[1,0] LIVRE I. [1,1] Si les historiens qui m'ont précédé avaient négligé d'écrire l'éloge de l'Histoire, peut-être serait-il nécessaire de le faire pour encourager tout le monde à l'étudier avec le plus grand soin : il n'y a pas en effet pour les hommes de leçon plus efficace que la connaissance du passé. Mais en fait, ce ne sont pas quelques écrivains qui ont abordé ce sujet de loin en loin ; tous pour ainsi dire, d'un bout à l'autre de leurs ouvrages, affirment qu'il n'y a pas de plus sûre instruction, de plus sûr apprentissage de la vie politique que l'étude de l'histoire, et d'autre part que le meilleur ou même le seul enseignement qui nous mette en état de supporter dignement les vicissitudes de la fortune, c'est le souvenir des malheurs d'autrui. Il est donc évidemment hors de propos pour tout historien de reprendre cette matière qui a déjà été si bien traitée et par tant d'auteurs ; mais ce serait surtout déplacé de ma part, parce que la nouveauté des faits que je me propose de raconter est bien suffisante pour attirer l'attention du public et pour inciter n'importe qui, jeune ou vieux, à lire mon ouvrage. Qui serait en effet assez borné ou assez indifférent pour ne pas s'intéresser à la solution de ce problème : par quels moyens et quel mode de gouvernement les Romains ont-ils pu — événement sans précédent — se rendre maîtres en moins de cinquante-trois ans de presque tout le monde habité ? Et qui serait passionné pour les autres genres de spectacles ou de lectures au point de ne pas reconnaître l'intérêt supérieur qu'offre cette étude de la réalité ? [1,2] La grandeur et l'originalité de mon sujet, tel que je le conçois, apparaîtront très clairement, si l'on compare à la puissance romaine les plus célèbres des grands États qui l'ont précédée et dont les écrivains nous ont exposé l'histoire. Voici ceux qui sont dignes de cette comparaison. Les Perses se sont rendus maîtres d'un vaste empire, où ils ont exercé quelque temps leur domination ; mais toutes les fois qu'ils se sont risqués à franchir les bornes de l'Asie, ils ont mis en danger non seulement leur autorité, mais leur propre existence. Les Lacédémoniens ont eu de longues vicissitudes à subir pour conquérir l'hégémonie en Grèce ; et lorsqu'ils s'en furent emparés, c'est à peine s'ils l'ont conservée douze ans sans qu'elle leur fût disputée. Les Macédoniens n'ont étendu leurs possessions en Europe que des rives de l'Adriatique au Danube, c'est-à-dire sur une très faible portion de ce continent ; puis ils ont soumis l'Asie en détruisant l'empire des Perses ; mais, malgré la réputation de toute-puissance qu'ils avaient acquise, la majeure partie de la terre échappa à leur conquête : jamais ils ne firent la moindre tentative contre la Sicile, la Sardaigne, l'Afrique, et les peuples si belliqueux de l'Europe occidentale leur étaient pour ainsi dire inconnus. Les Romains, au contraire, loin de se borner à quelques contrées, ont étendu leur domination sur presque toute la terre et ont établi partout leur puissance de façon tellement inébranlable qu'aucune nation, dans l'avenir, n'arrivera jamais à la surpasser C'est ce qu'on verra mieux par mon récit; il montrera en même temps tout le profit que les gens désireux de s'instruire peuvent tirer de l'histoire « pragmatique ». [1,3] Mon traité commencera, en ce qui concerne la date, à la cent quarantième olympiade ; pour ce qui est des faits, en Grèce, à la guerre dite « sociale », que Philippe, fils de Démétrios et père de Persée, livra aux Étoliens en s'alliant aux Achéens ; en Asie, à celle qu'Antiochos et Ptolémée Philopator se firent entre eux pour la Coelé-Syrie; en Italie et en Afrique, à celle des Romains et des Carthaginois, qu'on appelle généralement la « guerre d'Hannibal ». Ces événements font suite immédiatement à ceux que raconte l'ouvrage d'Aratos de Sicyone. Jusque-là, les divers incidents qui se produisaient dans le monde n'avaient entre eux aucune relation ; on ne formait aucune entreprise, on n'exécutait aucun projet que pour des raisons particulières ; une action n'intéressait que le pays où elle se passait. Mais depuis cette époque, toutes les affaires font corps, pour ainsi dire, les unes avec les autres : celles de l'Italie et de l'Afrique sont mêlées à celles de l'Asie et de la Grèce, et toutes tendent vers la même fin. Voilà pourquoi j'ai fixé à ce moment le commencement de mon histoire : car c'est seulement après avoir vaincu les Carthaginois dans la guerre dont je viens de parler que les Romains, considérant que le plus grand pas était fait dans la conquête de l'univers, osèrent porter la main sur le reste du monde et marcher en armes sur la Grèce comme sur l'Asie. Si ces États qui ont rivalisé pour la possession de l'autorité souveraine nous étaient parfaitement connus, il ne serait peut-être pas nécessaire de commencer par montrer de quelles intentions ils étaient animés et de quelles forces ils disposaient pour s'engager dans une entreprise aussi considérable. Mais comme ni la constitution ni l'histoire de Rome et de Carthage ne sont familières à la plupart des Grecs, j'ai cru devoir y consacrer ce livre et le suivant, qui serviront de préambule à mon récit : de la sorte, personne, en le lisant, ne sera embarrassé de savoir grâce à quelle tactique, à quelles forces et à quelles ressources Rome a pu songer et est parvenue à subjuguer toute l'étendue des terres et des mers connues ; mais ces deux livres d'introduction feront voir clairement aux lecteurs qu'elle a toujours su choisir les moyens d'action les plus à propos tant pour entreprendre que pour mener à bonne fin cette conquête de l'univers. [1,4] Voici en effet ce qu'il y a d'original dans mon ouvrage et d'exceptionnel dans les faits que j'y expose : de même que la fortune a fait pencher du même côté et converger vers le même but presque tous les événements humains, de même, dans mon histoire, je présenterai aux lecteurs une vue d'ensemble qui leur montrera comment la Fortune a combiné ses moyens pour accomplir toute son oeuvre. Telle est la principale raison qui m'a déterminé à écrire mon livre ; une autre a été qu'aucun de nos contemporains n'avait entrepris de composer une histoire universelle, — car alors je ne me serais pas donné tant de peine pour venir à bout de cette entreprise. On fait le récit de chaque guerre en particulier, ou l'on y joint celui de quelques faits qui ont eu lieu en même temps ; mais personne, que je sache, n'a tenté de se livrer à un examen approfondi qui permît d'établir l'économie générale des événements, c'est-à-dire d'en dégager l'origine, les causes et les résultats. J'ai donc pensé qu'il ne fallait pas négliger et laisser tomber dans l'oubli le plus beau et le plus instructif des ouvrages de la Fortune. Elle a beau inventer toujours du nouveau et exercer sans cesse son action sur la vie des hommes, elle n'a encore rien fait, rien machiné de comparable à ce qui se passe de nos jours. Or les auteurs d'histoires particulières ne nous en donnent aucune idée. Conçoit-on quelqu'un qui aurait visité une à une les villes les plus célèbres ou qui les aurait vues représentées isolément, et qui s'imaginerait pour cela connaître la forme de l'univers, sa disposition et son ordonnance? Ce serait absurde ! Ceux qui ont étudié chaque point particulier des faits historiques et qui pensent ainsi en bien saisir l'ensemble me font l'effet de gens qui, pour avoir vu les membres dispersés d'un beau corps autrefois animé, croiraient s'être parfaitement rendu compte de ce qu'étaient son organisation et sa beauté. Qu'on assemble à nouveau ces fragments, qu'on rétablisse cet être dans tout l'éclat de sa beauté et de sa vie, puis qu'on le leur montre une seconde fois : tous avoueront aussitôt, ce me semble, qu'ils étaient bien loin de la vérité et que l'idée qu'ils se faisaient tenait plus d'un songe que de la réalité. La connaissance d'une partie peut nous fournir sur le tout une impression, elle ne peut nous en donner une notion précise et scientifique. C'est- ainsi que l'étude de faits historiques isolés ne sert pas à grand'chose si l'on veut avoir de l'ensemble une connaissance complète et solide. Il faut les observer tous avec soin, les rapprocher les uns des autres, établir des liens entre eux, noter leurs rapports et leurs différences : c'est le seul moyen de trouver dans l'histoire et du profit et de l'agrément. [1,5] Je commencerai ce premier livre par la plus ancienne expédition des Romains hors de l'Italie ; elle fait suite immédiatement aux événements par où finit l'ouvrage de Timée, et a eu lieu dans la cent vingt-neuvième olympiade. J'aurai donc à dire quand, comment et à quelle occasion, après avoir subjugué toute la péninsule, ils entreprirent l'invasion de la Sicile ; car ce fut la première contrée où ils mirent le pied en dehors de l'Italie. J'aurai encore à indiquer les raisons de cette expédition, mais très simplement, pour ne pas risquer, à force de chercher cause après cause, de ne plus trouver aucun terrain stable sur lequel je puisse fonder et construire toute mon oeuvre. En ce qui concerne la date, il faudra prendre, comme point de départ, un fait bien connu, admis de tous et qui puisse se comprendre par lui-même ; ce qui ne nous empêchera pas de remonter à une époque légèrement antérieure et de rappeler sommairement ce qui s'était passé dans l'intervalle. Si ce fait initial est ignoré ou seulement controversé, toute la suite paraît douteuse et contestable ; si au contraire il est solidement établi, tout le reste trouve crédit auprès des lecteurs. [1,6] Dix-huit ans après la bataille navale d'Aigos Potamos, seize ans avant la bataille de Leuctres, l'année même où les Lacédémoniens concluaient avec le roi de Perse la paix dite d'Antalcidas et où Denys l'Ancien, après avoir vaincu les Grecs d'Italie sur les bords de l'Elléporos, mettait le siège devant Rhégium les Gaulois entrèrent à Rome de vive force et occupèrent toute la ville à l'exception du Capitole. Les Romains signèrent un traité avec le vainqueur aux conditions qu'il lui plut, recouvrèrent leur patrie contre toute espérance, reconstituèrent quelque peu de leurs forces, puis, déclarèrent la guerre à leurs voisins. Ils se rendirent maîtres de tout le Latium, tant par leur courage que par leur chance dans les combats ; ils luttèrent ensuite contre les Étrusques, puis contre les Gaulois, enfin contre les Samnites, dont le territoire, à l'est et au nord, confine au Latium. Quelque temps après, un an avant l'invasion de la Grèce par les Gaulois — qui furent écrasés à Delphes et obligés de passer en Asie — les Tarentins, craignant des représailles pour une insulte faite à des ambassadeurs romains, appelèrent Pyrrhus à leur secours. Or les Romains, qui avaient soumis les Étrusques et les Samnites et remporté plusieurs victoires sur les Gaulois répandus en Italie, commençaient à songer à conquérir le reste de la péninsule, qu'ils ne regardaient plus comme une terre étrangère, mais, pour la plus grande partie du moins, comme leur propriété ; ils étaient d'ailleurs bien aguerris par les luttes qu'ils avaient soutenues contre les Samnites et les Gaulois. Ils menèrent cette campagne avec énergie, jetèrent Pyrrhus et son armée hors de l'Italie, puis se tournèrent contre ses alliés et les vainquirent. Après avoir remporté sur tous leurs ennemis ces triomphes inespérés et subjugué tous les peuples de l'Italie à l'exception des Gaulois, ils entreprirent d'assiéger une troupe de leurs compatriotes qui occupait alors Rhégium. [1,7] Les deux villes, bâties des deux côtés du même détroit, Messine et Rhégium, venaient d'avoir à peu près la même destinée. Peu de temps avant les événements dont nous parlons, des Campaniens à la solde d'un certain Agathoclès, dont la convoitise était depuis longtemps excitée par la beauté de Messine et ses autres avantages, saisirent la première occasion de s'en emparer par trahison : ils entrèrent en amis et n'eurent pas plus tôt pénétré dans la place qu'ils en chassèrent ou en massacrèrent les habitants, firent main basse sur les femmes et les enfants de leurs victimes, selon que le hasard les livrait à chacun d'eux, puis se partagèrent toutes les richesses et les terres de la cité. La rapidité, la facilité avec laquelle ils s'étaient rendus maîtres d'une si belle contrée et d'une ville si florissante leur fit trouver aussitôt des imitateurs. Quand Pyrrhus avait passé en Italie, les habitants de Rhégium, effrayés de cette invasion, ainsi que des forces déployées sur mer par les Carthaginois, avaient demandé à Rome aide et protection. Un détachement de quatre mille hommes vint à leur secours, sous le commandement de Décius Campanus pendant quelque temps, ils gardèrent fidèlement la ville ; puis, à l'exemple des Carnpaniens de Messine, avec lesquels ils firent alliance, séduits par les richesses publiques et privées de Rhégium, ils trahirent la confiance des habitants, bannirent les uns, égorgèrent les autres et se rendirent maîtres de la place. Ce coup de main causa chez les Romains un vif mécontentement ; ils ne purent intervenir, occupés qu'ils étaient par les guerres dont nous avons parlé ; mais dès qu'ils en furent délivrés, ils vinrent, comme je l'ai dit, mettre le siège devant Rhégium. Ils s'emparèrent de la ville et tuèrent dans l'action même la plupart des traîtres, qui, prévoyant le sort qui Ies attendait, se défendaient avec acharnement ; ils en prirent vivants plus de trois cents et les envoyèrent à Rome ; les préteurs les firent conduire sur le Forum, où ils furent tous battus de verges et décapités, conformément aux lois romaines ; par ce châtiment, Rome voulait raffermir autant que possible la confiance de ses alliés. Le territoire et la ville de Rhégium furent restitués immédiatement aux habitants. [1,8] — Quant aux Mamertins — c'est le nom que s'étaient donné les Campaniens qui avaient pris Messine — tant qu'ils eurent pour alliés les Romains de Rhégium, non seulement leur domination resta solidement établie sur la ville et son territoire, mais ils causèrent aux Carthaginois et aux Syracusains de vives inquiétudes pour les régions voisines de leurs frontières et se firent payer un tribut par une grande partie de la Sicile. Mais quand ils furent privés de cet appui, c'est-à-dire quand le siège fut mis devant Rhégium, ils furent aussitôt refoulés par les Syracusains jusque dans Messine, et cela pour les raisons suivantes. Quelque temps auparavant, l'armée syracusaine s'était révoltée, s'était retirée à Mergane et avait mis à sa tête deux des siens : l'un était Artémidoros, l'autre Hiéron, qui fut par la suite roi de Syracuse ; il était encore fort jeune, mais heureusement doué pour exercer le pouvoir royal et administrer un État. Il prit donc le commandement, rentra en ville avec l'aide de quelques amis, triompha du parti adverse, puis gouverna avec tant de douceur et de bienveillance que les Syracusains, tout indisposés qu'ils étaient par le coup de force des soldats, l'élurent à l'unanimité général en chef. Mais dès ses premiers actes, les gens perspicaces n'eurent pas de peine à s'apercevoir qu'il aspirait à une plus haute situation. [1,9] Lorsqu'on envoyait en expédition l'armée et ses chefs, les séditions et les tentatives de révolutions étaient continuelles ; Hiéron, qui en avait fait la remarque, épousa la fille d'un certain Leptine, qui jouissait à Syracuse d'une autorité, d'un crédit et d'une popularité exceptionnels ; son intention était d'avoir ainsi un homme sûr qu'il pût laisser en ville à sa place, quand il serait obligé de partir en guerre à la tête de l'armée. Après son mariage, il voulut se débarrasser des anciens mercenaires, troupes indisciplinées et turbulentes : il entreprit avec eux une campagne contre les Mamertins, — contre les barbares, disait-il; il les fit camper en face de Messine, à Centoripe, et les rangea en bataille au bord d'un ruisseau, le Cyamosoros ; quant à la cavalerie et à l'infanterie nationales, il les tint à l'écart, comme pour les opposer à l'ennemi d'un autre côté ; puis il fit donner ses mercenaires, les laissa exterminer par les barbares et, pendant leur déroute, retourna tranquillement à Syracuse avec les troupes indigènes. Cette affaire une fois menée à bonne fin, et l'armée étant purgée de tous les éléments qui pouvaient troubler l'ordre et la discipline, il recruta lui-même un corps suffisant de mercenaires et put exercer ses fonctions en pleine sécurité. Puis, voyant que les barbares, enhardis par leur premier succès, se livraient à des attaques téméraires, il marcha contre eux avec ses troupes indigènes, qu'il avait bien armées, bien, entraînées, et les atteignit dans la plaine de Mylée, sur les bords d'un cours d'eau qu'on appelle le Longanos. Il infligea aux ennemis une défaite sanglante, fit prisonniers leurs généraux et mit fin à leurs incursions audacieuses ; si bien qu'à son retour il fut proclamé roi par le consentement unanime des Syracusains et de leurs alliés. [1,10] Les Mamertins, déjà privés, comme je l'ai dit, des secours qui leur venaient de Rhégium, se trouvèrent complètement désemparés chez eux à la suite de ce désastre subi sur leur propre territoire. Les uns eurent recours aux Carthaginois et voulurent se livrer à eux ainsi que leur citadelle; les autres firent appel aux Romains, offrirent de leur remettre la ville et les supplièrent de venir en aide à des gens de même race qu'eux. Les Romains hésitèrent longtemps ; il était illogique d'accorder le secours demandé, cela sautait aux yeux : infliger un châtiment exemplaire à leurs propres concitoyens qui avaient trahi Rhégium, puis aussitôt après porter secours aux Mamertins, qui avaient commis un attentat identique et contre Messine et contre Rhégium, c'était une contradiction difficile à justifier. Ils étaient sensibles à tous ces scrupules ; mais, d'autre part, ils voyaient les Carthaginois déjà maîtres de l'Afrique, d'une grande partie de l'Espagne, de toutes les îles que baignent la mer de Sardaigne et la mer, Tyrrhénienne ; s'ils s'emparaient encore de la Sicile, n'était-il pas à craindre qu'ils ne fussent des voisins bien gênants et bien redoutables, qui les encercleraient et menaceraient toutes les côtes de l'Italie? Or il était évident qu'ils auraient vite fait de soumettre la Sicile, si l'on ne portait secours aux Mamertins ; car si Messine leur était livrée, il ne leur faudrait pas longtemps pour enlever Syracuse, leur domination étant déjà établie sur presque toute la Sicile. C'est ce qu'on prévoyait à Rome, où l'on trouvait de toute nécessité de ne pas abandonner Messine, de ne pas laisser les Carthaginois se faire comme un pont pour passer en Italie. [1,11] Le Sénat délibéra longuement, sans parvenir, pour les raisons que nous venons d'exposer, à prendre une décision : l'illogisme qu'il y avait à soutenir les Mamertins paraissait contre-balancer l'avantage qu'on trouvait à leur porter secours. Mais la plèbe, ruinée par les guerres précédentes, prête à saisir n'importe quelle occasion de réparer ses pertes, poussée en outre et par l'intérêt public et par les avantages considérables que les préteurs promettaient à chaque particulier, était favorable à l'expédition. Par décision de l'assemblée, un des deux consuls, Appius Claudius, fut placé à la tête d'une armée de secours et reçut l'ordre de partir pour Messine. Les Mamertins, usant à la fois d'intimidation et de ruse, expulsèrent le général carthaginois, qui occupait déjà la citadelle, appelèrent Appius et lui livrèrent la ville. Les Carthaginois condamnèrent leur général au supplice de la croix, pour avoir abandonné son poste autant par sottise que par lâcheté. Puis ils établirent leur flotte au cap Pélorias, leurs troupes de terre à un endroit nommé Synes, et menèrent énergiquement les opérations contre Messine. C'est alors que Hiéron, trouvant l'occasion excellente pour chasser définitivement de la Sicile les barbares qui occupaient Messine, fit alliance avec les Carthaginois ; il partit de Syracuse pour aller se joindre aux assiégeants et campa de l'autre côté de la ville, au pied de la montagne dite Chalcidique, pour empêcher qu'une sortie pût être tentée par là. Le général romain, Appius, traverse le détroit à l'improviste, pendant la nuit, et entre dans la place. La voyant vivement pressée de toutes parts, et craignant qu'il ne fût ni glorieux ni sûr pour lui de s'y laisser assiéger par des ennemis maîtres de la terre et de la mer, il commença par leur envoyer aux uns et aux autres une ambassade, pour les engager à suspendre les opérations ; on ne l'écouta pas. Il se décida enfin, par nécessité, à risquer la bataille, en attaquant d'abord les Syracusains. Il fit sortir ses troupes, les rangea en ordre de combat et trouva précisément le roi de Syracuse dans les mêmes dispositions que lui. La lutte dura longtemps ; les Romains finirent par l'emporter et poursuivirent les vaincus jusque dans leurs retranchements. Appius fit dépouiller les morts, puis revint à Messine. Hiéron, augurant mal du résultat général de la guerre, leva le camp pendant la nuit et retourna en hâte à Syracuse. [1,12] Le lendemain, Appius, encouragé par la retraite de Hiéron, pensa qu'il fallait, sans tarder, attaquer les Carthaginois. Il ordonne à ses soldats de se tenir prêts pour le moment voulu, marche à l'ennemi dès la pointe du jour, lui tue un grand nombre d'hommes et force les survivants à s'enfuir précipitamment dans les villes voisines. Puis, non content d'avoir fait lever le siège, il profite de ce succès pour prendre hardiment l'offensive : il ravage les terres des Syracusains et de leurs alliés, sans rencontrer aucune résistance; enfin il va mettre le siège devant Syracuse. Telle fut la première expédition des Romains hors de l'Italie, telles en furent l'origine et l'occasion. Il m'a semblé que ce serait le meilleur point de départ de toute mon histoire, et c'est par là que j'ai commencé, en remontant un peu plus haut, afin de ne laisser subsister aucun doute sur les causes de cet événement. J'ai tenu à examiner quand et comment les Romains ont commencé à se relever des désastres subis dans leur propre patrie, se sont rendus maîtres de l'Italie et ont enfin songé à étendre leurs conquêtes au dehors ; cela m'a paru nécessaire pour permettre aux lecteurs de bien comprendre comment leur puissance a pu atteindre son développement actuel. Aussi ne faut-il pas s'étonner si par la suite il m'arrive de remonter à une époque assez reculée dans l'histoire des nations les plus illustres. Je le ferai pour prendre un point de départ qui fasse bien comprendre quand, comment et pourquoi chacune d'elles a pu s'élever au point où nous la voyons aujourd'hui. C'est précisément ce que je viens de faire à propos des Romains. [1,13] Laissons cela : il est temps de revenir à notre sujet et d'indiquer sommairement ce qui fera l'objet du préambule. Je