[11,0] LIVRE ONZIÈME. [11,1] 1. - A SON LIVRE Où vas-tu, mon livre? Où vas-tu, le travail fini, en habits du dimanche? Rendre visite à Parthénius? — Oui. — Va, mais tu reviendras sans avoir été déroulé. Il ne lit pas de livres, lui, mais des placets, et il ne s'adonne pas aux Muses, ou, s'il le faisait, ce serait pour son compte. Te contenterais-tu d'être palpé par des mains moins nobles? Rends-toi près d'ici au portique de Quirinus. Foule plus désoeuvrée n'occupe pas celui de Pompée, celui d'Europe, ou du premier qui pilota une coque légère. Là se trouveront bien deux ou trois amateurs pour dérouler mes sottises vouées aux mites, mais seulement quand les palabres et les paris sur Scorpus et Incitatus, de guerre lasse, auront cessé. [11,2] II. - AUX LECTEURS Gens sourcilleux, sévères Catons au front renfrogné, filles de Fabricius le laboureur, masques pompeux, pères la Vertu, et tout ce qui n'aime pas comme nous l'impudeur de la nuit, à la porte ! Voici mes vers qui crient : « Vivent les Saturnales ! » C'est permis, c'est admis : le prince s'appelle Nerva. Lecteurs difficiles, apprenez par coeur le rocailleux Sanctra. Rien de commun entre vous et moi. Ce livre dont vous faites fi est mon livre. [11,3] III. SUR SES LIVRES Ce n'est pas seulement aux citadins oisifs que plaît ma Muse. Ce n'est pas aux oreilles inoccupées que je soumets ces pièces. Mais mon livre est manié par le rigide centurion en campagne dans les neiges des Gètes. On dit même que la Bretagne chante nos vers. A quoi bon? Ma bourse ne le sait pas. Et pourtant, que de feuilles immortelles je pourrais noircir! Quels combats je pourrais chanter, en entonnant la trompette épique, si la faveur divine rendait aux terres un Auguste et si Rome me donnait un Mécène ! [11,4] IV. INVOCATION AUX DIEUX EN FAVEUR DE NERVA TRAJAN Sacrés autels, Lares phrygiens, que l'héritier de Troie aima mieux arracher aux flammes que les richesses de Laomédon, Jupiter, dont l'or vient enfin de fixer l'image pour l'éternité, toi sa soeur, et toi sa fille, qui sortis tout entière de sa seule tête, toi enfin, Janus, qui, trois fois déjà, as inscrit le nom de Nerva dans les fastes consulaires, je vous le demande d'une bouche pieuse : tous, conservez nous notre chef, conservez le Sénat. Que celui-ci vive selon les moeurs du prince, et le prince selon les siennes propres. [11,5] V. - A LA LOUANGE DE NERVA TRAJAN Ton respect du droit et du juste est aussi grand, César, que fut celui de Numa. Mais Numa était pauvre. C'est chose ardue de ne pas sacrifier la morale à la richesse et de rester un Numa après avoir vaincu tant de Crésus. Si nos ancêtres, ces grands noms, pouvaient quitter les bois Elyséens et revenir sur la terre, Camille l'invaincu te préfèrerait à la liberté, Fabricius accepterait de l'or de ta main, Brutus aimerait à t'avoir pour maître, et le sanglant Sylla abdiquerait en ta faveur. Pompée t'aimerait, ainsi que César, redevenu simple citoyen, Crassus te donnerait toute sa fortune et Caton lui-même, si, rappelé des ombres infernales de Pluton, il nous était rendu, deviendrait Césarien. [11,6] VI. - A ROME Aux jours gras, jours du vieux Saturne porte-faux, pendant lesquels le dé règne sans contrôle, tu me permets, je pense, Rome coiffée du pileus, de m'amuser à des vers faciles. Tu ris? J'ai donc ma licence ! Plus d'obstacle ! Loin d'ici, pâles soucis ! Disons tout ce qui nous passe par la tête, sans ruminer sombrement. Verse, esclave, mais jusqu'à moitié de la coupe, comme faisait Pythagoras à Néron. Verse, Dindyme, verse encore. Le gosier sec, mon esprit est impuissant. Quand j'ai bu, je vaux quinze poètes. Maintenant donne moi des baisers, mais à la Catulle. Et s'il y en a autant qu'il en a célébré, je te ferai cadeau du moineau de Catulle. [11,7] VII. — A PAULLA A coup sûr, Paulla, tu ne diras plus désormais à ton benêt de mari, toutes les fois que tu voudras courir chez ton amant : « César m'a ordonné de venir ce matin à Alba, César m'attend à Circeï. » Le refrain n'est plus de mode. Sous un prince comme Nerva, tu n'as le droit d'être que Pénélope. Mais ça te démange trop et la vieille nature est la plus forte? Malheureuse, que vas-tu faire? Inventeras-tu une amie malade? Ton homme ne te lâchera plus d'un pas. Il ira avec toi chez ton frère, chez ta mère, chez ton père. Quelle