinq cents qui avaient été repoussés dans la rencontre, il y eut plus de deux mille fuyards. Les Étoliens firent alors ce que les circonstances mêmes indiquaient : ils les poursuivirent, en les étourdissant par la violence de leurs cris. Les Achéens se retiraient vers leur infanterie lourde, qu'ils croyaient restée dans la forte position qu'elle occupait au début ; ils effectuèrent d'abord leur retraite en bon ordre, sans se laisser entamer ; mais quand ils s'aperçurent que le corps qui devait les appuyer avait quitté son poste, qu'il était déjà loin et dispersé, les uns, rompant aussitôt leurs rangs, se sauvèrent à la débandade dans les villes voisines ; les autres, rencontrant la phalange qui venait les soutenir, y semèrent la panique, et tous s'enfuirent, bon gré mal gré, dans un complet désarroi, sans que l'ennemi eût besoin de paraître. Ils se réfugièrent, comme je l'ai dit, dans diverses villes ; Orchomène et Caphyes, qui étaient tout près, servirent de refuge à beaucoup d'entre eux ; sans quoi, toute l'armée risquait d'être détruite dans ce désordre iniopiné.` Ainsi finit la bataille de Caphyes. [4,13] A la nouvelle que les Étoliens étaient campés à Méthydrion, les Mégalopolitains avaient fait une levée en masse, au son de la trompette, pour porter secours aux Achéens ; mais ils arrivèrent le lendemain du combat. Ils avaient espéré lutter contre l'ennemi aux côtés de leurs alliés pleins de vie : ils ne trouvèrent que leurs cadavres et durent se borner à les ensevelir. Ils creusèrent une fosse dans la plaine de Caphyes, y déposèrent tous les morts et leur rendirent solennellement les honneurs suprêmes. Grâce à la victoire inespérée que leur avaient value leur cavalerie et leur infanterie légère, les Étoliens purent achever sans être inquiétés la traversée de tout le Péloponèse; ils en profitèrent pour attaquer la ville de Pellène, pour ravager la Sicyonie et pour pousser enfin jusqu'à l'isthme, par où ils se retirèrent. Telles furent la cause et l'occasion de la guerre sociale ; son point de départ fut le décret que tous les alliés rendirent peu de temps après, quand, assemblés à Corinthe, ils adoptèrent la résolution que leur proposait le roi Philippe. [4,14] Quelques jours après, toute la confédération achéenne se réunit en session ordinaire ; l'assemblée en général et chacun de ses membres en particulier étaient fortement indisposés contre Aratos, que l'on rendait unanimement responsable du désastre. Ses adversaires politiques, en se répandant en accusations contre lui et en expliquant nettement comment les choses s'étaient passées, ne faisaient qu'accroître l'irritation, la rancune de la foule. C'était, pensait-on, une première faute, et une faute incontestable, d'avoir assumé avant la date légale un pouvoir qui ne lui appartenait pas encore, pour se lancer dans une de ces entreprises où il savait qu'il avait si souvent échoué ; c'en était une seconde, encore plus grave, d'avoir congédié les Achéens quand les Étoliens étaient au coeur même du Péloponèse, surtout quand il connaissait le projet que nourrissaient Scopas et Dorimachos, de provoquer des troubles pour faire éclater la guerre ; son troisième tort avait été d'attaquer sans aucune nécessité un ennemi tellement supérieur en nombre, alors qu'il pouvait, sans courir aucun risque, se retirer dans les villes voisines, y rassembler l'armée achéenne et engager ensuite le combat, s'il y voyait un très grand avantage ; enfin le dernier et le plus sérieux des griefs qu'on articulait contre lui était le suivant : du moment qu'il était décidé à livrer bataille, comment avait-il pu être assez imprudent, assez inconsidéré pour attaquer les Étoliens avec sa seule infanterie légère dans un terrain accidenté, le plus propice qu'ils pussent souhaiter, au lieu de les faire charger en plaine par des soldats pesamment armés ? Mais Aratos, montant à la tribune, rappela tout son passé, invoqua les services qu'il avait rendus à la République ; puis il se justifia des accusations qu'on portait contre lui, montra qu'il ne fallait pas lui imputer la défaite qu'il avait subie, s'excusa des erreurs qu'il avait pu commettre au cours de l'action, pria qu'on examinât toute cette affaire sans aigreur et avec quelque indulgence. Aussitôt, le peuple changea de dispositions à son égard et revint à des sentiments plus généreux ; les adversaires d'Aratos, qui s'étaient faits ses accusateurs, tombèrent pour longtemps en défaveur, et ce fut toujours sur ses seuls avis qu'on se régla désormais. Ces événements eurent lieu pendant la cent trente-neuvième olympiade, et ceux dont je vais parler maintenant pendant la suivante. [4,15] Le résultat de ces délibérations fut que les Achéens enverraient des députations en Épire, en Béotie, en Phocide, en Acarnanie et auprès de Philippe, pour exposer la violation des traités et l'invasion en armes de l'Achaïe dont les Étoliens s'étaient déjà deux fois rendus coupables, pour demander à toutes ces puissances de leur porter secours conformément aux conventions et pour les prier d'admettre les Messéniens dans l'alliance. On décida également que le stratège lèverait en Achaïe cinq mille hommes d'infanterie et cinq cents de cavalerie, que l'on soutiendrait les Messéniens au cas où les Étoliens pénétreraient sur leur territoire, que l'on conviendrait enfin avec les Lacédémoniens et les Messéniens du nombre de cavaliers et de fantassins que chacun de ces deux peuples aurait à équiper en vue d'une action commune. Ces résolutions montrent avec quelle grandeur d'âme les Achéens supportaient le malheur qu'ils avaient éprouvé : ils n'abandonnaient pas les Messéniens, ne changeaient rien à leurs résolutions. Tandis que les ambassadeurs s'acquittaient de leur mission auprès des alliés, le stratège leva une armée en Achaïe, comme l'assemblée l'avait décrété ; il s'entendit avec les Lacédémoniens et avec les Messéniens pour fixer à deux mille cinq cents fantassins et à deux cent cinquante cavaliers le contingent que chacune de ces deux nations devait fournir ; on eut ainsi, pour les opérations éventuelles, un effectif total de dix mille fantassins et de mille cavaliers. Les Étoliens, de leur côté, s'étaient réunis en assemblée à l'époque ordinaire. Voici l'expédient déloyal qu'ils imaginèrent pour séparer et priver les Achéens de leurs alliés : ils décidèrent de faire la paix avec les Lacédémoniens, les Messéniens et tous les autres peuples ; quant aux Achéens, s'ils renonçaient à l'alliance des Messéniens, on ferait aussi la paix avec eux; sinon, on leur déclarerait la guerre.C'était le parti le plus absurde du monde : on allait conclure un accord aussi bien avec les Achéens qu'avec les Messéniens ; mais si ces deux peuples restaient amis et alliés, on ferait la guerre aux Achéens ; et si ces derniers rompaient avec les Messéniens, on ferait la paix spécialement avec eux ! Cette résolution extravagante était aussi contraire au bon sens qu'à l'équité. [4,16] Après avoir entendu les ambassadeurs, les Épirotes et le roi Philippe consentirent à l'entrée des Messéniens dans l'alliance. Sur le moment, les méfaits des Étoliens les remplirent d'indignation ; mais cette émotion fut de courte durée, parce que la chose n'avait rien de surprenant, les Étoliens étant coutumiers du fait. Leur colère s'apaisa bientôt et ils résolurent de ne pas rompre la paix. Tant il est vrai qu'on témoigne plus d'indulgence pour des vexations continuelles que pour une mauvaise action exceptionnelle et inattendue. Cette conduite était habituelle aux Étoliens : sans cesse ils ravageaient la Grèce, faisaient la guerre à tous les peuples sans la déclarer au préalable ; et quand on le leur reprochait, ils ne daignaient seulement pas se justifier, mais ils se moquaient de ceux qui leur demandaient compte de leurs actes ou même de leurs intentions. Les Lacédémoniens, naguère affranchis par Antigone et par la généreuse intervention des Achéens, et pour qui c'était un devoir de ne rien entreprendre contre la Macédoine ni contre Philippe, envoyèrent clandestinement aux Étoliens une ambassade pour conclure avec eux un traité secret d'alliance et d'amitié. Déjà la jeunesse d'Achaïe était enrôlée, déjà l'on avait fixé, d'accord avec les Lacédémoniens et les Messéniens, les renforts que ces deux peuples enverraient le cas échéant, quand Skerdilaïdas et Démétrios de Pharos, partis des côtes d'Illyrie avec quatre-vingt-dix embarcations, s'avancèrent au-delà du Lissos, contrairement aux conventions passées avec les Romains. Ils abordèrent d'abord à Pylos et dirigèrent une attaque contre cette place, mais sans succès. Démétrios prit alors avec lui cinquante de ces navires, cingla vers les Cyclades et fit voile d'île en île, rançonnant l'une, ravageant l'autre. Pendant ce temps, Skerdilaïdas reprenait le chemin de l'Illyrie ; cédant aux instances d'Amynas, roi d'Athamanie, dont il était parent, il fit escale à Naupacte avec ses quarante bâtiments. Par l'entremise d'un certain Agélaos, il traita avec les Étoliens pour le partage du butin et s'engagea à appuyer leurs tentatives contre l'Achaïe. Quand Agélaos, Dorimachos et Scopas eurent conclu cet accord avec Skerdilaïdas, ils se firent livrer la ville de Cynétha, procédèrent à une levée en masse chez les Étoliens et, de concert avec les Illyriens, fondirent sur l'Achaïe. [4,17] Ariston, le stratège des Étoliens, restait paisiblement chez lui, comme s'il n'était pour rien dans ce qui arrivait, et il prétendait que, loin de faire la guerre aux Achéens, il observait la paix. C'était de la naïveté et de la puérilité: il faut, de toute évidence, être dépourvu d'esprit et de raison pour s'imaginer qu'on pourra dissimuler par ses paroles une réalité que les faits rendent manifeste. Quant à Dorimachos, il fit route par l'Achaïe et se présenta inopinément devant Cynétha. Les habitants de cette cité arcadienne étaient depuis longtemps, sans trêve, en proie à de violentes discordes ; ce n'étaient que massacres, bannissements, spoliations, nouveaux partages des terres. A la fin, les partisans des Achéens l'emportèrent et restèrent maîtres de la ville ; ils se firent envoyer d'Achaïe une garnison pour garder les remparts et un officier pour gouverner la place. Telle était la situation lorsque, quelques jours avant l'arrivée des Étoliens, les exilés envoyèrent une ambassade à ceux qui étaient dans la ville, pour demander à se réconcilier avec eux et à retourner dans leur patrie. Le parti de la ville accueillit favorablement leur demande ; mais on consulta les Achéens, car on ne voulait pas prononcer cette réconciliation sans leur assentiment. Les Achéens ne firent aucune difficulté : ils comptaient bien se ménager ainsi les sympathies des deux partis, puisque c'était déjà en eux que ceux qui occupaient la ville mettaient toutes leurs espérances et que ceux qui sollicitaient la faveur d'y rentrer ne la devraient qu'à leur consentement. Les habitants de Cynétha renvoyèrent donc leur garnison et leur gouverneur, levèrent la sentence de bannissement et laissèrent revenir les exilés (il y en avait à peu près trois cents) ; ils se bornèrent à exiger d'eux les garanties que l'on considère généralement comme les plus solides. Mais une fois rentrés en grâce, ces traîtres n'attendirent même pas qu'un motif ou seulement un prétexte quelconque leur donnât l'occasion de soulever un nouveau différend ; loin de Ià, ce fut dès leur retour qu'ils se mirent à conspirer contre leur patrie et contre leurs bienfaiteurs. Je crois même qu'au moment où les deux partis se juraient mutuellement une loyale fidélité, ils méditaient déjà leur attentat contre les dieux et contre leurs concitoyens qui avaient cru à leur bonne foi. A peine rétablis dans leurs droits politiques, ils appelèrent les Étoliens et leur livrèrent la ville, pour causer à la fois la perte de ceux qui les avaient si généreusement accueillis et la ruine complète de la cité qui les avait nourris. [4,18] Voici l'audacieux complot qu'ils tramèrent et la manière dont ils le mirent à exécution. Plusieurs d'entre les bannis avaient obtenu les fonctions de polémarques ; en cette qualité, ils avaient pour mission de fermer les portes, d'en garder les clefs tant qu'elles étaient fermées et de rester en faction pendant le jour auprès de ces portes. Les Étoliens avaient pris leurs dispositions : leurs échelles étaient toutes prêtes, et ils guettaient l'occasion. Les polémarques en question égorgèrent les hommes qui montaient la garde avec eux et ouvrirent la porte. Aussitôt une partie des Étoliens se précipite par le passage qui leur est ouvert ; les autres appuient leurs échelles contre les murs, montent à l'assaut et occupent les remparts. Les habitants, tous atterrés par cette catastrophe, ne savaient où donner de la tête : ils ne pouvaient ni employer toutes leurs forces à défendre la porte, puisqu'en même temps l'ennemi escaladait les murailles, ni courir aux murailles, puisque les assaillants essayaient de forcer la porte. Aussi les Étoliens furent-ils bientôt maîtres de la place. Au milieu des excès qu'ils y commirent, ils accomplirent un acte des plus louables: les premiers qu'ils massacrèrent et dont ils pillèrent les biens furent les traîtres qui leur avaient livré la ville. Puis ils traitèrent de même tous les autres citoyens ; ils allèrent enfin se loger dans leurs maisons, dérobèrent tout ce qu'ils purent y découvrir et mirent à la torture un grand nombre d'habitants, qu'ils soupçonnaient de tenir caché de l'argent, des meubles précieux ou quelque autre objet de valeur. Après toutes ces vexations ils levèrent le camp et, laissant une garnison à Cynétha, prirent le chemin de Luses. Arrivés au temple d'Artémis qui se trouve entre Clitor et Cynétha et que les Grecs ont toujours considéré comme inviolable, ils entreprirent d'enlever les troupeaux de la déesse et tous les trésors du sanctuaire. Les habitants de Luses eurent la prudence de leur donner quelques-uns des ornements du culte et évitèrent ainsi que leur fureur sacrilège se portât à aucun acte irréparable. Les Étoliens acceptèrent leurs offres et repartirent aussitôt pour aller camper devant Clitor. [4,19] Cependant Aratos, le stratège des Achéens, envoyait demander du secours à Philippe, rassemblait ses troupes d'élite, réclamait aux Lacédémoniens et aux Messéniens le contingent convenu. Les Étoliens tâchèrent d'abord de détacher les Clitoriens des Achéens et de les ranger à leur parti ; mais leurs tentatives n'eurent pas le moindre succès. Ils s'élancent alors à l'assaut, dressent des échelles contre les murs, essayent de pénétrer dans la ville ; mais les assiégés se défendirent avec un noble courage, les forcèrent à lâcher pied et à battre en retraite. En revenant à Cynétha, ils ne se firent aucun scrupule d'enlever les troupeaux d'Artémis et de les emmener avec eux. Ils voulurent d'abord remettre Cynétha entre les mains des Éléens ; mais ces derniers s'y refusèrent. Les Étoliens se décidèrent alors à garder eux-mêmes la place et mirent à la tête de la garnison un certain Euripidas. Puis, inquiets d'apprendre qu'une armée de secours arrivait de Macédoine, ils mirent le feu à la ville et s'en retournèrent à Rhion pour s'y embarquer. Taurion avait été informé de l'incursion des Étoliens et de tout ce qui s'était passé à Cynétha ; en même temps, il apprenait que Démétrios de Pharos, à son retour des Cyclades, avait abordé à Cenchrées. Il le pria de vouloir bien soutenir les Achéens, de faire transporter ses embarcations d'une rive de l'isthme à l'autre et de surprendre les Étoliens pendant leur traversée. Démétrios avait fait un riche butin dans les îles ; mais il en revenait dans des conditions peu honorables, pourchassé par les Rhodiens ; il écouta donc avec plaisir les propositions qui lui étaient faites, d'autant plus que Taurion prenait à sa charge les frais du transport par terre des embarcations. Il traversa l'isthme, mais il arriva deux jours après le passage des Étoliens ; il se contenta alors de piller quelques points de la côte, puis s'en revint à Corinthe. Les Lacédémoniens non plus ne firent pas ce qu'on attendait d'eux; au lieu d'envoyer les renforts que fixaient les conventions, ils se bornèrent à expédier un faible détachement de cavalerie et d'infanterie, pour faire semblant de tenir parole. Aratos, qui était à la tête de l'armée achéenne, se conduisit aussi, dans cette circonstance, plutôt en politique qu'en homme de guerre : il ne bougea pas et resta dans l'expectative, retenu par le souvenir de son récent échec; il laissa ainsi à Scopas et à Dorimachos le loisir de retourner chez eux après avoir fait tout ce qu'ils voulaient ; ils avaient pourtant à passer par des défilés propices aux embuscades et qu'un trompette aurait suffi à garder. Les habitants de Cynétha avaient eu beau subir de la part des Étoliens les pires traitements et les pires vexations, on considéra leurs souffrances comme un châtiment mérité s'il en fut jamais. [4,20] Comme les Arcadiens, en général, jouissent dans toute la Grèce d'une grande réputation de vertu pour leur habitude de pratiquer l'hospitalité, pour leurs sentiments d'humanité et surtout pour leur piété envers les dieux, il ne sera pas inutile d'expliquer en quelques mots comment les Cynéthéens, qui étaient incontestablement des Arcadiens, ont pu dépasser de loin, en cruauté et en scélératesse, tous les autres Grecs de cette époque. Cela provient, à mon avis, de ce qu'ils ont été les premiers — et les seuls — dans toute l'Arcadie à abandonner une excellente institution de leurs ancêtres, admirablement appropriée au caractère de tous les habitants du pays : l'étude de la musique — j'entends, de la vraie musique — chose utile à tous les hommes, mais absolument indispensable aux Arcadiens. Il ne faut pas croire, comme l'avance Éphore dans un passage de l'introduction de son traité d'histoire universelle, où l'on ne retrouve pas sa sagacité ordinaire, que la musique n'a été inventée que pour éblouir et abuser les hommes ; il ne faut pas s'imaginer que ce soit sans raison que les Crétois et les Lacédémoniens ont dès les temps anciens adopté, pour accompagner les marches militaires, la flûte et le chant rythmé au lieu de la trompette, ni que les premiers Arcadiens aient attribué dans la vie publique une place si importante à la musique. En effet, ce n'est pas seulement pour les enfants, mais aussi pour les jeunes gens jusqu'à trente ans que chez ce peuple, par ailleurs si austère dans ses moeurs, l'étude en est obligatoire. Ce n'est guère qu'en Arcadie — tout le monde le sait par expérience — que les enfants sont exercés dès