commencerai, selon l'ordre chronologique, par la guerre que se livrèrent les Romains et les Carthaginois à propos de la Sicile ; ensuite viendra la guerre d'Afrique, que suivra le récit des opérations faites en Espagne par les Carthaginois avec Hamilcar, puis avec Hasdrubal. C'est à la même époque que les Romains passèrent pour la première fois en Illyrie et dans cette partie-là de l'Europe ; puis ils engagèrent la lutte contre les Gaulois d'Italie. En même temps avait lieu chez les Grecs la guerre dite de Cléomène ; c'est par elle que finira le second livre, avec lequel se terminera notre préambule. Je n'entrerai pas dans le détail de tous ces événements : ce serait inutile et sans intérêt pour le lecteur ; mon intention n'est pas en effet d'en faire le récit, mais de les rappeler brièvement, pour préparer l'histoire des faits que je dois raconter. Dans cette revue rapide, je m'efforcerai d'établir un lien entre les premiers faits, d'où partira le préambule de mon histoire, et ceux que j'y exposerai en dernier lieu. Ma narration acquerra ainsi de l'unité; on m'approuvera d'avoir résumé l'oeuvre des historiens qui m'ont précédé ; et cette manière de présenter les choses en rendra l'intelligence plus aisée aux lecteurs. Je m'étendrai un peu plus sur la première guerre des Romains et des Carthaginois en Sicile ; car on en trouverait difficilement une qui ait été plus longue, mieux préparée, plus abondante, pour un parti comme pour l'autre, en actions d'éclat, en batailles, en péripéties imprévues. La simplicité primitive des moeurs, la modicité des ressources étaient pareilles dans les deux États, et leurs forces étaient égales ; aussi, quand on veut bien se rendre compte du caractère propre à chacun des deux adversaires, est-ce d'après cette guerre qu'il faut établir entre eux une comparaison plutôt que d'après celles qui l'ont suivie. [1,14] Une autre raison m'a encore poussé à insister sur cette guerre : c'est que les écrivains qui passent pour en avoir parlé avec le plus de compétence, Philinos et Fabius, n'en ont pas fait, à mon avis, une relation suffisamment véridique. Je ne pense pas qu'ils aient menti sciemment : leur vie, leur caractère font écarter cette supposition ; mais leur jugement s'est trouvé faussé, je crois, tout comme celui des amoureux. L'inclination, la vive sympathie de Philinos pour les Carthaginois lui font trouver toutes leurs actions judicieuses, admirables, héroïques, et celles des Romains absolument opposées ; pour Fabius, c'est l'inverse. En toute autre circonstance, on pourrait admettre cette partialité : c'est un devoir pour un homme de bien d'aimer sa patrie et ses amis, de haïr leurs ennemis, de chérir ceux qui les aiment ; mais ces dispositions sont incompatibles avec l'esprit historique : l'historien a souvent à faire le plus vif éloge de ses ennemis, quand leur conduite le mérite, et non moins souvent à critiquer sans ménagement ses amis les plus chers, quand leurs fautes le comportent. Un animal privé de la vue n'est plus bon à rien; de même, si une histoire n'est pas véridique, elle se réduit à une narration sans valeur. Il ne faut donc pas hésiter à blâmer ses amis ou à louer ses ennemis, ni à distribuer tour à tour le blâme et l'éloge aux mêmes personnes ; car il est impossible qu'un homme qui agit ne s'écarte jamais du droit chemin et invraisemblable qu'il s'en tienne toujours éloigné. Quand l'historien veut porter un jugement, il doit fonder son appréciation sur les actions elles-mêmes, en faisant abstraction de la personnalité de leurs auteurs. [1,15] La justesse de mon observation ressortira des exemples suivants. Philinos, entrant en matière au début de son second livre, déclare que les Carthaginois et les Syracusains mirent le siège devant Messine ; que les Romains, à peine entrés par mer dans la place, firent une sortie contre les Syracusains ; qu'ils essuyèrent une défaite sanglante et se replièrent sur Messine ; qu'ils firent une nouvelle tentative contre les Carthaginois ; que non seulement ils furent battus, mais qu'un grand nombre des leurs furent faits prisonniers. Il prétend qu'après l'engagement Hiéron, perdant la tête, mit immédiatement le feu à ses tentes et aux palissades de son camp, s'enfuit pendant la nuit à Syracuse et abandonna même tous les postes qu'il occupait sur le territoire de Messine. Quant aux Carthaginois, il affirme qu'aussitôt après le combat ils quittèrent leurs retranchements, se dispersèrent dans les villes voisines et n'osèrent plus affronter l'ennemi en rase campagne ; si bien que les généraux, voyant leurs troupes démoralisées, renoncèrent à engager une bataille décisive. Les Romains les auraient poursuivis, auraient ravagé les terres des Carthaginois et des Syracusains, et auraient fini par mettre le siège devant Syracuse. Cette version me paraît pleine de contradictions et ne mérite pas qu'on s'attarde à la discuter. Le parti qui, selon Philinos, aurait assiégé Messine et remporté des victoires, il nous le montre prenant la fuite, n'osant plus paraître en rase campagne, assiégé en fin de compte et complètement démoralisé ; et ceux qu'il nous représentait comme vaincus et assiégés, il les fait voir aussitôt après poursuivant l'ennemi, s'emparant de tout le pays, assiégeant enfin Syracuse ! Tout cela n'est-il pas absolument incohérent ? Ou les premières allégations sont erronées, ou la relation des événements qui ont suivi est mensongère. Or cette relation est exacte : il est certain que les Carthaginois et les Syracusains se sont retirés dans des positions fortifiées, que les Romains ont assiégé Syracuse et même — Philinos le reconnaît — Échetla, place située entre le territoire de Syracuse et la région soumise aux Carthaginois. Il n'y a donc aucun doute possible : ses prémisses sont fausses et les Romains ont tout de suite été vainqueurs sous Messine, quand l'auteur prétend qu'ils y ont été vaincus. Or c'est dans toute l'histoire de Philinos qu'on peut constater ce défaut ; et il en est de même chez Fabius, comme je le prouverai à l'occasion. Maintenant que j'ai fait ces remarques nécessaires à propos de leurs erreurs, je reviens à mon sujet, et je vais tâcher de montrer la liaison des faits, pour donner aux lecteurs une juste idée de la guerre en question. [1,16] Quand la nouvelle des succès militaires d'Appius en Sicile fut parvenue à Rome, on nomma consuls M. Otacilius et M. Valérius, on leur confia le commandement de toute l'armée et on les envoya tous les deux en Sicile. Leurs forces consistaient en quatre légions, sans compter les alliés ; le contingent annuel de chaque légion se compose de quatre mille fantassins et de trois cents cavaliers. A l'arrivée des consuls, la plupart des cités soumises, soit aux Carthaginois, soit aux Syracusains, firent défection et se rendirent aux Romains. Hiéron, voyant le désarroi et l'épouvante des Siciliens, et constatant que les Romains étaient en nombre et en force, calculait que les chances de victoire étaient plus grandes pour Rome que pour Carthage. Dans cette conviction, il envoya aux consuls une ambassade, pour traiter des conditions de paix et d'alliance. Les Romains accueillirent ses offres : la question la plus grave était celle des ravitaillements ; car les Carthaginois étant maîtres de la mer, les consuls pouvaient craindre de voir leurs communications coupées de tous côtés ; les premières troupes qui avaient passé en Sicile avaient en effet déjà souffert de la disette. Ils pensèrent que Hiéron leur serait fort utile à ce point de vue et furent heureux de conclure une alliance avec lui. Le traité stipulait que le roi rendrait les prisonniers romains sans rançon et paierait cent talents d'argent. Depuis lors, les Syracusains se montrèrent toujours les fidèles amis et alliés de Rome. Quant à Hiéron, une fois qu'il se fut placé sous la protection des Romains, à qui il envoya toujours les secours nécessaires, il régna tranquillement sur Syracuse pendant toute la fin de sa vie, sans chercher autre chose que l'estime et la reconnaissance de ses sujets. On ne vit jamais un autre souverain jouir d'une pareille popularité ni recueillir pendant si longtemps, dans sa vie privée et publique, les fruits de sa sagesse. [1,17] Quand le projet de traité fut transmis à Rome, le peuple l'approuva et le ratifia ; on pensa qu'il n'était plus nécessaire d'employer toute l'armée à cette expédition, mais que deux légions ²suffiraient : grâce à l'alliance avec Hiéron, le poids de la guerre se trouvait diminué et les troupes auraient en abondance tous les approvisionnements dont elles auraient besoin. De leur côté, les Carthaginois, voyant que Hiéron était passé à l'ennemi et que les Romains s'engageaient à fond en Sicile, crurent, nécessaire de prendre des mesures énergiques pour être en état de résister et de se maintenir dans le pays. Ils levèrent en Europe un fort contingent de mercenaires, des Ligures, des Celtes, des Ibères surtout, et les firent tous passer en Sicile. La plus forte et la plus importante des places qu'ils y possédaient était Agrigente ; ils y rassemblèrent leurs munitions et leurs troupes, pour en faire pendant la guerre leur base d'opérations. Les consuls romains qui avaient conclu le traité avec Hiéron étaient sortis de charge ; leurs successeurs, L. Postumius et Q. Manilius, vinrent prendre le commandement de l'armée de Sicile. Ils comprirent dans quelle intention les Carthaginois fortifiaient Agrigente et voulurent commencer la campagne par un coup d'audace : négligeant tous les autres points, ils marchèrent sur Agrigente avec toutes leurs troupes, campèrent à huit stades de la place et bloquèrent les Carthaginois dans ses murs. C'était le moment de la moisson ; comme le siège paraissait devoir être long, les soldats s'avancèrent imprudemment pour récolter du blé. Les Carthaginois, voyant l'ennemi dispersé à travers champs, firent une sortie et fondirent sur les fourrageurs, qu'ils mirent aisément en fuite ; puis ils s'élancèrent à l'assaut du camp, les uns pour le piller, les autres pour massacrer les troupes qui le gardaient. Ce fut à la supériorité de leur discipline que les Romains, comme en bien d'autres circonstances, durent alors leur salut. C'est à la peine de mort que l'on condamne chez eux quiconque a lâché pied ou abandonné son poste. Aussi résistèrent-ils vaillamment à un adversaire supérieur en nombre ; ils perdirent beaucoup des leurs, mais tuèrent encore plus d'ennemis. Enfin ils cernèrent les Carthaginois au moment où ils allaient arracher les palissades, en massacrèrent une partie et poursuivirent les autres jusqu'à la ville, l'épée dans les reins, en leur infligeant de nouvelles pertes. [1,18] Cette aventure rendit les Carthaginois plus circonspects dans leurs sorties et les Romains plus prudents quand il s'agit de faire du fourrage. Comme les assiégés ne se montraient plus que pour des escarmouches, les consuls divisèrent leur armée en deux corps, qui campèrent l'un près du temple d'Asclépios, bâti hors des murs, l'autre sur le flanc de la ville qui est tourné vers Héraclée. Les deux camps furent réunis, de chaque côté de la place, par une ligne de fortifications. Un retranchement, à l'intérieur, protégea les Romains contre une sortie possible des assiégés; un autre, à l'extérieur, leur permit de se défendre contre toute attaque qui viendrait du dehors et d'arrêter les tentatives comme on en fait généralement pour introduire des renforts dans une ville investie. Des gardes furent placées dans l'espace laissé libre entre ces retranchements et le camp ; de distance en distance, on avait fortifié les points favorables. Les alliés amassaient des vivres et toutes sortes d'approvisionnements, et les transportaient à Erbésos, ville peu éloignée du camp, d'où les Romains les faisaient venir à mesure qu'ils en avaient besoin, de sorte qu'ils en avaient toujours en abondance. Cinq mois environ s'écoulèrent sans changement : aucun des deux partis ne put remporter de succès décisif ; ils ne se livraient que des escarmouches. Les Carthaginois souffraient de la famine, parce qu'une multitude de gens s'étaient réfugiés à Agrigente : cinquante mille hommes, au bas mot, occupaient la ville. Le général des forces assiégées, Hannibal, ne savait plus que faire ; il envoyait message sur message à Carthage, pour faire connaître sa situation et demander du secours. On chargea des troupes de renfort et des éléphants sur des navires, qu'on envoya en Sicile rejoindre l'autre général carthaginois, Hannon. Ce dernier rassembla toutes ses forces à Héraclée, noua des intrigues à Erbésos et réussit à s'introduire dans cette place, privant les légions romaines de tous les approvisionnements qu'elles en tiraient. Il en résulta que les Romains, à la fois assiégeants et assiégés, manquant de vivres et de munitions, se demandèrent plus d'une fois s'ils n'allaient pas lever le siège. Ils auraient fini par le faire, si Hiéron n'avait mis toute son ardeur et toute son ingéniosité à leur procurer les ravitaillements indispensables. [1,19] Hannon, voyant les Romains affaiblis par les épidémies et les privations, trouvant ses propres forces suffisantes pour risquer la bataille, partit en hâte d'Héraclée avec ses éléphants, au nombre d'une cinquantaine, et toute son armée ; il en avait seulement détaché la cavalerie numide, avec l'ordre de prendre les devants, d'avancer jusque sous les retranchements ennemis, de provoquer et d'essayer d'attirer au dehors les cavaliers romains, puis de se replier jusqu'à ce qu'ils l'eussent rejoint. Les Numides obéirent et engagèrent le combat contre une des légions : aussitôt la cavalerie romaine sortit du camp et fondit sur eux avec impétuosité. Les Africains se replient, suivant les ordres de Hannon, jusqu'à ce qu'ils l'aient rejoint ; ils font alors volte-face, enveloppent les Romains, en tuent un grand nombre et poursuivent les survivants jusqu'à leur camp. Ensuite, Hannon s'empara d'une colline appelée Toros, qui s'élevait à dix stades environ du camp romain, et s'y posta. Pendant deux mois encore, ils restèrent sur leurs positions, sans livrer de combat décisif, se bornant à des escarmouches journalières. De la ville, Hannibal faisait continuellement des signaux à Hannon ou lui envoyait des messagers, pour lui faire savoir que ses soldats, incapables de supporter plus longtemps la famine, passaient en grand nombre à l'ennemi. Hannon se résolut alors à risquer la bataille ; les Romains n'y étaient pas moins disposés, pour les raisons que nous avons dites. Les deux armées s'avancent donc dans l'intervalle qui séparait les deux camps, et la mêlée s'engage. Le combat fut long; mais les Romains finirent par mettre en déroute les mercenaires que les Carthaginois avaient placés au premier rang. Les fuyards vinrent se jeter sur les éléphants et sur les troupes qui les suivaient, semant le désordre dans tous les rangs de l'armée punique. Les Carthaginois plièrent de tous côtés ; la plupart d'entre eux furent tués, quelques-uns seulement purent s'enfuir à Héraclée ; presque tous les éléphants et tous les bagages tombèrent entre les mains des Romains. La nuit venue, dans la joie du triomphe et aussi en raison de leur fatigue, les vainqueurs mirent quelque négligence à monter la garde. Hannibal, sentant sa situation désespérée, voulut mettre à profit cette chance de salut ; il sort de la place au beau milieu de la nuit avec ses mercenaires, comble les fossés du retranchement avec des bottes de paille, fait passer toute son armée et la met en sûreté sans que les Romains s'aperçoivent de rien. Quand le jour se leva, ils comprirent ce qui était arrivé, esquissèrent une légère attaque contre l'arrière-garde d'Hannibal, puis se précipitèrent tous ensemble sur les portes de la ville. Ils y entrèrent sans rencontrer d'obstacle, la pillèrent, firent beaucoup de prisonniers et un butin considérable. [1,20] Quand la nouvelle de l'occupation d'Agrigente parvint au Sénat, elle y causa une grande joie ; non contents d'avoir porté secours aux Mamertins et de s'être enrichis par cette guerre, les Romains ne s'en tinrent plus à leur projet primitif, mais en conçurent un plus vaste, celui de chasser complètement les Carthaginois de la Sicile ; cela leur semblait facile, et ils y voyaient un excellent moyen d'agrandir leur empire, ce qui devint dès lors leur but et leur intention. Les opérations sur terre tournaient à leur avantage: les consuls qui venaient de succéder aux vainqueurs d'Agrigente, L. Valérius et C. Otacilius, obtenaient tous les résultats qu'on pouvait espérer. La supériorité incontestable des Carthaginois sur mer rendait cependant l'issue de la guerre assez douteuse : depuis la prise d'Agrigente, beaucoup de villes de l'intérieur avaient bien ouvert leurs portes aux Romains, parce qu'elles redoutaient leur armée de terre; mais un plus grand nombre encore de cités maritimes s'étaient détachées d'eux, par crainte de l'escadre carthaginoise. Cette infériorité navale des Romains faisait indéfiniment pencher la balance d'un côté, puis de l'autre ; elle permettait en outre à la flotte des Carthaginois de ravager souvent les côtes de l'Italie, sans qu'on pût jamais leur rendre la pareille en Afrique; aussi les Romains se décidèrent-ils à les affronter sur mer. C'est là encore une des raisons qui m'ont poussé à insister autant sur cette guerre : je ne voulais pas laisser ignorer quand, comment et pourquoi les Romains ont constitué leur première flotte. C'est parce que la guerre traînait en longueur qu'ils eurent l'idée de construire des vaisseaux ; ils équipèrent, pour commencer, cent bâtiments à cinq rangs de rameurs et vingt à trois rangs. Mais ils n'avaient pas d'ouvriers assez expérimentés pour construire des bâtiments à cinq rangs, dont personne en Italie ne s'était encore servi ; aussi furent-ils dans un grand embarras. Mais c'est là justement que se manifesta toute la grandeur et toute la hardiesse de leurs conceptions : sans posséder les ressources nécessaires — que dis-je? sans en posséder aucune — sans avoir la moindre expérience de la mer, ils forment subitement ce projet et l'exécutent avec tant d'audace que du premier coup ils s'attaquent aux Carthaginois, maîtres incontestés de la mer depuis la plus haute antiquité. Autre preuve de la justesse de fines réflexions et de la hardiesse incroyable des Romains: lorsqu'ils entreprirent de faire passer leurs troupes à Messine, non seulement ils n'avaient pas un vaisseau ponté, mais pas un navire de course, pas une chaloupe, pas le moindre bâtiment ; ils empruntèrent à Tarente, à Locres, à Élée, à Naples des bateaux à cinquante rames et des trirèmes, et c'est là-dessus qu'ils ont osé faire passer le détroit à leurs soldats ! C'est pendant cette traversée que, la flotte carthaginoise les ayant attaqués, un vaisseau ponté fonça sur eux avec trop d'impétuosité, s'échoua et tomba entre leurs mains ; il leur servit de modèle pour la construction de toute leur flotte ; mais, sans cet accident, leur inexpérience les aurait évidemment empêchés de mener à bien leur entreprise. [1,21] Pendant que les uns étaient occupés aux chantiers où s'armaient les navires, les autres rassemblaient des équipages et, sur terre, apprenaient à leurs matelots le maniement des rames. Voici comment ils s'y prenaient : ils installaient des bancs sur le rivage, y rangeaient leurs hommes dans le même ordre qu'à bord et plaçaient au milieu d'eux un chef, qui dirigeait la manoeuvre ; on les exerçait à se pencher tous ensemble en arrière, les mains en avant, à se redresser et à se baisser en cadence, en lançant les bras derrière le corps, à commencer et à terminer chaque mouvement au commandement. Quand ils furent suffisamment préparés et que la construction des vaisseaux fut achevée, on procéda au lancement et à quelques expériences sur mer, puis la flotte partit, en longeant les côtes d'Italie, sous les ordres du consul Cn. Cornélius. Quelques jours avant, quand on lui avait confié la direction de l'escadre romaine, il avait donné pour instructions aux commandants des navires de cingler vers le détroit dès qu'ils seraient en état d'appareiller ; lui-même prit la mer avec dix-sept bâtiments et partit en avance pour Messine, afin d'y faire préparer tout ce dont la flotte pourrait avoir besoin. Quand il fut arrivé, une occasion se présenta pour lui de surprendre la ville de Lipari ; il mit trop de précipitation à la saisir, s'embarqua avec son escadre et vint aborder à Lipari. Le général carthaginois Hannibal, apprenant la chose à Palerme, envoya contre lui le sénateur Boodès avec vingt vaisseaux. Ce dernier fit la traversée pendant la nuit et cerna Cornélius dans le port. Le jour venu, les équipages romains s'enfuirent à terre ; l'amiral, épouvanté, ne sachant que faire, se rendit ; et les Carthaginois retournèrent aussitôt auprès d'Hannibal, ramenant avec eux la flotte romaine et le consul qui la commandait. Quelques jours plus tard, malgré la leçon éclatante que lui donnait le récent désastre de Cornélius, peu s'en fallut qu'Hannibal ne commît à son tour une faute analogue. Apprenant que la flotte romaine approchait en longeant les côtes d'Italie, il voulut voir quels étaient son importance et son ordre de marche; il prit avec lui cinquante bâtiments, doubla le promontoire qui termine la péninsule et rencontra tout à coup l'escadre ennemie rangée en bataille ; il perdit la plupart de ses vaisseaux et échappa lui-même, contre toute espérance, avec les débris de sa flotte. [1,22] Les Romains s'approchèrent ensuite des côtes de Sicile et y apprirent l'accident arrivé à Cornélius. Ils mandèrent immédiatement C. Duilius, qui commandait l'armée de terre, et l'attendirent. Apprenant que l'escadre ennemie n'était pas loin, ils firent aussitôt leurs préparatifs de combat ; mais, comme leurs bateaux étaient lourds et médiocrement construits, l'un d'entre eux inventa, pour compenser ce défaut, l'instrument qu'on a appelé depuis un corbeau. Voici en quoi cela consistait : une pièce de bois ronde, longue de quatre brasses, large de trois palmes, était plantée verticalement sur la proue ; au sommet de cette poutre, on installait une poulie ; on dressait contre la poutre une échelle faite de planches transversales clouées ensemble de manière à former un plancher long de six brasses et large de quatre pieds ; au bas du plancher se trouvait ménagée, jusqu'à deux brasses du sol, une longue ouverture, au milieu de laquelle la poutre s'élevait; tout du long du plancher, de chaque côté de l'échelle, on plaçait un garde-fou à hauteur du genou ; à l'extrémité supérieure, on adaptait une sorte de pilon de fer pointu, garni au sommet d'un anneau, de sorte que l'ensemble rappelait les instruments qu'on emploie pour broyer le grain ; à cet anneau était attaché un câble ; on s'en servait, en cas d'abordage, pour redresser le corbeau au moyen de la poulie fixée