[0] DE L'EXIL. [1] Il en est, dit-on, des discours comme des amis. Les meilleurs et les plus solides sont ceux qui nous assistent utilement au sein de l'affliction et nous deviennent secourables. Il s'en présente, il est vrai, un grand nombre adressés à ceux qui subissent des échecs : mais ces discours n'ont aucune efficacité, ou plutôt ils sont nuisibles. Il en est d'eux comme de gens qui, ne sachant pas nager, tentent d'en secourir d'autres qui se noient : ceux-ci s'enlacent à eux, et ils disparaissent ensemble dans l'abîme. Le langage qui vient des amis, et d'amis réellement secourables, doit profiter à notre consolation, et non pas justifier ce qui nous afflige. Ce n'est pas de gens qui pleurent et se lamentent avec nous, comme il se fait dans les choeurs de tragédie, que nous avons besoin au milieu des tribulations. Il faut alors des amis parlant avec franchise, et nous faisant comprendre que gémir et s'abaisser soi-même n'offre d'abord, en tout état de cause, aucun profit, et est à la fois vain et insensé ; et qu'en outre, là où les affaires mêmes, quand on a su les manier par la raison et les mettre à découvert, donnent occasion de se dire : "Ton mal n'en est pas un, si tu veux être franc", là il est souverainement ridicule de ne pas demander à sa chair si elle est endommagée, à son âme si tel événement l'a rendue pire, mais de s'en rapporter à la douleur, à l'indignation de personnes étrangères, pour recevoir des leçons de chagrin. [2] Ainsi donc rentrons en nous-mêmes; et, comparant les malheurs à des fardeaux, rendons-nous, à ce point de vue, compte de l'état de notre âme. En effet, le corps fléchit sous la charge qu'on lui impose, mais le plus souvent l'âme ajoute par elle-même à la lourdeur des événements. La pierre est naturellement dure, la glace est naturellement froide; ce n'est pas une circonstance extérieure et fortuite qui a donné la dureté à l'une et congelé l'autre. Au contraire l'exil, les affronts, les pertes d'honneurs, comme, au rebours, les couronnes, les magistratures, les présidences, ne sont pas, pour le chagrin ou pour la joie que nous en ressentons, mesurés par nous sur leur nature, mais sur notre propre appréciation. C'est chacun qui se rend toutes ces choses ou légères ou lourdes à supporter. On demande à Polynice : "N'avoir point de patrie, est-ce un mal sans recours". Vous pouvez l'entendre qui répond : "Oui : mais plus par le fait, que par tous les discours". D'autre part, écoutez comme Alcman s'exprime dans cette épigramme, où un poète le fait parler : "Sardes, dont mes aïeux suivaient l'antique loi, Si tu m'avais nourri, qu'aurais-tu fait de moi? Un prêtre, un vil esclave, aux robes d'or flottantes , Frappant, à les briser, des peaux retentissantes; Mais sous le nom d'Alcman, de Sparte citoyen, J'ai su me conquérir le plus précieux bien; Et, docile aux leçons des Muses de la Grèce, Je surpasse Dascyle et Gygès en richesse." C'est que le même événement, selon l'idée qu'on y attache, devient, comme l'argent monnayé, utile et profitable à l'un dangereux et fatal à l'autre. [3] Mais admettons, comme le disent et le chantent le plus grand nombre, que l'exil soit un malheur. Parmi les aliments, beaucoup sont amers, aigres et détestables au goût : mais si on les mêle à d'autres dont la saveur soit douce et agréable, ils perdent leur mauvaise qualité. Pareillement, il y a des couleurs qui blessent l'exil, des couleurs si impitoyablement tranchantes qu'elles troublent et altèrent la vue. Pour obvier à cet inconvénient, nous entre-mêlons des ombres, ou bien nous détournons les yeux sur des teintes pâles et douces. Vous êtes maître d'agir de la même façon quand surviennent des malheurs. Vous pouvez en tempérer l'amertume en les mélangeant avec les avantages et les faveurs dont vous jouissez à présent, je veux dire avec l'aisance, les amis, le loisir, avec la douceur de ne manquer d'aucune des choses qui sont nécessaires pour vivre. Je ne crois pas qu'il y eût beaucoup de Sardiens qui ne préférassent votre condition, même au prix de l'exil; qui ne consentissent à vivre ainsi à l'étranger, plutôt que de rester chez eux comme des huîtres toujours attachées à leur écaille, et de n'avoir d'autre satisfaction que celle d'être exempts de contrariétés. [4] De même donc que dans certaine comédie un personnage invite son ami à se montrer courageux, à lutter contre la fortune, et que, celui-ci demandant la manière de s'y prendre, l'autre lui répond : «c'est de devenir philosophe » ; de même, repoussons les attaques du sort avec dignité, en philosophes. Quand il vente, qu'il pleut, qu'est-ce que nous faisons ? Nous recherchons le feu, le bain, des vêtements, un abri; nous ne restons pas là recevant la pluie et fondant en larmes. Eh bien ! A vous, plus qu'à qui que ce soit au monde, il est facile de porter