leur plus jeune âge à chanter des hymnes et des péans en l'honneur des dieux et des héros de leur pays : c'est une loi nationale qui l'exige. Ils apprennent les nomes de Philoxène et de Timothée, et chaque année, aux Dionysies, c'est avec une égale ardeur que les enfants exécutent en choeur, sur la scène, au son des flûtes, les jeux qu'on appelle enfantins, tandis que les jeunes gens y célèbrent les jeux dits des hommes. De même, au cours de toute leur vie, quand ils veulent donner de l'agrément à une réunion, ils ne font pas appel à des virtuoses étrangers, mais ce sont les conviés eux-mêmes qui doivent chanter chacun à son tour. Ils croient pouvoir, sans honte, se refuser à apprendre aucune des autres sciences ; mais personne ne peut se soustraire à l'obligation d'étudier le chant ; il ne leur est même pas possible de se défendre de chanter tout en reconnaissant qu'ils savent, car ce serait considéré chez eux comme une inconvenance. Et quand les jeunes gens défilent au pas en chantant des airs de marche au son de la flûte ou qu'ils exécutent leurs choeurs sur la scène dans des fêtes que l'État organise et dont il fait les frais, ces cérémonies annuelles permettent à tous leurs compatriotes de juger de leurs talents. [4,21] Je ne crois pas que les anciens, en créant ces institutions, aient eu pour but de procurer à leurs concitoyens des jouissances ou un passe-temps ; mais ils voyaient combien leur vie était laborieuse, leur existence dure et pénible, leurs moeurs austères. Ce dernier caractère tient à l'atmosphère froide et morose qui règne dans la plus grande partie du pays : car il est fatal que l'âme humaine subisse toujours l'influence du climat ; c'est pour cette unique raison que les divers peuples, selon la distance qui les sépare, présentent entre eux de si grandes différences, non seulement dans leur tempérament, leur aspect et la couleur de leur peau, mais aussi, généralement, dans leurs coutumes. C'est donc pour fléchir et pour tempérer ce qu'il y avait de dur et de farouche dans la nature des Arcadiens qu'on a établi chez eux tous les usages dont nous avons parlé, et qu'on y a également institué des réunions et des sacrifices publics tant pour les hommes que pour les femmes, ainsi que des choeurs de filles et de garçons ; en un mot, on a tout mis en oeuvre pour modérer et adoucir par la culture des moeurs ce qu'il y avait d'intraitable dans leur caractère. Les Cynéthéens avaient plus que personne besoin d'un tel secours, car le climat et le sol sont encore plus rudes chez eux que dans le reste de l'Arcadie aussi, quand ils se mirent à négliger les arts nationaux, des discordes et des rivalités s'élevèrent-elles chez eux et ils finirent par en arriver à un tel degré de férocité qu'il n'y a pas une seule cité en Grèce où il se soit commis des crimes plus graves et plus continuels. Voici un fait qui montrera jusqu'où ils étaient tombés et quelle aversion leur conduite inspirait aux autres Arcadiens : à l'époque du grand massacre, quand ils envoyèrent des ambassadeurs à Lacédémone, on les expulsa sur-le-champ de toutes les villes d'Arcadie par où ils passaient ; à Mantinée, on ne s'en tint pas là après leur départ, on fit des purifications, on porta des victimes en procession par toute la ville et par tout le pays. J'ai fait cette digression pour éviter qu'on ne jugeât d'après une seule ville du caractère de tous les Arcadiens ; je voulais également montrer aux habitants de cette contrée que ce n'est pas pour leur plaisir qu'on leur fait pratiquer la musique et qu'aucun d'eux ne doit en négliger la culture ; j'ai parlé enfin dans l'intérêt des Cynéthéens, pour les engager à soigner leur éducation, principalement dans le domaine musical, ce qui leur donnera, s'il plaît aux dieux, des sentiments plus humains ; car c'est le seul moyen qu'ils aient de dépouiller leur ancienne sauvagerie. Maintenant que nous en avons fini avec cette histoire des Cynéthéens, revenons à notre point de départ. [4,22] Après avoir accompli dans le Péloponèse les exploits que j'ai relatés, les Étoliens étaient revenus chez eux sans encombre. Pendant ce temps, Philippe gagnait Corinthe avec son armée, pour secourir les Achéens ; mais il arriva trop tard ; il dépêcha donc des courriers à tous les alliés, pour les prier d'envoyer au plus tôt à Corinthe des délégués avec qui il délibérerait sur leurs intérêts communs. Ils se remit lui-même en marche et se dirigea vers Tégée, à la nouvelle qu'il y avait une sédition à Lacédémone et qu'on s'y entre-tuait. Les Lacédémoniens, en effet, habitués à être gouvernés par des rois et à obéir aveuglément à leurs chefs, n'avaient pas plus tôt été affranchis par Antigone de la domination royale que la discorde éclata parmi eux, chacun réclamant une part de pouvoir égale à celle du prochain. Dans les premiers temps, deux des éphores n'avaient pas fait connaître leurs sentiments, tandis que les trois autres avaient pris parti pour les Étoliens, dans la pensée que Philippe était trop jeune pour diriger les affaires du Péloponèse. Mais les Étoliens, contrairement à leur attente, avaient quitté la péninsule au plus vite et Philippe arrivait de Macédoine plus promptement encore ; les trois conjurés, se méfiant d'Adimantos (c'était un des deux autres), qui connaissait tous leurs projets et ne les approuvait pas, craignirent qu'il ne profitât de la venue du roi pour tout lui révéler. Ils s'entendirent alors avec quelques jeunes gens et firent convoquer en armes, au temple d'Athéna Chalcioecos, tous les hommes en âge de servir, sous prétexte que les Macédoniens menaçaient la ville. On accourut en foule, tant cet ordre était inattendu ; mais Adimantos, fort contrarié, s'avança et essaya de haranguer l'assistance: "C'était naguère, dit-il, qu'il fallait provoquer ces réunions et faire ces appels aux armes, quand on nous informait que nos frontières étaient menacées par les Étoliens, nos ennemis ; ce n'est pas maintenant qu'il faut prendre ces mesures, au moment où l'on nous annonce l'arrivée des Macédoniens, nos bienfaiteurs et nos libérateurs, sous la conduite de leur roi. » Il n'eut pas le temps d'en dire plus long ; car les jeunes gens que ses adversaires avaient endoctrinés se jetèrent sur lui et le transpercèrent de leurs épées ; avec lui périrent Sthénélas, Alcaménès, Thyeste, Bionidas et beaucoup d'autres citoyens. Quant à Polyphontas, il s'était réfugié auprès de Philippe avec quelques compagnons, qui avaient eu comme lui la perspicacité de prévoir ce dénouement. [4,23] Aussitôt après le massacre, les éphores, maîtres de la situation, envoyèrent une députation à Philippe pour accuser auprès de lui ceux qu'ils avaient tués, pour l'engager à ajourner sa venue à Sparte jusqu'à ce que le soulèvement fût apaisé, enfin pour l'assurer de leurs dispositions les plus équitables et les plus bienveillantes à l'égard des Macédonniens. Ils rencontrèrent le roi, qui était déjà arrivé au mont Parthénion, et s'acquittèrent fidèlement de leur commission. Après les avoir entendus, Philippe les invita à retourner immédiatement dans leur pays et à dire aux éphores qu'il continuait sa marche, qu'il allait camper à Tégée et qu'il les priait de déléguer auprès de lui le plus tôt possible des personnages de marque pour délibérer avec lui sur la situation. Les envoyés se conformèrent aux instructions royales et transmirent son message aux éphores ; par leurs ordres, dix ambassadeurs, à la tête desquels ils placèrent un certain Omias, se rendirent à Tégée auprès de Philippe et furent introduits dans le conseil du roi. Là, ils accusèrent Adimantos d'être l'auteur de la sédition, promirent à Philippe d'observer exactement le traité d'alliance et l'assurèrent que jamais personne, parmi ceux qu'il considérait comme ses amis les plus sincères, ne se montrerait plus dévoué qu'eux à ses intérêts. Sur ces propos et d'autres de même acabit, les Lacédémoniens se retirèrent. Les membres du conseil étaient très partagés : les uns, qui connaissaient les dispositions malveillantes des Spartiates, qui savaient bien qu'Adimantos n'avait été tué que pour ses sentiments favorables à la Macédoine et que ses compatriotes avaient eu l'intention de faire cause commune avec les Étoliens, engageaient Philippe à faire un exemple et à traiter les Lacédémoniens comme Alexandre, à son avènement, avait traité les Thébains; d'autres, plus âgés, estimant qu'un tel châtiment ne serait pas proportionné à la faute commise, déclaraient que le roi devait se borner à frapper les coupables et à les destituer pour confier le gouvernement et toutes les fonctions publiques à ses partisans. [4,24] Le roi parla le dernier, — si du moins c'est à lui qu'il faut attribuer l'avis qu'il exprima alors; car il n'est guère vraisemblable qu'un enfant de dix-sept ans ait été capable de résoudre une pareille difficulté; mais c'est aux souverains que nous devons, nous autres historiens, attribuer les décisions qu'ils prennent ; c'est l'affaire des lecteurs de discerner si l'idée première de ces motions n'est pas due, selon toute probabilité, à quelqu'un de leur entourage et particulièrement à leurs conseillers; dans le cas présent, on est fondé à penser que c'était Aratos qui avait suggéré au roi l'avis qu'il émit. Philippe déclara donc que, si les désordres intérieurs qui s'élevaient chez un des alliés devaient être pour lui l'objet d'une intervention et d'une réprimande verbale ou écrite, les faits suceptibles de porter atteinte à l'alliance méritaient seuls de retenir l'attention de tout le conseil et de pro- voquer de sa part une répression. Or il ne voyait pas que les Lacédémoniens eussent rien fait contre cette alliance; ils promettaient au contraire de remplir exactement leurs obligations envers lui; il aurait donc tort de se montrer trop rigoureux à leur égard. «Mon père, ajoutait-il, ne leur a fait aucun mal quand ils étaient ses ennemis et qu'il les avait vaincus ; je ne puis raisonnablement, pour une faute aussi légère, me montrer impitoyable. Après avoir fait adopter cet avis, qu'il fallait oublier le passé, le roi envoya immédiatement avec Omias un de ses amis nommé Pétréos, pour engager le peuple à lui demeurer fidèle ainsi qu'à la Macédoine ; il le chargea en même temps de donner et de recevoir les serments d'alliance. Quant à lui, il leva le camp avec son armée et s'en revint à Corinthe. En réglant de la sorte l'affaire de Lacédémone, il avait donné à ses alliés un beau témoignage des principes qu'il comptait suivre. [4,25] Il reçut à Corinthe Ies délégués des états alliés et tint conseil avec eux sur les mesures qu'il convenait de prendre à l'égard des Étoliens. Les Béotiens les accusaient d'avoir violé en temps de paix le temple d'Athéna Itonienne ; les Phocidiens, d'avoir fait une expédition contre les places d'Amhrysos et de Daulion, pour essayer de s'en emparer ; les Épirotes, d'avoir ravagé leur pays. Les Acarnaniens rappelaient comment ils avaient comploté de se faire livrer la ville de Thyrion et osé l'attaquer de nuit. Les Achéens leur reprochaient d'avoir pris Clarion, sur le territoire de Mégalopolis, dévasté sur leur passage celui de Patras et de Phares, pillé Cynétha et le temple d'Artémis à Luses, mis le siège devant Clitor, attaqué Pylos par mer et, sur terre, essayé, de concert avec les Illyriens, de ruiner Mégalopolis, qui commençait seulement à se repeupler. Après avoir entendu leurs plaintes, le conseil des alliés vota à l'unanimité la déclaration de guerre aux Étoliens. On porta donc un décret où, après avoir exposé tous ces griefs, on arrêtait : que les alliés se prêteraient mutuellement assistance pour reprendre aux Étoliens toutes les villes ou contrées que ce peuple avait occupées depuis la mort de Démétrios, père de Philippe ; que ceux qui avaient été incorporés par contrainte et malgré eux dans la confédération étolienne seraient tous rétablis dans leur constitution primitive ainsi que dans la possession de leurs cités et de leur territoire et que, sans recevoir de garnison ni payer de contribution, ils pourraient se gouverner en toute liberté selon les lois et les institutions de leurs ancêtres ; qu'ils restaureraient également la puissance des Amphictyons et leur autorité sur le temple, actuellement usurpée par les Étoliens, qui voulaient avoir la haute main sur toutes les affaires du culte. [4,26] Ce décret, voté la première année de la cent quarantième olympiade, marque le commencement de la guerre dite Sociale : résolution pleinement justifiée et provoquée par tous les attentats des Étoliens. Le conseil envoya aussitôt des ambassadeurs à tous les peuples alliés, pour que chacun, de son côté, ratifiât le décret et prît les armes contre les Étoliens. Philippe écrivit également aux Étoliens pour leur faire savoir que, s'ils avaient quelque chose à alléguer pour leur défense, il était encore temps pour eux de solliciter une conférence et de venir s'expliquer ; mais si, après avoir porté dans tous les pays, sans notification officielle, les ravages et la dévastation, ils s'imaginaient que leurs victimes laisseraient leurs crimes impunis ou passeraient — au cas où elles voudraient les châtier — pour avoir provoqué la guerre, ils étaient les plus naïfs de tous les hommes. Quand les chefs étoliens reçurent cette lettre, ils espérèrent tout d'abord que Philippe ne viendrait pas et prirent jour pour se renconter avec lui à Rhion ; mais ensuite, en apprenant qu'il était arrivé, ils lui adressèrent un message pour l'informer qu'ils ne pouvaient avant la réunion de leur assemblée générale prendre par eux-mêmes aucune décision d'intérêt public. Quant aux Achéens, ils se réunirent en session ordinaire, ratifièrent le décret à l'unanimité et firent proclamer l'entrée en campagne contre les Étoliens. Le roi était venu à Égion pour assister à la séance ; il y fit un long discours, qui fut favorablement accueilli, et on lui renouvela, à lui, Philippe, toutes les promesses de fidèle amitié qu'on avait précédemment faites à ses ancêtres. [4,27] En même temps les Étoliens, convoqués pour l'élection de leurs magistrats, avaient nommé stratège Scopas, à qui incombait la responsabilité de tous les méfaits que j'ai racontés. Je ne sais comment qualifier une telle désignation. Ne pas déclarer publiquement la guerre, mais faire une levée en masse et partir en expédition contre ses voisins, ne pas châtier les coupables, mais choisir pour chefs et honorer des plus hautes distinctions les instigateurs de ces agissements, je trouve que c'est le comble de la malfaisance ; car de quel autre nom flétrir une conduite aussi misérable ? Un rapprochement fera mieux comprendre ma pensée. Quand Phoebidas se fut, par trahison, rendu maître de la Cadmée, les Lacédémoniens le condamnèrent à une amende, mais ils ne retirèrent pas leur garnison, comme si le mal était réparé par le châtiment de son auteur ; ils pouvaient cependant faire tout le contraire, et c'était là ce qui eût donné satisfaction aux Thébains. Une autre fois, quand fut conclue la paix d'Antalcidas, ils publièrent qu'ils laisseraient à toutes les cités leur indépendance et leur autonomie, mais ils n'en retirèrent pas leurs gouverneurs. Quand ils détruisirent Mantinée, dont les habitants étaient leurs amis et alliés, ils prétendirent qu'ils ne leur faisaient aucun tort en les dispersant pour les répartir entre plusieurs localités. N'est-ce pas de la folie en même temps que de la méchanceté, de s'imaginer, parce qu'on ferme les yeux, que les autres n'y voient pas ? Or chez l'un comme chez l'autre des deux peuples en question, cette politique amena les pires catastrophes ; c'est un exemple que les gens sages devront toujours se bien garder d'imiter, dans la vie privée comme dans la vie publique. Après avoir réglé les affaires d'Achaïe, le roi Philippe reprit avec son armée le, chemin de la Macédoine, pour pousser vivement ses préparatifs de guerre ; par la décision dont nous avons parlé, il avait montré non seulement à ses alliés, mais à toute la Grèce quelle confiance on pouvait avoir en sa clémence et en sa magnanimité royale. [4,28] Ces événements se déroulaient pendant qu'Hannibal, une fois maître de tout le pays au sud de l'Ébre, se disposait à attaquer Sagonte. Si dès le début j'avais mêlé au récit de ses premières tentatives la relation de ce que se passait en Grèce, il est évident que dans le livre précédent j'aurais été obligé, pour suivre l'ordre chronologique, d'écrire alternativement et parallèlement l'histoire de la Grèce et de l'Espagne. Mais puisque ces guerres d'Italie, de Grèce et d'Asie ont d'abord été indépendantes les unes des autres, pour aboutir ensuite à un dénouement commun, j'ai pensé qu'il fallait les raconter séparément, jusqu'à ce que j'en fusse arrivé au moment où ces diverses actions se sont combinées ensemble et ont commencé à tendre au même résultat. Ainsi l'exposé des débuts de chaque campagne sera plus net et l'on comprendra mieux comment elles se sont liées l'une à l'autre ; j'ai d'ailleurs déjà montré en commençant à quelle époque, de quelle manière et pour quelles raisons cette liaison s'était produite, Il ne restera plus alors qu'à faire une histoire générale de ces divers événements. Or leur point de jonction eut lieu vers la fin de la guerre dont nous nous occupons actuellement, c'est-à-dire la troisième année de la cent quarantième olympiade. C'est pour cela qu'à partir de ce moment je ne ferai plus qu'un seul récit d'ensemble, en me conformant à l'ordre chronologique ; mais pour les faits antérieurs, je les traiterai, comme je l'ai dit, séparément. Je rappellerai seulement, de temps à autre, les événements contemporains que j'ai rapportés dans le livre précédent, pour que ma narration soit plus facile à suivre et frappe plus vivement l'imagination des lecteurs. [4,29] Pendant son hivernage en Macédoine, Philippe s'occupa activement d'enrôler des troupes pour la campagne prochaine et de protéger la Macédoine contre les barbares qui la menaçaient. Puis il eut un entretien avec Skerdilaïdas : il ne craignit pas de se confier entièrement à sa discrétion pour aller solliciter son alliance et son amitié. Il lui promit de l'aider à mettre ordre à la situation en Illyrie, il fit le procès des Étoliens — ce qui n'était pas difficile — et il n'eut pas de peine à obtenir son adhésion. Les crimes publics ne présentent en effet avec les forfaits privés d'autre différence que leur importance et leur gravité. Ce qui ruine le plus souvent les associations particulières de malfaiteurs et de voleurs, c'est qu'il n'agissent pas loyalement les uns envers les autres, en un mot qu'ils