à la`poutre, puis on le laissait retomber sur le pont du navire ennemi, tantôt à la proue, tantôt, quand on parvenait à éviter la rencontre de front, sur le côté. Quand les corbeaux agrippaient les planches du pont, les deux bâtiments se trouvaient soudés, soit par le flanc, et en ce cas les Romains assaillaient le vaisseau ennemi sur toute sa longueur, soit par l'avant, et alors ils y pénétraient au moyen du corbeau, sur lequel ils s'avançaient deux par deux : ceux qui venaient en tête opposaient aux attaques de face leurs boucliers dressés devant eux ; ceux qui les suivaient paraient les coups portés latéralement en tenant leurs boucliers droits et appuyés sur le garde-fou. Quand on eut fait tous ces préparatifs, on n'attendit plus qu'unie occasion d'engager le combat. [1,23] Dès que C. Duilius eut appris l'échec que la flotte avait subi, il laissa aux tribuns militaires le commandement de ses troupes et alla rejoindre l'escadre. A la nouvelle que l'ennemi ravageait le territoire de Myles, il se porta de ce côté avec toutes ses forces navales. Quand il fut signalé, les Carthaginois s'avancèrent, en hâte et tout joyeux, sur leurs cent trente vaisseaux ; ils méprisaient l'inexpérience des Romains et cinglaient tous vers l'ennemi, proue contre proue, jugeant inutile de se ranger en ordre de bataille, comme s'ils allaient non au combat, mais au pillage. Ils étaient commandés par Hannibal, le général qui avait quitté furtivement Agrigente, pendant la nuit, avec son armée ; il montait un vaisseau à sept rangs de rames, qui avait appartenu au roi Pyrrhus. En approchant, ils aperçurent les corbeaux dressés à la proue de chaque navire ; ils hésitèrent un instant, surpris par la vue de ces machines inconnues; puis leur dédain l'emporta, et leur avant-garde fonça hardiment sur l'ennemi. Dès que leurs vaisseaux abordèrent la flotte romaine, ils furent accrochés par les corbeaux, dont les Romains se servirent aussitôt pour envahir les navires carthaginois et engager un corps à corps sur leurs ponts. Une partie des Carthaginois furent tués ; les autres se rendirent, désorientés par l'imprévu de ce combat naval, où l'on s'était battu comme à terre. Ils perdirent ainsi, avec tout leur équipage, les trente navires qui avaient engagé le combat, et parmi eux le vaisseau amiral ; Hannibal fut heureux de pouvoir, contre tout espoir, s'échapper dans une barque. Le reste de la flotte punique s'avançait à l'attaque; mais quand ceux qui la montaient virent, en approchant, ce qui était arrivé à leur avant-garde, ils s'éloignèrent et se tinrent hors de la portée des corbeaux. Quelques-uns, se fiant à la légèreté de leurs esquifs, essayèrent de prendre les bâtiments ennemis, soit de flanc, soit en poupe, comptant ainsi les aborder sans courir aucun risque. Mais, menacés de tous côtés à la fois par les corbeaux, ne pouvant éviter d'être cramponnés par eux dès qu'ils en passaient trop près, les Carthaginois finirent par prendre la fuite, complètement déconcertés par l'étrangeté de cette aventure et laissant sur le champ de bataille cinquante de leurs vaisseaux. [1,24] Ce succès inespéré des Romains sur mer redouble leur ardeur belliqueuse ; ils descendent en Sicile, font lever le siège d'Égeste, qui était réduite à la dernière extrémité, et, tout en se retirant, prennent de vive force la ville de Macella. Après la bataille navale, Hannibal, qui commandait l'armée de terre des Carthaginois, apprit à Palerme, où il se trouvait, qu'il y avait des dissentiments dans l'armée romaine : Romains et alliés se disputaient, disait-on, le premier rang dans les combats, et ces derniers étaient allés camper à part entre Paropos et les Thermes d'Himère. Il fondit sur eux à l'improviste avec toute son armée, au moment même où ils levaient le camp, et en tua près de quatre mille. C'est après cet incident qu'Hannibal partit pour Carthage avec ceux de ses vaisseaux qu'il avait pu sauver ; puis il se rendit de là en Sardaigne avec d'autres navires, montés par quelques-uns des meilleurs commandants. Mais au bout de peu de temps il fut bloqué par les Romains dans un port sarde, perdit la plus grande partie de son escadre, fut arrêté par ceux de ses soldats qui avaient échappé au désastre et mis en croix. Les Romains en effet n'eurent pas plus tôt commencé à prendre la mer qu'ils voulurent conquérir la Sardaigne. Pendant l'année suivante, les légions romaines de Sicile ne firent rien qui mérite d'être signalé. Mais les consuls qui furent nommés ensuite, A. Atilius et C. Sulpicius, marchèrent sur Palerme, où hivernaient les troupes carthaginoises. Ils s'approchèrent de la ville et rangèrent toute leur armée en bataille ; mais l'ennemi ne sortit pas, et ils battirent en retraite sur Hippane, qu'ils emportèrent au premier assaut ; ils s'emparèrent aussi de Myttistraton, mais après un long siège, que nécessita la force de cette position. Ils assiégèrent également Camarine, qui avait fait défection quelque temps auparavant, battirent les murailles en brèche, les abattirent et entrèrent dans la place. Ils enlevèrent enfin aux Carthaginois Enna et un assez grand nombre d'autres localités moins importantes. Puis ils entreprirent l'investissement de Lipari. [1,25] L'année suivante, le général romain C. Atilius, étant au mouillage à Tyndaris, aperçut l'escadre punique qui passait sans être rangée ; il donna à la sienne l'ordre de la suivre et partit en tête avec une première division de dix navires. Les Carthaginois, voyant leurs ennemis les uns en train de s'embarquer, les autres déjà en route, et remarquant que l'avant-garde était très éloignée du gros de la flotte, revinrent sur elle, l'enveloppèrent et la coulèrent tout entière, à l'exception du vaisseau amiral ; il faillit être pris avec tous ceux qui le montaient, mais, grâce à sa légèreté et à son excellente équipe de rameurs, il eut la chance d'échapper au danger. Les autres bâtiments romains arrivèrent bientôt à la rescousse ; ils se groupèrent, se présentèrent de front à l'ennemi, lui prirent dix vaisseaux et en coulèrent huit. Le reste de la flotte carthaginoise se réfugia dans les îles Lipari. A la suite de ce combat naval, où chacun des deux partis prétendait avoir remporté la victoire, on mit de part et d'autre encore plus d'ardeur à organiser une armée navale et à lutter pour l'empire de la mer. Aucun exploit mémorable ne fut pendant ce temps accompli sur terre : on se borna à effectuer les opérations de détail que réclamait le hasard des circonstances. Après les préparatifs dont j'ai parlé, l'été venu, les Romains prirent la mer avec trois cent trente vaisseaux pontés et allèrent aborder à Messine ; puis ils levèrent l'ancre, longèrent la côte orientale de la Sicile, doublèrent le cap Pachynos et cinglèrent vers Ecnomos, pour rejoindre leurs troupes de terre qui se trouvaient dans cette région. Les Carthaginois, avec trois cent cinquante vaisseaux pontés, allèrent mouiller à Lilybée, puis à Héraclée Minoa. [1,26] Le plan des Romains consistait à passer en Afrique et à y transporter le théâtre de la guerre, pour forcer l'ennemi à défendre non plus ses possessions en Sicile, mais son propre territoire. Les Carthaginois, en revanche, sachant combien il est facile de débarquer en Afrique et d'en faire la conquête une fois qu'on y a pris pied, voulaient à tout prix empêcher cette invasion et ne voyaient qu'un moyen d'y arriver : c'était de courir immédiatement les chances d'une bataille. Ceux-ci projetant de barrer la route à leurs adversaires et ceux-là de forcer le passage, il était évident que ces intentions opposées rendaient un combat imminent. Les Romains se tinrent prêts aussi bien à soutenir une attaque sur mer qu'à débarquer en pays ennemi. Ils firent monter à bord l'élite de leur armée de terre et divisèrent les troupes d'embarquement en quatre corps, dont chacun portait une double dénomination ; ainsi celui qui venait en tête comprenait à la fois la « première division de la flotte » et la « première division des légionnaires », et ainsi de suite. Seule, la quatrième section n'avait pas de nom particulier; ceux qui la composaient s'appelaient, comme ceux de la troisième, les triarii, désignation empruntée aux cadres de la légion. Ils n'eurent pas ainsi sur mer moins de cent quarante mille hommes, soit trois cents rameurs et cent vingt soldats par bâtiment. Les Carthaginois, eux, prenaient leurs dispositions uniquement en vue d'un combat naval ; vu le nombre de leurs vaisseaux, il leur fallait plus de cent cinquante mille hommes. Pourrait-on voir une pareille multitude d'hommes et de navires, peut-on même en entendre parler, sans être frappé par l'importance de l'action qui allait s'engager, par la grandeur et la puissance des cieux nations rivales? Les Romains, considérant la nécessité où ils étaient de naviguer en pleine mer et la légèreté des bateaux ennemis, s'efforcèrent d'adopter un ordre de bataille qui n'offrît aucun point faible et qui fût difficile à rompre. Ils avaient deux vaisseaux à six rangs de rameurs, que montaient les consuls M. Atilius Régulus et L. Manlius ; ils les placèrent en tête, sur la même ligne. Chacun d'eux était suivi par une file de navires ; ces deux files, constituées par les deux premières divisions de la flotte, étaient disposées de telle sorte que l'espace qui les séparait l'une de l'autre augmentait avec chaque navire ; tous les bâtiments prenaient rang l'un après l'autre, la proue tournée en dehors. Les deux premières divisions une fois formées ainsi en coin, les vaisseaux de la troisième les suivirent, en ligne horizontale, de façon à parfaire la figure d'un triangle. Les bateaux de charge venaient ensuite, remorqués par la troisième division. Enfin l'arrière-garde était constituée par les triarii de la quatrième division, dont les unités s'espaçaient de manière à déborder de chaque côté de la ligne qui les précédait. Une fois toutes ces dispositions prises, la flotte affecta la forme d'un coin, dont le sommet était creux et la base compacte, mais dont l'ensemble était solide, aisé à faire évoluer, difficile à briser. [1,27] Pendant ce temps, les amiraux carthaginois haranguaient brièvement leurs hommes : ils leur montraient qu'en cas de victoire, c'était pour la Sicile qu'on ferait la guerre ; en cas de défaite, c'étaient leur patrie, leur foyer qui étaient menacés ; puis ils donnèrent l'ordre d'embarquer. Les soldats, stimulés par les perpectives qu'on évoquait à leurs yeux, obéissent avec empressement et mettent à la voile avec une ardeur extraordinaire. Les chefs, voyant quelle était la tactique de l'ennemi, veulent y conformer la leur et rangent les trois quarts de leur flotte sur une seule ligne ; ils étendent l'aile droite du côté de la haute mer, comme pour envelopper l'adversaire, vers lequel tous les bâtiments dirigent leur proue ; le dernier quart constitua l'aile gauche, qui se déployait en arc de cercle et s'appuyait à la côte. L'aile droite, chargée d'attaquer l'ennemi et de l'envelopper en le débordant avec ses vaisseaux à cinq rangs de rames, les plus rapides de toute la flotte, était commandée par Hannon, le vaincu d'Agrigente ; l'aile gauche était confiée à Hamilcar, qui avait combattu à Tyndaris. Comme c'était au centre qu'on avait à soutenir les plus vives attaques, Hamilcar usa du stratagème suivant. Les Romains avaient remarqué le peu de profondeur des lignes carthaginoises et avaient essayé, dès le début du combat, d'en enfoncer le centre ; les vaisseaux qui le formaient reçurent alors l'ordre de reculer, de façon à disloquer l'escadre romaine ; ils s'enfuirent précipitamment, et les Romains se lancèrent à leur poursuite. Leurs deux premières divisions serraient de près les navires en retraite, se séparant ainsi de la troisième, qui remorquait les bateaux de charge, et de la quatrième, celle des triarii, qui assistait et soutenait la précédente. Quand les Carthaginois trouvèrent les deux premières divisions assez écartées des autres, un signal fut donné du vaisseau d'Hamilcar et toute la flotte fondit à la fois, de tous côtés, sur les Romains qui donnaient la chasse aux fuyards. Un violent combat s'ensuivit. Les Carthaginois avaient l'avantage par la légèreté de leurs embarcations, par leur facilité à évoluer, à s'approcher et à s'éloigner ; mais l'ardeur des Romains à l'abordage, l'usage qu'ils faisaient des corbeaux pour agripper les navires qui passaient à leur portée, la présence des deux consuls qui combattaient à leur tête et sous les yeux desquels la mêlée avait lieu, tout cela leur inspirait autant de confiance qu'en éprouvaient les Carthaginois. C'est ainsi que, de ce côté, se déroulait la bataille. [1,28] En même temps, à l'aile droite, Hannon, qui n'avait pas pris part à ce premier engagement, avait tourné la flotte romaine par la haute mer et était tombé sur la division des triarii, où il avait semé le trouble et la confusion. Les Carthaginois rangés le long de la côte se portent en même temps contre les remorqueurs qui précèdent les triarii et les attaquent de front ; ceux-ci lâchent les remorques et engagent le combat. Il y avait ainsi trois théâtres d'opérations nettement séparés ; et comme, d'après les dispositions adoptées au début, les forces de chaque division égalaient celles d'une division ennemie, les chances aussi restaient égales de part et d'autre ; il arrivait naturellement, dans cette série d'engagements particuliers, ce qui eût été normal dans une mêlée générale où les forces des combattants se fussent équilibrées. C'est du côté où la bataille avait commencé que ses premiers résultats se manifestèrent : le corps d'Hamilcar fut enfin contraint de céder et de s'enfuir. Manlius attacha à ses vaisseaux ceux qu'il avait pris ; tandis que Régulus, voyant le danger que couraient les triarii et les bateaux de charge, venait en hâte à leur secours avec la seconde division, encore intacte. Comme il était aux prises avec Hannon, les triarii, qui désespéraient déjà de la situation, se raffermissent et reviennent à l'attaque. Les Carthaginois, harcelés à la fois par devant et par derrière, désemparés, enveloppés par le retour inopiné de Régulus, plièrent et prirent la fuite vers le large. Pendant ce temps Manlius arrive et voit la troisième division acculée à la côte par l'aile gauche des Carthaginois ; Régulus, maintenant que les triarii et les bateaux de charge étaient en sûreté, les abandonne et se joint à son collègue pour porter secours aux leurs, qui soutenaient une sorte de siège ; tous y auraient sûrement péri, si les Carthaginois n'avaient craint d'être accrochés par les corbeaux et ne s'étaient tenus à distance pour éviter les abordages, en se contentant de cerner l'ennemi et de le serrer contre la terre. Les consuls surgissent, entourent les Carthaginois et s'emparent de cinquante navires avec tout leur équipage ; quelques-uns seulement cinglèrent vers la côte et réussirent à s'échapper. Telles furent les diverses péripéties particulières de cette bataille ; dans l'ensemble elle tourna à l'avantage des Romains : vingt-quatre de leurs bâtiments furent coulés, contre plus de trente chez les Carthaginois ; et aucun de leurs vaisseaux ne se rendit à l'ennemi, tandis que la flotte punique en perdit ainsi soixante-quatre. [1,29] Après cette victoire, les Romains se procurèrent des ravitaillements supplémentaires, radoubèrent les navires qu'ils avaient pris, augmentèrent leurs équipages dans la proportion où leur succès le permettait et firent voile vers l'Afrique. Les premiers bâtiments vinrent aborder au cap Vermée, qui ferme le golfe de Carthage et s'avance dans la mer du côté de la Sicile. Ils attendirent là ceux qui les suivaient et, quand toute la flotte fut réunie, ils voguèrent tous ensemble le long de la côte jusqu'à un port nommé Aspis. Ils y prirent terre, tirèrent les embarcations sur le rivage, les entourèrent d'un fossé et d'un retranchement, puis mirent le siège devant la place, dont les habitants refusaient de leur ouvrir les portes. Ceux des Carthaginois qui avaient échappé au désastre et qui étaient revenus dans leur patrie pensaient que les Romains, exaltés par leur victoire, mettraient aussitôt le cap sur Carthage ; aussi faisait-on garder les environs de la ville par les troupes de terre et de mer. Mais quand ils apprirent que les Romains avaient débarqué sans être inquiétés et assiégeaient Aspis, il ne fut plus question de s'opposer à leur descente : on concentra l'armée, on ne songea plus qu'à défendre la capitale et les campagnes voisines. Les Romains s'emparèrent d'Aspis et y laissèrent une garnison ; ils envoyèrent à Rome des courriers pour rapporter ce qui s'était passé et demander ce qu'il fallait faire dorénavant ; puis toute l'armée leva le camp et se mit à dévaster le pays. Comme personne ne s'y opposait, les soldats détruisirent plusieurs habitations magnifiques, enlevèrent une grande quantité de bestiaux et emmenèrent à leurs vaisseaux plus de vingt mille esclaves. A ce moment, on vint annoncer de Rome qu'un seul des deux consuls devait rester en Afrique avec un contingent suffisant, tandis que l'autre ramènerait la flotte à Rome. Ce fut Régulus qui resta avec quarante vaisseaux, quinze mille fantassins et cinq cents cavaliers ; Manlius partit avec les marins et les prisonniers, longea sans incident les côtes de Sicile et revint à Rome. [1,30] Les Carthaginois, voyant que les Romains prenaient leurs dispositions pour une guerre de longue durée, commencèrent par nommer deux généraux, Hasdrubal, fils d'Hannon, et Bostar ; puis ils envoyèrent à Hamilcar, qui se trouvait à Héraclée, l'ordre de rentrer en toute hâte. Il revint à Carthage avec cinq cents cavaliers et cinq mille fantassins, reçut les mêmes pouvoirs que les deux autres généraux et délibéra avec eux sur ce qu'il y avait à faire. Ils décidèrent de défendre le territoire et de ne pas le laisser ravager impunément. Régulus s'était mis en marche au bout de quelques jours ; il enlevait du premier coup les places qui n'étaient pas fortifiées et assiégeait les autres. Il arriva devant une ville assez importante, nommée Adys, l'investit, dressa activement ses batteries et en fit un siège en règle. Les Carthaginois viennent en hâte au secours des assiégés ; pour protéger la campagne environnante, ils font avancer leur armée, occupent une colline et y établissent leur camp ; la position dominait celle de l'ennemi, mais ne leur était pas du tout favorable : quand leur plus grand espoir était fondé sur la cavalerie et sur les éléphants, ils abandonnaient la plaine pour se confiner sur des hauteurs escarpées et abruptes ! C'était montrer à l'ennemi de quelle tactique il devait user contre eux. En effet, les généraux romains, en gens expérimentés, comprirent que l'arme la plus efficace et la plus redoutable dont leurs adversaires disposaient perdait toute sa valeur de par la disposition des lieux ; sans laisser aux Carthaginois le temps de descendre en terrain plat et de s'y mettre en ligne, ils saisissent l'occasion et, au point du jour, montent des deux côtés à l'assaut de la colline. La cavalerie et les éléphants ne furent absolument d'aucun usage ; les mercenaires se défendirent vaillamment et mirent en déroute la première légion ; mais, au plus fort de leur élan, ils furent cernés par les soldats qui arrivaient de l'autre côté et s'enfuirent ; aussitôt toute l'armée lâcha pied et déserta le camp. Les éléphants et la cavalerie gagnent la plaine et se mettent en sûreté au plus vite ; les Romains poursuivent quelque temps l'infanterie, pillent le campement, puis se répandent par toute la contrée et ravagent impunément toutes les villes. Ils s'emparent de Tunis, place admirablement située pour mettre leurs plans à exécution, et y établissent un camp, d'où ils menaçaient la capitale et les lieux voisins. [1,31] Les Carthaginois, écrasés deux fois de suite sur mer et sur terre, non par le manque de courage de leurs soldats, mais par l'incapacité de leurs généraux, se trouvèrent complètement désorientés. Outre les désastres que nous avons relatés, les razzias des Numides désolaient le pays autant et plus que celles des Romains. La terreur qu'ils répandaient était telle que les gens de la campagne cherchaient un refuge en ville ; le désarroi et la famine y régnaient, en raison de la multitude qui s'y entassait et de l'appréhension d'un siège. Régulus, voyant l'ennemi abattu sur terre et sur mer, se croyait presque maître de Carthage ; craignant de se voir enlever par son successeur l'honneur d'avoir terminé la guerre, il fit aux Carthaginois des propositions de paix. On les accueillit avec plaisir et on envoya comme négociateurs les plus notables des citoyens; mais, loin de s'entendre avec le consul et de souscrire à ses conditions, ils ne purent même pas en écouter de sang-froid l'énoncé, tant elles étaient rigoureuses. Régulus en effet parlait en maître et s'imaginait que les moindres concessions qu'il voudrait bien accorder seraient acceptées comme une faveur, avec reconnaissance. Les Carthaginois, voyant que même s'ils étaient à la discrétion des Romains ils ne s'exposaient pas à des conditions pires que celles de Régulus, non seulement rompirent les négociations, mais furent profondément blessés de la dureté que le consul montrait à leur égard. Quand les délégués rapportèrent au Sénat de Carthage les propositions qui leur avaient été faites, il prit la courageuse résolution, malgré la situation désespérée où l'on se trouvait, de tout endurer, de tout faire, de tout tenter, plutôt que de subir un affront indigne de leurs exploits antérieurs. [1,32] Ce fut dans ces conjonctures qu'arriva à Carthage, à la tête d'une troupe considérable, un des racoleurs de mercenaires qu'on avait envoyés en Grèce ; parmi ses recrues se trouvait un Lacédémonien nommé Xanthippe, qui avait reçu l'éducation nationale de Sparte et possédait une longue pratique du métier des armes. Quand on lui raconta le désastre et les circonstances où il s'était produit, quand il vit les munitions qui restaient aux Carthaginois, le nombre de leurs chevaux et de leurs éléphants, il se prit à penser et déclara à ses amis que ce n'était pas à la valeur des Romains que les Carthaginois devaient imputer leur défaite, mais à eux-mêmes, à l'incapacité de leurs chefs. L'assertion de Xanthippe se répandit dans la foule qui l'entourait et parvint aux oreilles des généraux ; les magistrats décidèrent de le convoquer et de lui demander sur quoi il fondait ses allégations. Il comparaît devant eux, justifie ce qu'il avait avancé et leur montre la cause de leur récente défaite ; si on voulait l'en croire, on se tiendrait toujours en filaine, que ce fût pour une marche, pour un campement ou pour une bataille rangée ; on n'aurait ainsi plus rien à craindre des ennemis et on se mettrait facilement en état de les vaincre. Les généraux l'approuvèrent, adoptèrent son plan et remirent