secours à cette part de votre existence qui vient d'être frappée, de la ranimer, de la réchauffer, sans qu'il y ait besoin d'autres ressources. Il suffit que vous sachiez utiliser avec sagesse celles que vous avez entre les mains. Les ventouses des médecins, en attirant à elles les humeurs viciées, allégent et conservent les autres parties du corps. Au contraire, qu'obtiennent ceux qui aiment à s'affliger et à maudire le sort? A force de se concentrer toujours sur ce qui leur arrive de plus malheureux, d'y réfléchir sans cesse, de se dessécher sur leur chagrin, ils finissent par se rendre inutiles même les avantages qui leur restent : et cela, dans le temps où il serait naturel qu'ils en tirassent le plus de secours. Vous connaissez, mon cher ami, les deux tonneaux placés au Ciel, s'il faut en croire Homère, et remplis l'un de sorts heureux, l'autre de sorts funestes. Ce n'est pas Jupiter qui, du haut de son trône, préside à la répartition; ce n'est pas lui qui donne à ceux-ci le doux mélange des biens, à ceux-là des malheurs continuels que rien ne tempère. Non, c'est nous-mêmes qui remplissons cet office. Si nous sommes raisonnables, dans le tonneau des biens nous puiserons de quoi tempérer le mal, et nous rendrons notre existence plus supportable et plus douce. Mais d'ordinaire, comme de vrais tamis, nous gardons et retenons ce qu'il y a de mauvais, pour laisser échapper la bonne part. [5] C'est pourquoi, lorsque nous sommes tombés dans un malheur véritablement pénible, il faut tirer des biens que nous avons et qui nous restent la sérénité et le calme nécessaire, afin d'alléger par nos ressources propres les maux venus du dehors. Quant à ceux qui n'ont de leur nature rien d'affligeant, et dont l'amertume n'existe d'une manière exclusive et absolue que dans l'opinion que nous nous en sommes faite, de ces maux-là il nous est possible d'avoir raison. De même que quand un petit enfant a peur des masques, c'est en approchant de lui ces sortes d'objets, en les lui mettant sous la main, en les tournant en tous sens, qu'on l'habitue à ne plus s'en effrayer; de même, soutenus par le raisonnement, approchons de ce fantôme vain et sans consistance que nous croyons un mal, et mettons-le résolûment à découvert. Je range dans cette classe l'accident qui vous écarte à cette heure de ce que vous regardez comme votre patrie. La nature ne donne point une patrie : pas plus, comme disait Ariston, qu'elle ne donne une maison, un champ, une forge, une officine de médecin. Ce sont là autant d'abstractions qui se réalisent, ou plutôt qui prennent un nom et se trouvent désignés par suite de l'usage et du fait de l'habitant. Car l'homme, c'est Platon qui l'a dit, n'est point une plante terrestre attachée au sol. Le ciel est sa patrie; sa racine est figurée par le corps sur lequel se dresse la tête, et la tête est tournée vers la céleste voûte. Aussi Hercule a-t-il raison de s'écrier : "Thèbes, Argos, n'importe ; et mon âme attendrie Dans tout rempart des Grecs croit voir une patrie". Socrate disait mieux encore. Il ne se donnait pas pour Athénien et pour Grec, mais pour citoyen du monde, comme un autre se serait fait appeler Rhodien ou Corinthien. Il ne s'emprisonnait pas entre le cap Sunium, le Ténare et les monts Acrocérauniens. "Vois, au-dessus de nous, l'immensité des cieux, Embrassant notre globe en ses contours moelleux." Ce sont là les limites de notre patrie. Là il n'existe plus de banni, d'hôte, d'étranger ; là le feu, l'eau, l'air sont les mêmes pour tous. Tous ont les mêmes administrateurs et les mêmes prytanes, qui sont la lune, le soleil, l'étoile du matin. Ils ont les mêmes lois : à une volonté, à une direction unique et commune obéissent solstices d'hiver, solstices d'été, équinoxes, pléiades, ourses, époques des semailles, époques des plantations. Il n'y a qu'un seul roi, qu'un seul chef, en qui se résument le commencement, le milieu, la fin de toutes choses ; et il parcourt régulièrement cette vaste domination, soumise aux lois de la nature. A la suite de ce chef, marche la Justice, vengeresse des infractions faites à la loi divine, et qui, d'hommes à hommes, établit naturellement des devoirs, comme de citoyens à citoyens. [6] Mais que vous n'habitiez pas Sardes, ce n'est rien. Car tous les Athéniens non plus n'habitent pas le faubourg de Colyttus, ni tous les Corinthiens, le Cranion, ni tous les Laconiens, Pitane. Est-ce donc à dire que des Athéniens deviennent étrangers, qu'ils soient expatriés, pour avoir passé du bourg de Mélite à celui de Diomis? Non, sans doute. Ils ont même un mois nommé le Métagitnion, et ils célèbrent une fête des Métagitnies, ce qui veut dire "déplacement", dans laquelle ils se plaisent à pratiquer joyeusement et de grand coeur des émigrations sur le territoire voisin. Vous ne sauriez appeler cela