ruse ton ingéniosité va-t-elle donc préparer? Tout autre coureuse se dirait peut-être hystérique et décidée à prendre les eaux de Sinuesse. Tu fais bien mieux, toi. Chaque fois que tu as envie d'aller faire l'amour, tu dis la vérité à ton mari. [11,8] VIII. — SUR LES BAISERS DE SON MIGNON L'odeur balsamique concentrée que dégage un pédéraste qui sort du lit, celle dont le safran, courbé sur sa tige, parfume l'air avant sa chute, celle d'un fruitier garni pour l'hiver, celle d'un parterre saturé de fleurs au printemps, celle du cabinet de toilette, tout en soie, de l'impératrice, celle du succin échauffé par la main d'une jeune fille, celle d'une amphore de noir falerne brisée qu'on sentirait à distance, celle du jardin où butinent les abeilles de Sicile, celle des vases d'albâtre de Cosmus, des autels des dieux, de la couronne qui vient de glisser de la tête d'un riche... Mais pourquoi ce défilé d'odeurs? Aucune, à elle seule ne suffit. Mêle les toutes : voilà ce que sentent les baisers de mon mignon, au réveil. Tu veux savoir son nom? Je ne te dirai rien que ses baisers. Tu as beau jurer, Sabinus, tu es trop curieux. [11,9] IX. — SUR UN PORTRAIT DE MÉMOR Honoré du feuillage consacré à Jupiter, gloire du cothurne romain, te voici, Mémor, ressuscité par l'art d'un Apelle. [11,10] X. — SUR TURNUS Turnus a consacré son grand génie à la satire. Que n'a-t-il adopté la poésie de Mémor? Il était son frère. [11,11] XI. — A SON JEUNE ESCLAVE Petit, enlève ces verres, ces vases venus du Nil tiède, et passe moi, sans crainte de les casser, ces coupes usées par les lèvres de nos pères et que n'a pas tripotées un échanson épilé. Rendons à nos tables leur dignité de jadis. Il ne convient qu'à toi, Sardanapale, de boire dans la pierre précieuse, toi qui mutiles un Mentor pour en faire un pot de chambre à ta maîtresse. [11,12] XII. — CONTRE ZOILE Qu'on te donne, Zoïle, le droit de trois et même de sept enfants, soit, pourvu qu'on ne te donne ni père ni mère. [11,13] XIII. — ÉPITAPHE DU MIME PARIS Passant inconnu, qui foules la Voie Flaminienne, ne manque pas de t'arrêter devant ce noble marbre. Les délices de Rome, le sel de l'Égypte, l'art et la grâce, le jeu et le plaisir, l'honneur et les regrets de la scène romaine, toutes les joies de Vénus et de l'Amour gisent dans ce tombeau avec Paris. [11,14] XIV. — SUR COLONUS Héritiers de l'enfant Colonus, je vous en prie, ne l'enterrez pas. La moindre parcelle de terre lui serait encore trop lourde. [11,15] XV. — SUR SON LIVRE Il est certains de mes livres à l'usage de la femme de Caton et des farouches Sabines. Mais celui-ci, je veux que d'un bout à l'autre il soit gai et plus osé que tous les autres, qu'il sente le vin et ne rougisse pas d'être barbouillé des gras parfums de Cosmus. Folâtre avec les mignons, amoureux des cocottes, il nommera sans détour ce membre dont nous naissons, notre père à tous, que le pieux Numa appelait "mentula". Rappelle-toi pourtant, Apollinaris, que ce sont là des vers de Saturnales et que j'ai d'autres moeurs que mon livre. [11,16] XVI. -- AUX LECTEURS Lecteur trop susceptible, va-t'en au diable, s'il te plaît. J'écris ceci pour les oisifs de Rome. Car mes pages sont pleines des folâtreries du dieu de Lampsaque et dans ma main claquent les castagnettes du Tartesse. Que de fois, fusses-tu plus austère que Curius et Fabricius, sentiras-tu ton membre raidi soulever ton pallium ! Et toi non plus, fusses-tu de Padoue, jeune fille, tu ne liras pas les drôleries et les gaillardises de ce livre, sans que se mouille ta chemise. Lucrèce l'a bien jeté en rougissant, mais Brutus était là. Sors, Brutus. Elle le reprendra. [11,17] XVII. — A SABINUS Toutes les pages de notre livre ne sont pas pour la nuit. Tu en trouveras, Sabinus, pour lire le matin. [11,18] XVIII. - CONTRE LUPUS Tu m'as fait cadeau, Lupus, d'une campagne près de la Ville. Mais j'en ai une plus grande sur ma fenêtre. Cela, une campagne? Comment oses-tu l'appeler ainsi? La belle campagne, où le bosquet de Diane est une touffe de rue que couvrirait l'aile d'une criarde cigale, qu'une fourmi mangerait en un jour, que couronnerait la feuille d'une rose en bouton, où l'on ne trouve pas plus d'herbe que de feuilles de costus ou de poivre vert, où le concombre ne pourrait s'étendre à l'aise, ni un serpent loger tout