manquent de parole. C'est ce que firent alors les Étoliens. Ils s'étaient engagés à remettre à Skerdilaïdas une partie de leur butin, s'il les secondait dans leur entreprise contre l'Achaïe ; il y avait consenti et avait tenu sa promesse ; or les Étoliens avaient pillé Cynétha, enlevé une grande quantité d'esclaves et de bestiaux, et n'avaient pas donné à Skerdilaïdas la moindre part de leurs prises. Aussi était-il furieux contre eux, et Philippe n'eut pas besoin d'insister longuement pour le convaincre et le décider à entrer dans l'alliance générale ; il y mit seulement cette condition qu'il recevrait vingt talents par an et serait chargé, à la tête de trente embarcations, de faire la guerre sur mer aux Étoliens. [4,30] Tandis que Philippe traitait cette affaire, les ambassadeurs qu'on avait envoyés chez les alliés se rendirent d'abord en Acarnanie et y exposèrent leur message. Les Acarnaniens s'empressèrent de ratifier le décret et de partir en expédition contre les Étoliens. Ils auraient eu, cependant, de meilleures raisons que tout autre peuple pour s'en dispenser, pour tergiverser, atermoyer et se refuser à entrer en guerre avec leurs voisins : leur pays touchait à l'Étolie ; chose plus grave, ils étaient hors d'état de se défendre à eux seuls ; et surtout, ils avaient fait, peu de temps auparavant, l'expérience des maux terribles que pouvait attirer sur eux un conflit avec les Étoliens. Mais jamais, dans les affaires particulières ou publiques, les gens d'honneur ne mettent quoi que ce soit au-dessus de leur devoir ; et les Acarnaniens ont beau disposer de bien faibles moyens, il n'y a pas de peuple en Grèce qui se montre, en toute espèce de circonstances, plus respectueux de ses engagements. On peut en toute confiance compter sur eux plus que sur personne dans les conjonctures difficiles ; car dans le domaine privé comme en matière politique, ils se distinguent, entre tous les Grecs, par leur fermeté inébranlable et leur passion pour la liberté. Les Épirotes, en revanche, écoutèrent les ambassadeurs, ratifièrent eux aussi le décret, mais ils décidèrent de n'entreprendre une expédition contre les Étoliens que quand le roi Philippe se serait lui-même mis en campagne et ils déclarèrent aux députés des Étoliens qu'ils désiraient vivre en paix avec eux ; telle fut leur conduite lâche et pleine de fausseté. On envoya également des ambassadeurs au roi Ptolémée, pour le prier de ne fournir aux Étoliens ni subsides ni munitions d'aucune sorte dans leur lutte contre Philippe et ses alliés. [4,31] Les Messéniens, cause première de la guerre, répondirent aux ambassadeurs qu'ils n'entreraient pas en guerre tant que la ville de Phigalie, située sur leurs frontières, n'aurait pas été enlevée aux Étoliens, de qui elle dépendait. Le peuple n'approuvait pas cette motion ; ce furent les éphores OEnis et Nicippos, ainsi que quelques autres membres du parti oligarchique, qui, par crainte des Étoliens, la firent adopter. Ce fut, du moins à mon avis, de l'aveuglement et une grave erreur: je ne conteste pas que la guerre ne soit un fléau terrible, mais pas si terrible cependant qu'on doive tout endurer plutôt que de faire la guerre. Pourquoi, en effet, attachons-nous tous un tel prix à l'égalité, au droit de parler sans contrainte, au nom même de la liberté, si rien n'est plus appréciable que la paix ? Louons-nous les Thébains de s'être, pendant les guerres Médiques, soustraits aux dangers qui menaçaient la Grèce et d'avoir embrassé par lâcheté le parti des Perses ? Approuvons-nous Pindare de partager les sentiments de ses compatriotes et d'avoir écrit les vers suivants pour nous conseiller une paisible inaction : «Chaque citoyen, pour assurer le calme à sa patrie, doit rechercher la lumière radieuse d'une noble tranquillité.» On trouva d'abord que cela était fort bien dit mais au bout de peu de temps on dut reconnaître que cet aphorisme du poète exprimait une pensée des plus honteuses et un principe des plus pernicieux. La paix est la plus belle des choses et le plus précieux des biens, si elle ne porte atteinte ni à nos droits, ni à notre honneur ; mais si nous devions l'acheter au prix ignominieux d'une bassesse ou d'une lâcheté, rien ne serait plus infamant et plus funeste. [4,32] Mais les chefs de l'aristocratie messénienne, incapables de rien voir en dehors de leur intérêt immédiat et personnel, montraient toujours pour la paix un attachement excessif. Sans doute, dans les circonstances difficiles qu'ils ont traversées, ce principe leur a permis d'échapper parfois aux dangers les plus redoutables ; mais ils en ont poussé si loin l'application qu'ils ont exposé leur patrie aux pires calamités. Voici, je crois, l'explication de ce fait : les Messéniens avaient pour voisins les deux peuples les plus considérables du Péloponèse, peut-être même de toute la Grèce, je veux dire les Arcadiens et les Laconiens ; ceux-ci s'étaient toujours montrés leurs ennemis irréconciliables, depuis qu'ils s'étaient installés dans leur pays ; ceux-là au contraire avaient toujours manifesté beaucoup de bienveillance et de sollicitude à leur égard ; or ils n'ont jamais témoigné ni une haine généreuse contre les Lacédémoniens, ni la moindre reconnaissance envers les Arcadiens. Au reste, tant que Laconiens et Arcadiens se battaient entre eux ou allaient faire la guerre à d'autres peuples, leur attention se trouvait détournée et les Messéniens étaient heureux ; car ils jouissaient, dans leur pays écarté, d'une paix que rien ne venait jamais troubler. Mais quand les Lacédémoniens, chez eux, n'avaient plus d'autres préoccupations, ils se remettaient à les tourmenter ; comme, d'autre part, ils n'étaient pas en mesure de résister par eux-mêmes à la puissance des Lacédémoniens et qu'ils n'avaient pas su se ménager des amis assez dévoués pour partager avec eux tous les périls, ils étaient contraints soit de se soumettre à l'esclavage et de s'astreindre à des besognes de manoeuvres, soit, pour fuir la servitude, de s'exiler hors de leur patrie avec leurs femmes et leurs enfants ; c'est ce qui leur est arrivé déjà bien des fois, et encore tout récemment. Je souhaite que la situation actuelle du Péloponèse s'affermisse assez pour que ses habitants n'aient jamais besoin du conseil que je vais leur donner; mais si jamais des désordres ou une révolution y éclataient, je ne vois qu'une ligne de conduite qui puisse permettre aux Messéniens et aux Mégalopolitains de rester par la suite en possession de leur pays : c'est, selon le précepte d'Épaminondas, de demeurer d'accord et sincèrement unis en toute occasion, en tout etat de cause. [4,33] Ce qui s'est passé dans les temps anciens suffirait à justifier l'opinion que j'exprime. A l'époque d'Aristomène, les Messéniens, entre autres choses, élevèrent près de l'autel de Zeus Lycien une colonne sur laquelle, au dire de Callisthène, fut gravée l'inscription suivante : « Le temps n'a pas donné l'impunité à un roi criminel ; Messène, avec l'aide de Zeus, a aisément découvert le traître. Il est bien difficile à un parjure d'échapper à la justice divine. Salut à toi, Zeus souverain ! Continue à protéger l'Arcadie. » Il me semble que si dans cette inscription les Messéniens prient les dieux de protéger l'Arcadie, c'est parce qu'ils la considéraient comme une seconde patrie, eux qui avaient perdu la leur. Et ils avaient raison. Car les Arcadiens ne se bornèrent pas à les accueillir, quand ils furent chassés de leur pays lors de la guerre d'Aristomène, comme leurs hôtes et leurs concitoyens; mais ils accordèrent aux jeunes Messéniens le droit de se marier avec leurs filles. En outre, ils firent une enquête sur la trahison dont leur roi Aristocrate s'était rendu coupable à la bataille de Taphros, ils le mirent à mort et anéantirent toute sa famille. Mais sans remonter si loin, les événements les plus récents, postérieurs à la conclusion de l'union entre Mégalopolis et Messène, sont une preuve suffisante à l'appui de ce que j'avançais. Après la bataille de Mantinée, où la mort d'Épaminondas rendait la victoire indécise, les Lacédémoniens voulaient faire exclure les Messéniens du traité de paix, parce qu'ils se croyaient déjà les maîtres de la Messénie ; mais les Mégalopolitains et tous leurs alliés d'Arcadie firent si bien que les Messéniens furent reçus dans l'alliance, admis à prêter serment et compris dans le pacte qui mettait fin aux hostilités, tandis que seuls de tous les Grecs les Lacédémoniens en étaient exclus. Quiconque, dans la postérité, voudra bien considérer ces faits ne pourra se refuser à reconnaître la justesse des conseils que je donnais tout à l'heure. En tout cas, j'ai tenu à rappeler aux Arcadiens et aux Messéniens les maux que les Lacédémoniens ont fait souffrir à leurs pays, pour qu'ils continuent à vivre en bonne intelligence et se gardent mutuellement une sincère fidélité, et pour que ni la crainte du danger ni le désir de la paix ne les pousse jamais à se séparer les uns des autres dans les circonstances critiques. [4,34] Les Lacédémoniens — pour reprendre au point où j'en étais resté —agirent à leur ordinaire : ils renvoyèrent les ambassadeurs des alliés sans leur donner aucune réponse. Voilà dans quel embarras les mettaient leur folie et leur perversité ! On a, je trouve, bien raison de dire que souvent un excès d'audace nous fait perdre l'esprit et n'engendre que des chimères. Cependant, après la nomination des nouveaux éphores, ceux qui avaient commencé à fomenter des troubles, les auteurs du massacre dont j'ai parlé, expédièrent un message aux Étoliens pour les engager à envoyer chez eux un ambassadeur. Les Étoliens accueillirent cet avis avec empressement et députèrent aussitôt à Sparte un certain Machatas. A peine arrivé, il se rendit auprès des éphores. Ses complices demandaient qu'on l'admît à l'assemblée, qu'on nommât des rois selon l'usage antique et qu'on restaurât l'empire des Héraclides, renversé au mépris des lois. Les éphores désapprouvaient toutes ces menées; mais ils n'osaient pas résister à un tel courant d'opinion et craignaient de voir les jeunes gens soulever une émeute. Pour la proposition relative à la royauté, ils déclarèrent qu'on l'examinerait plus tard ; quant à Machatas, ils consentirent à le recevoir dans l'assemblée. On réunit le peuple ; Machatas s'avança et prononça un long discours, où il engageait les Spartiates à s'allier aux Étoliens, accusait effrontément les Macédoniens de crimes imaginaires et comblait les Étoliens d'éloges aussi contraires au bon sens qu'à la vérité ; puis il se retira. Les avis se trouvèrent très partagés : les uns se prononçaient en faveur des Étoliens et conseillaient de faire alliance avec eux ; d'autres soutenaient l'opinion opposée. Mais enfin, quelques-uns des plus âgés évoquèrent aux yeux du peuple les bienfaits d'Antigone et des Macédoniens ; ils rappelèrent également le mal que leur avaient fait Charixénos et Tinée lorsque les Étoliens, mobilisant contre eux toutes leurs forces, avaient ravagé leur pays, emmené leurs sujets en esclavage et menacé la capitale elle-même, en cherchant à y faire rentrer les bannis soit par ruse soit de vive force. L'assemblée changea de sentiment et finit par se laisser persuader de rester fidèle à Philippe et à l'alliance macédonienne. Sur ce, Machatas s'en retourna chez lui sans avoir rien obtenu. [4,35] Les premiers fauteurs de cette agitation, ne pouvant se résigner à leur échec, corrompirent de nouveau quelques jeunes gens et tramèrent le plus abominable de tous les attentats. A l'occasion d'un sacrifice solennel, la jeunesse en armes devait se rendre en procession au temple d'Athéna Chalcioecos, et c'était là que les éphores devaient accomplir la cérémonie. Le moment venu, quelques-uns des jeunes processionnaires en armes se jetèrent brusquement sur les éphores qui célébraient le sacrifice et les massacrèrent. Ce sanctuaire était cependant un asile inviolable pour quiconque s'y réfugiait, fût-ce un condamné à mort ; mais rien ne put arrêter la cruauté et l'impiété de ces audacieux criminels : ils égorgèrent tous les éphores au pied de l'autel, devant la table sacrée. Pour achever l'exécution de leur complot, ils tuèrent ensuite Gyridas et d'autres sénateurs, forcèrent les adversaires des Étoliens à s'exiler, choisirent dans leur faction de nou- veaux éphores et firent alliance avec les Étoliens. Ce qui les poussa à de tels excès, ce fut leur haine contre les Achéens, leur ingratitude à l'endroit des Macédoniens et leur mépris insensé pour tout l'univers ; un autre mobile fut leur dévouement à Cléomène, qu'ils s'attendaient toujours à voir revenir et espéraient retrouver sain et sauf. Cela montre à quel point les hommes qui ont su plaire à leur entourage laissent dans tous les coeurs, en dépit même d'une longue absence, la flamme vivace de l'affection qu'ils ont inspirée. Pour m'en tenir à l'exemple qu'en donnèrent alors les Lacédémoniens, près de trois ans s'étaient écoulés depuis la chute de Cléomène ; ils étaient gouvernés selon les lois de leurs ancêtres et n'avaient plus jamais songé à nommer des rois, mais dès qu'on apprit à Sparte la mort de Cléomène, le peuple aussi bien que le conseil des éphores voulurent immédiatement rétablir la royauté. Ceux des éphores qui étaient d'accord avec les séditieux, c'est-à-dire les partisans de l'alliance étolienne, dont j'ai parlé tout à l'heure, nommèrent un des rois en observant toutes les formes légales ; c'était Agésipolis, qui était encore enfant, mais qui était le fils d'Agésipolis et le petit-fils de Cléombrotos ; ce dernier était monté sur le trône quand Léonidas en avait été renversé, parce qu'il était son plus proche parent. On donna pour tuteur au jeune roi Cléomène, fils de Cléombrotos et frère d'Agésipolis. Dans la seconde maison royale, il y avait deux fils d'Archidamos, fils d'Eudamidas, et de la fille d'Hippomédon ; cet Hippomédon, fils d'Agésilas et petit-fils d'Eudamidas, était lui-même bien vivant; et il restait encore plusieurs membres de la famille, parents des anciens rois à un degré plus éloigné que les précédents, mais enfin toujours de la même lignée. On les évinça tous et l'on nomma roi Lycurgue, dont aucun ancêtre n'avait porté ce titre : il n'eut qu'à donner un talent à chacun des éphores pour être proclamé descendant d'Héraclès et roi de Sparte. Tant les honneurs s'achètent partout à vil prix. Aussi, ce ne furent pas les enfants de leurs enfants, mais ceux-là mêmes qui s'étaient laissé égarer au point de faire un pareil choix, qui furent les premiers à en porter la peine. [4,36] Quand Machatas apprit ce qui s'était passé à Lacédémone, il y revint encore une fois pour pousser les éphores et les rois à déclarer la guerre aux Achéens. Il allégua que c'était le seul moyen de mettre un terme aux dissensions que fomentaient à Sparte les adversaires irréductibles de l'alliance étolienne et en Étolie ceux qui agissaient dans un sens analogue. Les éphores et les rois se laissèrent convaincre. Après avoir ainsi réussi dans ses négociations grâce à la sottise de ses complices, Machatas s'en retourna et Lycurgue, à la tête des troupes régulières, auxquelles s'étaient joints un certain nombre de citoyens, envahit l'Argolide, dont les habitants n'étaient pas du tout sur leurs gardes vu les relations qui existaient entre les deux États. A la faveur de cette agression soudaine, il s'empara de Polichna, de Prasies, de Leucé, de Cyphante ; il s'attaqua également à Glympes et à Zarax, mais il fut repoussé. Après cette incursion, les Lacédémoniens proclamèrent l'état de guerre avec les Achéens. En usant des mêmes arguments qu'avec les Spartiates, Machatas détermina encore les Éléens à déclarer la guerre aux Achéens. Les choses allaient à souhait pour les Étoliens, qui ne s'attendaient pas à un tel succès ; ils partirent donc hardiment en campagne. Chez les Achéens, c'était l'inverse. Philippe, en qui ils avaient mis tout leur espoir, était encore en train de faire ses préparatifs ; les Épirotes hésitaient à entrer en guerre ; les Messéniens ne bougeaient pas ; et cependant les Étoliens, profitant de l'aveuglement des Éléens et des Lacédémoniens, leur suscitaient des ennemis de tous les côtés. [4,37] C'est à ce moment que prenait fin le commandement d'Aratos ; les Achéens lui donnèrent pour successeur son fils Aratos. Le stratège des Étoliens, Scopas, avait rempli juste la moitié de son mandat leurs élections avaient lieu en effet aussitôt après l'équinoxe d'automne, tandis que celles des Achéens se faisaient au lever des Pléiades. L'été commençait : Aratos le jeune était entré en charge ; partout à la fois des guerres éclataient. C'était le temps où Hannibal se disposait à mettre le siège devant Sagonte et où les Romains envoyaient Paul-Émile en Illyrie à la tête d'une armée, pour combattre Démétrios de Pharos; j'ai parlé de ces divers événements dans le livre précédent. Antiochos, à qui Théodotos avait livré Ptolémaïs et Tyr, songeait à entreprendre la conquête de la Coelé-Syrie; Ptolémée se préparait à faire la guerre à Antiochos. Lycurgue, qui rêvait de suivre les traces de Cléomène, campait devant Athénéon, sur le territoire de Mégalopolis, et l'assiégeait. Les Achéens rassemblaient des mercenaires à pied et à cheval pour la guerre qui les menaçait ; Philippe quittait la Macédoine à la tête de son armée, composée de dix mille Macédoniens pesamment armés, de cinq mille hommes d'infanterie légère et de huit cents cavaliers. Ainsi, partout on prenait les armes ; et c'est encore à la même époque que les Rhodiens déclarèrent la guerre à Byzance, pour les raisons que je vais indiquer. [4,38] Byzance est, du côté de la mer, la ville du monde la mieux placée pour avoir à la fois la sécurité et la prospérité ; mais du côté de la terre, elle est aussi peu favorisée que possible à ces deux points de vue. Pour ce qui est de sa situation maritime, elle se trouve juste au débouché du Pont-Euxin et commande si bien le passage qu'aucun navire marchand ne peut entrer ou sortir sans son autorisation. Les Byzantins sont donc les dispensateurs de toutes les précieuses ressources que les pays riverains peuvent fournir aux autres peuples : comme produits nécessaires à la vie, ces contrées nous envoient des bestiaux et des esclaves, en nombre très considérable et d'une qualité incontestablement excellente ; comme objets de luxe, nous en tirons du miel, de la cire, des salaisons en très grande abondance. En revanche, nous leur expédions de l'huile et des vins de toute espèce, dont nous avons plus qu'il ne faut pour notre consommation. Nous faisons aussi avec eux le