une expatriation. Y a-t-il une partie de la terre habitée, ou même de tout notre globe, qui soit loin d'une autre partie, lorsque les mathématiciens démontrent que la terre n'est autre chose qu'un point sans dimension par rapport au ciel? Et pourtant, comme des fourmis ou des abeilles, quand nous sommes jetés hors d'une fourmilière ou d'une ruche unique, nous voilà désespérés, en proie aux maux de l'absence, ne sachant pas prendre et regarder toutes choses comme nous étant propres. Or, c'est cette dernière opinion que nous devrions avoir, pour être dans la vérité. Nous rions de la sottise de cet homme qui prétendait voir la lune plus belle à Athènes qu'à Corinthe. Jusqu'à un certain point nous agissons à son exemple, toutes les fois qu'en pays étranger nous voulons constater une diversité dans le sol, dans la mer, dans le ciel. Comme s'il y avait quelque changement et quelque différence avec le sol, la mer et le ciel auxquels nous sommes habitués! La nature nous produit à la lumière, libres et dégagés de toute entrave. C'est nous-mêmes qui nous enchaînons, qui nous resserrons à l'étroit, qui nous confinons dans des demeures, qui nous réduisons aux dimensions les plus étroites et les plus mesquines. Et après cela, nous nous moquons des monarques persans, si toutefois le propos est vrai, qui ne buvant que de l'eau du Choaspe, déclarent ainsi qu'à leurs yeux le reste de la terre est privé d'eau! Or nous-mêmes, lorsque transportés en d'autres pays, nous soupirons après le Céphise, nous regrettons l'Eurotas, le Taygète ou le Parnasse, ne faisons-nous pas de la terre un séjour où il n'y a plus pour nous ni ville ni habitation? [7] Des Égyptiens, que l'emportement et la tyrannie des souverains avaient déterminés à se fixer en Éthiopie, étaient sollicités de retourner auprès de leurs enfants et de leurs femmes. Par un geste des plus cyniques, ils montrèrent leurs parties sexuelles, en disant qu'ils ne manqueraient ni d'enfants ni de femmes tant qu'ils auraient avec eux ces outils. On peut dire, en termes plus décents et plus graves, que partout où un homme trouvera en abondance ce qu'il faut pour une honnête médiocrité, il n'y sera privé ni d'une ville ni d'un foyer domestique, et qu'il n'y sera point un étranger. Seulement, il faut, outre ces ressources, être muni de bon sens et de raison. C'est là l'ancre, c'est là le pilote, qui mettent à même de tirer profit du premier port où l'on est jeté. Si l'on a perdu sa fortune, ce n'est pas chose facile et prompte que d'en amasser une autre. Mais on se fait aussitôt une patrie de toutes les villes, quand on sait en user, quand on a en soi de ces racines qui rendent capable de vivre et de se nourrir partout, de s'attacher à n'importe quel sol. Telles étaient celles qu'avait un Thémistocle, qu'avait un Démétrius de Phalère. Ce dernier, s'étant rendu à Alexandrie lorsqu'il eut été condamné à l'exil, devint le premier favori de Ptolémée; et non seulement il vécut au sein de l'abondance, mais encore il envoyait des présents aux Athéniens. Thémistocle, traité en prytane par la munificence du Souverain, disait, raconte-t-on, à sa femme et à ses enfants : « Nous périssions si nous n'eussions péri. Dans le même sens, Diogène le Cynique, comme on lui disait qu'une condamnation prononcée par les habitants de Sinope l'avait banni du Pont: « Et moi, s'écria-t-il, je les condamne à rester dans le Pont, "Sur les bords escarpés de ce séjour maudit". » Stratonicus, logé chez un hôte à Seriphe, lui demanda quel crime était chez eux puni par le châtiment de l'exil. L'homme lui répondit que c'étaient les faussaires que l'on condamnait à cette peine : « Pourquoi donc, dit-il, ne t'es-tu pas fait faussaire, afin de t'échapper d'une semblable prison? » C'est en cette île pourtant que l'on récolte, dit le Comique, les figues à coups de fronde, et que l'on trouve à foison tout ce dont on a besoin. [8] Si l'on considère la vérité sans tenir compte d'une opinion vaine, celui qui n'a qu'une ville est un hôte, un étranger pour toutes les autres. Dès lors, en effet, il semble qu'il ne soit ni honorable ni juste d'abandonner la sienne pour habiter celle des autres. "Sparte t'est échue en partage : honore-la", fût-elle une ville sans gloire, un séjour malsain, et recélât-elle en elle-même des germes de dissension et de désordre. Mais celui à qui la Fortune enleva la patrie qui lui était échue en propre, celui-là est autorisé par elle à prendre le pays qu'il aura préféré. Ce beau précepte des Pythagoriciens: « Choisis la vie la meilleure, et l'habitude finira par te la rendre agréable », ce précepte est également ici sage et profitable. Choisissez la ville la meilleure et la plus agréable : le temps fera d'elle pour vous une patrie, et une patrie qui ne vous arrachera pas à vous-même, qui ne vous tourmentera pas, qui