son corps ! Une chenille y jeûnerait et un moucheron, eût-il consommé la saussaie, y mourrait de faim, une taupe suffirait à le creuser, à le labourer. Défense au champignon d'y bailler, à la figue d'y sourire, à la violette de s'y ouvrir. Un rat, aussi redoutable au jardinier que le sanglier de Calydon, en ravagerait les frontières. Procné l'hirondelle en voletant y enlèverait dans ses griffes le chaume suffisant au nid de ses petits. Et Priape, sans faux ni membre, n'y trouverait qu'une demi-place. La moisson battue remplirait à peine une cuiller, et je mets en tonneau le vin nouveau dans une noix enduite de poix. Tu t'es trompé, Lupus, mais d'une seule lettre : quand tu m'as donné cette campagne (praedium), j'aurais préféré que tu m'offres un dîner (prandium). [11,19] XIX. - CONTRE GALLA Tu demandes, Galla, pourquoi je ne veux pas t'épouser? Tu es puriste et mon porte-plume fait souvent des solécismes. [11,20] XX. --- A UN LECTEUR SÉVÈRE Bilieux qui lis d'un air renfrogné tel mot latin, lis ce sixain grivois de César Auguste : Parce qu'Antoine besogne Glapyra, Fulvie m'a condamné à la même peine. Moi, besogner Fulvie? Quoi? Si Manius me demandait de le prendre par derrière, le ferais-je? Je ne pense pas, si j'avais mon bon sens. -- « Ou l'amour ou la guerre, » crie-t-elle. — Eh bien oui! mon membre m'est plus cher que ma vie. Sonnez, trompettes ! Tu absous, c'est évident, la licence de mes écrits, Auguste, en parlant avec cette verdeur toute Romaine. [11,21] XXI. - CONTRE LYDIE Lydie est aussi détendue que le derrière d'un cheval de bronze, que le cerceau rapide dont le cuivre bruyant chante, que la roue à travers laquelle tant de fois, sans la frôler, passe l'acrobate, qu'un vieux godillot tout gonflé d'eau sale, que les filets à larges mailles qui attendent les grives en promenade, que les velums du théâtre de Pompée claquant au vent, que le bracelet glissé du bras d'un inverti phtisique, qu'une toile de matelas vidée de sa laine, que les vieilles braies d'un pauvre Breton et que le sale gosier d'un butor de Ravenne. On dit que j'ai besogné Lydie dans une piscine d'eau de mer : je crois plutôt que c'est la piscine que j'ai besognée. [11,22] XXII. CONTRE UN PÉDÉRASTE MASTURBANT Que tu écrases sous ta rude bouche les lèvres délicates du blanc Galésus, que tu couches avec un Ganymède nu, n'est-ce pas déjà trop au dire de tous? Mais restes-en là. Du moins épargne à sa verge les sollicitations d'une main lubrique. Cette main fait plus de mal à ces enfants fragiles que ne leur en fait ton membre. Les doigts créent trop tôt la virilité. De là chez ces mignons cette odeur d'aisselle, ces poils prématurés, cette barbe qui étonne leur mère, le peu de plaisir qu'on éprouve à les voir, en plein jour, au bain. La nature a donné aux mâles un devant et un derrière : l'un est fait pour les femmes, l'autre pour les hommes. Contente-toi de ton lot. [11,23] XXIII. - CONTRE SILA Sila est prête à m'épouser à tout prix. Moi je ne veux l'épouser à aucun prix. Comme elle insistait pourtant : « Eh bien, lui dis-je, tu m'apporteras en dot un million de sesterces : peut-on être moins exigeant? Quoique ton mari, je serai dispensé de te le prouver dès même la première nuit, et nous ferons lit à part. J'embrasserai ma maîtresse sans que tu t'y opposes, et, quand je te la demanderai, tu m'enverras ta servante. Sous tes yeux un jeune esclave me baisera sur la bouche, soit le mien, soit même le tien. Tu assisteras à mon repas, mais tu t'étendras assez loin de moi pour que nos vêtements ne se touchent pas. Tu ne me donneras --- et seulement quand je t'y inviterai — que de rares baisers et non des baisers d'épouse mais des baisers de grand-mère. Si tu t'en accommodes, si tu ne refuses aucune condition, tu trouveras en moi, Sila, un homme pour t'épouser. [11,24] XXIV --- A LABULLUS Pendant que je m'attache à tes pas, que je te reconduis chez toi, que je suis tout oreilles à ton babil, que j'admire tous tes propos, toutes tes actions, combien de vers, Labullus, pouvaient naître ! Mince dommage à tes yeux que tu condamnes au néant des ouvrages lus de Rome, recherchés de l'étranger, non dédaignés du chevalier, conservés par le sénateur, loués par l'avocat, enviés par le poète? Est-ce juste, Labullus? Est-il admissible que, pour augmenter le nombre de tes