sur-le-champ l'armée entre ses mains. Dès que les paroles de Xanthippe se répandirent, on commença, dans le peuple, à causer de l'avenir avec plus de confiance ; mais quand il fit avancer les troupes hors de la ville, qu'il les rangea en bon ordre, fit évoluer tel ou tel corps selon les règles, fit faire l'exercice en mesure, le contraste était si manifeste avec l'incapacité de ses prédécesseurs que tous poussèrent des cris de joie et demandèrent à attaquer l'ennemi immédiatement, convaincus que sous la conduite de Xanthippe ils ne pouvaient éprouver aucun échec. Tout en voyant leurs soldats si bien réconfortés, les généraux jugèrent cependant à propos de leur adresser encore quelques encouragements, et peu de jours après l'armée se mit en marche. Elle comptait douze mille fantassins, quatre mille cavaliers et une centaine d'éléphants. [1,33] Les Romains furent d'abord surpris et troublés de voir les Carthaginois marcher et camper dans la plaine ; puis, en fin de compte, ils n'en souhaitèrent pas moins la bataille. Ils s'approchèrent au point de bivouaquer, le premier jour, à dix stades environ de l'ennemi. Le lendemain, les chefs carthaginois délibérèrent sur les mesures qu'il convenait de prendre ; mais les soldats, impatients de se battre, se rassemblaient en groupes, interpellaient Xanthippe par son nom et le priaient de les mener tout de suite au combat. Devant l'ardeur et l'impatience des troupes, devant les instances de Xanthippe, qui les adjurait de ne pas laisser échapper l'occasion, les généraux donnèrent aux soldats l'ordre de se tenir prêts et à Xanthippe toute latitude d'agir comme bon lui semblerait. Muni de ces pleins pouvoirs, il fit avancer les éléphants, les rangea sur une seule ligne en tête de toute l'armée et plaça derrière eux, à une certaine distance, la phalange carthaginoise ; quant aux mercenaires, il en inséra une partie dans l'aile droite et adjoignit les plus agiles à la cavalerie qui protégeait les deux ailes. Voyant l'armée ennemie rangée en bataille, les Romains marchent vaillamment contre elle. Par crainte des éléphants, dont ils appréhendaient le premier choc, ils placèrent au premier rang les vélites ; puis venaient, sur plusieurs lignes, les bataillons d'infanterie lourde ; enfin, la cavalerie fut répartie entre les deux ailes. Le front présentait ainsi moins d'étendue que dans les rencontres précédentes, mais le corps avait plus de profondeur. Cette disposition était excellente pour résister au choc des éléphants ; mais elle était tout à fait inefficace contre les attaques d'une cavalerie tellement supérieure en nombre à celle des Romains. Quand on eut ainsi rangé, de part et d'autre, l'ensemble de l'armée et ses divers éléments, chacun des deux partis attendit, en bon ordre, que l'autre donnât le signal du combat. [1,34] Enfin Xanthippe ordonne de faire avancer les éléphants et d'enfoncer les rangs ennemis ; en même temps, il lance la cavalerie avec mission de tourner l'adversaire sur les deux flancs et de le charger. Les Romains alors, selon leur coutume, entre-choquant leurs armes à grand bruit, poussent des cris de guerre et courent sus à l'ennemi. Aux deux ailes, leur cavalerie, écrasée sous le nombre, est immédiatement mise en fuite. Les fantassins de l'aile gauche, tant pour éviter de se heurter aux éléphants que pour montrer le peu de cas qu'ils faisaient des mercenaires, s'attaquent à l'aile droite des Carthaginois, lui font lâcher pied et la poursuivent, l'épée dans les reins, jusqu'à ses retranchements. Parmi ceux qui se trouvaient opposés aux éléphants, les premiers furent renversés par la violence du choc, foulés aux pieds et écrasés en masse; toutefois, le gros de l'armée tint bon pendant quelque temps, en raison de sa profondeur. Mais bientôt l'arrière-garde se vit cernée de tous côtés par la cavalerie ennemie, obligée de lui faire face et de parer à ses assauts ; quant à ceux qui avaient réussi à traverser la ligne des éléphants et à les dépasser, ils tombèrent sur l'infanterie carthaginoise encore intacte et en bon ordre, qui les tailla en pièces. Menacés de toutes parts, les Romains succombèrent, les uns — et les plus nombreux — écrasés par le poids énorme des éléphants, les autres criblés de traits, sans avoir bougé de leur rang, par l'innombrable cavalerie punique. Quelques-uns s'enfuirent ; mais comme c'était par la plaine qu'ils battaient en retraite, les éléphants et les cavaliers en massacrèrent encore une partie ; restaient à peu près cinq cents hommes, qui avaient échappé au carnage sous la conduite du consul Régulus : ils furent faits prisonniers peu de temps après, avec leur chef. Les Carthaginois perdirent environ huit cents des mercenaires qui étaient opposés à l'aile gauche romaine parmi les Romains, il ne se sauva que les deux mille hommes qui, en poursuivant ces mercenaires, s'étaient tirés de la mêlée ; tous les autres furent tués, sauf Régulus et ses compagnons. Les survivants de l'armée romaine eurent la chance inespérée d'atteindre Aspis les Carthaginois dépouillèrent les morts et rentrèrent triomphalement dans leur capitale, emmenant leurs prisonniers et parmi eux le consul. [1,35] De cet épisode peut se dégager, si l'on y réfléchit bien, plus d'un enseignement susceptible de redresser les erreurs humaines. La catastrophe arrivée alors à Régulus montre clairement à tous qu'il faut se défier de la fortune, même au sein de la prospérité lui qui, si peu de temps auparavant, se montrait inflexible, impitoyable envers ses ennemis vaincus, le voilà maintenant tombé entre leurs mains, réduit à implorer leur clémence ! Le même événement montra encore combien elle est juste cette antique sentence d'Euripide : « Un bon conseil vaut mieux qu'une armée innombrable. » Un seul homme, par ses seuls avis, anéantit une armée qui paraissait invincible, et en même temps restaure un État que l'on voyait ruiné de fond en comble, réconforte des troupes complètement découragées. C'est pour l'instruction de mes lecteurs que je fais cette remarque. Les hommes n'ont en effet que deux moyens de se corriger, c'est de mettre à profit soit leurs propres malheurs, soit ceux d'autrui ; le premier est plus puissant, mais le second est moins douloureux ; il ne faut jamais avoir volontairement recours au premier, qui nous fait payer nos progrès moraux par bien des épreuves et bien des peines ; le second au contraire est toujours à rechercher, car ce n'est pas à nos dépens qu'il nous enseigne notre devoir. S'il en est ainsi, peut-on trouver de meilleures leçons pour la conduite de la vie que la lecture de l'histoire pragmatique et l'expérience que nous en tirons ? Qui pourrait comme elle, en tout temps, en toute circonstance, et sans que nous ayons à en souffrir, nous montrer la meilleure route à suivre ? Mais cessons cette digression. [1,36] Après ce succès qui comblait leurs voeux, les Carthaginois laissèrent déborder leur joie et dans les actions de grâces qu'ils rendaient à leur dieu et dans les félicitations qu'ils s'adressaient mutuellement. Xanthippe, qui leur avait rendu de si grands services et fait pencher la balance en leur faveur, ne séjourna pas longtemps à Carthage, mais eut la prudence et la sagesse de s'en retourner chez lui. Les exploits trop éclatants exposent leurs auteurs à des jalousies terribles, à des calomnies mordantes ; quand on est dans son pays, on a des parents et des amis pour vous aider à en supporter le poids ; mais à l'étranger, un homme ne peut résister à la violence de ces deux fléaux. Il y a encore une autre version du départ de Xanthippe ; mais je trouverai une meilleure occasion d'éclaircir cette question. Quand on apprit à Rome que les événements d'Afrique avaient tourné autrement qu'on ne l'espérait, on résolut aussitôt de reconstituer la flotte et d'aller délivrer les soldats qui avaient échappé au désastre. Les Carthaginois, de leur côté, avaient mis le siège devant Aspis pour essayer de les faire prisonniers. Mais ce détachement montra un tel courage, une telle valeur que les assiégeants ne purent en venir à bout et finirent par se retirer. Quand ils surent que les Romains armaient leur flotte et allaient revenir en Afrique, ils réparèrent leurs navires et en construisirent de nouveaux ; ils en eurent bientôt deux cents, qu'ils envoyèrent guetter l'arrivée des ennemis. Au début de l'été, les Romains mirent à la mer trois cent cinquante bâtiments, sous les ordres des nouveaux consuls, M. Ëmilius et Ser. Fulvius. L'escadre leva l'ancre et fit voile vers l'Afrique en côtoyant la Sicile ; elle rencontra la flotte punique à Hermée, la mit en déroute au premier choc et sans aucune peine, lui prit cent quatorze navires avec leur équipage ; puis elle alla chercher à Aspis les survivants de l'armée d'Afrique et repartit pour la Sicile. [1,37] Elle avait fait la traversée sans encombre et touchait à Camarine, quand elle fut assaillie par une tempête effroyable, dont on ne saurait décrire toute la violence. Sur quatre cent soixante-quatre vaisseaux, quatre-vingts seulement échappèrent; tous les autres furent soit submergés, soit jetés par les vagues contre les écueils et les falaises, où ils se brisèrent ; la côte était jonchée de cadavres et d'épaves. On ne voit dans l'histoire aucun autre exemple d'un pareil désastre causé par un naufrage. La responsabilité en incombait aux amiraux plutôt qu'à la malchance : les pilotes leur avaient souvent remontré le danger qu'il y avait à naviguer le long de la côte méridionale de la Sicile, que baigne la mer d'Afrique ; elle est en effet escarpée et inhospitalière ; de plus, la constellation d'Orion n'était pas encore couchée, et celle du Chien allait paraître, car on était entre le lever de l'une et de l'autre. Mais les chefs ne voulurent rien écouter et s'obstinèrent à longer cette côte, dans l'espoir que sur leur passage plus d'une ville, fortement impressionnée par leur récent succès, leur ouvrirait ses portes. Pour cette mince espérance, ils s'exposèrent à un immense désastre et reconnurent, trop tard, leur imprudence. Les Romains sont toujours ainsi : ils veulent, en toute circonstance, agir de vive force, considèrent comme une nécessité l'accomplissement de leurs projets et ne regardent jamais comme impossible ce qu'ils ont une fois résolu ; cette tactique d'aller droit au but leur réussit généralement ; mais parfois elle les mène à de terribles échecs, principalement sur mer. Quand ils ont affaire, sur terre, à des hommes et à des oeuvres humaines, ils triomphent le plus souvent et n'échouent que rarement, parce que les forces contre lesquelles ils luttent sont de même nature que les leurs ; mais quand ils s'attaquent à la mer ou au ciel et veulent les soumettre à leur puissance, ils s'exposent à de graves mécomptes. C'est ce qui leur arriva alors, ce qui leur était déjà arrivé à diverses reprises, et ce qui leur arrivera encore, tant qu'ils ne refréneront pas leur témérité, tant qu'ils s'obstineront à poursuivre leurs expéditions sur terre et sur mer sans tenir compte des circonstances extérieures. [1,38] En apprenant la destruction de l'escadre romaine, les Carthaginois se crurent les maîtres sur terre à cause de leur récente victoire, sur mer en raison de cet accident ; ils n'en mirent que plus d'ardeur à équiper leur flotte et leur armée. Ils commencèrent par envoyer Hasdrubal en Sicile avec ses propres troupes et celles qui étaient revenues d'Héraclée, plus cent quarante éléphants. Après son départ, ils armèrent deux cents vaisseaux et les chargèrent de toutes les munitions nécessaires. Hasdrubal débarqua à Lilybée sans encombre, exerça ses éléphants et ses troupes de pied, et se montra fermement décidé à tenir la campagne. Cependant les Romains avaient appris, par les survivants du naufrage, les détails de l'aventure et en avaient été vivement touchés ; mais, ne voulant pas abandonner la partie, ils décrétèrent de faire construire de toutes pièces une nouvelle flotte de deux cent vingt vaisseaux ; chose incroyable, elle fut achevée en trois mois ! Les consuls qu'on venait de nommer, A. Atilius et Cn. Cornélius, en font compléter l'armement et lèvent l'ancre. Ils traversent le détroit, recueillent à Messine les navires échappés au naufrage, mettent avec leurs trois cents bâtiments le cap sur Palerme, la place la plus importante que les Carthaginois occupaient en Sicile, et en font le siège. Ils exécutent des deux côtés de la ville tous les travaux d'approche nécessaires, puis font avancer les machines. La tour la plus voisine de la mer s'écroula immédiatement ; les soldats s'élancèrent par cette brèche et prirent d'assaut le quartier qu'on appelle la Ville Nouvelle. Comme la ville ancienne allait subir le même sort, les habitants se hâtèrent de la livrer. Les vainqueurs y laissèrent une garnison et s'en retournèrent à Rome. [1,39] Les consuls de l'année suivante, Cn. Servilius et C. Sempronius, s'embarquèrent au début de l'été avec toute la flotte, passèrent en Sicile et de là en Afrique. Ils longèrent le rivage et y firent de fréquentes descentes, mais sans grand résultat. Ils arrivèrent ainsi à l'île des Lotophages {île de Djerba}, qu'on appelle encore Méninx, et qui n'est pas très éloignée de la petite Syrte {golfe de Gabès}. Connaissant mal la côte, ils s'engagèrent sur un bas-fond ; le reflux survenant, les navires s'échouèrent, et ils ne savaient comment se tirer de là. La mer revint enfin ; ils jetèrent par-dessus bord tous les objets pesants du chargement et remirent les navires à flot. Leur départ ressembla fort à une déroute. Ils gagnèrent la Sicile, doublèrent la pointe de Lilybée et abordèrent à Palerme. De là, ils commirent l'imprudence de cingler directement vers Rome;-assaillis par une tempête épouvantable, ils perdirent plus de cent cinquante vaisseaux. Malgré leur amour-propre et leur ambition, les Romains se virent obligés, par la gravité et la fréquence de ces désastres, de renoncer à constituer une nouvelle flotte ; n'ayant plus d'espoir que dans l'armée de terre, ils envoyèrent en Sicile les consuls L. Cécilius et C. Furius avec des légions ; soixante navires seulement restèrent équipés pour les services du ravitaillement. Les malheurs des Romains rendirent l'avantage aux Carthaginois : la suprématie sur mer leur appartenait sans conteste, leurs rivaux en étaient évincés ; ils comptaient aussi beaucoup sur leurs troupes de terre, et cela non sans raison ; car on avait appris à Rome que la défaite subie en Afrique était due surtout aux éléphants qui avaient rompu les lignes et causé les pertes les plus sérieuses ; et ces monstres inspiraient une telle épouvante, on éprouvait une telle frayeur à l'idée de se rencontrer avec eux que pendant les deux années suivantes les Romains, qui se trouvèrent fréquemment, tantôt dans le voisinage de Lilybée, tantôt du côté de Sélinonte, à cinq ou six stades de l'ennemi, n'osèrent jamais engager le combat ni même descendre dans la plaine. Pendant cette période, ils se bornèrent à prendre d'assaut Therma et Lipari, sans d'ailleurs quitter les régions montagneuses et peu accessibles. Ces terreurs, ce découragement de l'armée de terre firent encore une fois changer de résolution aux Romains: ils recommencèrent à s'inquiéter de leur flotte. Sous le consulat de C. Atilius et de L. Manlius, ils construisirent cinquante navires, enrôlèrent de nouveaux équipages et travaillèrent activement à reconstituer leurs forces navales. [1,40] Le chef des Carthaginois, Hasdrubal, avait remarqué dans les rencontres précédentes combien les Romains étaient démoralisés : sachant d'autre part qu'un des deux consuls était retourné en Italie avec la moitié des troupes et que Cécilius séjournait à Palerme avec le reste de l'armée, il voulut en profiter pour protéger ses alliés qui allaient faire la moisson; il partit donc de Lilybée et vint camper sur les confins du territoire de Palerme. Cécilius, voyant que les ennemis le bravaient, chercha à les pousser encore plus dans cette voie en tenant ses soldats à l'intérieur des murs. Hasdrubal crut que Cécilius n'osait pas faire une sortie contre lui ; dans son outrecuidance, il franchit avec toute son armée le défilé qui donnait accès dans le pays de Palerme et vint ravager les moissons jusqu'aux portes de la ville. Cécilius attend sans bouger que l'ennemi ait passé, avec ses éléphants et toutes ses forces, une rivière qui coule devant la place. Il envoie alors ses soldats armés à la légère harceler les Carthaginois, pour les forcer à ranger toutes leurs troupes en bataille. Voyant ses prévisions se réaliser, le consul poste quelques archers sous les remparts, devant les fossés, avec ordre de cribler de flèches les éléphants qui s'approcheraient, de se réfugier dans les fossés s'ils étaient en danger d'être écrasés, puis d'en ressortir et de recommencer à tirer sur les éléphants qui seraient à leur portée. Il ordonne en même temps à tous les forgerons de la ville de leur apporter leurs flèches et de les déposer hors de la place au pied des murailles. Lui-même se tient avec ses bataillons auprès d'une porte d'où il fait face à l'aile gauche des Carthaginois et envoie à ses archers des renforts de plus en plus nombreux. Quand la mêlée fut vivement engagée, les conducteurs des éléphants, jaloux de la gloire d'Hasdrubal, voulurent gagner la bataille par eux-mêmes ; ils chargèrent les premiers rangs ennemis, les mirent aisément en fuite et les poursuivirent jusqu'aux fossés. Quand les éléphants approchèrent, ils furent accueillis à coups de flèches par les gens postés au haut des murs, à coups de javelots et de lances par ceux des soldats rangés devant le fossé qui n'avaient pas été atteints ; bientôt, couverts de traits et de blessures, ils entrent en fureur, se retournent, foncent sur les Carthaginois, les foulent aux pieds, les écrasent, confondent leurs rangs et les dispersent. A cette vue, Cécilius fait vivement sortir ses légionnaires ; il tombe de flanc, avec ses troupes fraîches et en bon ordre, sur les ennemis désemparés : il les met en déroute, en tue un grand nombre, et le reste ne lui échappe que par une fuite précipitée. Il prit dix éléphants avec les Indiens qui les menaient ; puis, le combat fini, il fit entourer les autres, qui avaient jeté bas leurs conducteurs, et s'en empara également. Quand Cécilius eut accompli cet exploit, ses compatriotes reconnurent que c'était grâce à lui que l'armée avait retrouvé son courage et était rentrée en possession de la rase campagne. [1,41] La nouvelle de ce succès fut accueillie à Rome avec une grande joie, non seulement parce que la capture des éléphants affaiblissait beaucoup l'ennemi, mais parce qu'elle avait rendu confiance aux soldats. On revint donc, plus que jamais, au premier projet, d'envoyer sur le théâtre des opérations les deux consuls avec une flotte et une armée de mer, pour tâcher d'en finir avec cette campagne. Quand tout fut prêt pour le départ, les consuls firent voile vers la Sicile avec deux cents vaisseaux. C'était la quatorzième année de la guerre. Ils viennent aborder près de Lilybée, opèrent leur jonction avec les troupes de terre, qui se trouvaient dans cette région, et décident d'assiéger la ville ; s'ils s'en emparaient, il leur serait aisé, pensaient-ils, de transporter la guerre en Afrique. Les généraùx carthaginois étaient du même avis et tenaient le même raisonnement que les Romains ; considérant tout le reste comme négligeable, ils ne songèrent plus qu'à défendre Lilybée ; ils étaient résolus à tout affronter, à tout supporter pour sauver cette place, car s'ils la perdaient, ils ne posséderaient plus, dans toute la Sicile, d'autre port que celui de Drépane : tout le reste était au pouvoir des Romains. Mais je crains que mon récit ne présente quelque obscurité pour ceux qui ne connaissent pas le pays ; je vais donc essayer de donner brièvement aux lecteurs quelques notions sur sa position et sa configuration. [1,42] La Sicile, dans son ensemble, est située par rapport à l'Italie et à ses limites comme le Péloponèse par rapport au reste de la Grèce et aux montagnes qui la bornent, — avec cette différence que le Péloponèse est une presqu'île et la Sicile une île; un isthme donne accès dans l'un, un détroit dans l'autre. La Sicile a la forme d'un triangle ; les sommets des divers angles sont des promontoires. L'un d'eux, orienté vers le midi, s'avance dans la mer de Sicile : c'est le cap Pachynos. Un autre, tourné vers le nord, forme la rive occidentale du détroit, à douze stades environ de la côte d'Italie : c'est le Pélorias. Le troisième fait face aux promontoires africains qui défendent Carthage, ce qui est d'un grand intérêt stratégique ; il en est à mille stades environ et se dirige vers l'occident : c'est le cap Lilybée, qui sépare la mer d'Afrique de la mer de Sardaigne. C'est sur cette pointe qu'est située la ville du même nom, dont les Romains faisaient le siège. Elle était bien fortifiée, entourée de fossés profonds et de chenaux vaseux, par lesquels on ne pouvait pénétrer dans le port qu'avec beaucoup d'expérience et d'habitude. Les Romains s'établirent des deux côtés de la ville, relièrent leurs deux campements par un fossé flanqué d'un remblai et d'une palissade, et dirigèrent leurs travaux d'approche contre la tour la plus voisine du rivage, du côté de la mer d'Afrique. A force d'avancer, à mesure que de nouvelles galeries s'ajoutaient aux précédentes, ils finirent par faire tomber six tours contiguës à celle dont j'ai parlé, et essayèrent en même temps de démolir toutes les autres à coups de bélier. Le siège était mené avec une vivacité étonnante ; chaque jour, de nouvelles tours menaçaient ruine ou s'écroulaient ; les travaux étaient poussés toujours plus avant et pénétraient jusque dans la ville. Aussi la confusion et la consternation régnaient-elles parmi les assiégés. La garnison comprenait pourtant dix mille mercenaires, sans compter les habitants ; et le commandant de la place, Himilcon, faisait tout son possible pour la défendre : il réparait les brèches, creusait des contre-mines et donnait fort à faire aux assiégeants. Chaque jour il les harcelait, guettait l'occasion de mettre le feu à leurs machines ; pour cela il les attaquait à l'improviste de jour ou de nuit, et ces escarmouches étaient parfois plus meurtrières que ne le sont généralement les batailles rangées. [1,43] Cependant quelques-uns des principaux chefs mercenaires complotaient de livrer la ville aux Romains ; convaincus que leurs soldats seraient prêts à les suivre, ils passèrent de nuit au camp romain et engagèrent des pourparlers avec le consul. L'Achéen Alexon, qui avait déjà sauvé Agrigente d'une conjuration tramée par les mercenaires à la solde des Syracusains, fut encore le premier à découvrir la trahison et en informa le commandant carthaginois. Ce dernier convoqua aussitôt les officiers restés à leur poste, les supplia, en