ne vous dira pas impérieusement : « sois contribuable, pars en députation pour Rome, reçois le proconsul, remplis telle fonction publique.» Rien qu'à cette pensée, un homme qui a du sens et à qui la vanité n'a pas complétement tourné la tête, préférera même habiter, en exilé, une île telle que Gyare ou l'âpre Cinare, sol stérile et rebelle à la culture. Il sera bien loin de se désespérer, bien loin d'éclater en lamentations, de dire comme ces femmes dont parle Simonide : "D'une mer en courroux les flots nous environnent". Il fera plutôt le même raisonnement que Philippe. Un jour, au gymnase, ce prince était tombé; et en se retournant il vit la marque qu'avait imprimée son corps : « Par Hercule, dit-il, combien notre lot sur la terre est naturellement petit ! Et pourtant nous aspirons à la posséder tout entière! » [9] Je suppose que vous avez eu occasion de voir Naxos, ou du moins Hyria, qui est voisine de ces lieux. Dans la première habitaient Ephialte et Otus; la seconde était le séjour d'Orion. Alcméon avait pour demeure un fonds vaseux, récemment formé par les alluvions de l'Acheloüs. II s'y établit, quand il se dérobait, disent les poètes, à la fureur des Euménides. Mais je crois que c'étaient les tracas politiques qu'il fuyait, l'autorité, les séditions, les calomnies, véritables Mégères; et il aima mieux fixer son domicile dans un petit coin tranquillement, sans préoccupations. Tibère César vécut à Caprée les sept ans qui précédèrent sa mort ; et le siége sacré de l'empire du monde, concentré là comme dans un coeur, n'en bougea pas durant cet espace de temps. Mais Tibère avait les soucis du pouvoir, qui venaient l'assaillir et se pressaient de tous côtés autour de lui : il ne lui était pas permis de savourer purement et sans mélange son repos d'insulaire. Celui qui peut, au rebours, se retirer dans une petite île, pour s'y dérober à des tourments qui ne sont pas petits, celui-là est bien misérable, s'il ne se répète à lui-même les vers de Pindare, et s'il ne se dit à chaque instant : "Je prefère un humble cyprès Aux riches cultures de Crète : Un coin pour reposer ma tête, A l'émeute, au bruit, aux procès". Ajoutons, "aux ordres des magistrats, à la nécessité de subir des charges publiques qu'il est difficile de refuser". [10] S'il semble que Callimaque ait eu raison en s'écriant : "N'allez pas au cordeau mesurer la sagesse", est-ce à dire que nous mesurerons le bonheur par cordeaux et par parasanges? Est-ce à dire, si nous habitons une île qui a deux cents stades de tour et non pas une enceinte de quatre journées de navigation, comme la Sicile, que nous croirons devoir éclater en larmes et en sanglots, que nous nous prétendrons victimes d'une mauvaise destinée? Que fait la largeur d'un pays à la sécurité de notre existence? Entendez ce que dit Tantale dans la tragédie : "Le sol que j'ensemence est de douze journées De parcours : il a nom Bérécynthe ...". Ensuite, un peu plus loin, il s'écrie : "Mon âme, dans les cieux après s'être élancée, Retombe : et je l'entends qui, d'une voix sensée, M'engage à mépriser les choses d'ici-bas". Nausithoüs avait abandonné Hypérie et ses vastes plaines, à cause du voisinage des Cyclopes, pour se retirer, dans une île, "A l'écart des humains à l'esprit inventif", pour vivre, sans se mêler à aucune société, "Loin des hommes, au sein d'une mer orageuse"; et il procura ainsi l'existence la plus douce à ses concitoyens. Les Cyclades, habitées d'abord par les fils de Minos, le furent ensuite par ceux de Codrus et de Nélée. C'est là qu'aujourd'hui on relègue les fous, et ils s'y regardent comme punis. Mais quelle île consacrée au bannissement n'est pas plus étendue que celle de Scyllonte? Xénophon, pourtant, après son expédition militaire, y jouit d'une grasse vieillesse. Le jardin d'Acadème n'était qu'un petit terrain qui avait été acheté trois mille drachmes. Eh bien! C'était là qu'habitaient les Platon, les Xénocrate, les Ptolémée, là qu'ils tenaient leur école, qu'ils passèrent constamment toute leur existence. Un jour, pourtant, un seul jour de l'année, Xénocrate descendait jusqu'à la ville, à l'époque des fêtes de Bacchus, pour voir les tragédies nouvelles, et l'on disait que sa présence honorait la fête. Aristote fut même l'objet des reproches de Théocrite de Chios, parce qu'il avait préféré vivre à la cour de Philippe et d'Alexandre , " ... Aux bouches du Borbore, Plutôt que chez Académus". Il y a, en effet, à Pella une rivière que les Macédoniens appellent Borbore. Quant à ce qui est des îles, Homère affecte d'en faire l'éloge et de nous les vanter : "Il arrive à Lemnos, qui du divin Thoas Est la ville ...". Et ailleurs : "Et tout ce que contient ce séjour bienheureux, La célèbre Lesbos". Et encore: Prit l'altière Scyros, chère au dieu des combats". Et enfin: "C'était