clients, il me faille diminuer celui de mes livres? Depuis près de trente jours, j'ai à peine achevé une page. Voilà ce qui arrive au poète qui ne sait pas dîner chez lui. [11,25] XXV. CONTRE LINUS Cette polissonne éhontée, cette connaissance de tant de filles, le membre de Linus ne peut-il plus se tenir debout? Langue, gare à toi ! [11,26] XXVI. - A L'ENFANT TÊLESPHORE Charme de mes loisirs, Télesphore, mon doux souci, toi qui m'as révélé des embrassements, donne moi, enfant, des baisers humides de vieux Falerne, donne moi la coupe entamée par tes lèvres. Si par-dessus le marché tu m'accordes les vraies joies de l'amour, j'affirmerai que Jupiter est moins heureux avec Ganymède. [11,27] XXVII. -- A FLACCUS Tu es de fer, Flaccus, si ton membre peut rester en l'air quand ton amie te demande six tasses de saumure, quand elle veut deux tranches de thon ou un mince lézard d'eau, et qu'elle ne se juge pas digne d'une grappe de raisin entière, qu'elle ne fait qu'une bouchée d'un hareng servi par une servante réjouie sur un plat de terre rouge, et que, lorsqu'elle dépouille et met bas toute pudeur, elle réclame cinq toisons de laine brute pour se faire un jupon. Mais si mon amie exige de moi une livre d'essence de parfum ou bien une paire d'émeraudes ou de sardoines, si elle ne veut que des soieries première qualité de la rue de Toscane et qu'elle fixe son tarif à cent pièces d'or, comme si c'était du cuivre, crois-tu que je veuille donner tant de choses à une fille? Non, mais je veux qu'elle les mérite. [11,28] XXVIII. - SUR UN NÉPHRÉTIQUE FRÉNÉTIQUE Auctus le néphrétique a attaqué de son poignard le docteur Hylas et lui est rentré dedans : c'était là, je pense, se bien porter. [11,29] XXIX. - A PHYLLIS Quand ta vieille main se met à tripoter mon membre languissant, ton pouce, Phyllis, m'assassine. Tu as beau m'appeler ton rat, tes yeux, à peine, je crois, pourrais-tu en dix heures me ranimer. Tu ne sais pas les vraies caresses. Dis-moi plutôt : « Je te donnerai cent mille sesterces. Je te donnerai encore des arpents en plein rapport sur les côteaux de Sétia. Reçois ce vin, cette maison, ces esclaves, cette vaisselle d'or, ces tables. » Plus besoin de tes doigts. Ces mots, Phyllis, me chatouilleront bien mieux. [11,30] XXX. - CONTRE ZOILE Tu dis que les avocats et les poètes ont l'haleine forte. C'est bien pis, Zoïle, chez les suceurs. [11,31] XXXI. - CONTRE CÉCILIUS Atrée des citrouilles, Cécilius les dépèce comme les fils de Thyeste et les découpe en mille morceaux. Il t'en fera manger d'abord comme hors-d'oeuvre, il t'en apportera au premier, au second service, et t'en servira encore au troisième. II en apprêtera enfin pour le dessert, il en fait des pâtisseries écoeurantes de douceur, des pièces montées, et des dattes telles qu'on en voit sur la scène. Elles sortent de sa cuisine en hachis varié, pour laisser croire que l'on vous sert des lentilles ou des fèves. Il en imite les champignons, les saucisses, la queue de thon et les petits anchois. Son maître d'hôtel met en oeuvre tout son art pour en varier ingénieusement la saveur, avec la feuille de la rue de chèvre. Ainsi Cécilius emplit ses plats, ses écuelles, ses jattes, ses bassins, et croit avoir fait du luxe et de l'art, quand, pour tant de plats, il n'a dépensé qu'un as. [11,32] XXXII. - CONTRE NESTOR Tu n'as pas une toge, un foyer, un lit infecté de punaises, pas une natte en jonc palustre, pas un esclave, jeune ou vieux, ni servante, ni enfant, ni serrure, ni clef, ni chien, ni tasse. Et pourtant, Nestor, tu veux avoir la réputation et l'air d'un pauvre, tu revendiques ta place parmi les humbles. Tu mens, et te flattes d'un vain honneur : le dénuement, Nestor, n'est pas la pauvreté. [11,33] XXXIII. -- SUR PRASINUS Bien souvent Prasinus, depuis la mort de Néron, remporte la palme et obtient maint prix pour ses victoires. Eh bien, Envie dévorante, va dire encore que tu as cédé à Néron. Le vainqueur, c'est clair, n'était pas Néron, mais Prasinus. [11,34] XXXIV. - SUR APER Aper achète une maison, dont une chouette ne voudrait pas, tant la baraque est noire et vieille. L'élégant Maron possède les jardins contigus. S'il est mal logé, Aper sera bien nourri. [11,35] XXXV. -- A FABULLUS Tu veux me faire dîner avec trois cents commensaux que je ne connais pas, et tu t'étonnes