commerce du blé; tantôt ils en exportent chez nous, tantôt ils nous en demandent, selon les besoins du moment. Il serait donc fatal soit que les Grecs lussent privés de toutes ces denrées, soit que le négoce en fût pour eux sans aucun profit, si les Byzantins leur voulaient du mal et s'il leur prenait fantaisie de s'allier contre eux avec les Galates ou surtout avec les Thraces, ou simplement de quitter le pays. Le détroit est en effet si resserré et les barbares de ces régions si nombreux qu'il leur serait assurément très facile de nous interdire l'accès du Pont-Euxin. Sans doute, les Byzantins sont les premiers à profiter des avantages matériels que leur vaut leur situation ; ils peuvent exporter ce qu'ils ont de reste et importer ce qui leur manque ; ce trafic est pour eux aisé, lucratif et ne comporte ni peine ni danger. Mais c'est grâce à eux, comme je l'ai dit, que les autres hommes peuvent se procurer bien des ressources précieuses. Il faut donc les considérer comme les bienfaiteurs du monde entier ; et les Grecs ont le devoir non seulement de leur être reconnaissants, mais de les soutenir dans leurs luttes contre les barbares. Comme Byzance est située un peu en dehors des contrées que l'on a l'habitude de visiter, la plupart des gens ignorent ce qu'il y a de particulièrement favorable dans sa situation. Je voudrais bien que tout le monde possédât ce genre de connaissances ; le mieux serait que chacun allât voir de ses propres yeux les endroits qui présentent quelque chose de remarquable ou d'extraordinaire; si ce n'est pas possible, il est à souhaiter qu'on en ait une notion ou une image aussi rapprochée que possible de la réalité. Il ne sera donc pas inutile de décrire cette ville et de montrer à quoi tient la prospérité si considérable dont elle jouit. [4,39] La mer qu'on appelle le Pont-Euxin a un périmètre d'environ vingt-deux mille stades ; elle a deux bouches, diamétralement opposées l'une à l'autre, qui la font communiquer avec la Propontide et avec le Palus-Méotide, golfe qui mesure lui-même huit mille stades de tour. Beaucoup de grands fleuves d'Asie vont se jeter dans ces mers ; ceux qui viennent d'Europe sont encore plus grands et plus nombreux ; il s'ensuit que le Palus-Méotide, rempli par leurs eaux, se déverse par l'une des bouches dans le Pont-Euxin, de même que le Pont dans la Propontide. La bouche du Palus-Méotide s'appelle le Bosphore Ciminérien ; elle a une trentaine de stades de largeur, une soixantaine de longueur ; elle offre, sur toute son étendue, une très faible profondeur. La bouche du Pont porte un nom similaire : c'est le Bosphore de Thrace ; elle a cent vingt stades de longueur; sa largeur n'est pas partout la même. Quand on vient de la Propontide, elle commence à la hauteur de Byzance et de Chalcédoine, qui sont situées vis-à-vis l'une de l'autre à quatorze stades de distance; pour qui arrive du Pont, elle prend naissance à l'endroit qu'on appelle le Temple, parce que c'est là, dit-on, que Jason fit à son retour de Colchide son premier sacrifice aux douze divinités; ce point est situé en Asie, à douze stades environ de la côte d'Europe, où se dresse, juste en face, en territoire thrace, le temple de Sérapis. Les eaux du Palus-Méotide et du Pont-Euxin s'écoulent continuellement au dehors. Cela tient à deux causes. La première est facile à constater et n'échappe à personne : c'est que beaucoup de fleuves viennent se déverser dans une cavité dont le pourtour est nettement délimité; le volume de l'eau augmente alors de plus en plus ; si elle ne rencontre aucune issue, il est fatal que son niveau s'élève progressivement et couvre un espace de plus en plus considérable ; mais si elle peut trouver un passage, c'est nécessairement par là que le superflu s'écoule et fuit constamment. La seconde cause est la grande quantité de limon de toute espèce que les fleuves apportent dans le lit des mers, sous l'action de la violence des pluies ; l'eau s'élève sous la pression des alluvions qui s'accumulent ; son niveau monte sans cesse et elle s'écoule, de la manière indiquée plus haut, par les issues qui s'offrent à elle ; or, comme les `fleuves ne cessent jamais d'apporter à la mer leurs eaux et leurs dépôts, il s'ensuit nécessairement que l'écoulement continuel des eaux par les bouches ne cesse pas non plus. Voilà les véritables raisons pour lesquelles le Pont-Euxin déverse ses eaux hors de son lit ; cette explication n'est pas fondée sur des racontars de marchands, mais sur l'observation la plus exacte de la nature. [4,40] Puisque nous en sommes à ces régions, il ne faut pas négliger, comme le font la plupart, des historiens, l'étude des phénomènes purement naturels ; il faut faire surtout de l'histoire démonstrative, pour que sur aucune question l'incertitude ne subsiste dans l'esprit des lecteurs. Cette précision est en effet dans le goût de notre époque : dans un temps où tous les pays sont explorés par mer ou par terre, on ne doit plus s'en rapporter, sur ce qu'on ne connaît pas, au témoignage des poètes et des mythographes ; c'est ce que faisaient presque toujours nos prédécesseurs, qui « sur les points contestés n'invoquent », comme dit Héraclite, « que des autorités auxquelles on ne peut se fier ». Notre idéal doit être que nos relations historiques suffisent, par elles-mêmes, à inspirer confiance aux lecteurs. Je disais donc que le Pont-Euxin se comble depuis longtemps et qu'il finira par être entièrement comblé, ainsi que le Palus-Méotide, si les conditions géographiques restent les mêmes et si les causes de l'ensablement continuent à exercer leur action incessante. Puisque la durée est infinie et les dépressions dont il s'agit absolument limitées, il est évident que, si faibles que soient les alluvions, à la longue elles rempliront entièrement le lit de ces mers ; car si un objet fini croît ou diminue continuellement pendant un temps indéfini, même si ces modifications sont minimes (pour nous placer maintenant dans cette hypothèse), un moment viendra naturellement où l'évolution arrivera au terme vers lequel elle tend. Mais en fait, ce n'est pas une petite quantité de limon qui se dépose, c'en est une très considérable ; ce n'est donc évidemment pas dans un avenir plus ou moins éloigné, mais très prochainement, que se produira le résultat que j'annonce. On peut d'ailleurs le constater dès à présent : le Palus-Méotide est d'ores et déjà ensablé; sur la plus grande partie de son étendue, sa profondeur ne dépasse pas cinq à sept brasses, et les gros vaisseaux ne peuvent y naviguer qu'avec un pilote. A l'origine, c'était, de l'avis unanime des anciens, une mer reliée au Pont-Euxin ; actuellement, ce n'est plus qu'un lac d'eau douce : l'eau de mer a été repoussée vers le dehors par les alluvions et a cédé la place à celle qu'apportaient les fleuves. La même chose arrivera au Pont ; elle est dès maintenant en train de se produire : la plupart des gens ne s'en aperçoivent guère, à cause de la grandeur du lit ; mais pour peu qu'on y prête attention, le fait est facile à observer. [4,41] C'est ainsi qu'aux bouches de l'Ister (le Danube), qui vient d'Europe se jeter dans le Pont-Euxin par plusieurs branches, les alluvions apportées par le fleuve ont formé sur près de mille stades d'étendue un banc de sable situé à une journée de navigation de la côte ; les mariniers, qui se croient encore en pleine mer, viennent donner contre cet obstacle et s'y échouent à l'improviste pendant la nuit ; ils l'appellent le Dos. Pourquoi cette barre ne se forme-t-elle pas près de la terre, mais se trouve-t-elle repoussée aussi loin ? Cela tient sans doute à la raison suivante. Tant que le courant des fleuves conserve toute sa force et reste assez violent pour refouler les eaux de la mer, il entraîne forcément vers le large la terre et tout ce qu'ils roulent dans leurs flots ; et il est impossible que ce mouvement s'arrête. Mais une fois que la profondeur et le volume de l'eau de mer ont brisé la puissance du courant, c'est alors que, logiquement et naturellement, ces dépôts tombent au fond et s'y fixent. Voilà pourquoi la barre des fleuves considérables et impétueux est éloignée de la côte, tandis qu'entre elle et le rivage se rencontrent de grandes profondeurs ; au contraire, les cours d'eau plus petits et plus lents forment des bancs de sable à leur embouchure même. On s'en aperçoit surtout au moment des fortes pluies ; alors en effet les moindres rivières arrivent à refouler les flots de la mer à leur embouchure et entraînent leurs alluvions au large jusqu'à une distance qui varie proportionnellement à la rapidité de leur courant. Les fortes dimensions de ces bancs de sable, l'énorme quantité de pierres, de bois et de terre que refoulent les fleuves n'ont rien d'incroyable ; ce serait de la naïveté de s'en étonner ; on voit bien des fois en effet les moindres torrents se frayer un chemin de vive force à travers les hauteurs les plus escarpées, rouler avec eux toute sorte de matériaux, bois, terre ou pierres, et former de tels barrages qu'ils changent parfois l'aspect des lieux et les rendent en très peu de temps méconnaissables. [4,42] Il ne faut donc pas trouver surprenant que des fleuves si grands et si abondants, coulant perpétuellement, effectuent peu à peu le travail dont nous parlions et puissent finir par combler le Pont-Euxin. Ce n'est pas là une probabilité, mais une nécessité, comme on le voit si l'on raisonne bien. Nous pouvons d'ailleurs présager ce qui se passera dans l'avenir: de même que l'eau du Palus-Méotide est plus douce aujourd'hui que celle du Pont, ainsi celle du Pont diffère manifestement de celle de nos mers; d'où il ressort clairement qu'entre le temps qu'il a fallu pour combler le Palus-Méotide et celui qu'il faudra pour le Pont-Euxin il y aura simplement la même porportion qu'entre les dimensions du lit de ces deux mers ; mais il est fatal que le Pont devienne à son tour un marécage ou un lac d'eau douce. Ce résultat sera même, à ce qu'on est en droit de supposer, d'autant plus vite atteint que les fleuves qui se jettent dans le Pont-Euxin sont plus nombreux et plus importants. Voilà ce qu'on peut répondre à ceux qui ne veulent pas admettre que le Pont-Euxin est en train de se combler et se comblera encore, si bien qu'un jour cette vaste mer ne sera plus qu'une nappe d'eau marécageuse. Voilà surtout les faits qu'on peut opposer aux mensonges que débitent les navigateurs et à leurs inventions merveilleuses ; ainsi, au lieu d'écouter bouche bée comme des enfants, dans notre inexpérience, tous les contes qu'on nous fait, nous aurons quelque idée de la vérité et nous pourrons juger nous-mêmes si ce qu'on nous dit est exact ou non. Revenons maintenant à notre description de Byzance. [4,43] Le détroit qui fait communiquer le Pont-Euxin avec la Propontide a, comme je le disais tout à l'heure, une longueur de cent vingt stades : il se termine au Temple du côté du Pont-Euxin, et du côté de la Propontide à la hauteur de Byzance. Entre ces deux points extrêmes se trouve un temple d'Hermès, bâti sur une sorte de promontoire que la côte d'Europe pousse vers le large, à cinq stades seulement de la rive asiatique ; c'est en effet la partie la plus resserrée de tout le détroit. C'est là, dit-on, que Darius fit jeter un pont, quand il partit pour son expédition de Scythie. Sur tout le reste du parcours depuis le Pont-Euxin, comme la distance entre les deux bords est partout la même, la force du courant est à peu près uniforme ; mais quand, en descendant du Pont-Euxin, il arrive au promontoire d'Hermès, où se trouve, comme je l'ai dit, le point le plus resserré du détroit, ce courant s'étrangle, vient frapper violemment la côte d'Europe, puis se brise et se détourne vers l'autre rive ; après s'être heurté à la côte d'Asie, il change de nouveau de direction et revient du côté de l'Europe, vers le promontoire des Autels ; de là, il est encore rejeté vers l'endroit appelé la Vache, qui est situé en Asie : c'est là, d'après la légende, qu'Io vint prendre terre quand elle traversa le détroit. Le courant se dirige enfin de la Vache vers Byzance même, où il se divise : une faible partie de ses eaux pénètre dans le golfe de la Corne, tandis que la masse la plus importante retourne vers la côte opposée, où se trouve Chalcédoine mais elle n'a plus la force de l'atteindre : quand, après tant de changements de direction, le courant est parvenu à un point où la passe s'élargit, il s'affaiblit ; ses inflexions d'une rive vers l'autre ne se font plus brusquement, à angle aigu, mais plutôt par angles obtus aussi ne se fait-il pas sentir jusqu'à Chalcédoine et suit-il l'axe du détroit. [4,44] C'est aux faits que je viens de citer que tient la grande supériorité de la position de Byzance sur celle de Chalcédoine ; à première vue pourtant, ces deux villes paraissent également bien situées ; mais si l'on veut aborder à Chalcédoine, c'est extrêmement difficile ; pour Byzance, au contraire, le courant vous y porte bon gré mal gré, comme je viens de le dire. En voici une preuve : quand on veut se rendre de Chalcédoine à Byzance, il est impossible de traverser en ligne droite, car le courant est trop fort au milieu du détroit ; il faut remonter jusqu'à la Vache et à la ville de Chrysopolis, que les Athéniens occupèrent autrefois sur les conseils d'Alcibiade et où ils établirent, pour la première fois, un droit de péage sur les bateaux qui entraient dans le Pont-Euxin ; quand on a dépassé cette région, on n'a plus qu'à s'abandonner au courant, qui vous porte naturellement à Byzance. C'est le même cas pour ceux qui font voile dans l'autre sens : qu'on vienne de l'Hellespont par vent du Sud ou qu'on aille du Pont-Euxin vers l'Hellespont en profitant des vents étésiens, le trajet est toujours aussi direct et aisé, si on longe la côte d'Europe, qu'on fasse route de Byzance vers le détroit de la Propontide, entre Sestos et Abydos, ou inversement de là vers Byzance. Au contraire, du côté de Chalcédoine, la navigation est difficile, parce que la rive asiatique est sinueuse et que la presqu'île de Cyzique, notamment, avance beaucoup dans la mer. Si l'on vient de l'Hellespont, on ne peut gagner Chalcédoine qu'en longeant la côte d'Europe jusque tout près de Byzance ; on vire ensuite de bord et on met le cap sur Chalcédoine; mais cette manoeuvre, nécessitée par le courant et par toutes les raisons que j'ai indiquées, est des plus difficiles. De même, quand on sort de ce port, il est absolument impossible de cingler droit sur la Thrace, à cause du courant contre lequel on aurait à lutter et des vents, qui sont toujours défavorables, quels que soient le sens où l'on veut traverser et la direction d'où ils soufflent : celui du Midi vous pousse vers le Pont-Euxin, celui du Nord vous en éloigne, mais on ne peut éviter en aucun cas de les subir l'un ou l'autre. Telles sont les circonstances qui rendent la situation de Byzance aussi avantageuse du côté de la mer ; voyons maintenant à quoi tient son infériorité du côté de la terre. [4,45] Les Byzantins, dont le territoire est, d'une mer à l'autre, complètement encerclé par la Thrace, ont perpétuellement à soutenir contre les habitants de ce pays les guerres les plus rudes. Si par un vigoureux effort ils parviennent à triompher une fois de leurs ennemis, ils ne peuvent cependant les mettre hors d'état de recommencer, tellement les Thraces ont d'hommes et de chefs. Quand ils en ont vaincu un, trois autres plus redoutables viennent les attaquer jusque chez eux. C'est en vain qu'ils concluent des traités et consentent à payer des tributs : ce qu'ils accordent à l'un suffit à leur susciter cinq autres ennemis. Voilà pourquoi ce sont des luttes sans répit et si pénibles : qu'y a-t-il en effet de plus dangeureux et de plus terrible qu'une guerre avec des voisins barbares ? Mais ce n'est pas tout : outre ces misères auxquelles ils sont exposés sur terre, outre tous les maux qu'engendre la guerre, ils ont encore à endurer un supplice comparable à celui que subit Tantale, au dire des poètes. Ils habitent une contrée des plus fertiles; mais quand ils l'ont bien cultivée, qu'elle porte des fruits abondants et magnifiques, les barbares surviennent, en détruisent une partie, ramassent et emportent le reste ; et les Byzantins ne regrettent pas seulement leur peine ou leurs frais, mais aussi la perte de leurs spendides récoltes, qu'ils ne peuvent se consoler de voir ainsi saccagées. Néanmoins, en dépit de ces guerres continuelles contre les Thraces, ils sont toujours restés fidèles à la Grèce. Mais ce qui mit le comble à leurs malheurs, ce fut l'invasion des Gaulois de Comontorius. [4,46] Ces Gaulois étaient de ceux qui avaient quitté leur pays sous la conduite de Brennus; en fuyant devant les périls qui les menaçaient à Delphes, ils étaient arrivés jusqu'à l'Hellespont; mais ils ne passèrent pas en Asie et se fixèrent aux environs de Byzance, tant le pays les séduisait. Ils vainquirent les Thraces et prirent pour capitale Tylis. Leur voisinage fit courir aux Byzantins les plus grands dangers. Au début, quand le premier roi des Gaulois, Comontorius, faisait irruption chez eux, ils lui payaient une contribution de trois, de quatre, quelquefois même de dix mille pièces d'or, pour que leur pays ne fût pas ravagé ; mais dans la suite, le tribut finit par s'élever à la somme de quatre-vingts talents, qu'ils furent obligés de payer tous les ans jusqu'à la chute de l'empire gaulois ; cet événement eut lieu sous le régne de Cavarus : vaincus à leur tour par les Thraces, les Gaulois furent exterminés jusqu'au dernier. Écrasés par les impôts qu'on levait sur eux, les Byzantins commencèrent par envoyer une députation en Grèce, pour demander qu'on leur prêtât secours et assistance dans l'embarras où ils se trouvaient ; éconduits presque partout, ils se virent contraints d'imposer un droit de péage aux bateaux qui entraient dans le Pont-Euxin. [4,47] Quand les Byzantins voulurent faire payer la même taxe aux bâtiments qui sortaient du Pont-Euxin, tout le monde trouva cette mesure vexatoire et très onéreuse ; on jugea la prétention exorbitante, et les navigateurs s'en prirent aux Rhodiens, qui passaient pour avoir la maîtrise des mers. Ce fut l'origine de la guerre que je vais raconter. Les Rhodiens, en effet, ouvrirent les yeux sur le tort qui leur était fait et sur le préjudice causé aux autres peuples. Ils commencèrent par s'assurer des alliés, puis envoyèrent une ambassade à Byzance, pour réclamer l'abolition de la taxe. Les Byzantins ne tinrent aucun compte de leur demande ; une discussion qu'eurent avec