Dulichium, les Échinades saintes Que la mer de l'Élide en ses flots tient enceintes". Parmi les personnages les plus illustres, ne cite-t-on pas, comme ayant habité dans des îles, et le favori des Dieux, Éole, et le sage Ulysse, et l'intrépide Ajax, et Alcinoüs, ce prince si hospitalier. [11] Zénon, informé que le navire qui lui restait encore avait été englouti par les flots avec sa cargaison : "Tu fais très bien, ô Fortune, s'écria-t-il, de me renvoyer au manteau et à la vie de philosophe". Pareillement, un homme qui ne serait pas entièrement aveuglé par la vaine gloire et par le besoin de la popularité, n'aurait pas, selon moi, à se plaindre de la Fortune si elle le reléguait dans une île : il devrait, au contraire, rendre grâce au Destin. Plus d'angoisses perpétuelles ni d'agitations intérieures, plus de voyages lointains, plus de dangers sur mer, plus de troubles sur la place publique. La Fortune l'en a délivré, pour lui donner une existence sédentaire, pleine de loisirs, étrangère à tous déchirements, une vie qui est bien véritablement à lui, une vie qui se concentre et se renferme dans le cercle des seuls besoins nécessaires. Dans quelle île ne trouve-t-on pas une maison, une promenade, un bain, des poissons, des lièvres, si l'on veut chasser, pêcher et se divertir? J'allais oublier ce qui est plus précieux que tout : la tranquillité, dont tous les autres ont soif, et que vous pouvez y savourer à chaque instant. Que nous jouions aux dés, que nous nous tenions cachés dans notre appartement, les calomniateurs et les curieux surprennent nos traces. Ils nous débusquent de nos maisons du faubourg et de nos jardins, pour nous lancer de force au milieu de la place publique ou à la cour. Mais soyez dans une île : on ne viendra pas vous importuner. Il n'y aura personne pour vous intenter un procès, pour vous emprunter de l'argent, pour solliciter votre caution ou votre suffrage. La tendresse et les souhaits abordent seuls auprès de vous, et vous n'y recevez que les meilleurs de vos parents et de vos amis. Tous vos autres instants sont comme inviolables et sacrés : vous en êtes le maître, pour peu que vous vouliez, que vous sachiez utiliser vos loisirs. Au contraire celui pour qui courir loin de chez soi, passer la plus grande part de sa vie dans les auberges et dans les bureaux de péage, est le souverain bonheur, ressemble à un homme qui trouverait la condition des planètes préférable à celle des étoiles fixes. Et toutefois chaque planète roule dans son seul orbite, comme dans une île, gardant l'ordre de ses révolutions. Le soleil ne franchira jamais les bornes qui lui sont mesurées, dit Héraclite. Autrement les Furies, ministres de la Justice, se trouveraient sur son chemin. [12] Mais pourquoi multiplier ces réflexions et celles qui leur ressemblent, cher ami ? Disons-les, répétons-les aux malheureux qui, relégués dans une île, et privés absolument de tout autre commerce, "Sont cernés par la mer sans pouvoir en sortir". Mais pour ce qui est de vous, ce n'est pas un endroit seul qui vous est désigné : c'est un endroit seul qui vous est interdit. On vous a concédé la jouissance de toutes les villes, en vous privant d'une seule. A des doléances comme celles-ci: « Nous ne sommes plus magistrat, sénateur, nous ne présidons plus aux jeux,» répondez par ces félicitations, que vous vous adresserez à vous-même : « Nous ne craignons pas de séditions, nous ne faisons pas d'énormes dépenses, nous ne sommes pas cloué à la porte des grands. Nous ne nous inquiétons plus désormais de savoir à qui le sort a donné le commandement de la province, de savoir si le nouveau gouverneur est d'humeur difficile, s'il est emporté. » Nous faisons comme Archiloque. De même que sans tenir compte des fruits abondants et des vignobles de Thasos, il prenait texte de l'aspérité et des irrégularités de cette île pour la décrier et pour dire : "C'est une échine d'âne, et des forêts sauvages La hérissent ..." ; de même nous ne fixons notre esprit que sur ce que l'exil offre d'humiliant, et nous ne tenons compte ni de l'absence de tout tracas, ni du loisir, ni de la liberté. Pourtant, on enviait le bonheur des monarques persans, qui passaient l'hiver à Babylone, l'été en Médie, et à Suze la plus agréable partie du printemps. Quoi ! Un exilé n'est-il pas le maître de fréquenter les mystères à Éleusis, de se mêler aux réjouissances publiques des fêtes de Bacchus à Argos, de se rendre à Delphes pour la célébration des jeux Pythiens, à Corinthe pour celle des jeux Isthmiques, s'il est curieux de spectacles ? Si, au contraire, il aime le loisir, la promenade, la lecture, un sommeil que nul ne vienne interrompre, il dira avec Diogène : "Aristote dîne quand il plaît à Philippe, et Diogène, quand il plaît à Diogène" ; et il n'y aura ni affaires, ni magistrat, ni gouverneur