leur promettant les plus belles récompenses, les plus hautes faveurs, de lui demeurer fidèles et de ne pas faire cause commune avec les conspirateurs. Comme ils se montraient sensibles à ses instances, il les chargea d'aller sur-le-champ trouver les soldats ; il leur adjoignit comme émissaire, auprès des Gaulois, un ancien compagnon d'armes de ces barbares, Hannibal, fils de cet Hannibal qui était mort en Sardaigne; auprès des autres, Alexon, qui jouissait de leur estime et de leur confiance. Ils réunissent les troupes, les haranguent, se portent garants de toutes les promesses faites par le commandant et les persuadent aisément de rester fidèles à leur parole. Aussi, quand les traîtres, rentrant en ville, voulurent assembler la garnison pour lui communiquer les propositions des Romains, les soldats, loin de se laisser entraînerpar eux, ne daignèrent seulement pas les écouter, mais les chassèrent à coups de pierres et de javelots. C'est ainsi que la trahison des mercenaires mit les Carthaginois à deux doigts de leur perte et qu'Alexon, dont la probité avait déjà conservé à Agrigente non seulement ses murs et son territoire, mais ses lois et son indépendance, sauva encore les Carthaginois d'une ruine complète. [1,44] A Carthage, on ne savait rien de ce qui se passait à Lilybée. On pensa cependant que les assiégés avaient besoin de secours et l'on équipa cinquante navires de transport, qu'on plaça sous les ordres d'Hannibal, fils d'Hamilcar, commandant de vaisseau et ami intime d'Adherbal. On lui adressa les conseils que comportaient les circonstances et on le fit partir en toute hâte, en lui donnant comme instructions de ne pas perdre de temps, de saisir la première occasion et de tenter un coup de force pour se porter au secours des assiégés. Hannibal appareilla avec dix mille hommes, mouilla aux îles Égusses, situées entre Lilybée et Carthage, et attendit le moment propice. Il profita d'un vent favorable qui se mit à souffler violemment pour déployer toutes ses voiles et arriver à l'entrée du port, ayant à bord ses soldats en armes et prêts au combat. Les Romains, les voyant apparaître à l'improviste, furent stupéfaits d'une pareille audace ; craignant que la violence du vent ne les poussât jusque dans le port avec l'ennemi s'ils essayaient de lui barrer le passage, ils durent y renoncer et restèrent à la côte. La garnison, rassemblée sur les remparts, partagée entre l'appréhension et la joie de voir surgir ce secours inespéré, encourageait les arrivants de ses applaudissements et de ses cris. Hannibal entre hardiment dans la passe, vient aborder et fait débarquer ses troupes sans avoir été inquiété. Toute la population se réjouissait, moins d'avoir reçu des renforts, qui pourtant ranimaient ses espérances et augmentaient ses forces, que d'avoir vu les Romains incapables de s'opposer à leur entrée. [1,45] La présence de l'armée de secours excitait l'entrain de la garnison et les nouveaux venus, qui n'avaient pas encore souffert du siège, n'étaient pas moins impatients de se battre ; Himilcon, le commandant de la place, résolut de mettre ces dispositions à profit sans les laisser se refroidir et d'aller incendier les ouvrages des Romains. Il réunit tous ses hommes en assemblée, leur prodigua tous les encouragements possibles, promit une magnifique récompense à quiconque se signalerait par sa conduite, et à tous en général les présents et les faveurs de l'État ; il les enflamma ainsi d'une telle ardeur que tous, unanimement, le prièrent à grands cris de les mener au combat sans plus tarder. Il les félicita de leur empressement, les remercia, puis les congédia en les invitant à se reposer pour l'instant et à attendre les ordres de leurs chefs. Peu de temps après, il convoqua les officiers, assigna à chaque corps le poste qu'il devait occuper, leur fit connaître le mot d'ordre et le moment de l'attaque, enfin leur enjoignit de se trouver dès l'aurore à l'endroit indiqué avec toutes leurs troupes. Ses instructions ayant été suivies exactement, il fait une sortie au point du jour et attaque les ouvrages des Romains par plusieurs côtés à la fois. Mais ce coup de main était prévu et l'ennemi se tenait sur ses gardes ; les soldats courent défendre tous les points menacés et opposent une résistance énergique. La mêlée devient bientôt générale ; un combat acharné se livre au pied des remparts ; il y avait au moins vingt mille hommes du côté des assiégés, plus encore dans le parti adverse. L'engagement était d'autant plus vif que les soldats quittaient leur rang, se battaient pêle-mêle, chacun se laissant emporter par son élan; on eût dit que toute cette foule s'était provoquée, homme contre homme, ligne contre ligne, à une série de combats singuliers. Mais c'était autour des machines que s'élevaient les cris les plus forts, que se pressait la foule la plus compacte. Carthaginois et Romains postés dès le début en cet endroit rivalisaient d'ardeur et d'émulation, les uns pour mettre en fuite les défenseurs des ouvrages, les autres pour ne pas lâcher pied ; les uns s'acharnaient à repousser l'ennemi, les autres ne voulaient pas céder ; aussi, dans leur opiniâtreté, mouraient-ils à la place même qu'on leur avait assignée tout d'abord. De nouveaux assaillants arrivaient à la rescousse, portant des torches et des étoupes enflammées, et fondaient de tous côtés sur les machines ; les Romains, débordés par cette irruption, étaient réduits à la dernière extrémité. Cependant Himilcon, voyant que ses soldats se faisaient massacrer sans pouvoir arriver à leurs fins, fit sonner la retraite; les Romains, qui avaient failli perdre tous les ouvrages, finirent par les conserver tous et rester maîtres du terrain. [1,46] A la suite de cette affaire, Hannibal repartit de nuit avec ses vaisseaux, en trompant la vigilance de l'ennemi, et se rendit à Drépane auprès d'Adherbal, général en chef des Carthaginois ; c'est une place bien située, avec un très beau port, à cent vingt stades de Lilybée, et les Carthaginois n'ont cessé de faire tous leurs efforts pour la garder. De Carthage, on eût bien voulu savoir ce qui se passait à Lilybée ; mais les assiégés étaient trop étroitement enfermés et les assiégeants surveillaient trop attentivement le passage. C'est alors qu'un certain Hannibal, dit le Rhodien, homme assez notable, se fit fort d'entrer par mer à Lilybée, de reconnaître de visu la situation de la ville et de rapporter des nouvelles. On accepta ses offres avec plaisir, tout en doutant de le voir réussir, car la flotte romaine occupait l'entrée des passes. Il équipe son propre navire et va aborder dans un des îlots qui sont situés au large de Lilybée ; puis, le lendemain, il profite d'un vent favorable et entre dans le port vers la quatrième'heure du jour, en passant sous le nez des Romains, tout ébahis d'une pareille audace. Dès le jour suivant, il se dispose à repartir. Pour mieux garder le passage, le consul fait appareiller pendant la nuit dix de ses meilleurs vaisseaux, et lui-même se tient près du rivage, avec toute son armée, pour observer les mouvements de l'ennemi. Les dix navires désignés prennent place des deux côtés de la passe, s'avancent le plus près possible des bancs de vase et attendent, les rames levées, prêts à fondre, pour s'en emparer, sur le premier bâtiment qui ferait mine de sortir. Le Rhodien met à la voile sans se cacher, brave les Romains grâce à son aplomb et à la légèreté de sa course, et sans que son bateau ni ses hommes éprouvent le moindre dommage, passe au travers de l'escadre ennemie avant qu'elle ait pu bouger ; non content de cet exploit, il s'arrête à peu de distance et fait lever les rames, comme pour provoquer l'adversaire; puis, comme personne ne se souciait de poursuivre un navire aussi rapide, il prend le large, narguant ainsi, avec un seul bâtiment, toute la flotte romaine. Par cette manoeuvre, qu'il répéta souvent dans la suite, il rendait grand service à la fois aux gens de Carthage, à qui il communiquait les nouvelles urgentes, et aux assiégés, dont il relevait le courage; quant aux Romains, cette témérité les déconcertait. [1,47] La hardiesse du Rhodien venait surtout de ce qu'il connaissait parfaitement la route à suivre au milieu des bas-fonds. Il commençait par dépasser le goulet; puis il cinglait, comme s'il fût venu d'Italie, la proue dirigée vers la tour la plus voisine de la mer, de façon que cette tour lui cachât la vue de toutes celles qui se trouvent au sud de la ville ; c'est le seul passage par où l'on puisse aborder avec un bon vent, sans manquer l'entrée du port. Son audace eut de nombreux imitateurs parmi ceux qui avaient l'expérience de ces lieux. Les Romains, que cela gênait fort, essayèrent d'obstruer le passage; mais ils n'arrivaient pas à grand'chose : l'eau était trop profonde, et de plus, rien de ce qu'ils jetaient ne restait en place, parce que la violence des flots et du courant entraînait et dispersait tous les matériaux avant même qu'ils eussent atteint le fond. Ce fut seulement sur un point où se trouvaient des bas-fonds qu'ils parvinrent, à grand'peine, à élever une jetée. Un vaisseau à quatre rangs de rameurs vint s'y heurter dans une course de nuit et tomba au pouvoir des Romains ; comme la construction en était particulièrement soignée, ses nouveaux maîtres y embarquèrent un équipage d'élite et s'en servirent pour surveiller les mouvements des bâtiments ennemis, surtout ceux du Rhodien. Il entra par hasard pendant la nuit et ressortit en plein jour; il vit le vaisseau en question lever l'ancre en même temps que lui, le reconnut et, pris de frayeur, essaya de le devancer à force de rames ; mais, près d'être atteint par un adversaire supérieurement armé, il fut obligé de faire face et d'engager le combat. Écrasé par le nombre et par la valeur exceptionnelle des soldats qui lui étaient opposés, il tomba entre leurs mains. Les Romains, en possession de ce bâtiment magnifique, en parachevèrent l'équipement, et personne désormais n'osa plus tenter de forcer le blocus de Lilybée. [1,48] Les assiégés ne se lassaient pas de réparer leurs brèches mais ils désespéraient d'arriver à détruire les machines. Sur ces entrefaites s'éleva un vent si violent qu'en donnant contre le pied des ouvrages il ébranla les galeries et emporta les tours qui les protégeaient. Des mercenaires grecs trouvèrent l'occasion favorable pour essayer d'anéantir tous les travaux d'approche. Ils communiquèrent leur idée au commandant, qui l'approuva et fit prendre rapidement toutes les dispositions nécessaires. Les soldats s'élancent à l'assaut des machines et y mettent le feu de trois côtés à la fois. Comme il y avait longtemps que les ouvrages étaient faits, le bois s'enflamma facilement ; la violence du vent propageait rapidement l'incendie d'une tour ou d'une machine à l'autre et rendait toute lutte inutile, tout secours impossible. Les Romains étaient tellement effrayés qu'ils n'arrivaient pas à comprendre ni à bien voir ce qui se passait ; aveuglés par la suie, par les flammèches, par les tourbillons de fumée que le vent poussait sur eux, ils étaient massacrés en foule, sans avoir pu approcher du brasier pour essayer de l'éteindre. Plus la situation des Romains, pour ces diverses raisons, devenait critique, plus les assaillants avaient l'avantage de la position. Le vent renvoyait sur les uns tout ce qui pouvait les aveugler ou les blesser ; tandis que les autres, qui voyaient clair, ne lançaient pas un brandon sur les machines ou un projectile sur leurs défenseurs sans atteindre le but visé ; et les coups portaient d'autant mieux que la force du vent leur donnait encore plus d'efficacité. La catastrophe fut enfin si complète que le feu détruisit jusqu'aux supports des tours et aux têtes des béliers. Les Romains renoncèrent dorénavant aux travaux d'approche ; ils se bornèrent à entourer la ville d'un fossé et d'un retranchement, et fortifièrent leur propre camp, ne comptant plus que sur le temps pour réduire la place. Les habitants de Lilybée relevèrent les parties démolies de leurs remparts et supportèrent le siège avec sérénité. [1,49] Quand ces nouvelles parvinrent à Rome, quand on sut notamment que la plus grande partie des équipages avaient péri dans la défense des ouvrages ou dans les autres opérations du siège, les demandes d'enrôlement affluèrent ; un corps de dix mille hommes de mer fut levé et partit pour la Sicile. Ils passèrent le détroit et se rendirent au camp par voie de terre. Le consul P. Claudius convoqua les tribuns et leur dit que le mieux était de se porter contre Drépane avec toute l'escadre ; Adherbal, le général carthaginois qui y commandait, serait pris au dépourvu ; il ignorait en effet l'arrivée des renforts et ne croyait pas la flotte romaine en état de tenir la mer après les grosses pertes qu'elle avait subies pendant le siège. Tous l'approuvèrent sans discussion. Il fit alors embarquer les marins qui venaient d'arriver avec ceux qu'il avait déjà et choisit pour cette expédition les meilleurs soldats de toute l'armée ; ils s'étaient d'ailleurs offerts d'eux-mêmes, séduits tant par la brièveté du trajet que par l'espoir d'un butin facile. Ces dispositions prises, il partit au milieu de la nuit à l'insu des ennemis. La flotte s'avança d'abord en groupe compact, ayant la terre à sa droite. Au point du jour, Adherbal aperçut l'avant-garde, qui arrivait en vue de Drépane ; surpris au premier abord par cette apparition inattendue, il reprit bientôt son sang-froid, reconnut les Romains et résolut de n'épargner ni soin ni peine pour ne pas se laisser investir par cette flotte, dont les intentions étaient manifestes. Il assembla donc aussitôt ses marins sur le rivage et fit battre le rappel de tous les soldats mercenaires qui se trouvaient dans la place. Quand ils furent tous réunis, il leur montra en quelques mots combien la victoire était probable, s'ils se battaient courageusement, et quel siège pénible ils auraient à supporter, s'ils reculaient devant le danger. Tous se montrèrent prêts au combat et demandèrent à grands cris qu'on les y menât sans plus tarder ; Adherbal les félicita de leur ardeur, les fit embarquer en toute hâte et leur donna l'ordre de suivre en poupe le vaisseau amiral, sans le quitter des yeux. Là-dessus il appareilla le premier et conduisit son escadre au pied des falaises qui s'élevaient du côté opposé à celui par où les ennemis entraient dans le port. [1,50] Le consul, voyant que les Carthaginois, loin de reculer ou d'être épouvantés par son arrivée, se préparaient au combat, fit virer de bord ses vaisseaux, dont quelques-uns étaient déjà dans le port, d'autres dans les passes et les derniers près d'y entrer. Par suite de cette conversion, les bâtiments qui étaient dans le port heurtèrent ceux qui étaient en train d'y pénétrer, un désordre infini régna dans les équipages et les navires, s'entre-choquant, se brisèrent mutuellement leurs rames. Cependant, à mesure qu'ils ressortaient, les tribuns les faisaient ranger immédiatement le long de la côte, face à l'ennemi. P. Claudius, qui s'était d'abord tenu à la queue de la flotte, reprit le large et vint se poster à l'aile gauche. En même temps, Adherbal, débordant cette aile avec cinq grands vaisseaux de guerre, arrivait de la haute mer, la proue tournée vers l'ennemi, et faisait porter à ceux qui venaient derrière lui l'ordre de prendre rang à sa suite et d'imiter sa manoeuvre. Suivant ses instructions, ils se placent tous sur une ligne et s'avancent de front vers les Romains, qui restaient près de terre pour attendre ceux des leurs qui ressortaient du port. Ce fut pour eux un grand désavantage que de se trouver ainsi acculés à la côte. [1,51] Quand les deux flottes furent en contact, un signal s'éleva de part et d'autre sur le vaisseau amiral, et des deux côtés on se rua à l'attaque. La bataille fut d'abord indécise, parce que c'était l'élite des deux armées de terre qui donnait ; mais les Carthaginois prenaient de plus en plus le dessus. Toutes les chances étaient en effet de leur côté, pour diverses raisons : leurs navires étant mieux construits et leurs équipages mieux exercés, leurs mouvements étaient beaucoup plus rapides; de plus, comme ils avaient pris position du côté du large, ils avaient l'avantage de la situation. S'ils étaient pressés par l'ennemi, leur légèreté leur permettait de se retirer en toute sûreté vers la haute mer : puis, quand on les poursuivait trop avant, ils faisaient volte-face, tournaient leur adversaire ou tombaient sur lui de flanc. Les Romains avaient peine à virer, avec leurs pesantes embarcations et leurs rameurs trop novices ; aussi leurs vaisseaux étaient-ils sans cesse abordés, et un grand nombre d'entre eux furent coulés. Si un navire carthaginois était en danger, ceux de son parti pouvaient venir à son secours sans courir aucun risque, en passant au large derrière les autres bâtiments. La situation des Romains était exactement inverse ; s'ils étaient pressés, ils n'avaient pas la place de reculer, puisque le champ de bataille touchait à la côte ; quand un des leurs vaisseaux était menacé de front, il allait échouer sa poupe sur des bancs de sable ou la briser contre les falaises. La manoeuvre la plus efficace qu'on puisse faire dans un combat naval, celle de se glisser au travers des ennemis et de prendre à revers un bâtiment déjà aux prises avec un premier adversaire, leur était impossible en raison des défauts signalés plus haut, la lourdeur de leurs embarcations et l'inexpérience de leurs rameurs. Bloqués contre la terre, ne s'étant pas réservé derrière eux le moindre espace, ils ne pouvaient évoluer pour se porter mutuellement secours en cas de besoin. Au milieu de cet embarras général, les navires s'enlisaient dans les bas-fonds ou étaient jetés à la côte. A cette vue, le consul, qui était à l'aile gauche, prit la fuite en se glissant le long du rivage avec une trentaine de bâtiments qui se trouvaient auprès de lui ; tous les autres, au nombre de quatre-vingt-treize, furent pris par les Carthaginois avec leur équipage, à l'exception de quelques hommes, qui s'échappèrent des navires échoués. [1,52] Telle fut l'issue de ce combat naval. La victoire d'Adherbal, due seulement à son habileté et à son courage, lui valut une grande considération auprès de ses concitoyens, tandis que P. Claudius, qui avait engagé l'action à la légère et sans réflexion, fut sévèrement jugé et vivement critiqué à Rome, où on le rendait responsable de cette défaite écrasante ; traduit devant les tribunaux, il fut condamné à une forte amende. Malgré la gravité de cet échec, les Romains ne renoncèrent nullement à la conquête du monde qu'ils avaient entreprise et se préparèrent à continuer la lutte. La date des comices consulaires arriva ; on élut les deux magistrats suprêmes, et l'on chargea l'un d'eux, L. Junius, d'aller ravitailler en vivres et en munitions l'armée qui assiégeait Lilybée ; on équipa soixante navires pour escorter le convoi. Junius arrive à Messine, opère sa jonction avec les bâtiments venus du camp et de tout le reste de la Sicile, puis se transporte rapidement à Syracuse, avec cent vingt vaisseaux de guerre et près de huit cents bateaux de charge. Là, il confia aux questeurs la moitié des transports et quelques-uns de ses croiseurs, avec l'ordre d'apporter en toute hâte ces approvisionnements au camp ; il resta lui-même à Syracuse, pour attendre les retardataires qui venaient de Messine et prendre livraison du blé que les alliés de l'intérieur devaient lui fournir. [1,53] Vers la même époque, Adherbal, qui avait expédié à Carthage les soldats et les vaisseaux qu'il avait pris dans le combat naval, reçut un renfort de soixante-dix bâtiments, que lui amena son collègue Carthalon ; il y ajouta trente des siens et confia toute cette escadre à Carthalon avec mission de tomber à l'improviste sur les navires romains ancrés devant Lilybée, d'en enlever le plus qu'il pourrait et de mettre le feu aux autres. Carthalon suivit ses instructions, partit à l'aurore, incendia une partie de la flotte et dispersa le reste. Le trouble que ce coup de main provoqua dans le camp des Romains eut pour eux de fâcheuses conséquences ; tandis qu'ils se portaient, à grands cris, au secours de leurs navires, Himilcon, le défenseur de Lilybée, qui avait dès le matin observé ce qui se passait, remarqua leur désordre et lança contre eux ses mercenaires. Les Romains, menacés de toutes parts, tombèrent dans une confusion extraordinaire Après avoir enlevé ou coulé quelques navires, l'amiral carthaginois s'éloigna légèrement de Lilybée dans la direction d'Héraclée, pour guetter et arrêter la flotte qui venait ravitailler le camp. Ses éclaireurs l'informèrent qu'on voyait approcher un nombre considérable de bâtiments de toute espèce ; il se porta à leur rencontre, brûlant de les attaquer, plein de mépris pour ces Romains qu'il venait de vaincre. De leur côté, les questeurs qui arrivaient de Syracuse avaient, comme à l'ordinaire, envoyé leurs vigies en reconnaissance; ils surent ainsi que l'ennemi était proche. Ne se croyant pas en mesure de livrer bataille, ils jetèrent l'ancre dans une petite localité qui leur était soumise ; elle n'avait pas de port, sans doute, mais un mouillage, et des sortes de promontoires rocheux, s'avançant des deux côtés, y formaient un abri naturel des plus commodes. Ils débarquèrent, mirent en batterie toutes les balistes et catapultes dont la bourgade disposait, et attendirent les Carthaginois. Ces derniers, dès leur arrivée, se disposèrent à assiéger les Romains, persuadés que, dans leur terreur, ils allaient se réfugier à terre et se laisser prendre leurs navires sans combat. Mais leur espoir fut déçu : leurs adversaires se défendirent vaillamment, et ils durent quitter cette position extrêmement désavantageuse pour eux ; ils emmenèrent quelques bateaux de charge dont ils s'étaient emparés et allèrent mouiller dans je ne sais quelle rivière, pour observer la direction que prendraient les Romains. [1,54] Après avoir terminé à Syracuse tout ce qu'il avait l'intention de faire, le consul mit à la voile, doubla le cap Pachynos et cingla vers Lilybée, sans avoir aucune nouvelle de ceux qu'il avait envoyés en avant-coureurs. L'amiral carthaginois, apprenant par ses éclaireurs qu'on voyait arriver une seconde armée ennemie, se porta en hâte à sa rencontre, pour l'attaquer tandis qu'elle était le plus loin possible du reste de la flotte. Junius aperçut de loin l'escadre punique et se rendit compte de son importance ; se jugeant trop faible pour livrer bataille et trop près de l'ennemi pour lui échapper par la fuite, il changea de route et vint jeter l'ancre dans un endroit escarpé absolument inabordable; il aimait mieux s'exposer à tous les dangers qu'à la honte de laisser prendre par l'ennemi son année intacte. A cette vue, l'amiral carthaginois, se gardant bien