les ambassadeurs Hécatodoros et Olympiodoros, qui étaient à la tête du gouvernement, les persuada qu'ils étaient dans leur droit ; et les Rhodiens durent s'en retourner sans avoir rien obtenu. Aussi, à leur retour, résolut-on de déclarer la guerre à Byzance.On dépêcha aussitôt une députation à la cour de Prusias, pour l'inviter à entrer, lui aussi, en guerre contre les Byzantins ; car on savait à Rhodes qu'il avait de bonnes raisons de leur en vouloir. [4,48] Ces derniers, de leur côté, prenaient des mesures analogues : ils sollicitèrent l'assistance d'Attale et d'Acbéos. Attale n'eût pas mieux demandé que de les soutenir ; mais il était à ce moment confiné par Achéos dans ses états héréditaires, et son action ne pouvait être très efficace. Achéos, au contraire, qui s'était rendu maître de tout le pays en deçà du Taurus et qui avait pris depuis le titre de roi, promit son appui à Byzance. Cette intervention inspira beaucoup d'espoir aux Byzantins, tandis qu'elle jetait Prusias et les Rhodiens dans une grande inquiétude. Achéos était parent d'Antiochos, qui venait de monter sur le trône de Syrie; et voici comment il avait constitué son empire. Séleucos, père de cet Antiochos dont je viens de parler, avait laissé en mourant son royaume à l'aîné de ses fils, qui s'appelait aussi Séleucos ; c'est avec lui qu'Achéos, qui l'accompagnait comme membre de sa famille, avait passé le Taurus. Environ deux ans avant les événements que je suis en train d'exposer, aussitôt après son avènement, le jeune Séleucos avait appris qu'Attale s'était emparé de tout le pays situé en deçà du Taurus ; pour reconquérir cette contrée qui lui appartenait, il franchit le Taurus à la tête d'une forte armée ; mais il fut assassiné traîtreusement par le Gaulois Apaturius et par Nicanor. Achéos, au nom de leurs liens de parenté, vengea aussitôt sa mort en tuant Nicanor et Apaturius; puis il assuma le commandement de l'armée et le gouvernement du royaume. Il s'acquitta de cette tâche avec tant de sagesse et une telle noblesse de sentiments que le peuple lui offrit la couronne ; mais, sans se laisser tenter par l'occasion, il refusa de la prendre et la conserva à Antiochos, le frère cadet de Séleucos. Il poursuivit énergiquement la campagne, reconquit tout le pays en deçà du Taurus, força Attale à s'enfermer dans Pergame et occupa tout le reste de ses états. Mais ces succès inespérés exaltèrent son ambition et eurent bientôt fait de le corrompre : il prit la couronne, usurpa le titre de roi, devint le plus puissant et le plus redoutable des souverains en deçà du Taurus; et c'était sur lui que les Byzantins comptaient le plus quand ils entrèrent en guerre avec les Rhodiens et Prusias. [4,49] Voici quels étaient les griefs de Prusias contre les Byzantins : ils lui avaient voté plusieurs statues, mais ils ne les lui avaient pas élevées, par négligence ou par oubli ; il leur en voulait de s'être employés de toutes leurs forces à faire cesser la haine qui armait l'un contre l'autre Attale et Achéos, car il trouvait, pour diverses raisons, cette réconciliation très préjudiciable à ses intérêts ; enfin, il était vexé de voir que, lors des fêtes d'Athéna, les Byzantins avaient envoyé une délégation pour prendre part aux sacrifices que célébrait Attale, alors que pour les Sotéries on ne lui avait envoyé personne. Il avait jusque-là contenu son ressentiment ; mais il fut heureux de saisir le prétexte que lui offraient les Rhodiens. Il convint avec leurs ambassadeurs qu'ils attaqueraient l'ennemi par mer, tandis que lui, sur terre, mènerait la campagne non moins vivement. Telles furent les causes et l'origine de la guerre entre Rhodes et Byzance. [4,50] Les Byzantins commencèrent par combattre avec vigueur, dans l'espoir qu'Achéos allait venir à leur secours. Pour susciter à leur tour à Prusias des difficultés et des dangers, ils firent appel à Tiboetès, qui se trouvait en Macédoine. Cependant le roi, toujours animé de la même rancune, marchait contre eux et s'emparait. du Temple, place située sur le Bosphore; les Byzantins l'avaient achetée fort cher, peu de temps auparavant, pour sa position avantageuse : ils ne voulaient laisser à personne la possession d'un port d'où l'on pouvait inquiéter les commerçants qui naviguaient sur le Pont-Euxin ou qui pouvait devenir un centre pour les pêcheries et le trafic des esclaves. Prusias occupa également, en Asie, une partie de la Mysie que Byzance possédait depuis longtemps. Les Rhodiens, de leur côté, avaient équipé six vaisseaux et en avaient emprunté quatre à leurs alliés ; sous les ordres de Xénophantos, ces dix bâtiments firent voile vers l'Hellespont. Laissant neuf d'entre eux mouillés à Sestos pour barrer la route du Pont-Euxin, le commandant de l'escadre partit avec le dernier pour essayer d'intimider les Byzantins et de les amener à résipiscence ; mais sa tentative n'eut aucun succès; il s'en retourna, rejoignit ses autres navires et reprit avec toute sa flotte le chemin de Rhodes. Les Byzantins envoyèrent alors de nouveau demander du secours à Achéos et déléguèrent auprès de Tiboetès une escorte qui devait le ramener de Macédoine ; ils pensaient qu'il avait autant de droits que Prusias au trône de Bithynie, puisqu'il était le frère de son père. Inquiets de cette activité que manifestaient les Byzantins, les Rhodiens s'avisèrent d'un expédient très heureux pour arriver à leurs fins. [4,51] Ils voyaient bien que les Byzantins ne résistaient avec autant d'énergie que parce qu'ils comptaient sur Achéos ; or ils savaient que le père d'Achéos, Andromachos, était détenu à Alexandrie et que son fils eût donné beaucoup pour obtenir sa libération ; ils adressèrent donc une ambassade à Ptolémée pour le prier de remettre Andromachos en liberté. Ils avaient déjà tenté une démarche en ce sens, mais sans insister ; cette fois, au contraire, ils y mirent la plus grande ardeur, pensant bien que, s'ils rendaient un tel service à Achéos, ils obtiendraient de sa reconnaissance tout ce qu'ils lui demanderaient. Les ambassadeurs trouvèrent Ptolémée peu disposé à relâcher Andromachos, dont il comptait à l'occasion se servir comme d'un otage ; car il avait encore des différends à régler avec Antiochos, et Achéos, qui avait pris depuis peu le titre de roi, était à certains égards l'arbitre de la situation. Andromachos, en effet, était en même temps le père d'Achéos et le frère de Laodice, femme de Séleucos. Toutefois Ptolémée, qui penchait nettement en faveur des Rhodiens et voulait tout faire pour leur être agréable, finit par accéder à leur requête et leur permit d'emmener Andromachos pour le rendre à son fils. Les Rhodiens complétèrent l'effet de ce succès en décernant quelques honneurs à Achéos et ruinèrent ainsi toutes les espérances des Byzantins. Ce ne fut pas le seul malheur qui leur arriva : Tiboetès, qui venait de Macédoine, mourut pendant son voyage, ce qui bouleversa encore leurs projets. Prusias, au contraire, encouragé par cette heureuse chance, poursuivit ses opérations en Asie, tandis que les Thraces à sa solde serraient de si près les Byzantins du côté de l'Europe qu'ils ne pouvaient plus passer les portes de leur ville. Déçus dans leur espoir, pressés par l'ennemi de toutes parts, ils ne songeaient plus qu'à trouver un moyen de se tirer honorablement de ce mauvais pas. [4,52] C'est alors que Cavarus, roi des Gaulois, se rendit à Byzance avec l'intention de faire cesser la guerre; il offrit sa médiation et fit si bien que Prusias et les Byzantins acceptèrent l'arrangement qu'il proposait. En apprenant l'intervention de Cavarus et l'acquiescement de Prusias, les Rhodiens voulurent en profiter pour arriver, eux aussi, à leurs fins ; ils envoyèrent en ambassade à Byzance Aridicès, escorté par Polémoclès avec trois trières, pour offrir à l'ennemi la guerre ou la paix. Dès leur arrivée, la paix fut conclue ; le grand prêtre de Byzance était alors Cothon, fils de Calligiton. Le traité avec Rhodes stipulait simplement « que les Byzantins ne prélèveraient aucune taxe sur les navigateurs qui allaient dans le Pont-Euxin ; qu'à cette condition les Rhodiens et leurs alliés vivraient en paix avec eux ». Avec Prusias, les clauses étaient les suivantes: « Il y aurait désormais paix et amitié entre Prusias et Byzance ; le roi n'exercerait aucune espèce d'hostilités contre les Byzantins, ni eux contre lui ; il leur rendrait, sans rançon, le territoire et les places qu'il avait occupés, ainsi que leurs habitants et ses prisonniers de guerre ; il leur restituerait en outre les vaisseaux qu'il leur avait pris au début de la guerre et toutes les armes qui se trouvaient dans les forts qu'il avait enlevés, de même que le bois, les pierres et les tuiles provenant du Temple (car Prusias, redoutant l'arrivée cle Tiboetès, avait abattu toutes les forteresses qui lui semblaient avoir quelque valeur militaire) ; Prusias serait enfin obligé de faire rendre aux cultivateurs mysiens, sujets de Byzance, tout ce que des Bithyniens leur avaient pris. » Tels furent le début et la fin de la guerre qui éclata entre les Rhodiens et Prusias d'une part, les Byzantins de l'autre. [4,53] Vers la même époque, les habitants de Cnosse prièrent les Rhodiens de leur envoyer les vaisseaux que commandait Polémoclès et d'y joindre trois autres bâtiments non pontés. Les Rhodiens y consentirent. Quand les navires arrivèrent en Crète, les habitants d'Eleutherna en prirent ombrage, parce que Polémoclès, pour complaire aux Cnossiens, avait mis à mort leur compatriote Timarchos ; ils commencèrent par demander satisfaction aux Rhodiens, puis leur déclarèrent la guerre. Cela se passait peu de temps après les malheurs irréparables qu'avaient soufferts les habitants de Lyttos. Voici en effet quelle était alors, dans ses grandes lignes, la situation générale en Crète. Les Cnossiens, de concert avec les Gortyniens, avaient soumis à leur domination toute la Crète, excepté la ville de Lyttos ; ils résolurent de faire la guerre à cette cité, qui seule refusait de reconnaître leur autorité, et de la renverser de fond en comble, pour faire un exemple qui terrorisât le reste de l'île. Les Crétois s'unirent d'abord tous pour combattre contre les Lyttiens ; mais bientôt des contestations s'élevèrent entre eux pour fort peu de chose, ce qui est dans leur tempérament, et ils se divisèrent en deux camps. Les Polyrrhéniens, les Céraïtes, les Lappéens, ainsi que les Horiens et les Arcadiens, abandonnèrent les Cnossiens d'un commun accord et décidèrent de soutenir les Lyttiens. A Gortyne, des dissensions intestines éclatèrent : les gens âgés prirent fait et cause pour Cnosse, les jeunes pour Lyttos. Les Cnossiens, effrayés par ces mouvements inattendus chez leurs alliés, appelèrent à leur aide une troupe de mille Étoliens. Sur ce, à Gortyne, le parti des gens âgés s'empara de la citadelle, y introduisit Cnossiens et Étoliens, chassa une partie des jeunes gens, massacra le reste et livra la ville aux Cnossiens. [4,54] A quelque temps de là, les Cnossiens apprirent que les Lyttiens étaient tous partis de chez eux en expédition ; ils s'emparèrent de Lyttos, qui était sans défenseurs ; ils emmenèrent à Cnosse les femmes et les enfants, incendièrent la ville, la démolirent et s'en retournèrent après avoir exercé tous les ravages possibles. Quand les Lyttiens revinrent de leur expédition, ils furent si consternés en voyant ce qui s'était passé qu'aucun d'eux n'osait entrer dans la ville ; ils en faisaient le tour en poussant des cris lamentables, en gémissant sur leur sort et celui de leur patrie ; puis ils rebroussèrent chemin et se réfugièrent auprès des Lappéens, qui les accueillirent avec infiniment d'empressement et de bonté. Chassés de leur patrie et devenus en un jour des exilés sans feu ni lieu, ils s'unirent à leurs alliés pour faire la guerre aux Cnossiens. C'est ainsi que Lyttos, colonie et parente de Lacédémone, la plus ancienne des cités crétoises et qui, sans contredit, avait toujours produit les hommes les plus distingués de toute l'île, fut entièrement détruite par une catastrophe imprévue. [4,55] Les Polyrrhéniens, les Lappéens et tous leurs alliés, voyant que Cnosse invoquait l'assistance des Étoliens, lesquels étaient en guerre avec le roi Philippe et les Achéens, envoyèrent des ambassadeurs à ceux-ci comme à celui-là pour leur demander leur alliance et leur concours. Les Achéens et Philippe les admirent dans la confédération générale et leur expédièrent des renforts : quatre cents Illyriens, sous les ordres de Plator, deux cents Achéens et cent Phocidiens. Leur arrivée fut d'un grand secours aux Polyrrhéniens et à leurs alliés ; en très peu de temps, ils investirent Éleutherna, Cydonia, puis Aptéra, et forcèrent les habitants de ces places à quitter le parti de Cnosse pour suivre la fortune de leurs armes. Après quoi, les Polyrrhéniens et leurs alliés envoyèrent cinq cents des leurs à Philippe et aux Achéens ; peu de temps auparavant, Cnosse avait envoyé mille hommes aux Étoliens. Il y eut ainsi des Crétois dans les rangs des deux belligérants. On vit encore les exilés de Gortyne s'emparer du port de Phaestos ; à Gortyne même, ils avaient su, par un beau coup d'audace, s'assurer également la possession du port, qui leur fournissait une base d'opérations contre le parti de la ville. [4,56] Telle était la situation en Crète. Vers la même époque, Mithridate déclara la guerre à Sinope; ce fut l'origine et la cause de toutes les infortunes qui finirent par fondre sur cette ville. Les habitants envoyèrent à Rhodes demander de l'aide. Les Rhodiens désignèrent trois d'entre eux, à qui ils remirent cent quarante mille drachmes, en les chargeant de procurer aux Sinopéens tout ce qui leur était nécessaire. Avec cette somme, les trois commissaires fournirent à Sinope dix mille tonneaux de vin, trois cents talents de crins tordus et cent de cordes toutes prêtes, mille équipements complets, trois mille pièces d'or et quatre balistes avec leurs servants. Après avoir obtenu ce secours, les ambassadeurs s'en retournèrent chez eux. Les Sinopéens craignaient que Mithridate ne tentât de les assiéger à la fois par terre et par mer; aussi faisaient-ils tous leurs préparatifs de défense en vue de ces deux éventualités. C'est que Sinope se trouve au bord du Pont-Euxin, sur la droite quand on se dirige vers le Phase ; la ville est située sur une presqu'île qui s'avance dans la mer et occupe entièrement l'isthme qui la relie à la côte d'Asie ; il n'a d'ailleurs pas plus de deux stades. Le reste de la presqu'île, c'est-à-dire la partie qui s'avance au loin dans la mer, forme un plateau, par où il est aisé d'aborder la ville; mais sur tout le pourtour règne une falaise escarpée, inaccessible, et il y a fort peu de points où l'on puisse accoster. Les habitants craignaient que Mithridate ne dressât ses batteries sur le flanc tourné vers l'Asie, tout en essayant d'opérer un débarquement et d'assiéger la place du côté opposé, où le terrain était plat et d'où l'on dominait la ville. Ils se mirent donc en devoir de fortifier tout le littoral de la péninsule, de hérisser de palissades et de retranchements tous les endroits où l'on pouvait aborder, de placer des soldats avec une abondante provision d'armes aux points stratégiques importants. Comme le territoire n'est pas très étendu, il est très facile de le défendre avec des fores peu considérables. [4,57] Pendant que ces événements se déroulaient à Sinope, le roi Philippe, parti de Macédoine avec son armée, — car c'est là que nous avions laissé un peu plus haut notre relation de la guerre sociale — marchait sur la Thessalie et sur l'Épire pour pénétrer par là en Étolie. En même temps, Alexandre et Dorimachos, qui cherchaient à prendre par surprise la ville d'Égire, avaient rassemblé environ douze cents Étoliens à Oeanthie, vile d'Étolie située juste en face d'Égire ; ils avaient préparé des pontons pour les transports et guettaient l'occasion de mettre leur projet à exécution. Il y avait là un Étolien qui, abandonnant sa patrie, avait longtemps vécu à Égire, où il avait remarqué que les gardiens de la porte d'Égion s'enivraient et ne faisaient pas consciencieusement leur service ; il allait souvent trouver Dorimachos, à qui il savait que les entreprises de ce genre étaient familières, pour lui offrir ses bons offices et l'engager à tenter l'aventure. Égire est bâtie près de la rive péloponnésienne du golfe de Corinthe, entre Égion et Sicyone, à sept stades environ de la mer, sur une colline escarpée et peu accessible, d'où la vue s'étend, de l'autre côté de l'eau, sur le Parnasse et la région environnante. Saisissant le moment favorable, Dorimachos fait appareiller et vient aborder avant le jour à l'embouchure de la rivière qui arrose Égire. Alexandre, Dorimachos et Archidamos, fils de Pantaléon, emmenant avec eux la majeure partie des Étoliens, s'avancent vers la ville par la route qui vient d'Égion. L'espion, avec vingt des soldats les plus agiles, prend les devants et parvient, grâce à sa connaissance des lieux, à escalader par des chemins impraticables les flancs abrupts de la colline ; ils pénètrent dans la ville par un aqueduc et surprennent à la porte les gardes encore endormis. Ils les égorgent dans leurs lits, brisent à coups de hache les barres qui fermaient la porte et l'ouvrent aux Étoliens, qui se précipitent dans la ville avec impétuosité. Cette ardeur inconsidérée perdit les Étoliens et sauva les Égiriens : les assaillants s'imaginaient sans doute que pour s'emparer d'une ville ennemie il suffisait d'en avoir passé les portes ; sans quoi ils ne se seraient pas montrés aussi imprudents. [4,58] Ils ne restèrent donc qu'un moment groupés sur la place; puis,incapables de réfréner leur impatience, ils se dispersèrent pour se livrer au pillage, se précipitèrent dans les habitations et les mirent à sac. Le jour s'était levé. Ceux des habitants dont les maisons étaient ainsi envahies, surpris par cette agression tout à fait inattendue, s'enfuirent tous, éperdus d'épouvante, hors de la ville, qu'ils croyaient entièrement aux mains de l'ennemi. Mais ceux dont la demeure n'avait pas été violée, attirés par le bruit, arrivèrent à la rescousse et coururent tous à la citadelle. Leur nombre augmentait continuellement et ils prenaient de plus en plus d'assurance, tandis que, pour les raisons que j'ai dites, le bataillon étolien devenait de moins en moins nombreux et le désordre se mettait dans ses rangs. Dorimachos, voyant le danger auquel ses gens étaient exposés, les rallie et les lance contre la citadelle; il pensait que la hardiesse de cette attaque