qui viennent l'arracher à ses habitudes. [13] C'est pour cela que parmi les personnages les plus renommés pour leur prudence et leur sagesse, vous en trouverez peu qui aient été ensevelis dans leur terre natale. Le plus grand nombre, sans que rien les y forçât, levèrent l'ancre d'eux-mêmes, appareillant pour une autre destination, dirigeant ailleurs l'esquif de leur vie : ceux-ci vers Athènes, ceux-là loin d'Athènes. On ne consacra jamais à cette dernière patrie un aussi bel éloge qu'Euripide : "Nous ne sommes, d'abord, pas un peuple étranger, Mais un peuple autochthone. Ailleurs, en vrai damier, Le sol est tour à tour couvert de mainte pièce Qu'on y jette un moment, qui disparait sans cesse. De plus, et pardonnez cette digression, Mesdames, nul climat n'entre en comparaison Avec celui d'Athène : à des froids trop intenses, Aux trop grandes chaleurs, d'aimables influences Le dérobent. L'Asie et la Grèce n'ont pas De plus riches trésors, de plus charmants appas". Eh bien! l'auteur de ces vers émigra en Macédoine, et passa le reste de ses jours auprès d'Archélaüs. En fait de vers, vous connaissez encore cette inscription : "Le fils d'Euphorion, l'Athénien Eschyle, Repose près de Gèle, en moissons si fertile". Car lui aussi fit voile pour la Sicile, où il avait été précédé par Simonide. Le titre des oeuvres d'Hérodote : "Histoire grecque, par Hérodote d'Halicarnasse", est souvent remplacé par celui-ci : "Histoire grecque, par Hérodote de Thurium" , parce qu'il alla s'établir à Thurium, et qu'il fit partie de cette colonie. Parlerai-je de ce sacré et divin "Souffle, qui rehaussa les combats de Phrygie", d'Homère? A quoi tient que tant de villes se le disputent? C'est qu'il ne se borna pas à en louer une seule. Enfin, Jupiter Hospitalier est l'objet d'hommages aussi nombreux qu'éclatants. [14] Si quelqu'un objecte que ces personnages couraient après la gloire et les honneurs : "Allez, lui dirai-je, allez voir les sages, et les écoles de sagesse fréquentées dans Athènes. Passez en revue celles qui se tenaient au Lycée, à l'Académie, dans le Portique, dans le Palladium, dans l'Odéon. Est-ce la secte des Péripatéticiens qui vous inspire plus d'estime et d'admiration? Aristote était de Stagyre; Théophraste, d'Érèse; Straton, de Lampsaque; Glycon, de la Troade; Ariston, de Céos; Critolaüs, de Phasélis. Est-ce celle des Stoïciens? Zénon était de Cittium; Cléanthe, d'Assos; Chrysippe, de Soles; Diogène, de Babylone; Antipater, de Tarse. D'autre part, l'Athénien Archédême s'en alla chez les Parthes, et fonda à Babylone une école dans laquelle il a laissé des successeurs. Est-ce à dire que le châtiment courût après de tels hommes? Non; mais ils couraient eux-mêmes après le repos, qui ne saurait se concilier avec la gloire et la puissance; et s'ils nous enseignent d'autres points de morale dans leurs écrits, c'est par leurs actes mêmes qu'ils nous prêchent l'amour de la retraite. Encore aujourd'hui les philosophes les plus illustres et les plus considérables vivent sur la terre étrangère. On ne les a pas forcés à émigrer : ils ont émigré d'eux-mêmes. On ne les a pas bannis: ce sont eux qui ont banni les embarras, les préoccupations diverses, les affaires que suscite le séjour de la patrie. Portez les yeux sur les compositions qui nous restent de l'Antiquité. Il semble que les plus belles et les plus appréciées aient été accomplies sous l'inspiration de Muses que secondait l'exil. Où est-ce que l'Athénien Thucydide composa sa Guerre des Péloponésiens et des Athéniens? En Thrace, près du lieu qu'on nomme « La forêt fouillée ». Xénophon écrivait à Scillonte, ville d'Élide; Philiste, en Épire; Timée leTaurornénite, àAthènes ; Androtion l'Athénien, à Mégare; le poëte Bacchylide, dans le Péloponèse. Tous ces hommes d'élite, et un plus grand nombre encore, pour s'être trouvés loin de leur patrie, ne perdirent pas courage et ne songèrent pas à se jeter dans des précipices. Ils utilisèrent leurs talents naturels contre les rigueurs de la fortune. Ils trouvèrent des ressources dans l'exil même : l'exil fait vivre leur souvenir en tous lieux jusqu'après leur mort. Au contraire ceux qui les avaient chassés et avaient suscité contre eux des brigues, il ne reste plus rien qui aujourd'hui nous parle d'eux. [15] Aussi est-on en droit de se moquer de qui prétend que l'infamie se joint en outre à l'exil. Qu'est-ce à dire? Y eut-il infamie pour Diogène? Alexandre, le voyant assis au soleil, s'approcha pour lui demander s'il avait besoin de quelque chose : « De rien, répondit-il, si ce n'est que je te prie de te déranger un peu de mon soleil. » Et le monarque, frappé de cette grandeur d'âme, dit à ses courtisans : « Si je n'étais Alexandre, je voudrais être Diogène, » Y eut-il infamie pour Camille à être banni de cette Rome qui le proclame aujourd'hui