que je ne me rende pas à ton invitation, tu t'en plains, tu m'en querelles. C'est que, Fabullus, je n'aime pas à dîner seul. [11,36] XXXVI. - SUR CAIUS PROCULUS Marquons ce jour d'une pierre blanche ! Joie ! Voici Caius Julius, rendu à mes voeux. Il me plaît d'avoir désespéré, comme si les Parques avaient déjà rompu le fil de ses jours. La joie est moindre à qui n'eut point de crainte. Hypnus, qu'attends-tu, paresseux? Verse l'immortel Falerne : une telle fête réclame les plus vieux tonneaux. Vidons cinq, six et huit coupes à la santé de Caius, de Julius et de Proculus. [11,37] XXXVII. - CONTRE ZOILE Pourquoi te plais-tu, Zoïle, à employer toute une livre d'or pour monter une pierre et noyer ainsi cette pauvre sardoine? Un tel anneau pouvait s'adapter naguère à tes chevilles. C'est un poids trop lourd pour tes doigts. [11,38] XXXVIII. - SUR UN MULETIER SOURD Un muletier vient d'être vendu vingt mille sesterces. Tu t'étonnes de cette cherté, Aulus? Il était sourd. [11,39] XXXIX. -- CONTRE CHARIDÉMUS Tu m'as bercé, Charidémus, tu as gardé, suivi pas à pas mon enfance. Déjà cependant ma barbe rasée noircit les serviettes et ma belle se plaint que mes lèvres piquent. Mais pour toi je suis toujours petit. Notre fermier t'a en horreur. L'intendant, la maison même ont peur de toi. Tu ne me permets pas de m'amuser, de faire l'amour. Sans me permettre rien, tu veux tout te permettre : reproches, espionnage, plaintes, soupirs. A peine, dans ta colère, te retiens-tu de saisir la férule. Si je prends mes habits de pourpre, si je parfume mes cheveux : « Jamais, t'écries-tu, ton père n'avait fait ça! » Tu comptes, en fronçant les sourcils, les verres que je bois, comme si le tonneau était de ta cave. Assez ! Je ne peux souffrir un affranchi qui joue au Caton. Je suis un homme. Demande à ma maîtresse. [11,40] XL. — SUR LUPERCUS Lupercus aime la belle Glycère. Seul il la possède. Seul il lui commande. Comme il se plaignait piteusement de ne l'avoir pas besognée de tout un mois et qu'Elianus lui en demandait la raison : « Elle a mal aux dents », répondit-il. [11,41] XLI. — SUR AMYNTAS Tandis que le berger Amyntas est aux petits soins pour ses pourceaux, trop fier de leur renommée, de leur embonpoint, voilà que, cédant sous son poids, les branches de glands qu'il secouait tombent et lui-même suit sa récolte en pièces. Le père d'Amyntas défendit que l'arbre fatal survécût à cette mort cruelle et condamna au bûcher le bois criminel. Que la graisse, mon cher Lygdus, gonfle les truies de ton voisin Iolas. Laisse le faire. Fais moi le plaisir d'avoir seulement le compte exact de ton troupeau. [11,42] XLII. - CONTRE CÉCILIANUS Tu réclames des épigrammes vives et tu me proposes des sujets mort-nés. Comment veux-tu que je fasse, Cécilianus? Tu commandes du miel de 1'Hybla, du pur Hymette, et tu nourris l'abeille attique de miel corse. [11,43] XLIII. - CONTRE SA FEMME Tu me fais une scène terrible, ma femme, pour m'avoir surpris en flagrant délit avec un garçonnet et tu me rappelles que toi aussi tu as un derrière. Que de fois Junon n'a-t-elle pas dit la même chose à son polisson de Jupiter? Il n'en couchait pas moins avec son mignon Ganymède. Le héros de Tirynthe déposait son arc pour faire prendre la position à Hylas : crois-tu donc que Mégara n'eût pas de fesses? La fuite de Daphné torturait Phébus, mais l'enfant Laconien fit s'éteindre cette flamme. Quoique Briséis fût là, couchée, le dos sans cesse tourné, Achille s'approchait plutôt de l'ami Patrocle au corps lisse. Cesse donc de donner des noms masculins à tes affaires et dis toi bien que, par derrière comme par devant, tu n'es que l'épouse. [11,44] XLIV. -- A UN VIEILLARD QUI A PERDU SES ENFANTS ET SA FEMME Sans enfants, riche, né sous le consulat de Brutus, tu imagines avoir de vrais amis. Il y en a de vrais, et tu en avais, mais quand tu étais jeune et pauvre. Quant aux nouveaux, ce qu'ils chérissent en toi, c'est ta mort. [11,45] XLV. - CONTRE CANTHARUS Quand, sur la foi de l'écriteau, tu as franchi le seuil de la logette où t'ont aguiché le garçonnet ou la fille, tu ne te contentes pas de la porte, du rideau, de la serrure et tu exiges encore plus de secret. As-tu soupçon de la moindre fente, d'un trou à y passer une aiguille de toilette, tu le fais boucher. On n'est pas, Cantharus, d'une