effraierait les défenseurs qui s'y étaient massés. Les Égiriens s'encouragent mutuellement, résistent et luttent vaillamment contre les Étoliens. Comme la citadelle n'avait pas de murs, c'était un corps-à-corps, une mêlée d'homme à homme. La rencontre fut d'abord telle qu'on peut l'imaginer entre des gens qui combattent, les uns pour leur patrie et leurs enfants, les autres pour sauver leur vie. Mais enfin, les assaillants furent mis en déroute ; les Égiriens, voyant l'ennemi reculer, saisirent l'occasion et le pressèrent énergiquement ; dans leur fuite précipitée, les Étoliens, affolés par la terreur, s'écrasèrent presque tous auprès des portes. Alexandre fut tué en combattant, au milieu de l'action; Archidamos périt étouffé dans la bousculade autour des portes. Quant au reste de l'armée étolienne, une partie en fut écrasée; d'autres, qui voulaient s'échapper par les escarpements, se cassèrent le cou en tombant du haut des rochers ; ceux qui parvinrent à regagner leurs vaisseaux après avoir jeté leurs armes se rembarquèrent sur cette défaite honteuse, irrémédiable. Les Égiriens avaient compromis par leur négligence la sécurité de leur patrie; ils la sauvèrent, comme par miracle, grâce à leur courage intrépide. [4,59] En même temps, Euripidas, que les Étoliens avaient envoyé pour commander les Éléens, ravageait le territoire de Dymé, de Phares et de Tritéa, faisait un butin considérable, puis reprenait le chemin de l'Élide. Miccos de Dymé, qui était alors lieutenant du stratège d'Achaïe, leva toutes les forces disponibles à Dymé et à Phares comme à Tritéa, et poursuivit l'ennemi qui battait en retraite. Mais, dans son ardeur impétueuse, il tomba dans une embuscade, où il perdit beaucoup de monde : quarante de ses fantassins furent tués, deux cents environ faits prisonniers. Enhardi par ce succès, Euripidas se remit en campagne au bout de quelques jours et s'empara d'un fort appelé le Rempart, qui appartenait aux Dyniéens et occupait une excellente position près du cap Araxos ; il avait été, suivant la légende, bâti autrefois par Héraclès, pour lui servir de base d'opérations contre les Éléens, avec lesquels il était en guerre. [4,60] Les habitants de Dymé, de Phares et de Tritéa, vaincus une première fois dans leur contre-offensive, inquiets en outre des conséquences que pouvait avoir la chute de la place, commencèrent par expédier des courriers au stratège d' Achaïe, pour lui annoncer ce qui s'était passé et solliciter son appui ; puis ils envoyèrent une ambassade officielle pour renouveler leur demande. Mais Aratos ne pouvait pas lever de mercenaires, parce que les Achéens n'avaient pas payé intégralement la solde de ceux qu'ils avaient employés pendant la guerre de Cléomène ; d'ailleurs, il n'avait ni la hardiesse ni l'activité nécessaires pour conduire une attaque ou une opération militaire, quelle qu'elle fût. Il en résulta que Lycurgue enleva Athénéon aux Mégalopolitains et qu'Euripidas, après l'expédition dont j'ai parlé, s'empara encore de Gortyne sur le territoire de Telphuse. Voyant qu'il n'y avait rien à attendre du stratège, les habitants de Dymé, de Phares et de Tritéa décidèrent, d'un commun accord, de ne plus payer leur contribution à la confédération achéenne et de lever eux-mêmes, à leurs frais, des mercenaires ; ils prirent donc à leur solde trois cents fantassins et cinquante cavaliers, afin d'assurer la défense de leur territoire. C'était peut-être fort bien entendre leurs intérêts particuliers, mais fort mal servir ceux de la collectivité; car leur défection risquait d'ouvrir la voie et de fournir un prétexte détestable à quiconque formerait le dessein de ruiner l'unité nationale. On est en droit d'en imputer surtout la responsabilité au stratège, qui par sa négligence et ses atermoiements perpétuels trahissait la cause de ceux qui avaient recours à lui. Toutes les fois qu'on court un danger, on reste attaché à ses amis et à ses alliés tant qu'on fonde sur eux quelque espoir ; mais quand on se sent abandonné dans un moment critique, on est forcé de se défendre, dans la mesure du possible, par ses propres moyens. Il ne faut donc pas reprocher aux habitants de Dymé, de Phares et de Tritéa d'avoir levé des mercenaires pour leur propre compte ; mais on peut les blâmer d'avoir refusé à l'État leur contribution. Sans négliger leurs intérêts particuliers, ils devaient remplir leurs devoirs envers la communauté, d'autant que leurs ressources le leur permettaient. Ils devaient d'autant moins y manquer qu'en vertu des lois fédérales le recouvrement de leurs avances était assuré, et surtout qu'ils avaient été les promoteurs de la confédération achéenne. [4,61] Pendant que ces événements se déroulaient dans le Péloponèse, le roi Philippe avait traversé la Thessalie et gagné l'Épire. Il joignit à ses troupes macédoniennes toutes les forces épirotes, trois cents frondeurs qui lui étaient venus d'Achaïe et cinq cents Crétois qu'on lui envoyait de Polyrrhénia ; puis il se remit en marche, traversa l'Épire et arriva dans le pays des Ambraciotes. Si, sans plus tarder, il avait foncé brusquement sur l'intérieur de l'Étolie, cette invasion imprévue d'une armée aussi puissante aurait du premier coup mis fin à la guerre. Mais il eut le tort d'écouter les Épirotes et de mettre le siège devant Ambracos, ce qui donna aux Étoliens le temps de s'affermir, de s'organiser et de prendre leurs précautions contre une attaque éventuelle. Les Épirotes, qui faisaient passer leur intérêt particulier avant celui des alliés en général, tenaient beaucoup à s'emparer d'Ambracos ; c'est pour cela qu'ils avaient demandé à Philippe de commencer par assiéger et par réduire cette place ; ils ne songeaient qu'à reprendre Ambracie aux Étoliens et n'espéraient pouvoir y arriver que s'ils occupaient Ambracos, d'où ils dominaient la ville. Cette place est en effet bien fortifiée par des remparts et des ouvrages avancés ; elle est située dans une région marécageuse ; on n'y peut accéder que par une seule route, étroite, faite de terre rapportée ; sa position est excellente : elle commande la ville et tout le pays. Philippe, disais-je, céda aux instances des Épirotes, vint camper devant Ambracos et se disposa à en faire le siège. [4,62] A ce moment, Scopas, à la tête de toutes les forces étoliennes, traversa la Thessalie, fit irruption en Macédoine, ravagea sur son passage les récoltes de la Piérie, fit une grande quantité de butin et s'en revint vers Dion. Les habitants ayant quitté la ville, il y entra, démolit les murailles, les maisons et le gymnase, incendia les portiques qui entouraient le temple, détruisit toutes les offrandes qu'on avait faites soit pour l'ornement du sanctuaire soit pour les besoins des gens qui venaient en foule y célébrer les fêtes solennelles et renversa toutes les statues des rois. Depuis le début de la guerre, dès les premières hostilités, ce bandit s'attaquait aux dieux aussi bien qu'aux hommes. Néanmoins, quand il fut de retour en Étolie, on ne le traita pas comme un sacrilège, mais comme un citoyen qui avait bien mérité de la patrie : on le combla d'honneurs, on le regarda avec admiration. Ses exploits animèrent ses compatriotes de vaines espérances et d'une présomption insensée : ils s'imaginèrent que personne n'oserait même plus approcher de l'Étolie, tandis qu'ils pourraient impunément dévaster non seulement le Péloponèse — ce qui était déjà dans leurs habitudes —, mais la Thessalie et la Macédoine. [4,63] Quand Philippe apprit ce qui s'était passé en Macédoine, il vit que c'était lui qui portait la peine de la sottise et de l'ambition des Épirotes. Il n'en persista pas moins à assiéger Ambracos : il éleva des chaussées et poussa si vivement les travaux d'approche que bientôt les habitants eurent peur et se rendirent ; le siège avait duré, en tout, quarante jours. La garnison, qui était de cinq cents Étoliens, fut autorisée à se retirer ; Philippe combla les voeux des Épirotes en leur livrant Ambracos, puis il repartit à la tête de son armée pour Charadra ; il avait l'intention de traverser le golfe d'Ambracie à l'endroit où il est le moins large, c'est-à-dire à la hauteur du temple d'Actium en Acarnanie. Le golfe en question s'étend entre l'Épire et l'Acarnanie ; il est formé par la mer de Sicile et communique avec elle par une bouche extrêmement étroite, de moins de cinq stades ; plus avant dans l'intérieur des terres, sa largeur atteint cent stades ; sa longueur, depuis la mer proprement dite, est d'environ trois cents stades ; il sépare l'Épire de l'Acarnanie : l'Épire est au Nord, l'Acarnanie au Midi. Philippe fit franchir le détroit à ses troupes, traversa l'Acarnanie, grossit son armée de deux mille fantassins et de deux cents cavaliers acarnaniens, et se dirigea vers la ville de Phoeties en Étolie. Il campa devant la place et l'attaqua si vigoureusement qu'au bout de deux jours les habitants, épouvantés, capitulèrent. Là encore, il reçut à composition la garnison étolienne et la laissa se retirer. La nuit suivante, cinq cents Étoliens, ignorant la chute de la place, arrivèrent à la rescousse; leur approche fut signalée au roi, qui choisit une position avantageuse, leur tendit une embuscade, en massacra la plus grande partie et fit les autres prisonniers, un très petit nombre excepté. Puis il fit distribuer à ses soldats trente jours de vivres — car on avait trouvé à Phoeties des provisions très abondantes — et il poursuivit sa marche vers le territoire de Stratos. Il campa à dix stades de la ville, sur les bords de l'Achéloos, d'où il fit des incursions et ravagea impunément la contrée, sans que l'ennemi osât jamais lui tenir tête. [4,64] Cependant les Achéens avaient à soutenir une lutte écrasante. Quand ils apprirent que le roi était tout près, ils lui firent demander de venir à leur secours. Philippe était encore à Stratos quand leurs envoyés se rencontrèrent avec lui ; ils lui transmirent leur message, insistèrent notamment sur le butin que l'armée pourrait faire en pays ennemi et l'engagèrent à passer le détroit de Rhion pour envahir l'Élide. Après les avoir entendus, le roi leur répondit qu'il réfléchirait à leur requête et les retint auprès de lui ; puis il leva le camp pour marcher sur Métropolis et sur Conope. Les Étoliens occupaient la citadelle de Métropolis, mais ils avaient évacué la ville ; Philippe y fit mettre le feu et s'avança sans désemparer vers Conope. La cavalerie étolienne se rassembla et tenta de lui disputer le passage du fleuve, à vingt stades en avant de la ville ; elle comptait bien qu'elle réussirait à arrêter complètement la marche des Macédoniens, ou tout au moins que la traversée leur coûterait cher. Mais le roi, qui avait pénétré leur dessein, ordonna aux soldats armés de boucliers légers d'entrer dans l'eau les premiers et de passer la rivière en bataillons serrés, en faisant la tortue. Le mouvement fut exécuté selon ses instructions. Dès que le premier corps de troupes voulut prendre pied sur la rive opposée, les cavaliers étoliens dessinèrent contre lui une courte attaque ; mais les Macédoniens résistaient bouclier contre bouclier; un second, puis un troisième corps traversaient à leur tour, dans le même ordre de bataille, pour appuyer celui qui déjà luttait sans lâcher pied ; l'ennemi, tenu en échec, se replia donc vers la ville avec de fortes pertes. Confinés derrière leurs murailles, les Étoliens cessèrent, depuis lors, de se montrer aussi arrogants. Philippe fit passer le fleuve à toute son armée, ravagea encore le pays impunément et arriva à Ithoria, place fortifiée aussi bien par sa situation naturelle que par les travaux qu'on y avait faits et qui se trouvait précisément sur son passage. A son approche, la garnison épouvantée avait abandonné son poste ; le roi, maître de la position, la fit raser et donna ordre à ses fourrageurs de faire subir le même sort à tous les autres forts de la région. [4,65] Après avoir franchi les gorges, il continua sa route lentement, à petites étapes, pour donner aux soldats le temps de pilier la campagne. Quand ils furent abondamment pourvus de tout ce dont ils pouvaient avoir besoin, le roi s'avança jusqu'aux CEniades, puis revint camper devant Pœanion, qu'il résolut de prendre tout d'abord. Ses assauts répétés en eurent bientôt raison. C'était une ville de médiocres dimensions - elle n'avait pas plus de sept stades de tour — ; mais pour l'aspect de ses maisons, de ses murailles, de ses tours, elle ne le cédait à aucune autre. Philippe en fit complètement raser les fortifications ; on démolit également les habitations, dont le bois et la brique furent soigneusement chargés sur des radeaux et transportés par eau jusqu'aux OEniades. Les Étoliens avaient d'abord eu l'intention d'en défendre la citadelle ; ils y avaient construit des remparts et d'autres ouvrages ; mais dès que Philippe approcha, ils eurent peur et battirent en retraite. Le roi occupa encore cette ville ; de là, poursuivant sa route, il alla camper devant une place forte, dépendant de Calydon, qu'on appelle Élaos ; elle était solidement fortifiée et abondamment pourvue de munitions, car Attale s'était chargé de la mettre en état de défense pour le compte des Étoliens. Les Macédoniens s'en emparèrent de vive force ; ils ravagèrent tout le territoire de Calydon, puis revinrent aux OEniades. Philippe remarqua combien cette position était avantageuse, notamment pour passer dans le Péloponèse, et résolut de la fortifier. Les OEniades se trouvent en effet au bord de la mer, sur la frontière de l'Acarnanie et de l'Étolie, vers l'entrée du golfe de Corinthe; en face, sur la côte du Péloponèse, s'étend le territoire de Dynié ; le cap Araxos est tout près, à cent stades tout au plus. Ces considérations décidèrent Philippe à entourer de remparts non seulement la citadelle, mais le port et les arsenaux ; il songeait même à les relier à la citadelle en se servant, pour bâtir des murailles, des matériaux qui provenaient de Pæanion. [4,66] Tandis que le roi était encore occupé à ces travaux, un courrier de Macédoine vint l'informer que les Dardaniens, présumant que c'était pour le Péloponèse qu'il partait en expédition, rassemblaient des troupes et faisaient de grands préparatifs pour envahir la Macédoine. A cette nouvelle, il pensa que le plus urgent était d'aller défendre son royaume. Il renvoya donc les députés des Achéens en les assurant que, dès qu'il aurait mis ordre aux difficultés qu'on venait de lui signaler, son premier soin serait de marcher à leur secours avec son armée. Puis il leva le camp et retourna en toute hâte par le chemin qu'il avait déjà pris pour venir. Au moment où il allait traverser le golfe d'Ambracie pour passer d'Acarnanie en Épire, il rencontra Démétrios de Pharos, qui, chassé d'Illyrie par les Romains, fuyait sur une simple barque ; j'ai d'ailleurs parlé plus haut de ces événements. Philippe l'accueillit avec bienveillance et l'engagea à faire voile vers Corinthe, pour gagner de là la Macédoine par la Thessalie. De son côté, il traversa l'Épire et poursuivit sa route sans s'arrêter. Quand les Dardaniens apprirent par quelques transfuges thraces qu'il était revenu dans ses états et arrivé à Pella, ils eurent peur et disloquèrent aussitôt leur armée, bien qu'ils fussent presque entrés en Macédoine. Dès que Philippe sut qu'ils battaient en retraite, il donna congé à tous ses Macédoniens pour leur permettre de rentrer leurs récoltes ; quant à lui, il partit pour la Thessalie et passa à Larissa tout le reste de l'été. C'est à la même époque que Paul-Émile, en revenant d'Illyrie, faisait à Rome une entrée triomphale et qu'Hannibal, après avoir enlevé Sagonte, faisait prendre à ses troupes leurs quartiers d'hiver ; les Romains, en apprenant la prise de Sagonte, envoyaient une ambassade à Carthage pour demander qu'on leur livrât Hannibal ; en même temps, ils se préparaient à la guerre, et nommaient consuls P. Cornélius et Ti. Sempronius. J'ai exposé ces faits en détail dans le livre précédent ; je ne les rappelle ici que pour en rafraîchir la mémoire, comme je l'avais promis au début de ce livre, et pour établir un lien entre les divers événements qui se sont déroulés en même temps. Ainsi finit la première année de cette olympiade. [4,67] La date des élections étant arrivée, les Étoliens nommèrent stratège Dorimachos. A peine en charge, il fit prendre les armes à ses compatriotes, envahit en forces la haute Épire et ravagea la campagne sans pitié, moins dans l'intérêt de son pays que pour faire du mal aux Épirotes. Parvenu à Dodone, il mit le feu aux portiques du temple, anéantit une grande partie des offrandes et abattit jusqu'aux murs du sanctuaire. Les Étoliens ne connaissent ni les lois de la paix ni celles de la guerre; dans un cas comme dans l'autre, ils poursuivent leurs entreprises au mépris du droit des gens et des règles qu'observe toute l'humanité. Après ces exploits et d'autres analogues, Dorimachos s'en revint dans son pays. L'hiver n'était pas encore très avancé. Personne ne s'attendait à voir Philippe reprendre la campagne en pareille saison, lorsque le roi, à la tête de trois mille soldats pesamment armés, de deux mille hommes de troupes légères, de trois cents Crétois et des cavaliers de son escorte, au nombre de quatre cents environ, partit de Larissa. Il passa de Thessalie dans l'Eubée et de là à Cynos, puis, traversant la Béotie et la Mégaride, il arriva à Corinthe vers le solstice d'hiver. Sa marche fut si rapide et si secrète que personne, dans le Péloponèse, n'en eut le moindre soupçon. Il fit fermer les portes de la ville et garder les routes par des avant-postes ; puis, dès le lendemain, il manda auprès de lui Aratos l'ancien, qui se trouvait à Sicyone ; en même temps, il écrivit au stratège et à toutes les cités d'Achaïe, pour leur faire savoir à quel endroit et à quel moment toute l'armée devait le rejoindre. Ces dispositions prises, il se remit en chemin et s'en alla camper à Dioscurion, sur le territoire de Phlionte. [4,68] Juste au même moment, Euripidas, parti de Psophis à la tête de deux bataillons d'Éléens, de ses pirates et de ses mercenaires — ce qui lui faisait en tout deux mille cinq cents hommes, sans compter cent cavaliers —, traversait le pays de Phénéos et de Stymphale ; ignorant complètement que Philippe fut dans le voisinage, il avait l'intention d'aller piller la région de Sicyone. La nuit même où Philippe venait s'établir à Dioscurion, Euripidas avait dépassé son camp et allait pénétrer à l'aurore sur le territoire de Sicyone. Mais quelques Crétois de l'armée royale, qui avaient quitté les rangs et