son second fondateur? Thémistocle, au lieu de perdre par l'exil la gloire qu'il avait méritée dans la Grèce, en conquit une nouvelle chez les Barbares. Il n'est point d'homme assez peu jaloux de l'illustration, il n'est point d'homme de sentiments assez bas, pour aimer mieux être Léobate, qui provoqua l'exil de Thémistocle, que Thémistocle, qui le subit; pour aimer mieux être Clodius, qui chassa, que Cicéron, qui fut chassé; Aristophon l'accusateur, que Timothée le banni. [16] Mais puisque plusieurs sont frappés des passages dans lesquels Euripide semble formuler contre l'exil des accusations puissantes, voyons ce que fait dire ce poëte à chacun des interlocuteurs, comme questions et comme réponses : "JOCASTE. N'avoir plus de patrie, est-ce un mal sans recours? POLYNICE. Oui, par le fait encor plus que par tout discours. JOCASTE. Eh de quels maux l'exil charge-t-il donc la vie? POLYNICE. Du plus grand : la franchise alors nous est ravie. JOCASTE. L'esclave, bien plutôt, trahit la vérité. POLYNICE. Il faut subir un maitre et sa stupidité". Disons, avant tout, que ces boutades ne sont ni justes ni vraies. D'abord l'habitude de ne pas révéler sa pensée appartient moins aux esclaves qu'à l'homme prudent. Ce dernier sait à merveille que certaines conjonctures, certaines affaires veulent de la réserve et du silence, comme Euripide lui-même l'a dit ailleurs plus judicieusement : "Il faut savoir se taire et parler à propos". Ensuite, pour ce qui est de supporter la stupidité et l'ignorance d'hommes plus puissants, ce n'est pas moins en restant chez soi que dans l'exil, qu'on est contraint de la subir. J'irai même plus loin. Souvent ceux qui restent n'ont pas le franc parler des bannis, à l'égard de ceux qui exercent dans les villes une domination injuste : la crainte des dénonciations ou de la violence rend muets les premiers. Mais ce qui est plus grave et plus absurde que tout, c'est de prétendre que les exilés ne peuvent parler. Singulière était la façon avec laquelle Théodore manquait de franchise. Le roi Lysimaque lui demandait comment sa patrie avait condamné à l'exil un homme tel que lui : « C'est tout simple, dit Théodore. Elle ne pouvait plus me porter, comme Sémélé ne pouvait plus porter Bacchus. Et pourtant Lysimaque venait de lui montrer dans une cage Télesphorus, à qui il avait fait crever les yeux, mutiler le nez avec les oreilles, et couper la langue. En même temps il avait dit à Théodore : "Voilà dans quel état je mets ceux qui me déplaisent." Qu'est-ce encore? Dira-t-on que Diogène n'avait pas de franchise? Il était allé au camp de Philippe dans le moment où ce prince marchait pour combattre la Grèce, et il fut traîné devant lui comme espion : « Oui, dit-il, comme espion de cette insatiable avidité et de cette folie qui va te faire en une minute jouer sur un coup de dé et ta couronne et ta vie. Citerai-je Annibal le Carthaginois? Ne montra-t-il pas assez de franchise avec Antiochus? Cependant il était exilé, quand l'autre était un roi. Il l'engageait à profiter d'une occasion favorable pour fondre sur l'ennemi. Comme le monarque, qui venait de faire un sacrifice, lui répétait que les entrailles des victimes s'y opposaient, il le reprit amèrement: « Ainsi, vous faites ce que disent des morceaux de chair, et non pas ce que dit un homme qui s'y connaît! » Un géomètre, celui qui est habitué à mesurer des lignes, perdrait-il, parce qu'il serait exilé, l'habitude de parler avec autant de précision sur ce qu'il sait et sur ce qui concerne son métier? Pourquoi cela arriverait-il à ceux qui sont gens de bien et d'honneur? Non. En tout endroit du monde c'est la bassesse du coeur qui ferme la bouche, qui enchaîne la langue, resserre le gosier et contraint au si- lence. Mais continuons. Que dit ensuite Euripide? "JOCASTE. Pour l'exilé, dit-on, l'espoir est un secours. POLYNICE. Sans doute il lui sourit; mais attendre toujours!" C'est là faire le procès à la faiblesse d'esprit plutôt qu'à l'exil. Car ce ne sont pas ceux qui se sont étudiés et ont appris à profiter du présent, mais ceux qui, toujours suspendus par l'attente de l'avenir, rêvent un bonheur éloigné, qui se laissent emporter sur l'espérance comme sur un navire, sans avoir pourtant jamais mis le pied hors des murailles de leur ville. "JOCASTE. Te manquaient-ils, les soins des hôtes de ton père? PoLYNICE. On n'a jamais d'amis au sein de la misère. JOCASTE. Ton illustre naissance a dû te secourir? POLYNICE. Lorsqu'on n'a rien, le rang ne saurait vous nourrir." Maintenant Polynice va jusqu'à l'ingratitude : il accuse l'exil de faire méconnaître les égards dûs à la naissance et de mettre les amis en fuite. Pourtant lui-même, grâce à sa noble origine, il épousa, tout exilé qu'il était, la fille d'un roi ; et quant à ce qui est des amis, les siens l'assistèrent avec