pudeur si délicate, si inquiète, quand on n'est qu'un pédéraste ou un trousseur. [11,46] XLVI. --- CONTRE MÉVIUS Ton membre, Mévius, ne se dresse plus qu'en rêve et ton jet ne dépasse plus tes pieds. Tes doigts se fatiguent à secouer cette loque. Nulle sollicitation ne peut réveiller et redresser sa tête mourante. Pourquoi donc harceler de ton impuissance les devants et les derrières? Adresse toi plus haut: c'est là que revit une verge décrépite. [11,47] XLVII. - CONTRE BLATTARA Pourquoi Blattara évite-t-il tous les bains où les femmes aiment à se réunir? Pour ne pas faire l'amour. Pourquoi ne se promène-t-il pas en se dandinant à l'ombre du portique de Pompée? Pourquoi ne se dirige-t-il pas vers la porte du temple d'Io? Pour ne pas faire l'amour. Pourquoi plonge-t-il dans l'eau froide son corps barbouillé de la pommade Spartiate? Pour ne pas faire l'amour. Pourquoi Blattara, qui évite tout contact normal avec le sexe, joue-t-il de la langue? Pour ne pas faire l'amour. [11,48] XLVIII. - SUR SILIUS ITALICUS Silius soigne le tombeau du grand Virgile. Il possède aussi la campagne de l'éloquent Cicéron. Virgile n'aurait pas choisi de meilleur gardien de sa tombe, ni Cicéron de meilleur possesseur de son domaine. [11,49] XLIX. - SUR SILIUS Il ne restait, pour honorer les cendres déjà presque abandonnées et le saint nom de Virgile, qu'un pauvre hère, un seul. Silius décida de se consacrer à cette ombre, et le grand poète a été réhabilité par un de ses pairs, par Silius. [11,50] L. -- CONTRE PHYLLIS Il n'est pas d'heure, Phyllis, où tu n'abuses de ma folie pour me dépouiller, tant est habile ton escroquerie ! Tantôt c'est ta soubrette friponne qui vient pleurer la perte d'un miroir, ou bien c'est une perle qui te tombe du doigt, une boucle de l'oreille. Tantôt ce sont des soies de contrebande, excellentes occasions ! Tantôt tu me présentes ta cassolette de parfums qui est à sec. Puis l'on me demande une amphore moisie de noir Falerne, pour faire expier tes insomnies à une sorcière bavarde. Puis, pour me faire acheter un loup de mer géant ou un mulet de deux livres, c'est une amie riche qui s'est invitée à dîner. Un peu de pudeur enfin, Phyllis, et de sincérité et de justice ! Je ne te refuse rien. Ne me refuse rien non plus. [11,51] LI. SUR TITIUS La colonne qui pend à Titius est aussi grande que celle qu'adorent les filles de Lampsaque. Sans témoin, sans fâcheux, il se baigne dans de vastes thermes à lui. Et pourtant dans son bain Titus est à l'étroit. [11,52] LII. A JULIUS CÉRÉALIS J'ai un joli dîner à t'offrir, Julius Céréalis. Si tu n'as pas de meilleure invitation, viens. Mon heure sera la tienne : la huitième. Nous nous baignerons ensemble. Tu sais combien je suis près des bains de Stéphanus. On te servira d'abord de la laitue, laxatif recommandé, et du poireau découpé en long. Aussitôt après, le thon et le cordyle plus gros que l'anchois, bien entendu garnis d'ceufs durs et de feuilles de rue. Il ne manquera pas d'autres oeufs, mollets, roulés dans la cendre, du fromage de Vélabre durci au feu et des olives du Picenum qui ont senti le froid. Voilà pour les hors-d'oeuvre. Tu veux connaître la suite du menu? Je mentirais volontiers pour t'allécher : poissons, coquillages, tétines de truie, volaille, oiseaux de marais, toutes choses que Stella n'a pas l'habitude de servir souvent sur sa table. Promesse encore plus belle : je ne te lirai rien ! C'est plutôt toi qui nous reliras d'un bout à l'autre la Guerre des Géants, ou tes Bucoliques, dignes de l'éternel Virgile. [11,53] LIII. - SUR CLAUDIA RUFINA Quoique née chez les Bretons aux yeux bleus, quel coeur de plébéienne latine a notre Claudia Rufina ! Quelle beauté ! quelle majesté! Les matrones d'Italie peuvent la prendre pour une Romaine, celles de l'Attique pour une Athénienne. Dieux bons qui lui avez permis de donner des enfants à son digne époux et d'espérer gendres et brus, faites la jouir toujours de son seul époux et de ses trois enfants. [11,54] LIV. - CONTRE ZOILE Ce parfum, cette cannelle, cette myrrhe qui sent la mort, cet encens à moitié brûlé sur le bûcher, ce cinname que tu as raflé sur un lit funèbre, veux-tu bien, malhonnête, le vider de tes poches ! Ce sont tes pieds qui ont appris le mal à tes mains effrontées. Je ne m'étonne pas que de fugitif tu sois devenu