parcouraient toute la contrée pour fourrager, vinrent à tomber entre ses mains ; il les interrogea et apprit ainsi la présence des Macédoniens ; sans rien en dire à personne, il fit faire volte-face à ses troupes et s'en retourna par où il était venu : son but — qu'il espérait bien atteindre — était de gagner de vitesse les Macédoniens en traversant le pays de Stymphale et d'occuper les hauteurs qui commandent le passage. Le roi, qui ne savait rien des mouvements de l'ennemi, leva le camp dès l'aube et, poursuivant la réalisation de son plan, se remit en marche pour Stymphale, d'où il voulait gagner Caphyes ; car c'était là qu'il avait écrit aux Achéens de concentrer leur armée. [4,69] L'avant-garde macédonienne occupait déjà les crêtes du mont Apélauron, qui se dresse à une dizaine de stades en avant de Stymphale, quand l'avant-garde éléenne arriva de son côté au même endroit. Euripidas, informé de cette rencontre, comprit le péril qui le menaçait; pour s'ÿ soustraire, il s'enfuit avec quelques cavaliers et regagna Psophis à travers champs. Le gros de l'armée éléenne, déconcerté par la désertion de son chef, fit halte, sans trop savoir que faire ni de quel côté se tourner. Les officiers s'imaginèrent d'abord que c'était un détachement achéen qui venait à la rescousse; c'était surtout la vue de l'infanterie lourde qui causait leur confusion : ils croyaient avoir affaire à des gens de Mégalopolis, parce qu'à la bataille de Sellasie les troupes de cette cité s'étaient servies de boucliers de bronze, que le roi Antigone leur avait fait prendre pour combattre l'armée de Cléomène. Les Éléens continuèrent donc leur marche, en bon ordre, vers une forte position qui dominait le champ de bataille; ils espéraient échapper ainsi à l'ennemi; mais quand les Macédoniens, à force d'avancer, se trouvèrent tout près d'eux, ils reconnurent leur erreur et prirent tous la fuite en jetant leurs armes. Douze cents d'entre eux furent faits prisonniers, tous les autres furent massacrés par les Macédoniens ou se tuèrent en tombant du haut des rochers ; il n'y en eut pas plus de cent qui échappèrent. Philippe fit transporter à Corinthe les dépouilles de l'ennemi et les hommes qu'il lui avait pris, puis il continua sa campagne. Dans tout le Péloponèse, ce fut une explosion de joie : on apprenait en même temps l'arrivée du roi et sa victoire. [4,70] Il fit route par l'Arcadie, où il eut beaucoup de peine à franchir les hauteurs de l'Olygyrtos, qui était couvert de neige. Il mit trois jours à gagner Caphyes, où il arriva de nuit. Là, il fit reposer son armée pendant deux jours et fut rejoint par Aratos le jeune avec tous les Achéens qu'il avait rassemblés ; l'armée des alliés s'éleva ainsi à dix mille hommes. Le roi marcha de là sur Psophis, en traversant le territoire de Clitor ; dans toutes les villes où il passait, il réquisitionnait les armes de trait et les échelles. Psophis est une vieille cité de l'Azanide, fondée, de l'avis de tous, par des Arcadiens; par rapport au Péloponnèse en général, elle est située juste au centre ; elle n'est pas éloignée de la frontière Ouest de l'Arcadie et confine à la partie la plus occidentale de l'Achaïe. Sa situation est des plus avantageuses, parce qu'elle domine l'Élide, dont elle dépendait à cette époque. Philippe y arriva, de Caphyes, en trois jours et établit son camp sur des collines qui s'élevaient en face de la ville en la surplombant ; de là, on pouvait facilement observer toute la place et la région environnante. Le roi constata la force de cette position et hésita sur le parti qu'il devait prendre. A l'Ouest de la ville coule un torrent impétueux, qu'il est impossible de passer à gué pendant la majeure partie de l'hiver ; en outre, la grandeur du lit qu'il s'est creusé peu à peu en roulant du haut des montagnes protège parfaitement la place et la rend inabordable. Du côté de l'Orient, on rencontre l'Érymanthe, rivière abondante et rapide, à propos de laquelle bien des gens racontent toutes sortes d'histoires. Le torrent se jette dans l'Érymanthe au Sud de la ville, ce qui fait que sur trois de ses flancs elle est entourée et couverte par les cours d'eau que je viens de décrire. Enfin, au Nord, se dresse une colline bien fortifiée, qui peut jouer le rôle d'une bonne et puissante citadelle. Psophis avait d'ailleurs de hautes et fortes murailles, elle était occupée par une garnison éléenne et défendue par Euripidas, qui dans sa fuite avait trouvé là un asile. [4,71] Philippe considérait tous ces obstacles, les pesait et restait indécis: tantôt il voulait renoncer à ses projets contre la ville, tantôt, en en constatant la valeur stratégique, il se sentait animé d'une nouvelle ardeur ; car si cette solide forteresse constituait une menace pour les Achéens et les Arcadiens tant qu'elle serait aux mains des Éléens, en revanche, une fois prise, elle serait le boulevard de l'Arcadie et fournirait aux alliés une excellente base contre l'Élide. Ce fut donc pour la seconde alternative qu'il se décida. Il donna à tous les Macédoniens I'ordre de prendre leur repas dès le point du jour et de se tenir prêts. Les préparatifs terminés, il passa le pont de l'Érymanthe sans que personne cherchât à l'arrêter, tellement sa tentative était audacieuse ; puis il marcha sur la ville avec une assurance qui suffisait à répandre la terreur. Euripidas et les assiégés en furent tout déconcertés : jamais ils n'auraient supposé que l'ennemi osât soit essayer d'emporter d'assaut une position aussi forte soit entreprendre en cette saison un siège de longue durée ; de plus, ils se méfiaient les uns des autres et craignaient que Philippe n'eût quelque intelligence dans la place : mais, ne voyant rien qui pût confirmer leurs soupçons, ils accoururent en foule à la défense des remparts. Les mercenaires à la solde des Éléens firent une sortie par une porte qui se trouvait dans la partie haute de la ville, pour chercher à surprendre l'ennemi. Mais le roi avait fait répartir sur trois points différents des remparts les soldats chargés de dresser les échelles et divisé également en trois corps le reste de ses troupes macédoniennes; puis il fit donner le signal par les trompettes et de tous les côtés à la fois on s'élança à l'assaut. Les défenseurs de la place commencèrent par résister courageusement et par jeter en bas des échelles un certain nombre d'assaillants ; mais les flèches et les autres munitions de guerre vinrent à leur manquer, parce qu'ils avaient dû s'organiser en toute hâte ; d'ailleurs les Macédoniens n'étaient pas hommes à se laisser intimider : l'un d'entre eux n'était pas plus tôt tombé de son échelle que le suivant prenait sa place. Enfin, les assiégés furent mis en déroute et s'enfuirent tous vers la citadelle ; les Macédoniens escaladèrent les murs, tandis que les Crétois attaquaient les mercenaires qui avaient tenté une sortie par la porte du haut et les forçaient à prendre la fuite en jetant leurs armes. Ils les poursuivirent l'épée dans les reins et entrèrent avec eux par la même porte ; si bien que les troupes du roi pénètrent dans la ville par tous les côtés en même temps. Les Psophidiens se réfugièrent dans la citadelle avec leurs femmes et leurs enfants, ainsi qu'Euripidas et les soldats de la garnison qui avaient échappé à l'ennemi. [4,72] A peine dans la place, les Macédoniens pillèrent tout ce qui se trouvait dans les maisons, puis ils y élurent domicile et occupèrent la ville. Les fuyards qui s'étaient enfermés dans la citadelle, privés de toute ressource, prévirent le sort qui les menaçait et prirent le parti de se rendre à Philippe. Ils envoyèrent au roi un héraut, pour le prier de vouloir bien recevoir une députation, et déléguèrent auprès de lui leurs magistrats ainsi qu'Euripidas. Ils capitulèrent et obtinrent la vie sauve pour tous les assiégés, tant étrangers que citoyens. Puis ils rentrèrent dans la citadelle; le roi leur avait recommandé de n'en pas sortir avant que ses troupes eussent quitté la ville ; car il craignait que quelques soldats ne lui désobéissent et ne fissent violence aux vaincus. Comme la neige s'était mise à tomber, il fut obligé de rester là pendant plusieurs jours. Il en profita pour réunir tous Ies Achéens qu'il avait avec lui ; il fit valoir tout d'abord la forte situation de Psophis et le parti qu'on pourrait en tirer au cours de cette campagne ; il leur exprima la sympathie toute particulière qu'il éprouvait pour leur pays et déclara enfin qu'il leur cédait la ville en toute propriété, car il voulait faire son possible pour les obliger et leur témoigner toute sa bienveillance. Aratos et ses concitoyens remercièrent le roi, et l'assemblée fut dissoute ; puis Philippe se remit en route avec son armée et marcha sur Lasion. Les Psophidiens descendirent alors de la citadelle ; ils reprirent possession de leur cité, et chacun rentra dans sa maison ; Euripidas se retira à Corinthe et de là en Étolie. Ceux des magistrats achéens qui se trouvaient là nommèrent gouverneur de la citadelle Proslaos de Sicyone à la tête d'une forte garnison ; quant à la ville, ils en confièrent l'administration à Pythias de Pellène. Ainsi finit l'affaire de Psophis. [4,73] En apprenant la chute de Psophis et l'arrivée des Macédoniens, la garnison éléenne de Lasion abandonna la place. Le roi n'eut qu'à se présenter pour s'en emparer de prime abord. Il mit le comble à ses bontés envers les Achéens en leur livrant Lasion. Il restitua de même aux Telphusiens Stratos, que les Éléens avaient abandonnée. Après quoi il se rendit à Olympie, où il arriva en cinq jours. Là, il fit un sacrifice à Zeus et offrit un banquet à ses officiers; puis, après avoir accordé trois jours de repos à ses troupes, il se remit en campagne et se dirigea vers l'Élide ; il envoya ses fourrageurs battre le pays, tandis qu'il campait lui-même à un endroit nommé Artémision. Il y concentra son butin, puis revint à Dioscurion, en dévastant toute la contrée sur son passage. On fit un assez grand nombre de prisonniers, mais la majeure partie des habitants put se sauver dans les villages voisins ou dans les bourgs fortifiés. L'Élide est en effet un pays extrêmement prospère; la population y est plus dense et les productions plus abondantes qu'en aucune autre partie du Péloponèse. L'amour de la vie champêtre y est parfois si vif qu'on rencontre des familles fort aisées dont aucun membre, depuis deux ou trois générations, n'a été en ville assister à une assemblée. Ce penchant tient à la considération que les magistrats ont pour les campagnards et à tout ce qu'ils font pour eux : la justice est rendue même à la campagne, et l'on y peut subvenir à tous les besoins matériels. Je crois que ces coutumes et ces institutions ont été autrefois établies, d'abord à cause de l'étendue des terres cultivées, mais surtout en raison de la paix religieuse qui régnait jadis dans l'Élide, à l'époque oit les jeux d'Olympie lui donnaient aux yeux de tous les Grecs un caractère sacro-saint et intangible, qui la préservait de toutes les violences et de tous les maux de la guerre. [4,74] Plus tard, quand les Arcadiens élevèrent des prétentions sur Lasion et sur toute la Pisatide, les Éléens furent obligés de défendre leur pays et de modifier leur manière de vivre. Mais ils n'ont absolument rien fait pour recouvrer l'inviolabilité dont ils jouissaient en Grèce de toute antiquité. Ils s'en sont tenus à leur nouvelle situation et ont ainsi montré la plus blâmable insouciance de l'avenir. Il est un bien que nous demandons tous aux dieux de nous accorder, que nous souhaitons au point de tout endurer pour l'obtenir, le seul dont personne sur la terre ne conteste la valeur: c'est de la paix que je veux parler ; si donc un peuple qui pouvait, sans manquer à ses devoirs ni aux lois de la justice, s'en faire octroyer par les Grecs la jouissance perpétuelle et incontestée ne s'est pas donné la peine de l'acquérir et que toutes ses préoccupations ne se soient pas effacées devant celle-là, ne doit-il pas être universellement taxé de folie? Sans doute, le genre de vie des Éléens les exposait aux attaques des nations qui ne respectent pas les traités ; mais le fait est rare et, s'il s'était produit, toute la Grèce n'eût pas manqué de se porter à leur secours. Des incursions locales étaient à craindre ? Mais il eût été bien facile à des gens riches, comme ils le seraient assurément devenus,vivant toujours en paix, d'entretenir des mercenaires étrangers, qui auraient gardé quand il aurait fallu les endroits menacés. Pour avoir craint une éventualité qui ne se réalise presque jamais, qui est à peine vraisemblable, ils se trouvent engagés dans des guerres continuelles, qui les ruinent et désolent leur pays. Cela soit dit pour rappeler les Éléens au sentiment de leur devoir ; car jamais ils n'ont eu une aussi belle occasion qu'aujourd'hui de faire reconnaître par tout le monde l'inviolabilité de leur territoire ; d'autant qu'il subsiste encore chez eux quelques vestiges des moeurs antiques, puisque, comme je l'ai dit plus haut, ils vivent de préférence à la campagne. [4,75] Voilà pourquoi, malgré le nombre immense de prisonniers que Philippe fit en Élide, il y eut encore plus de gens qui lui échappèrent. Les habitants concentrèrent la plus grande partie de leur mobilier, de leurs esclaves et de leurs bestiaux dans une place forte appelée Thalames ; ils avaient choisi cette position d'abord parce qu'on n'y accède que par des défilés étroits et difficiles à forcer, puis parce que la ville elle-même est très isolée et d'accès assez malaisé. Quand le roi sut qu'un nombre considérable d'Éléens s'étaient réfugiés à Thalames, ii résolut de tout mettre en oeuvre pour s'en emparer. Il fit d'abord occuper par ses mercenaires tous les passages praticables ; puis, laissant dans son camp les bagages et la majeure partie de l'armée, il prit avec lui toutes ses troupes légères et s'engagea dans les défilés. Il parvint jusqu'à la place sans que personne eût tenté de l'arrêter. Épouvantés par cette brusque attaque, les réfugiés, qui n'avaient aucune expérience des travaux de la guerre, qui manquaient de munitions et dont un certain nombre appartenaient à la lie du peuple, n'eurent rien de plus pressé que de se rendre. Il y avait avec eux un ramassis de deux cents mercenaires, qu'avait amenés Amphidamos, stratège d'Élide. Philippe s'empara d'un matériel considérable et fit plus de cinq mille prisonniers, sans compter les innombrables têtes de bétail qu'il enleva. Il commença par regagner son camp ; mais son armée était tellement chargée de dépouilles de toutes sortes qu'elle en était alourdie et qu'il lui eût été difficile de continuer la campagne ; il battit donc en retraite et revint camper à Olympie. [4,76] Un des tuteurs laissés par Antigone auprès du jeune souverain, qui se nommait Apelles et était alors en grande faveur auprès du roi, s'était mis en tête de réduire l'Achaïe à la même situation que la Thessalie; il usa pour cela d'un procédé odieux. Les Thessaliens étaient, en apparence, indépendants et soumis à un tout autre régime que la Macédoine; mais, en fait, il n'en était rien : ils étaient traités exactement comme les Macédoniens et ne pouvaient rien faire sans l'autorisation des officiers du roi. Pour arriver à ses fins, Apelles se mit à tourmenter les Achéens de l'armée royale. Il permit, tout d'abord, aux Macédoniens d'expulser les Achéens des logements qu'ils occupaient dans les cantonnements et de leur enlever leur butin ; puis il les fit maltraiter par ses valets sous les prétextes les plus futiles; et si des spectateurs indignés voulaient intervenir en faveur des victimes, il se présentait en personne et les faisait conduire en prison. Il croyait pouvoir, par ce moyen, accoutumer insensiblement les Achéens à ne jamais se plaindre de tout ce qui pourrait leur être fait au nom du roi. Il avait cependant pris part, il n'y avait pas longtemps, à l'expédition d'Antigone ; il avait vu les Achéens prêts à supporter tous les maux plutôt que de se soumettre à l'autorité de Cléomène. Quelques jeunes gens d'Achaïe se concertèrent, allèrent trouver Aratos et le mirent au courant des agissements d'Apelles. Aratos estima qu'il fallait, sans tarder, couper le mal dans sa racine et alla trouver Philippe. Le roi lui donna audience, écouta ses plaintes, rassura les jeunes gens en leur affirmant que ces faits ne se renouvelleraient plus et interdit à Apelles de donner aucun ordre aux Achéens sans le faire ratifier par leur stratège. [4,77] Les relations cordiales que Philippe entretenait avec ses compagnons d'armes ne contribuèrent pas moins que son activité et sa valeur militaire à le rendre populaire non seulement auprès de l'armée, mais dans tout le Péloponèse. Il ne serait pas facile de trouver un roi mieux doué par la nature des qualités nécessaires à un conquérant : il avait une finesse d'esprit, une sûreté de mémoire, un charme des plus rares, le port majestueux et l'âme vraiment royale, mais surtout, comme je le disais, beaucoup d'activité et de valeur guerrière. Ce qui a annihilé toutes ces heureuses dispositions et transformé ce roi si parfait en un farouche tyran, il n'est guère possible de l'expliquer en peu de mots ; une meilleure occasion se présentera d'examiner et de discuter cette question. D'Olympie, Philippe se dirigea sur Phares, passa par Telphuse, puis de là, revint à Hérée. Il y fit vendre son butin et reconstruire le pont sur l'Alphée, pour pouvoir entrer par là en Triphylie. Les Éléens, voyant leur pays ravagé, avaient appelé les Étoliens à leur aide ; Dorimachos, stratège d'Étolie, leur envoya six cents de ses compatriotes sous les ordres de Phillidas. Arrivé en Élide, ce général s'adjoignit les cinq cents mercenaires des Éléens, un millier de soldats du pays et un corps de Tarentins, puis il marcha au secours de la Triphylie. On appelle ainsi, du nom de Triphylos, un des fils d'Arcas, une province maritime du Péloponèse, située entre l'Élide et la Messénie, baignée par la mer d'Afrique et contiguë au sud-ouest de l'Arcadie. On y trouve les villes de Samicon, Lépréon, Hypane, Typanées, Pyrgos, Épion, Bolax, Stylangion et Phrixa. Les Éléens s'en étaient emparés peu de temps auparavant ; ils avaient également occupé Aliphéra, qui appartenait primitivement à l'Arcadie ; c'était Lydiadas de Mégalopolis qui la leur avait cédée, lorsqu'il était tyran, en échange de quelques avantages personnels. [4,78] Phillidas envoya les Éléens à Lépréon et les mercenaires à Aliphéra ; il se posta en personne à Typanées avec ses Étoliens et se tint sur le qui-vive. Après s'être débarrassé