assez de forces et avec assez d'alliés pour qu'il pût organiser une expédition. C'est ce qu'il reconnaît un peu plus loin : "De Mycène et d'Argos plusieurs princes puissants M'assistent; mais la honte est ce que j'en ressens. J'accepte malgré moi". La même inconvenance se retrouve dans les lamentations de sa mère : "Ai-je allumé pour toi la torche nuptiale? Le jour de ton hymen, de son onde lustrale L'Ismène a-t-il baigné ton corps? ô douleur ! Non". Elle aurait dû se réjouir, elle aurait dû être trop heureuse, en apprenant que son fils prenait possession d'un si brillant palais. Au contraire, elle déplore une torche non allumée, un bain non pris dans l'Ismène. Comme si Argos n'avait ni de l'eau ni du feu pour de futurs mariés ! Et les maux de la vanité et de l'irréflexion, elle les met sur le compte de l'exil. [17] Mais, direz-vous, il peut arriver que quelques-uns reprochent à un banni son titre d'exilé. Ce sont alors des gens qui ne raisonnent point, des gens qui font un grief humiliant de ce qu'un homme est pauvre; de ce qu'il est chauve, petit, et en vérité aussi, de ce qu'il est étranger et loin de son pays. Or, ne voyons-nous pas que comme Minerve au Parthénon, comme Eleusis dans son temple, Thésée reçoit dans le sien les hommages de tous? Cependant Thésée fut banni d'Athènes. Oui : celui à qui les Athéniens doivent la cité qu'ils occupent aujourd'hui, fut chassé de cette ville. Et pourtant il ne la tenait pas d'un autre : c'était lui-même qui l'avait fondée. Dans Eleusis que reste-t-il d'honorable, si nous rougissons d'Eumolpe qui, se transportant de la Thrace, initia jadis et initie encore les Grecs aux mystères de Cérès? Codrus, un de nos rois, de qui était-il fils? N'était-ce pas de Mélanthus, un exilé de Messénie? Le mot d'Antisthène ne vous paraît-il pas louable? On lui disait que sa mère était Phrygienne : « La mère des Dieux aussi », répondit-il. Hercule, que ses victoires firent surnommer Callinique, avait pour père un banni. L'aïeul de Bacchus fut envoyé à la recherche d'Europe, et ne revint jamais. "Phrygien de naissance, il changea de patrie" ; et, s'étant établi à Thèbes, il fut la source d'où naissait plus tard "Bacchus, aux courses hasardeuses, De ses nourrices furieuses Suivant, excitant les transports". Quant à ce qu'Eschyle donne à entendre d'une façon énigmatique et seulement à mots couverts, en disant : "Et toi, chaste Apollon, qui fus banni du ciel", je garderai sur ce point bouche close, comme dit Hérodote. J'aime mieux citer la profession de foi émise par Empédocle au commencement de sa Philosophie : "Si, des nombreux démons unis aux corps humains, Par le meurtre il en est qui se souillent les mains, Longtemps ils gémiront dans un sort misérable : C'est du puissant Destin l'arrêt inévitable. Trente mille ans entiers ils sont bannis des cieux. Je subis aujourd'hui cet exil rigoureux". Mais ce n'est pas lui seul, c'est nous tous après lui, qu'à la suite de son émigration Empédocle déclare être ici-bas des étrangers et des bannis : «O hommes! nous dit-il, ce n'est ni le sang ni le souffle placé en nous qui ont donné à l'âme sa substance et son principe : ils n'ont servi qu'à composer les corps, matière terrestre et périssable. Pour la présence de l'âme, qui est venue d'un autre endroit ici-bas, Empédocle en déguise l'origine sous le nom de "voyage." C'était le mot le plus doux à lui donner. Mais il n'en est pas moins profondément vrai, qu'elle est exilée et errante, chassée qu'elle est par les décrets et les lois de la Divinité. Plus tard l'âme est attachée à un corps, comme une huître à un roc dans une île battue constamment par les flots de la mer. "Elle a oublié, et ne se rappelle plus De quel degré de gloire et de félicité elle est descendue". Ce n'est pourtant pas le séjour d'Athènes au lieu de Sardes, le séjour de Corinthe au lieu de Lemnos ou de Scyros; c'est le ciel, c'est la lune, que l'âme a ainsi échangés contre la terre et contre une vie terrestre. Et cependant, pour peu que, même ici-bas, il lui faille se transporter d'un lieu dans un autre, elle s'impatiente, elle est malheureuse, elle se flétrit comme une chétive plante. Encore pour une plante, y a-t-il certain terrain plus propice que tel autre terrain sur lequel elle se nourrit et germe mieux. Mais en ce qui regarde l'homme, il n'est pas de lieu qui doive lui enlever son bonheur, non plus que sa force d'âme et sa prudence. Anaxagore en prison décrivait la quadrature du cercle; Socrate, après avoir pris la ciguë, s'entretenait de matières philosophiques; il exhortait ses amis à se vouer à la philosophie, et ils enviaient tous son bonheur. Au contraire, un Phaéthon, un Tantale, qui étaient montés jusque dans le ciel, tombèrent, nous disent les poètes, dans les plus grands malheurs, par suite de leur folie et de leur imprudence.