d'aller engager un combat dans des lieux aussi dangereux, vint occuper un promontoire où il jeta l'ancre, pour se trouver entre les deux escadres romaines et les surveiller l'une comme l'autre. Une tempête s'éleva ; il était visible que la mer allait être bouleversée de fond en comble. Les pilotes carthaginois, qui connaissaient le pays et avaient l'expérience de ces orages, en prévirent et en prédirent les effets ; ils conseillèrent à Carthalon de se mettre au plus tôt à l'abri du mauvais temps en doublant la pointe du Pachynos. Il suivit prudemment cet avis ; à grand'peine, on passa le cap et la flotte mouilla en lieu sûr. Les deux escadres romaines, surprises par la tourmente sur une côte inhospitalière, furent l'une et l'autre si complètement anéanties qu'il n'en resta pas un débris utilisable : le désastre dépassa tout ce qu'on peut imaginer. [1,55] Cet accident, qui rétablissait la situation des Carthaginois et raffermissait leurs espérances, acheva d'abattre les Romains, déjà si éprouvés précédemment ; ils renoncèrent à tenir la mer et cherchèrent seulement à dominer sur terre ; supériorité que les Carthaginois, une fois maîtres de la mer, ne désespéraient pas de leur enlever. Ces malheurs publics furent vivement déplorés à Rome et au camp de Lilybée. On n'abandonna pas pour cela le siège entrepris ; le ravitaillement continuait à se faire par voie de terre; sans aucune difficulté, et l'attaque était poussée aussi vivement que possible. Dès son arrivée au camp, Junius, désespéré de son naufrage, chercha de toutes ses forces à réparer par quelque brillant exploit le désastre qu'il avait subi. Une modeste occasion s'offrit à lui : il noua des intrigues à Éryx et put occuper le temple d'Aphrodite, puis la ville elle-même. Éryx {Monte San Giuliano} est une hauteur située sur la côte de Sicile qui fait face à l'Italie, entre Drépane et Palerme, plus voisine de Drépane, touchant même à cette ville; c'est de beaucoup la plus haute des montagnes de la Sicile après l'Etna. Sur son sommet en plate-forme s'élève le temple d'Aphrodite Érycine, le plus riche et le plus beau sans contredit des sanctuaires siciliens ; la ville est bâtie un peu au-dessous du sommet; on n'y peut accéder, de quelque côté qu'on l'aborde, que par un chemin long et escarpé. Junius plaça une garnison au sommet et sur la route de Drépane, et fit soigneusement garder ces deux positions, surtout la seconde ; il était persuadé que cette précaution suffirait pour maintenir en son pouvoir la ville et toute la montagne. [1,56] Sur ces entrefaites, les Carthaginois nommèrent général Hamilcar, surnommé Barca, et lui confièrent le commandement de la flotte. Il partit avec son escadre pour aller ravager l'Italie. On était alors dans la dix-huitième année de la guerre. Il fit une razzia sur les côtes de la Locride et du Bruttium. Puis il vint aborder non loin de Palerme avec toute sa flotte et s'empara d'une localité nommée Heircté, située près de la côte entre Palerme et Éryx ; cette position présente cet avantage tout particulier qu'une armée peut y séjourner en toute sécurité, même pendant un temps assez long ; c'est en effet une montagne escarpée de tous côtés, élevée au-dessus du pays environnant et couronnée par une corniche d'au moins cent stades de circonférence; au-dessous de cette crête s'étend circulairement un terrain riche en pâturages, propre à la culture, abrité contre le vent de la mer et où il n'y a pas du tout de bêtes venimeuses. Ce plateau est entouré de précipices inaccessibles tant du côté de la mer que vers l'intérieur des terres, de sorte qu'il est des plus faciles à garder. On y voit encore s'élever une butte, admirablement située à la fois pour servir de citadelle et pour surveiller la plaine. Heircté possède un port, où l'eau est très profonde; c'est une relâche tout indiquée quand on va de Drépane ou de Lilybée en Italie. L'ascension ne peut se faire que par trois chemins assez difficiles, deux du côté de l'intérieur, un du côté de la mer. C'est là qu'Hamilcar eut la hardiesse de venir camper, au beau milieu des positions ennemies, sans pouvoir s'appuyer ni sur une ville alliée ni sur aucune espèce de secours ; ce qui ne l'empêcha pas d'engager contre les Romains des batailles sanglantes et de leur causer de fortes inquiétudes. Tout d'abord, il s'en alla par mer saccager les côtes d'Italie, jusqu'aux environs de Cumes ; ensuite, comme les Romains avaient établi leur camp devant Palerme, à cinq stades à peu près du sien, il ne cessa, pendant près de trois ans, de leur livrer sur terre des combats nombreux et variés, qu'il serait impossible à un écrivain de raconter en détail. [1,57] Cette campagne est en effet comparable à la rencontre de deux athlètes d'une vaillance et d'une vigueur extraordinaires, qui se disputeraient le prix de la lutte : ils se frappent mutuellement sans discontinuer, et il ne serait pas plus possible aux spectateurs qu'aux combattants eux-mêmes de dénombrer et de suivre tous les coups portés ou reçus ; mais dans l'ensemble, la valeur, l'ardeur, l'expérience, la force, le courage de chacun d'eux se manifestent assez pour qu'on puisse se faire une opinion à leur sujet. Il en est de même pour les généraux dont nous parlons : un historien n'arriverait pas à exposer complètement les causes et les modalités des embuscades, des contre-embuscades, des attaques ou des assauts qu'ils se livraient mutuellement chaque jour ; ce serait d'ailleurs infliger aux lecteurs une corvée interminable et sans intérêt ; mais un tableau général et le résultat de la campagne suffiront à bien faire connaître ces deux chefs d'armée. Stratagèmes appris par l'histoire, inventions suggérées par l'occasion ou les circonstances, coups de main d'une rare audace, tout fut mis en oeuvre ; pourtant, aucune action décisive ne fut accomplie, et cela pour plusieurs raisons. Les forces en présence étaient équivalentes, les deux camps également bien fortifiés et inaccessibles, l'intervalle qui les séparait minime. C'est pour cela que les escarmouches étaient incessantes, quotidiennes, mais que jamais un engagement sérieux n'eut lieu : dans toutes ces rencontres on perdait des hommes, mais ceux-là seulement qui étaient tués en combattant ; dès qu'un parti se sentait plier, il allait aussitôt chercher un abri derrière ses retranchements, puis il revenait à la charge. [1,58] Mais la Fortune, en arbitre expérimenté, transporta brusquement la lutte sur un autre terrain, pour la rendre plus ardente, en en restreignant le champ. Malgré la garde que les Romains montaient, comme je l'ai dit, au sommet et au pied du mont Éryx, Hamilcar réussit à s'emparer de la ville, qui se trouvait entre les deux postes ennemis. La garnison qui occupait le sommet s'y trouva assiégée ; mais elle résista et affronta tous les périls avec un courage admirable. Plus merveilleuse encore fut l'endurance des Carthaginois, qui, pressés par l'ennemi de part et d'autre, ne pouvaient être ravitaillés que fort difficilement, par l'unique accès qu'ils avaient sur la mer. Malgré les privations de toute sorte, le siège était mené par les deux partis avec la même activité, la même vigueur ; les surprises, les engagements se succédaient sans relâche ; et ce ne furent pas, comme le dit Fabius, l'épuisement ou les maux subis qui leur firent mettre bas les armes, car ils ne paraissaient pas avoir éprouvé la moindre souffrance, le moindre revers ; c'est pour d'autres raisons que la guerre prit fin, avant qu'ils eussent pu venir à bout les uns des autres, en dépit des combats qu'ils se livraient depuis deux ans sur le même champ de bataille. Telles furent les opérations effectuées autour d'Éryx par les armées de terre. Les deux belligérants font penser à ceux de ces vaillants oiseaux qui luttent désespérément, qui sont si fatigués qu'ils ne peuvent plus faire usage de leurs ailes, mais qui, soutenus par leur seul courage, après un moment de répit se jettent de nouveau l'un sur l'autre et ne cessent de se cribler de coups que lorsque l'un des deux est vaincu. C'est ainsi que Romains et Carthaginois, brisés par une lutte sans trêve, épuisés et ruinés par de longues dépenses et des impôts continuels, semblaient devenus insensibles aux coups qu'ils se portaient mutuellement. [1,59] Cependant les Romains s'opiniâtraient. Ils avaient abandonné la partie sur mer depuis près de cinq ans, à la fois en raison de leurs revers et parce qu'ils croyaient leur armée de terre suffisante pour mettre fin à la guerre ; mais, s'apercevant qu'ils ne parvenaient pas au résultat espéré et que la vaillance du nouveau général carthaginois les tenait arrêtés, ils se résolurent à tenter la chance d'une troisième expédition navale ; ils pensaient que si elle était bien conduite elle pourrait terminer heureusement la guerre. Ils arrivèrent, cette fois, à leurs fins : ils avaient dû, à deux reprises, renoncer à l'empire de la mer, d'abord par suite d'un hasard malheureux, en second lieu à cause de la défaite qu'ils avaient essuyée à Drépane; dans leur troisième tentative, ils triomphèrent, bloquèrent l'armée punique d'Éryx en la coupant de ses communications avec la mer et mirent fin à toute la campagne. Ce fut surtout à leur énergie qu'ils durent leur succès : le trésor public était trop pauvre pour subvenir aux dépenses d'une pareille entreprise, mais le dévouement et la générosité des grands personnages y suppléa. Chaque citoyen équipait un navire à cinq rangs, si sa fortune le lui permettait ; sinon, ils se mettaient à deux ou trois pour en faire les frais, sous cette seule condition qu'en cas de victoire leurs avances leur seraient restituées. On eut ainsi bientôt deux cents bâtiments de ce type, construits sur le modèle de celui du Rhodien. On mit à leur tête le nouveau consul C. Lutatius, qui prit la mer au début de l'été. Il parut en Sicile à l'improviste, s'empara du port de Drépane et des baies voisines de Lilybée, mettant à profit l'absence de la flotte carthaginoise, qui était retournée en Afrique. Il fit des travaux d'approche devant Drépane et prit toutes ses dispositions pour assiéger la place. Tout en établissant un blocus aussi rigoureux que possible, il prévoyait le retour de l'escadre ennemie : se rappelant que, comme on l'avait pensé en organisant cette expédition, un succès naval pouvait seul être définitif, il faisait faire chaque jour, sans relâche, des exercices et des manoeuvres pour préparer ses équipages en vue de l'action qu'il préméditait et complétait soigneusement leur instruction, si bien qu'en très peu de temps il fit de ses marins d'excellents soldats. [1,60] Les Carthaginois, très étonnés d'apprendre que les Romains avaient équipé une nouvelle flotte et voulaient reprendre la lutte sur mer, armèrent aussitôt leurs vaisseaux, les chargèrent de blé et d'autres munitions, puis ils les envoyèrent ravitailler l'armée d'Éryx. Ils confièrent à Hannon le commandement de cette escadre. Il alla mouiller dans un îlot appelé l'Ile Sacrée, d'où il avait l'intention de gagner Éryx sans être vu de l'ennemi, d'y décharger ses bateaux, de faire monter à bord Hamilcar et les meilleurs de ses mercenaires, enfin d'aller avec eux attaquer les Romains. Mais Lutatius, informé de son approche, devina ses intentions, prit avec lui l'élite de son armée de terre et cingla vers Égusse, île située au large de Lilybée. Là, après avoir adressé à ses troupes les encouragements d'usage, il avertit les pilotes qu'on se battrait le lendemain. Au point du jour, il s'aperçut que le vent soufflait violemment et favorisait la marche des ennemis, tandis qu'il rendait la sienne très difficile. Ce vent contraire et la mer extrêmement houleuse le firent d'abord hésiter sur le parti à prendre. Puis il pensa que s'il livrait bataille pendant la tempête il n'aurait affaire qu'à Hannon, à ses seules troupes navales, à ses navires alourdis par leur chargement ; si au contraire il tergiversait, s'il attendait le retour du beau temps, s'il laissait ainsi Hannon passer et opérer sa jonction avec les troupes de terre, il aurait à lutter contre des vaisseaux allégés et rapides, contre les meilleurs soldats de l'armée et surtout — chose redoutable entre toutes ! — contre l'intrépidité d'Hamilcar. Il se décida donc à saisir l'occasion qui se présentait et, voyant l'ennemi s'avancer à pleines voiles, il se hâta d'appareiller. Ses matelots, bien entraînés, luttent victorieusement contre les vagues, et toute la flotte se range bientôt sur une seule ligne, la proue tournée vers l'ennemi. [1,61] Les Carthaginois, s'apercevant que les Romains leur barraient le passage, amènent leurs voiles, s'encouragent mutuellement et se lancent à l'attaque. Mais la situation des deux adversaires était l'inverse de ce qu'elle avait été à Drépane ; aussi une issue opposée était-elle à prévoir. Les Romains avaient perfectionné la construction de leurs navires ; ils avaient laissé à terre toutes les munitions, sauf celles dont ils avaient besoin pendant la bataille ; leurs équipages avaient été soigneusement exercés et s'acquittaient parfaitement de leur tâche ; ils avaient à bord les meilleurs soldats de leur armée de terre, gens incapables de lâcher pied. Chez les Carthaginois, au contraire, les vaisseaux étaient pesamment chargés, condition très défavorable pour combattre ; les équipages étaient tout à fait inexpérimentés et avaient été enrôlés sans aucun choix ; les troupes d'embarquement se composaient de nouvelles recrues, qui ne connaissaient rien des souffrances et des travaux de la guerre. Ils comptaient que les Romains n'oseraient plus les affronter sur mer, et le mépris où ils les tenaient leur avait fait négliger leur marine. Aussi furent-ils, de prime abord, vaincus sur presque toute la ligne ; cinquante de leurs vaisseaux furent coulés, soixante-dix pris avec leur équipage ; les autres levèrent leurs voiles et profitèrent d'un vent favorable pour regagner l'Ile Sacrée, sauvés miraculeusement par ce souffle qui s'éleva au moment le plus critique pour eux. Le consul revint alors au camp de Lilybée, pour prendre les dispositions nécessaires au sujet des bâtiments et des soldats qu'il avait faits prisonniers ; ce n'était pas une petite affaire, car au cours de la bataille on avait pris vivants près de dix mille hommes. [1,62] Les Carthaginois, qui ne s'attendaient pas à cette défaite, auraient encore eu assez d'ardeur et de courage pour continuer la guerre ; mais ils étaient à bout de ressources. Ils ne pouvaient plus ravitailler leur armée de Sicile, maintenant que les Romains étaient maîtres de la mer. Désespérant de la sauver, ils étaient pour ainsi dire obligés de la livrer, car ils n'avaient plus ni soldats, ni généraux pour soutenir la lutte. On mit promptement Hamilcar au courant de la situation, et l'on s'en rapporta entièrement à lui. Il se conduisit en chef vaillant et avisé ; tant qu'il put raisonnablement conserver quelque espoir d'être vainqueur, il ne recula devant aucune difficulté, devant aucun danger, et persévéra, comme ne le fit jamais aucun autre général, à tenter toutes les chances de succès. Mais quand la situation fut désespérée, quand il ne vit plus d'autre salut possible pour les soldats qu'il avait sous ses ordres, il eut la sagesse et l'habileté de céder aux circonstances et offrit aux Romains de conclure la paix. Car le devoir d'un général n'est pas seulement de songer à la victoire, mais de savoir quand il faut y renoncer. Lutatius accueillit ses propositions avec empressement : il voyait à quel point cette guerre avait épuisé sa patrie et combien elle était onéreuse. Les négociations aboutirent à un traité dont voici les stipulations : « La paix est faite entre Rome et Carthage, sous réserve que le présent acte sera ratifié par le peuple romain, aux conditions suivantes : les Carthaginois évacueront toute la Sicile, s'engageront à ne pas faire la guerre à Hiéron, à ne prendre les armes ni contre les Syracusains ni contre leurs alliés; ils rendront sans rançon tous les prisonniers romains et verseront en outre aux Romains une contribution de deux mille deux cents talents euboïques, payable en vingt ans. » [1,63] Ce projet de traité fut transmis à Rome; mais le peuple le rejeta et envoya dix négociateurs pour le discuter sur place. Ils n'en modifièrent aucune des dispositions essentielles, mais ils imposèrent à Carthage des conditions un peu plus rigoureuses : ils abrégèrent de moitié le délai accordé pour le paiement de l'indemnité et l'augmentèrent de mille talents ; ils exigèrent en outre la cession de toutes les îles situées entre la Sicile et l'Italie. Ainsi finit la guerre que Romains et Carthaginois s'étaient faite au sujet de la Sicile ; elle avait duré vingt-quatre ans sans interruption ; c'est la guerre la plus longue, la plus acharnée, la plus considérable dont on ait jamais entendu parler. Deux batailles navales — sans compter les autres rencontres que nous avons rapportées plus haut — y mirent aux prises l'une plus de cinq cents, l'autre près de sept cents vaisseaux à cinq rangs de rames. Au cours de toute la guerre, les Romains en perdirent environ sept cents, y compris ceux qui furent détruits dans les naufrages ; les Carthaginois, à peu près cinq cents. Ceux qui admirent les flottes et les batailles navales d'un Antigone, d'un Ptolémée, d'un Démétrios ne sauraient manquer d'être frappés de stupeur en face de pareils chiffres ; et si l'on songe à la différence de ces vaisseaux avec les embarcations à trois rangs dont se servirent les Perses contre les Grecs ou les Athéniens contre les Lacédémoniens, on devra reconnaître que jamais sur mer on ne vit en présence des forces aussi considérables. Cela démontre bien ce que j'avais avancé dans mon introduction: il est faux que les Romains aient dû leur succès à un pur hasard, comme le prétendent certains Grecs ; il est tout naturel qu'après s'être fait la main par un aussi long et aussi rude apprentissage ils aient songé à conquérir l'empire de l'univers et réussi à réaliser leur projet. [1,64] Mais comment se fait-il, me demandera-t-on, que Rome, maîtresse aujourd'hui du monde entier et beaucoup plus puissante qu'elle ne l'était alors, ne soit plus en état d'équiper et de mettre en mer des flottes aussi nombreuses ? Le problème s'éclaircira quand nous en viendrons à l'examen de sa constitution politique ; or cette question n'est pas de celles qu'un historien puisse traiter en passant et auxquelles les lecteurs ne doivent accorder qu'une attention superficielle ; c'est une matière très intéressante, mais pour ainsi dire inexplorée jusqu'à présent, et cela par la faute des écrivains qui l'ont abordée : les uns ignoraient la question, les autres l'ont exposée avec tant d'obscurité qu'il n'y a absolument rien à tirer de leur lecture. Du reste, au cours de la première guerre punique, on peut constater d'une part que les deux nations étaient animées d'une égale ardeur, qui se manifestait non seulement dans leurs décisions, mais dans leurs sentiments, surtout dans leur ambition d'obtenir la suprématie ; d'autre part, en ce qui concerne les soldats, on verra qu'en toute circonstance ceux de Rome se montraient bien supérieurs ; mais celui de tous les généraux qui se distingua le plus par son génie et son courage fut Hamilcar, surnommé Barca, le père de cet Hannibal qui plus tard fit la guerre aux Romains. [1,65] Après la conclusion de la paix, les deux États se trouvèrent, chacun de son côté, aux prises avec des difficultés du même genre. Les Romains eurent à soutenir, dans leur propre pays, une guerre contre les Falisques ; ils la terminèrent heureusement, en quelques jours, par la prise de la ville révoltée. En même temps, les Carthaginois s'engageaient dans une lutte des plus graves contre leurs mercenaires, les Numides et d'autres peuplades africaines qui s'unirent à leurs adversaires ; ils y coururent plus d'une fois de grands périls et risquèrent non seulement d'être dépouillés de leur empire, mais de périr en voyant leur patrie anéantie. Cet événement mérite, pour diverses raisons, que nous y insistions, sans d'ailleurs nous écarter de notre principe, qui est de ne faire qu'un exposé bref et sommaire. Ce récit montrera la nature et le caractère de cette guerre, qu'on qualifie généralement d'« inexpiable » ; on y apprendra, en voyant à quelle situation furent réduits les Carthaginois, quelle prudence doit avoir et quelles précautions doit prendre de longue main un État qui veut faire usage de troupes mercenaires ; on y verra quelle différence il y a entre une horde barbare et une armée d'hommes civilisés, élevés dans le respect des lois et des institutions nationales ; mais surtout, c'est dans ce qui s'est passé à cette époque que l'on trouvera les causes de la guerre qui éclata entre les Carthaginois et les Romains du temps d'Hannibal. Non seulement les historiens, mais même les belligérants, n'étant pas d'accord sur ce dernier point, il n'est pas sans intérêt d'en donner aux gens curieux de s'instruire la véritable explication. [1,66] Dès que le traité de paix fut ratifié, Hamilcar ramena ses troupes d'Éryx à Lilybée et en remit le commandement à Gescon, gouverneur de la ville, qui s'occupa de leur retour en Afrique. Prévoyant ce qui allait arriver, il prit la précaution de les embarquer par petits groupes et de ne les faire partir qu'à d'assez longs intervalles ; son intention était de donner aux Carthaginois le loisir de leur payer leur solde à mesure qu'ils débarqueraient et de les renvoyer aussitôt chez eux, pour que chaque détachement eût quitté Carthage quand les suivants arriveraient. Telle était, dis-je, l'intention de Gescon en organisant ainsi le transport. Mais les Carthaginois, en raison des frais qu'ils avaient eu à supporter, étaient à court d'argent ; ils comptaient d'ailleurs que, si les mercenaires étaient hébergés dans la ville jusqu'à ce qu'ils fussent tous réunis, ils renonceraient à une partie de leur dû; dans cet espoir, ils les reçurent dans leurs murs. Des méfaits furent alors commis en assez grand nombre de nuit et de jour, et l'on craignit de voir une soldatesque si nombreuse se livrer à ses excès habituels ; on pria donc les officiers de vouloir bien emmener toutes les troupes à Sicca, en attendant que l'on se fût procuré de quoi payer leur solde et que tout le monde fût revenu de Sicile ; chaque homme recevrait une pièce d'or pour subvenir à ses besoins. Les mercenaires consentirent volontiers à cette retraite ; mais ils voulurent laisser leurs bagages à Carthage, comme ils l'avaient toujours fait jusqu'alors ; ils pensaient en effet y revenir bientôt pour toucher leur solde. Les Carthaginois craignirent que ces gens, rentrés après une si longue absence, ne pussent plus se résoudre à vivre sans leurs femmes et leurs enfants ; ils se refuseraient alors à partir, ou bien ils reviendraient aussitôt partis, et les mêmes désordres