voleur. [11,55] LV. - A URBICUS, AU SUJET DE LUPUS Mon cher Urbicus, quand Lupus t'exhorte à devenir père, n'en crois rien : il n'est rien qu'il souhaite moins. Paraître vouloir ce qu'on ne veut pas, c'est le grand art de séduire. Il souhaite que tu ne fasses pas ce qu'il te demande de faire. Que seulement Cosconia, ta femme, se dise enceinte, Lupus deviendra aussitôt plus pâle qu'une femme en couches. Cependant, si tu veux avoir l'air de suivre le conseil d'un ami, arrange-toi, en mourant, pour qu'il croie que tu es devenu père. [11,56] LVl. ---- CONTRE CHÉRÉMON Par ton éloge outré de la mort, stoïque Chérémon, tu veux me faire admirer, priser bien haut ta grandeur d'âme. Cette philosophie, tu la dois à ta cruche à l'anse brisée, à ton triste foyer sans feu, à ta natte, à tes punaises, au 5 grabat nu qui te sert de lit, à ta toge étriquée, la même pour le jour et la nuit. O grand homme, toi qui peux te passer de la lie d'un vin rouge aigri, de paille et de pain noir, aie donc des matelas gonflés de laine belge, pour garantir ton lit une couverture de pourpre, pour coucher avec toi un enfant dont les lèvres de rose excitent les convives quand il leur verse le Cécube. Alors, oui, tu désireras vivre trois fois l'âge de Nestor et tu ne voudras rien perdre de cette douce lumière ! Dans le dénûment il est facile de mépriser la vie. Le vrai courage est de savoir être pauvre. [11,57] LVII. - A SÉVÉRUS Tu t'étonnes que j'envoie des vers « au savant Sévérus »? Tu t'étonnes, savant Sévérus, que je t'invite à dîner? Jupiter se repaît d'ambroisie et vit de nectar. Pourtant nous offrons à Jupiter des entrailles sanglantes et du vin pur. Si, comblé déjà de tous les dons des dieux, tu ne veux plus de ce que tu as, qu'accepteras-tu donc? [11,58] LVIII. - CONTRE TÉLESPHORE Quand tu vois que je te désire, Télesphore, quand tu me sens tendu, tu deviens exigeant et tu penses que je ne saurais rien te refuser. Et si, par serment, je ne dis pas : « C'est entendu, tu l'auras », tu retires ces fesses qui te donneront sur moi tant de prise. Si l'esclave qui me rase me demandait, quand le rasoir est sur la gorge, sa liberté ou une fortune, je la lui promettrais, car, dans un pareil moment, ce n'est pas le barbier qui demande, c'est le voleur : la peur est chose impérieuse. Mais que le rasoir rentre à l'abri dans son étui, je romps bras et jambes au barbier. A toi je ne ferai rien, mais une fois ma main lavée, c'est à ta bouche, petit grippe-sou, que mon membre fera appel. [11,59] LIX. - SUR CHARINUS Charinus porte six bagues à chaque doigt. Il ne les quitte ni la nuit ni au bain. Le pourquoi, tu le demandes? Il n'a pas d'écrin. [11,60] LX. -- SUR CHIONÉ ET PHLOGIS La plus propre à l'amour, de Chioné ou de Phlogis? Tu le demandes? Chioné est plus belle, mais Phlogis a un volcan, un volcan qui rendrait la raideur à la chiffe de Priam et la jeunesse au vieux Nestor, un volcan que chacun voudrait voir à sa maîtresse, que Criton pourrait éteindre, mais non Hygie. Chioné, au contraire, n'a pas de coeur à l'ouvrage, ne vous aide pas de la voix. Vous la croiriez absente ou de marbre. Dieux, si pareil miracle vous est possible et que vous vouliez m'accorder une faveur si précieuse, donnez, je vous prie, à Phlogis le corps de Chioné, et à Chioné le volcan de Phlogis. [11,61] LXI. - SUR MANNÉIUS Mari par la langue, adultère par la bouche, plus dégoûtant que les courtisanes des remparts, effroi des sales maquerelles de Suburre, qui, dès qu'elles le voient de leur fenêtre, cachent les nudités de leur lupanar, Mannéius qui aime mieux embrasser le milieu que le haut, qui naguère, sondant jusqu'au fond un vagin, disait à coup sûr, en connaissance de cause, si la femme avait dans le ventre un garçon ou une fille, Mannéius (soyez contentes, vulves, vous voilà quittes!) ne peut plus raidir sa langue libertine. Car, en la fichant tout entière dans un vagin gonflé, où il entendait les vagissements de l'enfant, il l'a ramenée, nouée en partie par un mal honteux. Maintenant il ne peut plus être pur ou impur. [11,62] LXII. SUR LESBIE Lesbie jure qu'on ne l'a jamais possédée gratis. C'est vrai : quand elle veut être possédée, elle paie toujours. [11,63] LXIII. — CONTRE PHILOMUSUS Tu ne me quittes pas des yeux quand je me baigne, Philomusus, et tu me demandes, après