de ses bagages, le roi passa le pont de l'Alphée qui se trouve à Hérée même et marcha sur Aliphéra. Cette ville est perchée sur une montagne escarpée de toutes parts et dont les pentes mesurent plus de dix stades. Au point culminant du massif se dresse une citadelle avec une statue d'Athéna en bronze, d'une grandeur et d'une beauté remarquables. A quelle occasion cette statue a été élevée, dans quelle intention et aux frais de qui, les habitants eux-mêmes ne sont pas d'accord là-dessus, car on ne sait pas au juste d'où elle provient ni par qui elle a été consacrée ; mais ce que tout le monde reconnaît, c'est la perfection de l'ouvrage : c'est un des chefs-d'oeuvre les plus merveilleux des artistes qui l'ont sculptée, Hypatodoros et Sostratos. Quoi qu'il en soit, le roi choisit un jour clair et serein; dès l'aube, il répartit sur plusieurs points les porteurs d'échelles et les mercenaires chargés de les soutenir, puis il partagea les Macédoniens en autant de groupes, qui devaient suivre les autres de près ; enfin il donna à tous l'ordre de commencer à gravir la hauteur dès le lever du soleil. Les Macédoniens exécutèrent ces mouvements avec une ardeur terrible. Les assiégés accoururent pour repousser leurs assauts, en se portant toujours de préférence vers les points qu'ils voyaient menacés par l'ennemi. Pendant ce temps, sans qu'on s'en aperçût, le roi en personne, avec l'élite de ses soldats, escaladait par des pentes à pic le faubourg de la citadelle. Le signal donné, tous ensemble dressèrent leurs échelles contre les murs et montèrent à l'assaut. Le roi parvint le premier à occuper le faubourg de la citadelle, qu'il avait trouvé désert, et y fit mettre le feu. Les défenseurs des remparts se sentirent perdus : si la citadelle était prise, c'était leur dernière chance de salut qui s'évanouissait. Dans cette crainte, ils abandonnèrent les murailles et s'enfuirent à la hâte vers la citadelle. Les Macédoniens se trouvèrent, dès lors, maîtres des murs et de la ville. Bientôt, la garnison envoya une députation à Philippe et capitula à son tour moyennant la vie sauve. [4,79] Ces succès répandirent la terreur dans toute la Triphylie ; les habitants ne cherchèrent plus qu'à éviter leur ruine et celle de leur patrie ; quant à Phillidas, il quitta Typanées et se retira à Lépréon, en pillant encore quelques habitations sur son passage. Ce fut tout le salaire dont les Étoliens gratifièrent leurs alliés : non contents de les abandonner sans vergogne dans les moments les plus difficiles, ils les pillaient, les trahissaient, se conduisaient chez eux comme en pays conquis. Typanées ouvrit ses portes à Philippe et Hypane suivit son exemple. Quand les citoyens de Phigalie apprirent ce qui se passait en Triphylie, comme ils étaient las de l'alliance étolienne, ils prirent les armes et s'emparèrent du quartier où se trouvait la résidence des polémarques. Les pirates étoliens, qui séjournaient dans cette ville pour pouvoir faire de là des razzias en Messénie, songèrent d'abord à tenter un coup de main contre les Phigaliens ; mais quand ils les virent tous assemblés et unanimement disposés à se défendre, ils abandonnèrent leur projet : ils parlementèrent et sortirent de la ville en emportant leurs bagages. Les habitants envoyèrent alors une députation à Philippe, se rendirent à lui et lui ouvrirent leurs portes. [4,80] Cette affaire n'était pas encore terminée que les Lépréates reprenaient possession d'une partie de leur cité ; il y avait là une garnison d'Éléens et d'Étoliens renforcée par un détachement de Lacédémoniens : ils leur intimèrent l'ordre de quitter la citadelle et toute la ville. Phillidas commença par s'y refuser et par rester, dans l'espoir d'intimider la population ; mais le roi avait envoyé Taurion à Phigalie avec des troupes et marchait en personne sur Lépréon ; quand Phillidas sut que Philippe approchait, il baissa le ton. Les Lépréates, au contraire, redoublèrent d'ardeur et donnèrent un bel exemple d'héroïsme : alors que la ville était occupée par mille Éléens, mille Étoliens (y compris les pirates), cinq cents mercenaires, deux cents Lacédémoniens, et que la citadelle était entre les mains de l'ennemi, ils ne se laissèrent pas abattre et engagèrent la lutte pour l'indépendance de leur patrie. Leur vaillance et l'approche des Macédoniens décidèrent Phillidas à évacuer la place avec les Éléens et les Lacédémoniens. Les Crétois qui venaient de Sparte s'en retournèrent chez eux par la Messénie, tandis que les troupes de Phillidas battaient en retraite vers Samicon. Les Lépréates, rentrés en possession de leur cité, adressèrent une députation à Philippe et lui livrèrent la ville. Quand le roi fut informé de ce qui s'était passé, il envoya à Lépréon la plus grande partie de son armée et, ne gardant avec lui que les peltastes et, les autres troupes légères, il se mit à la poursuite de Phillidas. Il le rejoignit et lui enleva tous ses bagages ; mais Phillidas accéléra sa marche pour lui échapper et réussit à se jeter dans Samicon. Le roi campa devant la place, fit venir de Lépréon le reste de son armée et fit semblant d'établir un siège en règle. Les Étoliens et les Éléens, qui n'avaient que leurs bras pour se défendre, jugèrent leur situation désespérée et demandèrent à capituler. Philippe leur accorda la faveur de se retirer avec leurs armés, et ils prirent le chemin de l'Élide : le roi était maître de Samicon. Les autres villes envoyèrent alors vers lui et implorèrent son appui ; il occupa ainsi Phrixa, Stylangion, Épion, Bolax, Pyrgos, Épitalion ; puis il revint à Lépréon, après avoir conquis toute la Triphylie en six jours. Il donna aux Lépréates des conseils appropriés aux circonstances, plaça une gar- nison dans leur citadelle et repartit pour Hérée avec ses troupes, laissant comme gouverneur de la Triphylie l'Acarnanien Ladicos. Arrivé à destination, il fit le partage de tout le butin, reprit ses bagages qu'il avait laissés à Hérée et marcha sur Mégalopolis au beau milieu de l'hiver. [4,81] Pendant la campagne de Philippe en Triphylie, Chilon de Lacédémone, estimant que la royauté lui revenait par droit de naissance et vexé d'avoir été évincé par les éphores, qui avaient donné la préférence à Lycurgue, préméditait un coup d'État. Il pensa qu'en suivant les traces de Cléomène et en faisant espérer aux gens du peuple un nouveau partage des terres il les rangerait immédiatement à son parti. Pour mettre ses projets à exécution, il se concerta avec ses amis et s'adjoignit deux cents complices résolus. Or il n'y avait pas de plus grand obstacle à la réalisation de ses desseins que Lycurgue et les éphores qui lui avaient conféré la royauté ; ce fut donc contre eux qu'il dirigea ses premiers coups. Il surprit les éphores à table et les tua tous sur la place. Le destin leur infligeait un châtiment digne de leur crime : c'est bien d'une telle main et au service d'une pareille cause qu'ils méritaient de mourir. Après s'être débarrassé d'eux, Chilon se rendit chez Lycurgue ; il l'y trouva bien, mais il ne put se saisir de sa personne avec l'aide de quelques voisins, le roi parvint à s'évader et échappa à son rival ; il s'enfuit par des chemins détournés et gagna la ville de Pellène, dans la province de Tripolis. Chilon était au désespoir d'avoir échoué dans la partie capitale de son entreprise. Contraint néanmoins d'y persévérer, il fit irruption sur la place publique et se mit à frapper ses ennemis, à encourager ses parents et ses amis, à prodiguer au reste de la population les promesses dont j'ai parlé tout à l'heure. Mais personne ne le suivit ; tout le monde, au contraire, se retourna contre lui. Quand son échec fut manifeste, il s'éloigna furtivement, traversa la Laconie et alla se réfugier tout seul en Achaïe. Les Lacédémoniens, redoutant la venue de Philippe, rentrèrent les récoltes, rasèrent Athénéon et quittèrent le territoire de Mégalopolis. Depuis que ce peuple se gouvernait selon les admirables lois de Lycurgue, il avait acquis une très grande puissance, qu'il avait conservée jusqu'à la bataille de Leuctres ; puis la fortune avait tourné et la situation de Sparte n'avait, dès lors, jamais cessé d'empirer; enfin, accablés de malheurs, déchirés par des querelles intestines, bouleversés par de continuels partages de terres et par de très nombreux exils, les Lacédémoniens durent subir jusqu'à la tyrannie de Nabis la servitude la plus rigoureuse, eux qui autrefois ne pouvaient même pas supporter le nom de la tyrannie. L'histoire ancienne de Sparte, avec tous ses épisodes, le développement et la décadence de cette cité ont fait l'objet d'un grand nombre d'ouvrages ; ce qu'on connaît le mieux, c'est ce qui s'y est passé depuis que Cléomène eut renversé de fond en comble l'ancienne constitution ; ce sont des questions que je traiterai à mesure que l'occasion s'en présentera. [4,82] LXXXII. — De Mégalopolis, Philippe se rendit par Tégée à Argos, où il passa toute la fin de l'hiver. On l'admirait, comme on admire rarement un aussi jeune homme, pour toutes les qualités dont il avait fait preuve et notamment pour les exploits qu'il avait accomplis au cours de ses expéditions. Cependant Apelles n'avait pas renoncé à ses projets et cherchait toujours à mettre peu à peu les Achéens sous le joug. Mais les deux Aratos faisaient obstacle à ses tentatives, et Philippe avait beaucoup de considération pour eux, principalement pour le père, qui avait été en relations avec Antigone, qui exerçait une grande influence sur les Achéens et surtout montrait autant d'adresse que d'intelligence. Apelles résolut de les battre en brèche, et voici l'expédient qu'il imagina pour porter atteinte à leur crédit. Il chercha à savoir quels étaient leurs ennemis politiques, les fit venir de chez eux, se lia d'intimité avec eux, s'ingénia à les circonvenir et à gagner leur amitié. Il les recommandait également à Philippe et ne cessait de lui répéter que s'il écoutait Aratos il observerait à la lettre son traité d'alliance avec les Achéens, tandis que s'il voulait l'en croire et prenait pour amis ceux qu'il lui présentait, il tiendrait tout le Péloponnèse sous sa domination. Quand vint le moment d'élire le stratège, il intrigua pour faire arriver au pouvoir un de ses protégés et en faire exclure le parti d'Aratos. A cet effet, il conseilla à Philippe de se trouver à Égion à l'époque des élections, sous prétexte de partir pour l'Élide. Le roi se laissa convaincre, et Apelles se rendit avec lui à Égion; à force de prières et de menaces il arriva, quoiqu'à grand'peine, à faire nommer stratège Épératos de Phares et à faire échouer Timoxénos, dont les Aratos soutenaient la candidature. [4,83] Ensuite, le roi se remit en route, passa par Patras et par Dymé, et arriva au Rempart, fort situé sur le territoire de Dymé et dont Euripidas s'était emparé peu de temps auparavant, comme je l'ai dit plus haut. Décidé à faire tout ce qu'il pourrait pour remettre la place aux Dyméens, Philippe vint camper devant elle avec toutes ses forces. Les Éléens qui la gardaient eurent peur et la lui livrèrent. Ce n'était pas une grande ville, mais elle était admirablement fortifiée : elle n'avait pas plus d'un stade et demi de tour, mais la hauteur des murailles atteignait trente coudées. Philippe la restitua aux Dyméens, puis alla ravager l'Élide ; après y avoir tout détruit et fait un butin considérable, il s'en revint à Dymé avec son armée. [4,84] Apelles, qui considérait comme un succès l'élection de son candidat au poste de stratège d'Achaïe, recommença ses menées contre les deux Aratos et entreprit de les ruiner complètement dans l'esprit de Philippe. Voici la calomnie qu'il imagina pour y arriver. Amphidamos, le stratège des Éléens, avait été pris à Thalames avec tous ceux qui s'y étaient réfugiés, comme je l'ai dit plus haut ; quand on l'amena à Olympie avec les autres prisonniers, il fit demander à Philippe de vouloir bien lui accorder une audience; il l'obtint, et déclara au roi qu'il se faisait fort d'amener ses compatriotes à conclure avec lui alliance et amitié. Philippe le crut et le relâcha sans rançon, en le chargeant de faire savoir aux Éléens que, s'ils se rangeaient à son parti, il leur rendrait sans rançon tous les prisonniers qu'il leur avait faits et protégerait leur pays contre toutes les attaques du dehors ; il s'engageait en outre à respecter leur indépendance, à ne leur imposer ni garnison ni contribution, à leur laisser le libre exercice de leurs lois. Quelque avantageuses et séduisantes que pussent paraître ces propositions, les Éléens ne les acceptèrent pas. Ce fut cette occasion que saisit ApelIes pour calomnier auprès du roi Aratos et son fils : il prétendit qu'ils ne lui étaient pas réellement dévoués, que leur amitié pour la Macédoine n'était pas sincère et que c'était de leur faute si les Égéens avaient repoussé ses avances. A l'entendre, quand le roi avait renvoyé Amphidamos d'Olympie en Élide, ils l'avaient pris à part, l'avaient endoctriné, lui avaient dit que ce n'était nullement l'intérêt du Péloponnèse que Philippe devînt le maître de l'Élide ; c'était pour cette raison que les Éléens avaient rejeté ses offres, qu'ils étaient restés les alliés des Étoliens et continuaient à faire la guerre aux Macédoniens. [4,85] Ces insinuations firent d'abord quelque impression sur Philippe. Il fit appeler les deux Aratos et invita Apelles à répéter ses accusations en leur présence. Apelles soutint devant eux, avec une audace stupéfiante, tout ce qu'il avait avancé ; puis comme le roi gardait le silence, il ajouta : « Puisque vous vous montrez à ce point ingrats et oublieux des bienfaits du roi, Aratos, il va réunir l'assemblée des Achéens et justifier sa conduite dans toute cette affaire ; puis il reprendra le chemin de la Macédoine. » Aratos l'ancien prit alors la parole ; il conseilla à Philippe de ne jamais ajouter foi, à la légère et sans examen, à une délation quelconque ; en particulier, quand c'était un de ses amis ou alliés qui était mis en cause, il fallait soumettre les dénonciations au contrôle le plus rigoureux avant d'y croire ; rien n'était plus conforme à ses intérêts, rien n'était plus digne d'un roi ; pour ce qui était de l'accusation portée contre eux, il priait le roi de faire comparaître celui qui avait révélé à Apelles le complot qu'on leur attribuait, d'invoquer le témoignage des gens qui avaient assisté à leur conversation, d'user en un mot de tous les moyens possibles pour connaître la vérité, avant de rien dévoiler de cette affaire aux Achéens. [4,86] Le roi approuva cet avis et assura qu'il ferait son enquête aussi soigneusement que possible ; puis on se sépara. Plusieurs jours se passèrent sans qu'Apelles pût produire aucune preuve à l'appui de ses allégations ; puis tout à coup survint un incident qui servit grandement la cause des Aratos. Les Éléens, dont Philippe ravageait les terres, avaient résolu d'arrêter Amphidamos, qui leur était suspect, de le charger de chaînes et de le déporter en Étolie. Mais il pressentit leurs intentions et se réfugia d'abord à Olympie ; puis, à la nouvelle que Philippe se trouvait à Dymé pour procéder au partage du butin, il se hâta de se rendre auprès de lui. Aratos et son fils, qui avaient la conscience parfaitement tranquille, furent très heureux d'apprendre qu'Amphidamos s'était enfui et arrivait d'Élide ; ils allèrent trouver le roi et le prièrent de faire venir Amphidamos : il devait, en effet, savoir mieux que personne à quoi s'en tenir, puisque c'était avec lui qu'on les accusait d'avoir conspiré ; d'autre part, il ne manquerait pas de dire la vérité, puisque c'était pour Philippe qu'il était en exil et qu'à l'heure actuelle il ne pouvait attendre son salut que du roi. Philippe accéda à leur requête ; il fit appeler Amphidamos et reconnut qu'il n'y avait rien de fondé dans les allégations d'Apelles. Aussi, depuis ce jour, eut-il pour Aratos une estime et un attachement de plus en plus grands, tandis qu'Apelles perdait peu à peu sa confiance ; le roi était cependant prévenu en sa faveur par la vive affection qu'il avait pour lui, et il était inévitable qu'il fermât bien souvent les yeux sur les actes de son tuteur. [4,87] Cet échec n'empêcha nullement Apelles de poursuivre ses machinations. Il avait entrepris de perdre Taurion, gouverneur du Péloponèse ; mais, loin de le décrier, il faisait son éloge et prétendait que sa place était aux côtés du roi dans l'armée de campagne ; ce qu'il voulait en réalité, c'était le faire remplacer par une de ses créatures au gouvernement du Péloponnèse. C'est là un nouveau genre de calomnie: on nuit à son prochain non pas en disant du mal de lui, mais en le comblant de louanges ; ce sont les courtisans qui, dans leur jalousie mutuelle et leur ambition insatiable, ont imaginé cette fourberie artificieuse pour desservir leurs ennemis. Apelles ne manquait pas non plus une occasion de déchirer à belles dents Alexandre, le commandant de la garde royale, car il voulait faire mettre à sa place quelqu'un de son choix. Bref, il ne songeait qu'à bouleverser l'ordre établi par Antigone. Ce roi, qui de son vivant avait si bien su gouverner son royaume et élever son enfant, avait non moins bien organisé d'avance, en mourant, tout ce qui concernait sa succession. Dans son testament, il rendait compte aux Macédoniens de son administration ; il songeait également à l'avenir, notifiait de quelle manière tout devait être réglé et par qui chaque poste devait être occupé ; il espérait ainsi couper court à toutes les rivalités et dissensions entre courtisans. Il avait choisi dans son entourage Apelles comme un des tuteurs de Philippe, Léontios comme commandant de l'infanterie légère, Mégaléas comme secrétaire du roi, Taurion comme gouverneur du Péloponnèse et Alexandre comme commandant de la garde. Léontios et Mégaléas étaient entièrement à la dévotion d'Apelles ; quant à Alexandre et à Taurion, il cherchait à les évincer pour prendre en mains la direction de toutes les affaires, soit par lui-même, soit par l'intermédiaire de ses amis personnels. Il y serait arrivé très aisément, s'il ne s'était brouillé avec Aratos ; mais il porta bientôt la peine de son ambition déréglée : ce qu'il avait voulu faire à autrui, il le subit lui-même très peu de temps après. Comment la chose arriva, nous ne le verrons pas pour le moment, car il faut terminer ce livre; c'est dans le suivant que nous traiterons cette question en détail. Après les conquêtes que j'ai racontées, Philippe revint à Argos, où il passa l'hiver avec ses amis ; quant à ses troupes, il les renvoya en Macédoine,