se reproduiraient en ville. Dans cette appréhension, ils les contraignirent, malgré leur mécontentement et leurs protestations, à emporter avec eux tout ce qui leur appartenait. Les mercenaires rassemblés à Sicca y vécurent dans une oisiveté complète, qu'ils n'avaient pas goûtée depuis longtemps : situation où il est très dangereux de laisser des troupes étrangères et où il faut voir comme le principe, la seule cause des séditions. Aussi la licence régna-t-elle parmi eux. Il y en avait qui occupaient leurs loisirs à faire le compte de ce qui leur était encore dû ; ils en augmentaient considérablement le chiffre réel et soutenaient qu'il fallait exiger de Carthage la somme ainsi accrue. Tous évoquaient le souvenir des récompenses que les généraux avaient fait briller à leurs yeux dans les circonstances difficiles et, se fondant sur ces promesses, escomptaient des bénéfices considérables. [1,67] Quand ils furent tous réunis à Sicca, Hannon, qui commandait alors les armées d'Afrique, vint les trouver et, loin de remplir leur attente ni de tenir les promesses qu'on leur avait faites, leur déclara tout au contraire que le poids des contributions et la détresse complète où se trouvait Carthage l'obligeaient à leur demander la remise d'une partie de leur dû. Aussitôt une sédition éclate ; des attroupements ne cessent de se former ; les uns s'assemblent par nations, les autres en groupes hétérogènes. Comme ces gens de pays divers ne parlaient pas la même langue, le camp était plein de confusion, de désordre et de tumulte. Les Carthaginois recrutent toujours leurs armées mercenaires parmi plusieurs peuples différents ; c'est un système excellent pour éviter qu'ils ne se concertent en vue d'une révolte et ne soient trop difficiles à conduire ; mais quand des troupes sont emportées par la colère, la haine, la rébellion, et qu'il s'agit de les renseigner, de les calmer, de redresser leurs erreurs, il a des effets déplorables. En effet, quand ils sont entraînés par ces passions, les soudards ne se conduisent plus comme des hommes irrités, mais comme des bêtes furieuses. C'est ce dont Carthage fit alors l'expérience. Il y avait là des Espagnols, des Gaulois, quelques Ligures et Baléares, beaucoup de Grecs de toute condition, mais parmi eux surtout des déserteurs et des esclaves, enfin une grande majorité d'Africains. On ne pouvait songer à les rassembler et à les haranguer tous ensemble ; il n'y avait aucun moyen de se faire entendre d'eux. Comment eût-ce été possible ? Un général ne peut savoir toutes les langues; et faire répéter une allocution à la fois par quatre ou cinq interprètes, ce serait, si l'on peut dire, encore plus impossible. Restait la ressource de faire transmettre par les chefs de corps les requêtes ou les exhortations. C'est à ce parti qu'Hannon s'arrêta. Mais, parmi les officiers, les uns ne le comprenaient pas, les autres convenaient avec lui d'une chose et allaient dire à leurs soldats tout le contraire, soit par sottise, soit par mauvaise foi. Aussi l'incertitude, la défiance, la mésintelligence régnaient-elles partout. Ils croyaient, notamment, que les Carthaginois avaient fait exprès de ne pas leur envoyer les généraux qui les avaient vus à l'oeuvre en Sicile et leur avaient fait des promesses, mais de députer auprès d'eux un homme qui n'avait assisté à aucun de leurs exploits. Aussi, rejetant les propositions d'Hannon, n'ayant pas confiance en leurs capitaines et furieux contre les Carthaginois, finirent-ils par marcher sur la capitale, au nombre de plus de vingt mille, et vinrent-ils camper à Tunis, à environ cent vingt stades de Carthage. [1,68] Les Carthaginois reconnurent, mais trop tard, la faute qu'ils avaient commise. Ils avaient eu grand tort, d'abord, de concentrer sur un seul point un tel nombre de mercenaires, dont leurs troupes nationales étaient hors d'état de venir à bout, mais surtout de les laissér emmener, avec leurs bagages, leurs femmes et leurs enfants ; s'ils les avaient gardés comme otages, ils auraient pu délibérer en toute tranquillité sur les événements qui se produisaient et les mutins se seraient montrés infiniment plus traitables. Au contraire, épouvantés de les voir camper si près d'eux, ils se soumirent à toutes leurs exigences, ne songeant qu'à apaiser leur irritation; on leur envoyait des vivres en abondance et on les leur cédait au prix qui leur convenait ; on dépêchait continuellement auprès d'eux des sénateurs, qui leur promettaient d'accéder à toutes leurs demandes, si c'était possible. Les mercenaires, enhardis par la terreur et le désarroi qu'ils constataient chez les Carthaginois, formulaient chaque jour de nouvelles revendications ; ils étaient d'ailleurs convaincus qu'après les combats qu'ils avaient soutenus en Sicile contre les légions romaines ni les Carthaginois ni aucun peuple au monde n'oseraient affronter leurs armes. Dès que les Carthaginois eurent cédé sur la question de la solde, ils élevèrent leurs prétentions et réclamèrent le prix de leurs chevaux tués à la guerre. Ils l'obtinrent encore ; ils demandèrent alors que pour les frais de nourriture qui leur étaient dus depuis longtemps on leur versât une indemnité calculée sur le taux le plus fort atteint par le blé au cours de la guerre. Bref, c'était toujours quelque invention nouvelle, et ces gens, malhonnêtes et querelleurs pour la plupart, fixaient le montant de leurs créances à un chiffre inadmissible. Les Carthaginois promirent encore de faire tout leur possible et acceptèrent l'arbitrage, en cas de contestation, d'un des généraux qui avaient commandé en Sicile. Hamilcar Barca était suspect aux mercenaires, bien qu'ils eussent combattu sous ses ordres ; ils se croyaient oubliés de lui, parce qu'il ne s'était pas fait députer auprès d'eux et qu'il s'était volontairement démis de son commandement ; au contraire, Gescon était très populaire parmi eux : en Sicile, ce général s'était occupé d'eux très activement, notamment pour organiser leur retour. Ce fut donc lui qu'ils désignèrent comme arbitre. [1,69] Gescon se rendit par mer à Tunis avec l'argent destiné aux mercenaires ; il commença par réunir les chefs de corps, puis il fit grouper les soldats par nations, leur reprocha leur conduite passée, les mit au courant de la situation présente et surtout leur donna des conseils pour l'avenir : ils auraient tort de se montrer ingrats envers un état qui, depuis si longtemps, payait leurs services à prix d'argent. Enfin, il se mit en devoir de leur régler leur solde, en appelant chaque peuple à tour de rôle. Il y avait dans l'armée un esclave campanien nommé Spendius, transfuge des Romains, d'une force physique extraordinaire et d'une rare bravoure sur les champs de bataille. Craignant d'être retrouvé et repris par son maître, qui l'aurait fait périr dans les tortures, conformément aux lois romaines, il ne cherchait, par ses paroles et ses actes, qu'à faire rompre les négociations avec Carthage. Il avait pour complice un Africain appelé Matho, soldat de condition libre, qui avait été un des principaux meneurs des troubles récents ; craignant de payer pour les autres, il fit cause commune avec Spendius. Il prit à part les Africains, leur remontra qu'après le règlement des soldes les troupes des autres nations s'en iraient dans leur pays, que toutes les rancunes des Carthaginois retomberaient sur eux seuls et que Carthage voudrait, par leur châtiment, terroriser tous les peuples de l'Afrique. La plupart d'entre eux, surexcités par ses paroles, saisirent un prétexte futile : Gescon effectuait bien le paiement de la solde, mais différait celui des frais de nourriture et des chevaux perdus. Ils se réunirent en assemblée générale, prêtèrent l'oreille à toutes les accusations portées par Spendius et Matho contre Gescon et les Carthaginois. Si un autre orateur voulait prendre la parole, ils n'attendaient même pas de savoir si c'était pour contredire ou pour appuyer Spendius : ils le tuaient aussitôt à coups de pierres. Beaucoup d'officiers et de simples soldats périrent ainsi au cours de cette réunion. Le seul mot qu'ils comprissent tous était : « Frappe », parce que frapper était leur occupation ordinaire, surtout dans les réunions qu'ils tenaient en état d'ivresse, au sortir de table. Aussi, dès qu'on se mettait à crier : « Frappe », la lapidation commen- çait-elle de tous les côtés à la fois, et si brusquement que ceux qui s'y exposaient ne pouvaient plus y échapper. Personne n'osa donc plus prendre la parole, et l'on élut généraux Matho et Spendius. [1,70] A la vue de cette agitation et de ce désordre, Gescon songea avant tout à l'intérêt de sa patrie ; Carthage risquait certainement d'être ruinée de fond en comble par ces bêtes fauves. Au péril de sa vie, il insistait, prenait à part les chefs de corps, réunissait et exhortait les troupes de chaque pays. Mais les Africains, qui n'avaient pas encore touché leur solde, venaient la réclamer avec arrogance ; pour rabattre leur insolence, Gescon leur dit l'aller la demander à Matho, leur général. Ils entrèrent alors dans un tel emportement qu'ils se précipitèrent incontinent sur l'argent qui était à leur portée, puis se saisirent de Gescon et de son entourage. Matho et Spendius, pensant que la guerre ne manquerait pas de s'allumer s'ils se livraient à quelque attentat ou à quelque trahison, attisaient la fureur de la foule, pillaient les bagages des Carthaginois en même temps que leur argent, faisaient enchaîner et jeter en prison Gescon avec son escorte. C'est par cette conspiration impie et contraire au droit des gens que s'ouvrirent les hostilités. Tels furent les causes et le début de cette guerre des mercenaires, qu'on appelle souvent aussi guerre d'Afrique. Après les incidents que nous venons de raconter, Matho envoya des députations dans diverses villes d'Afrique, pour les engager à proclamer leur indépendance et pour leur demander leur alliance et leur concours. Presque toute l'Afrique s'unit à lui pour secouer le joug de Carthage ; on s'empressa de lui envoyer des munitions et des renforts ; il divisa ses troupes et mit le siège d'une part devant Utique, d'autre part devant Hippone, qui avaient refusé de participer à la révolte. [1,71] Les Carthaginois tiraient toujours leur subsistance personnelle des produits de leur territoire; mais leur trésor public était surtout alimenté par les revenus de leurs possessions africaines et, de plus, ils n'employaient généralement pas d'autres soldats que les mercenaires. Privés soudain de toutes ces ressources à la fois et voyant se tourner contre eux tous leurs auxiliaires habituels, ils se sentirent complètement découragés en face de ces difficultés imprévues. Continuellement battus pendant la guerre de Sicile, ils espéraient, après la conclusion de la paix, trouver quelque répit et relever leur situation ; mais voici que, tout au contraire, surgissait une nouvelle guerre, plus grave, plus terrible. Dans la campagne contre les Romains, c'était seulement la Sicile qu'ils leur disputaient ; dans la guerre civile qui commençait, c'étaient leur vie et leur patrie qui étaient en jeu. De plus, ils manquaient d'armes, de marins, de navires : c'était naturel après tant de défaites navales ; les greniers publics étaient vides, et ils n'avaient pas le moindre ami ou allié dont ils pussent espérer le concours. Ah! comme ils comprirent alors quelle différence il y a entre une guerre étrangère qu'on soutient au delà des mers et le désordre des révolutions intestines ! Et c'était par leur propre faute qu'ils étaient tombés dans une pareille détresse ! [1,72] Trouvant dans la guerre contre Rome un prétexte plausible, ils avaient traité durement leurs sujets d'Afrique, prélevant la moitié des productions du sol, doublant les contributions des villes, n'accordant en aucun cas même aux plus pauvres la moindre concession, ne montrant pas la moindre condescendance. Parmi leurs gouverneurs, ceux qui inspiraient le plus d'estime et d'admiration n'étaient pas ceux qui traitaient leurs administrés avec le plus de douceur et d'humanité, mais ceux qui, en pressurant le plus les habitants, rapportaient à Carthage les bénéfices et les revenus les plus considérables ; un de ces derniers était Hannon. Aussi les Africains n'attendaient-ils pour se révolter, je ne dis pas qu'un appel, mais qu'un avis. Les femmes, qui jusqu'alors avaient laissé sans rien dire emprisonner leurs maris et leurs enfants pour le paiement des impôts, conspirèrent dans chaque ville ; elles s'engagèrent à ne rien dissimuler de ce qu'elles possédaient, se dépouillèrent de leurs bijoux et en firent don, sans hésiter, pour aider à payer les soldats. Matho et Spendius reçurent de ces présents en telle quantité qu'ils purent non seulement tenir tous les engagements qu'ils avaient pris pour décider leurs compagnons à se révolter, mais faire d'abondantes réserves pour continuer la guerre. C'est ainsi qu'un chef avisé songe toujours moins au présent qu'à l'avenir. [1,73] Dans cette situation critique, les Carthaginois confièrent le commandement à Hannon, qui avait déjà soumis à leur domination la région d'Hécatompylos : ils réunirent des mercenaires et enrôlèrent tous les citoyens en âge de porter les armes ; ils exercèrent et organisèrent un corps de cavalerie nationale ; ils radoubèrent les restes de leur flotte, c'est-à-dire quelques navires à trois ou à cinq rangs et les plus fortes chaloupes. Matho et les siens avaient reçu un contingent de soixante-dix mille Africains ; ils l'avaient divisé, assiégeaient Utique et Hippone sans être inquiétés, occupaient solidement Tunis, où leur camp était établi, et coupaient les Carthaginois de toute communication avec le reste du continent. Carthage est en effet située sur un golfe, où elle s'avance en formant une péninsule ; elle est entourée presque entièrement partie par la mer, partie par une lagune ; l'isthme qui la rattache au continent a environ vingt-cinq stades de largeur. A peu de distance se trouvent, du côté où Carthage est baignée par la mer, la ville d'Utique ; du côté de la lagune, celle de Tunis. Les mercenaires, qui campaient devant ces deux places et bloquaient la capitale du côté de la terre, menaçaient aussi la ville elle-même ; tantôt de jour, tantôt de nuit, ils s'avançaient jusqu'au pied des remparts, ce qui terrifiait et affolait complètement la population. [1,74] Hannon s'occupait activement d'équiper ses troupes ; c'était la seule besogne à laquelle il s'entendît. Une fois en campagne, il n'avait plus les mêmes qualités ; il n'avait pas l'art de saisir à propos une occasion ; dans la conduite des opérations, il faisait preuve d'impéritie et manquait de décision. Il commença par marcher au secours d'Utique ; les révoltés furent effrayés par le nombre de ses éléphants (il n'en avait pas moins de cent) ; les débuts de l'expédition furent des plus heureux ; mais Hannon sut si mal profiter de cet avantage qu'il risqua de causer sa ruine et celle des assiégés. Il se fit apporter d'Utique les catapultes, les armes de jet, en un mot tout le matériel de siège, campa devant la ville et attaqua les retranchements ennemis. Comme les éléphants y faisaient irruption, les rebelles, incapables de résister à leur poids et à leur choc, abandonnèrent précipitamment leur poste ; un grand nombre d'entre eux périrent écrasés par les éléphants ; les survivants s'établirent sur une colline escarpée et boisée, confiants dans cette position naturellement fortifiée. Hannon, habitué à se battre contre des Numides et des Africains, qui, au premier revers, s'enfuient à deux ou trois journées de marche, considérait déjà la guerre comme terminée et son triomphe comme définitif ; il ne s'inquiéta plus ni de son armée ni de son camp, alla résider en ville et ne songea plus qu'à s'adonner au plaisir. Mais les mercenaires réfugiés sur la colline étaient de vieux routiers formés à l'école d'Hamilcar ; il leur était bien souvent arrivé en Sicile, au cours de la même journée, de reculer puis de faire volte-face et de charger de nouveau l'ennemi. Voyant qu'Hannon s'était retiré en ville, que ses soldats, aveuglés par leur victoire, négligeaient de se garder et s'écartaient de leur camp, ils se rassemblent, s'élancent à l'assaut des retranchements, massacrent un grand nombre de Carthaginois, forcent les autres à s'enfuir honteusement vers les portes et les murs de la ville. Ils firent main basse sur tous les bagages de l'armée, sur toutes les munitions, sur toutes les machines de guerre des assiégés : en les faisant sortir de la place avec le reste, Hannon les avait livrées aux ennemis! Ce ne fut d'ailleurs pas la seule circonstance où il montra combien il était peu homme d'action: quelques jours après, dans un endroit nommé Gorza, comme les rebelles étaient campés tout près de lui, il eut à deux reprises l'occasion de les surprendre, à deux reprises celle de les vaincre en bataille rangée ; mais chaque fois il eut la sottise de laisser cette chance lui échapper. [1,75] Les Carthaginois, constatant son incapacité, le remplacèrent par Hamilcar Barca, qui se mit en campagne avec soixante-dix éléphants, tous les mercenaires qu'on avait pu réunir, les transfuges des ennemis, deux corps d'infanterie et de cavalerie nationales, soit en tout environ dix mille hommes. A peine sorti, il fond à l'improviste sur ses adversaires, qui, surpris et saisis de panique, lèvent le siège d'Utique ; il se montrait digne de ses exploits antérieurs et de la confiance que le peuple avait mise en lui. Voici de quelle manière il vint à bout de cette entreprise. Tout autour de I'isthme qui relie Carthage au continent s'élève une chaîne de collines abruptes, d'où l'on ne peut descendre dans la plaine que par des chemins tracés de main d'homme ; or Matho avait fait occuper par des gardes tous les points stratégiques importants de cette ligne de hauteurs. En outre, un cours d'eau, le Macar, coupe également toutes les routes par où l'on peut sortir de la ville ; à cause de l'abondance de ses eaux, il n'est guéable presque nulle part ; or il n'y avait qu'un seul pont sur cette rivière et, pour mieux garder le passage, Matho y avait fait construire un camp retranché. Il était donc fort malaisé non seulement à l'armée carthaginoise de quitter la place, mais même à un individu isolé de franchir les lignes ennemies sans être aperçu. Hamilcar, préoccupé par cette difficulté, étudiait tous les moyens et épiait toutes les occasions d'en venir à bout ; il imagina enfin l'expédient que voici. Il avait remarqué que, lorsque le vent soufflait d'une certaine direction, l'embouchure de la rivière s'ensablait et qu'un gué s'y formait ; il fit donc tout préparer pour le départ et, sans révéler son projet à qui que ce fût, guetta le moment favorable. Quand l'occasion attendue se présenta, il fit partir ses troupes pendant la nuit, et au point du jour elles avaient toutes franchi le gué sans que personne s'en fût aperçu. L'étonnement fut aussi grand dans la ville et chez les ennemis. Hamilcar fit alors avancer son armée dans la plaine et marcha contre le corps qui gardait le pont. [1,76] Quand Spendius le vit arriver, il rangea ses troupes dans la plaine ; la garnison du pont, forte d'au moins dix mille hommes, et les assiégeants d'Utique, au nombre de plus de quinze mille, se prêtèrent un appui réciproque. Après avoir opéré leur jonction, espérant envelopper les Carthaginois, ils s'adressèrent des recommandations et des encouragements mutuels, puis s'élancèrent à l'attaque. Hamilcar avait adopté l'ordre suivant : au premier rang venaient les éléphants, puis la cavalerie et l'infanterie légère, enfin les soldats pesamment armés fermaient la marche. En voyant l'ennemi foncer sur lui, tête baissée, il fit faire demi-tour à toute son armée ; ceux qui se trouvaient en tête battirent vivement en retraite ; puis ceux qui étaient primitivement à l'arrière-garde effectuèrent une seconde conversion et vinrent se ranger face à l'ennemi. Les Africains et les mercenaires, croyant que c'était par crainte qu'ils fuyaient, se précipitèrent en rompant les rangs et attaquèrent vigoureusement. Mais dès qu'ils virent les cavaliers, après avoir rejoint l'infanterie, faire volte-face pour les attendre, tandis que le reste de l'armée marchait à leur rencontre, les Africains, qui combattaient dispersés et sans ordre, prirent la fuite, épouvantés par cette résistance inattendue ; les uns, se heurtant à ceux qui venaient derrière eux, mettaient le désarroi parmi eux, causant ainsi à la fois leur propre perte et celle de leurs compagnons ; les autres, en plus grand nombre, serrés de près par la cavalerie et par les éléphants, périrent écrasés. Africains et étrangers eurent six mille tués et deux mille prisonniers ; le reste s'enfuit soit dans la redoute bâtie à l'entrée du pont soit au camp établi devant Utique. Après avoir remporté la victoire, Hamilcar poursuivit les fuyards l'épée dans les reins et prit d'assaut la redoute du pont, que ses gardiens abandonnèrent pour se réfugier à Tunis ; puis il continua sa marche dans la plaine ; parmi les places où il se présenta, les unes capitulèrent, les autres furent enlevées de vive force. Il rendit ainsi un peu de confiance et de courage aux Carthaginois, qui commen- cèrent à moins désespérer de la situation. [1,77] Matho, retenu lui-même par le siège d'Hippone, conseillait à Spendius et à Autarite, chef des Gaulois, de conserver le contact avec l'adversaire, d'éviter la plaine, en raison du nombre des éléphants et des chevaux dont l'armée carthaginoise disposait, mais de faire, par le pied des montagnes, une marche parallèle à la sienne et de fondre sur elle toutes les fois qu'ils la verraient éprouver quelque difficulté. En même temps, il envoya demander des renforts aux Numides et aux Africains, en les conjurant de ne pas perdre cette occasion de recouvrer leur liberté. Spendius quitta Tunis à la tête de six mille hommes choisis parmi toutes les nations et se mit à suivre de près les Carthaginois en longeant le pied des hauteurs ; outre ce détachement, il avait avec lui deux mille Gaulois commandés par Autarite, les seuls restés sous ses ordres après que les autres eurent déserté devant Éryx pour passer dans le camp romain. Hamilcar s'était engagé dans une plaine complètement entourée de montagnes ; juste à ce moment, Spendius reçut les renforts qu'envoyaient les Numides et les Africains. Les Africains s'établirent en face des Carthaginois, les Numides derrière eux, Spendius sur leur flanc ; la situation était critique ; comment se tirer de ce mauvais pas ? [1,78] Il y avait alors dans l'ârmée coalisée un des Numides les plus illustres, plein d'ardeur guerrière, qui s'appelait Naravas ; il avait toujours été favorable aux Carthaginois, dont son père était déjà partisan, et cette sympathie était encore accrue par l'admiration que lui inspirait Hamilcar. Trouvant l'occasion excellente pour s'aboucher et se lier avec lui, il s'approcha de son camp à la tête d'une centaine de Numides ; arrivé au retranchement, il attendit, sans s'émouvoir en faisant signe de la main. Hamilcar, se demandant ce qu'il lui voulait, lui envoya un de ses cavaliers, à qui Naravas déclara qu'il désirait parler au général. Ce dernier hésitait fort et se méfiait; Naravas confia alors à ses soldats son cheval et ses armes, et, sans défense, pénétra hardiment dans le camp. Les Carthaginois s'étonnaient de cette audace singulière ; on l'accueiIlit pourtant et la conversation s'engagea. Le Numide déclara qu'il voulait du bien à tous les Carthaginois, mais qu'il aspirait surtout à devenir l'ami d'Hamnilcar ; c'était pour cela qu'il était venu s'entendre avec lui et lui offrir d'être en toutes circonstances son fidèle auxiliaire. Hamilcar écouta cette proposition avec le plus vif plaisir ; séduit par le courage que manifestait la démarche du jeune homme et par la franchise que respiraient ses déclarations, non seulement il consentit à l'associer à toutes les opérations, mais il s'engagea par serment à lui donner sa fille s'il restait fidèle à la cause de Carthage. L'accord conclu, Navaras vint se joindre aux Carthaginois avec les deux mille Numides qu'il commandait ; et Hamilcar, avec ce renfort, marcha à l'ennemi. Spendius opéra sa jonction avec les Africains, descendit dans la plaine et attaqua les Carthaginois. Après un combat acharné, Hamilcar fut vainqueur grâce à la valeur de ses éléphants et à la conduite éclatante de Naravas. Autarite et Spendius réussirent à s'enfuir; de leurs soldats, un millier furent tués, quatre mille environ faits prisonniers. Hamilcar, après la victoire, offrit aux captifs de les enrôler parmi ses troupes ; ceux qui acceptaient furent armés avec les dépouilles des ennemis ; quant à ceux qui refusaient, il les réunit et leur dit que tous leurs torts passés leur étaient pardonnés ; qu'en conséquence ils étaient libres de s'en aller chacun où bon lui semblerait, à condition de ne plus jamais faire acte d'hostilité contre Carthage; que quiconque serait repris les armes à la main serait châtié impitoyablement. [1,79] En même temps, les mercenaires qui tenaient garnison en Sardaigne, suivant l'exemple de Spendius et de Matho, se révoltaient contre les Carthaginois établis dans l'île. Ils cernèrent Bostar, leur général, dans la citadelle où il résidait et le tuèrent avec tous ses compatriotes. On envoya de Carthage un autre général, Hannon, avec de nouvelles troupes ; mais elles firent défection et se joignirent aux rebelles ; Hannon fut pris vivant et aussitôt mis en croix ; puis ils firent périr tous les Carthaginois de l'île dans les supplices les plus raffinés qu'ils purent imaginer. Ils s'emparèrent ensuite des diverses villes et furent ainsi les maîtres de tout le pays, jusqu'au jour où la discorde éclata entre eux et les Sardes, qui les chassèrent en Italie. C'est ainsi que les Carthaginois perdirent la Sardaigne, île remarquable par son étendue, le nombre de ses habitants et la fertilité de son sol. Comme on en a souvent et longuement parlé, il ne me paraît pas nécessaire de répéter ce que tout le monde sait. Matho, Spendius et le Gaulois Autarite voyaient d'un mauvais oeil l'humanité qu'Hamilcar montrait à l'égard des prisonniers ; ils craignaient que cette impunité assurée ne poussât Africains et mercenaires à déposer les armes. Ils cherchèrent alors par quel nouvel artifice ils pourraient achever d'exaspérer leurs troupes contre les Carthaginois. Voici ce qu'ils imaginèrent. On convoqua toute l'armée et on introduisit un courrier soi-disant envoyé par leurs frères de Sardaigne ; la lettre qu'il portait les engageait à surveiller de près Gescon et les gens de sa suite, avec qui ils avaient agi si traîtreusement à Tunis, comme je l'ai dit plus haut ; elle prétendait qu'il se tramait au camp des intrigues avec Carthage pour délivrer les captifs. Spendius en prit prétexte pour exhorter tout d'abord ses soldats à se méfier de la bonté qu'Hamilcar témoignait à ses prisonniers ; son intention, en les renvoyant, n'était pas de les épargner, mais de se rendre maître des autres, non pour châtier quelques-uns d'entre eux, mais pour les frapper tous, s'ils se laissaient prendre à ce piège. D'autre part, il leur conseilla de ne pas lâcher Gescon : les ennemis se moqueraient d'eux et ils porteraient à leur propre cause un grave préjudice, s'ils laissaient échapper un personnage aussi considérable et un général de cette valeur, qui deviendrait évidemment pour eux un adversaire très dangereux. Il parlait encore, quand arriva un autre courrier, porteur d'une lettre qu'il disait envoyée de Tunis et dont la teneur était identique à celle de la première. [1,80] Le Gaulois Autarite prit alors la parole et déclara qu'il n'y avait qu'un moyen de réussir, c'était de renoncer complètement à l'espoir d'un accord avec les Carthaginois : quiconque compterait sur leur humanité ne saurait être pour les mercenaires un véritable allié ; il les engageait donc à n'accorder leur confiance et leur attention qu'à ceux qui leur conseilleraient la lutte à outrance contre Carthage ; ceux qui soutiendraient un avis opposé, on devait les considérer comme des ennemis et comme des traîtres; quant à Gescon, à ses compagnons arrêtés avec lui et aux Carthaginois qu'on avait pris depuis lors, il fallait les faire périr dans les supplices. Autarite avait beaucoup d'influence dans les assemblées, parce qu'il pouvait se faire comprendre de presque tout le monde ; au cours de ses longues campagnes, il avait appris à parler le phénicien, langue devenue familière à la plupart de ces hommes qui avaient combattu si longtemps pour le compte de Carthage. Il fut donc approuvé à l'unanimité et se retira au milieu des acclamations. Des orateurs de toutes les nations vinrent ensuite demander qu'on épargnât les supplices à Gescon en raison des services qu'il leur avait rendus ; comme ils parlaient tous ensemble, et dans des langues différentes, il leur était impossible de se faire entendre ; mais quand on s'aperçut qu'ils prêchaient la clémence, quelqu'un dans l'assistance s'écria: «Frappe »; aussitôt ils furent tous lapidés, et leurs parents emportèrent leurs corps, qu'on eût crus lacérés par des fauves. Spendius fit empoigner Gescon et ses soldats, qui étaient environ sept cents ; on les conduisit un peu en dehors du camp, où l'on commença par leur couper les mains ; le premier supplicié fut Gescon, celui que si peu de temps auparavant ils mettaient au-dessus de tous les Carthaginois, qu'ils proclamaient leur bienfaiteur, qu'ils choisissaient comme arbitre de tous les différends ! Après avoir coupé les mains à ces malheureux, on leur trancha encore le nez et les oreilles, on les mutila et on leur brisa les jambes, puis on les jeta encore vivants dans une fosse. [1,81] A la nouvelle de ce forfait, les Carthaginois ne purent, dans leur douleur, que déplorer le sort de leurs infortunés concitoyens : ils envoyèrent à Hamilcar et à son collègue Hannon l'ordre de les secourir ou de les venger. Ils firent également demander aux meurtriers de laisser emporter les cadavres de leurs victimes. Mais ceux-ci refusèrent et déclarèrent que si on leur envoyait encore un courrier ou un ambassadeur, ils les traiteraient comme Gescon. Puis ils décrétèrent, d'un commun accord, que désormais tout Carthaginois fait prisonnier serait torturé et mis à mort ; quant aux alliés de Carthage, on leur couperait les mains avant de les renvoyer ; et cette décision fut appliquée rigoureusement. Qui se refuserait à reconnaître, en présence de pareils faits, que si le corps humain est sujet à des plaies et à des ulcères qui s'enveniment au point de devenir incurables, l'âme y est encore bien plus exposée ? Si l'on applique des remèdes aux ulcères, il arrive parfois qu'ils s'irritent davantage et s'étendent encore plus rapidement ; et si on les laisse sans soins, ils ne cessent de gagner progressivement les autres parties du corps, jusqu'à ce qu'ils l'aient rongé tout entier. Il en est de même pour l'âme : il s'y développe des germes de gangrène et de corruption, qui portent les hommes à commettre des actes de violence ou de cruauté dont on ne voit pas d'exemple chez les animaux. Si on leur témoigne quelque indulgence ou quelque bonté, ils croient à une ruse, à une fourberie, ils n'en sont que plus méfiants, plus malveillants à l'égard de ceux qui se sont conduits humainement envers eux. Si l'on montre de la sévérité, ils deviennent furieux, il n'est pas de crime, pas d'excès auquel ils ne se livrent ; ces fauves se font gloire de leurs violences et finissent par n'avoir plus rien d'humain. La raison essentielle de cette perversion réside sans doute dans le dérèglement des moeurs ou dans une mauvaise éducation ; mais bien d'autres causes viennent s'y ajouter, en particulier la dureté et la cupidité des puissants. On en vit alors un exemple dans toute la horde des mercenaires, mais surtout chez leurs chefs. [1,82] Hamilcar, se sentant hors d'état de briser l'énergie désespérée de l'ennemi, fit venir Hannon, dans la conviction que leurs deux armées réunies remporteraient plus facilement une victoire décisive. Tous les rebelles qui tombèrent entre ses mains furent tués sur le champ de bataille ou, quand on les amenait vivants, jetés aux bêtes ; il ne voyait pas d'autre fin possible à cette campagne que l'extermination complète des révoltés. Mais au moment où Carthage commençait à sembler en meilleure posture, de nouvelles vicissitudes vinrent soudain tout remettre en question. En effet, les généraux eurent à peine opéré leur jonction qu'ils se brouillèrent complètement ; aussi, non seulement laissèrent-ils échapper plus d'une occasion de battre l'ennemi, mais leurs discussions lui fournirent contre eux des armes redoutables. Quand à Carthage on connut cette situation, on décida de rappeler un des généraux et de laisser seul à la tête des troupes celui qu'elles auraient choisi. En même temps, un convoi qui leur venait de la région qu'ils appellent les Empories, convoi sur lequel ils comptaient formellement pour se ravitailler en vivres et en munitions de toute sorte, fit naufrage dans une tempête où il se perdit corps et biens. En outre, la Sardaigne, qui leur avait toujours été d'un grand secours dans les circonstances difficiles, venait, comme je l'ai dit, d'échapper à leur domination. Enfin, ce qu'il y eut de plus fâcheux, ce fut la défection d'Hippone et d'Utique. C'étaient les seules villes de toute l'Afrique qui eussent courageusement résisté au cours de la guerre actuelle, qui eussent opposé une défense énergique aux entreprises d'Agathoclès et à l'invasion des Romains, qui n'eussent jamais pris de décision contraire aux intérêts de Carthage. Mais alors, non contentes de cette trahison à laquelle on ne pouvait s'attendre, elles conçurent autant de confiance et d'amitié pour leurs nouveaux alliés que de rancune et de haine implacable envers les Carthaginois. Cinq cents hommes avaient été envoyés de la capitale pour secourir les assiégés; ils les tuèrent ainsi que leur commandant en les précipitant du haut des remparts ; puis ils livrèrent la ville aux Africains et refusèrent aux Carthaginois, malgré leurs prières, l'autorisation d'ensevelir les morts. Sur ces entrefaites, Spendius et Matho, enhardis par le succès, voulurent mettre le siège devant Carthage même. Hamilcar avait alors comme collègue un certain Hannibal, qu'on avait envoyé à l'armée après que les troupes eurent voté le rappel d'Hannon, usant du droit qu'on leur avait conféré en raison des dissensions qui s'étaient produites entre les deux généraux ; assisté de cet officier et de Naravas, il se mit à battre le pays pour couper les vivres à Matho et à Spendius ; en ces circonstances comme en bien d'autres, le Numide Naravas lui rendit les plus grands services. Telles étaient les opérations qui se faisaient en rase campagne. [1,83] Les Carthaginois, bloqués de tous les côtés, furent forcés d'avoir recours à leurs alliés. Hiéron, qui depuis le début de la guerre leur fournissait avec beaucoup d'empressement tout ce qu'ils lui demandaient, redoubla de zèle en cette occurrence ; il pensait en effet que, pour conserver son autorité en Sicile et l'amitié des Romains, il avait intérêt à empêcher la ruine totale de Carthage ; car si Rome devenait toute-puissante, elle pourrait mettre à exécution, sans aucune peine, tous les projets qu'elle formerait. C'était fort sagement raisonné ; car il y a un principe dont il ne faut jamais se départir : ne laissons en aucun cas une puissance se développer à ce point que nous ne puissions même plus lui disputer ce qui nous appartient de droit. Quant aux Romains, ils observèrent avec une scrupuleuse exactitude toutes les clauses du traité qu'ils avaient conclu. Au début toutefois, une contestation s'était élevée entre les deux états, parce que les Carthaginois avaient intercepté les ravitaillements qu'on envoyait d'Italie à leurs adversaires et mis en prison environ cinq cents hommes qui escortaient ces convois ; les Romains avaient vivement protesté ; mais, comme leurs ambassadeurs avaient obtenu, sur une simple demande, la mise en liberté de tous les marins arrêtés, ils en furent si heureux qu'ils restituèrent aussitôt en échange aux Carthaginois tous les prisonniers de la guerre de Sicile qui étaient encore entre leurs mains. Depuis ce moment, ils accédaient très volontiers à toutes les prières de Carthage : ils autorisèrent leurs commerçants à lui procurer tous les approvisionnements dont elle aurait besoin et leur interdirent de rien fournir à ses ennemis; ils refusèrent de se rendre à l'appel des mercenaires de Sardaigne en révolte contre elle ; enfin ils respectèrent leurs conventions au point de repousser les propositions d'Utique, qui voulait passer sous leur domination. Tous ces concours amicaux mirent Carthage en état de bien soutenir le siège. [1,84] Spendius et Matho étaient d'ailleurs aussi bien assiégés qu'assiégeants ; et Hamilcar les réduisait à une telle disette qu'ils furent obligés de lever le siège. Quelque temps après, ils rassemblèrent l'élite des mercenaires et des indigènes, en tout une cinquantaine de mille hommes, y compris un corps d'Africains commandé par un certain Zarzas ; ils se remirent en marche, suivant de près Hamilcar et épiant tous ses mouvements. Ils évitaient la plaine, par crainte des éléphants et de la cavalerie de Naravas ; mais ils tâchaient d'occuper les premiers les hauteurs et les défilés. Ils ne montraient pas moins d'ardeur et de courage que leurs adversaires, mais ils étaient souvent battus à cause de leur inexpérience. On put voir ainsi quelle différence il y a en réalité entre la science du tacticien acquise rationnellement et la pratique du métier des armes par des gens qui n'ont ni instruction ni méthode. Hamilcar, en joueur habile, isolait parfois un détachement, le cernait et l'anéantissait sans combat ; ou bien si une action générale s'engageait, il attirait les ennemis sans méfiance dans une embuscade où il les taillait en pièces, fondait sur eux à l'improviste soit de nuit soit de jour, semait le désarroi dans leurs rangs et faisait jeter aux bêtes tous ceux qu'il prenait vivants. Il finit par venir camper en face d'eux au moment où ils s'y attendaient le moins, dans une position très favorable pour lui et très désavantageuse pour eux ; là, n'osant pas engager le combat et ne pouvant fuir parce qu'il les avait enveloppés d'un fossé et d'un retranchement, ils furent en proie à une telle famine qu'ils se virent réduits à s'entre-dévorer : le ciel faisait retomber sur eux, par un juste retour, le traitement odieux et criminel qu'ils avaient infligé à leurs semblables. Ils ne voulaient pas courir les chances d'une bataille, parce qu'ils étaient sûrs d'être vaincus et mis à la torture s'ils étaient pris, et ne pouvaient songer, après tous les forfaits qu'ils avaient sur la conscience, à parler de faire la paix. Ils attendaient d'ailleurs de Tunis des secours, dont leurs chefs leur promettaient la venue prochaine, et cet espoir leur faisait endurer toutes les privations. [1,85] Quand ils eurent mangé tous leurs prisonniers, tous leurs esclaves, et que cette hideuse ressource leur fit défaut, les soldats, qui ne voyaient rien venir de Tunis, s'en prirent à leurs chefs de cette déception. Pour échapper au sort qui les menaçait, Autarite, Zarzas et Spendius se décidèrent alors à traiter avec Hamilcar ; ils lui firent demander un sauf-conduit pour venir conférer avec lui et se rendirent au nombre de dix au camp des Carthaginois. Hamilcar leur imposa les conditions suivantes : ils livreraient aux Carthaginois dix d'entre eux, que le vainqueur désignerait à son choix ; les autres seraient libres de s'en aller, sans autre bagage qu'un vêtement sur eux. Le pacte conclu, il déclara aux négociateurs que c'étaient eux les dix qu'il choisissait, conformément à leurs conventions. C'est ainsi qu'Autarite, Spendius et les principaux chefs des insurgés tombèrent entre les mains des Carthaginois. Les Africains, qui ne connaissaient pas les clauses du traité, crurent à une trahison, quand ils apprirent qu'on avait arrêté leurs généraux; clans cette pensée, ils coururent aux armes ; mais Hamilcar enveloppa avec ses éléphants et le reste de son armée ses quarante mille adversaires et les tua jusqu'au dernier. L'endroit où eut lieu cette bataille s'appelle la Scie, parce qu'il affecte à peu près la forme de l'instrument qui porte ce nom. [1,86] Par cet exploit, Hamilcar releva encore une fois le courage des Carthaginois, qui désespéraient de nouveau de leur salut. En compagnie de Naravas et d'Hannibal, il parcourut la campagne et vint se présenter devant des places dont la plupart se rendirent : les Africains, retournés par sa victoire, venaient d'eux-mêmes lui offrir leur soumission. Les généraux entreprirent alors d'assiéger Matho à Tunis. Hannibal campa entre la ville et Carthage, Hamilcar du côté opposé. Puis ils amenèrent au pied des remparts Spendius et leurs autres prisonniers, et les firent mettre en croix à la vue de tous. Mais Hannibal, dans l'excès de sa confiance, négligea de se garder ; Matho s'en aperçut, fondit sur ses retranchements, massacra ses soldats, s'empara du camp, des bagages et d'Hannibal en personne. On le mena immédiatement sur le lieu du supplice, on lui fit subir les plus cruelles tortures, puis on détacha Spendius de sa croix, on y cloua vivant le général Carthaginois, et trente de ses concitoyens les plus notables furent égorgés sur le corps de Spendius. On eût dit que le Destin faisait exprès de donner l'avantage tour à tour à chacun des deux partis, pour leur permettre de sévir l'un contre l'autre avec une égale fureur. En raison de la distance qui séparait les deux camps, Hamilcar apprit assez tard la sortie des assiégés ; et quand il en fut informé, il ne put accourir au secours de son collègue, parce que les chemins à parcourir étaient trop mauvais. Il leva donc le siège, longea le Macar et alla camper à l'embouchure de ce fleuve. [1,87] Ce nouveau revers fit soudain retomber les Carthaginois dans le découragement et le désespoir : ils commençaient à peine à se remettre, et encore une fois tout semblait perdu. Ils n'en travaillèrent pas moins à se tirer de ce mauvais pas. Ils choisirent trente sénateurs et les envoyèrent à Hamilcar avec son ancien collègue Hannon et tout ce qui leur restait d'hommes en âge de porter les armes: c'était leur dernière chance à courir. Les sénateurs avaient mission de faire tous leurs efforts pour réconcilier les deux généraux et les amener à oublier leurs dissensions dans l'intérêt de la patrie. Ils ménagèrent une entrevue entre Hannon et Hamilcar, et, après bien des pourparlers, parvinrent à les mettre d'accord ; depuis lors, les deux chefs agirent toujours de concert, et les événements tournèrent en faveur de Carthage. Ils livrèrent à Matho une série d'escarmouches autour de Leptis et de diverses autres places ; constamment défait, le chef des rebelles préféra tenter la chance d'un combat général. C'était tout ce que souhaitaient ses adversaires. Les deux partis, également résolus, convoquèrent tous leurs alliés et rassemblèrent toutes leurs garnisons : ils semblaient décidés à jouer le tout pour le tout. Quand tout fut prêt de part et d'autre pour l'attaque, les deux armées furent rangées en bataille et d'un commun accord on engagea l'action. Les Carthaginois furent vainqueurs ; la plupart des Africains périrent dans la mêlée ; les autres s'enfuirent dans je ne sais quelle ville et se rendirent peu de temps après ; quant à Matho, il tomba vivant entre les mains de l'ennemi. [1,88] Après ce succès, Carthage n'eut aucune peine à rétablir son autorité dans toute I'Afrique. Il n'y eut qu'Hippone et Utique qui résistèrent, parce que leur conduite antérieure, indigne de pitié ou de pardon, rendait toute conciliation impossible. On voit ainsi combien il est bon, en cas d'insurrection, de montrer quelque modération et de ne pas se laisser entraîner à des excès irréparables. Pour ce qui est de ces deux places, les généraux n'eurent qu'à se montrer en armes, Hannon devant l'une, Hamilcar devant l'autre, pour les réduire à capituler et à s'en remettre à la discrétion de Carthage. Telle fut la fin de cette guerre d'Afrique, qui avait mis Carthage si près de sa perte ; non seulement les Carthaginois reconquirent l'Afrique, mais les auteurs de la révolte furent punis comme ils l'avaient mérité: les jeunes gens organisèrent un cortège triomphal, où figurèrent Matho et les siens on les promena par toute la ville et aucune torture ne leur fut épargnée. Cette guerre des mercenaires contre Carthage avait duré trois ans et quatre mois ; jamais, à ma connaissance, des belligérants n'avaient poussé aussi loin la violence et la cruauté. C'est vers cette époque que les Romains se disposèrent à passer en Sardaigne, à l'instigation des mercenaires qui, chassés de cette île, s'étaient réfugiés chez eux. Les Carthaginois, trouvant qu'ils avaient plus de droits qu'eux à la possession de la Sardaigne, se jugèrent lésés et résolurent d'aller châtier ceux qui avaient provoqué la défection de l'île. Les Romains en prirent prétexte pour déclarer la guerre à Carthage, en alléguant que ces préparatifs belliqueux étaient dirigés contre eux et non contre les Sardes. Les Carthaginois, qui avaient échappé comme par miracle aux dangers de la guerre précédente, étaient alors dans une situation trop précaire pour se mesurer encore avec Rome ; ils cédèrent aux circonstances et consentirent non seulement à abandonner la Sardaigne, mais même à payer aux Romains douze cents talents, plutôt que de s'engager pour l'instant dans une nouvelle campagne. Cet incident n'eut pas d'autres suites.