cela, pourquoi j'ai autour de moi une troupe de jeunes esclaves à la peau fine. Je répondrai simplement à ta question : ils aguichent les curieux. [11,64] LXIV. -- CONTRE FAUSTUS Je ne sais, Faustus, ce que tu écris à tant de filles. Ce que je sais bien, c'est qu'aucune d'elles ne t'écrit. [11,65] LXV. CONTRE JUSTINUS Six cents invités dînent chez toi, Justinus, pour fêter ton anniversaire. Parmi eux d'ordinaire (je m'en souviens) je n'étais pas le dernier. Pourtant ma place n'était enviée de personne. Mais demain tu me feras les honneurs de ta table. Aujourd'hui tu es né pour six cents personnes. Demain tu le seras pour moi seul. [11,66] LXVI. — CONTRE VACERRA Délateur, calomniateur, pipeur, entremetteur, suceur, maître de gladiateurs, tu es tout cela. Comment se fait-il, Vacerra, que tu n'aies pas le sou? [11,67] LXVII - CONTRE MARON. Tu ne veux rien me donner de ton vivant. Tu dis que tu me donneras après ta mort. Si tu n'es pas un sot, Maron, tu sais bien ce que je souhaite. [11,68] LXVIII. -- A MATHON Tu demandes peu aux grands. Et pourtant les grands te le refusent. Pour avoir moins à rougir, Mathon, demande beaucoup. [11,69] LXIX. - ÉPITAPHE DE LA CHIENNE LYDIA Dressée pour la chasse par les maîtres des jeux, terrible en forêt, caressante à la maison, on m'appelait Lydia. Fidèle à Dexter, mon maître, qui m'eût préférée à la chienne d'Erigone et à ce chien crétois compagnon de Céphale, que l'on mit une fois mort au rang des astres à côté de la déesse messagère du jour, ce n'est pas le temps ni une vieillesse inutile qui m'ont consumée, ainsi qu'il arriva au chien du roi d'Ithaque. J'ai péri sous la dent foudroyante d'un sanglier écumant, pareil à ceux de Calydon ou d'Erymanthe. Et je ne me plains pas, quoique si vite ravie vers les ombres infernales : je ne pouvais mourir d'une plus noble mort. [11,70] LXX. CONTRE TUCCA Peux-tu vendre, Tucca, ces garçonnets que tu as achetés cent mille sesterces? Eux qui furent tes maîtres, peux-tu les vendre, Tucca, malgré leurs larmes? Leurs caresses, ni leurs paroles, ni leurs plaintes toutes simples, ni leurs cous blessés par tes morsures ne t'émeuvent-ils donc? Ah ! vilaine action ! On soulève leur tunique. Voilà au grand jour leur devant, leur derrière. On inspecte leur membre que ta main a façonné. Si tu aimes tant l'argent comptant, vends ton argenterie, tes meubles, tes vases à parfums, tes maisons de campagne et de ville. Vends tes vieux esclaves, vends les champs paternels. Vends tout, malheureux, plutôt que de vendre ces garçonnets. C'était du luxe que de les acheter (qui en doute ou le nie?). Mais c'en est un bien plus grand que de les vendre. [11,71] LXXI. - SUR LÉDA Léda déclare à son vieux mari qu'elle est hystérique et se plaint qu'elle ait besoin de faire l'amour. Elle pleure, elle gémit et déclare refuser une guérison qui coûte si cher : mieux vaut mourir, jure-t-elle. Son mari la supplie de vivre, de ne pas renoncer à ses années en fleurs. Ce qu'il ne peut plus lui faire, il permet qu'on le lui fasse. Aussitôt entrent les médecins et les matrones sortent. Et la voilà les jambes en l'air! O le fâcheux remède ! [11,72] LXXII. SUR NATA Nata appelle mignon le membre de son amant, auprès duquel Priape n'est qu'un eunuque. [11,73] LXXIII. -- CONTRE LYGDUS Tu me promets toujours, Lygdus, de venir à mes rendez-vous. Tu fixes toi-même l'heure, le lieu. Quand j'ai bien attendu sur le lit dans une longue et vaine excitation, à défaut de toi ma main gauche souvent vient à mon aide et te remplace. Aussi, pourquoi prier un homme qui a de telles manières? Va, trompeur, va, ingrat Lygdus, porter l'ombrelle de ta maîtresse borgne. [11,74] LXXIV. SUR BACCARA Le grec Baccara se fait soigner la verge par un médecin son rival. Baccara deviendra eunuque. [11,75] LXXV. - CONTRE CÉLIA Quand ton esclave se baigne avec toi, Célia, il est bouclé. Pourquoi, je te prie? il n'est ni chanteur, ni flûtiste? C'est, je suppose, pour ne pas voir son membre? Alors pourquoi te baigner avec tout le monde? Sommes-nous tous pour toi des eunuques? Si donc, Célia, tu ne veux passer pour jalouse de ton esclave, déboucle-le. [11,76] LXXVI. — A PÉTUS Tu me fixes ton prix, Pétus, à dix sesterces, parce que Buccon t'en a fait perdre deux cents. Ne me punis pas, je t'en prie, d'une faute qui n'est pas la mienne. Si tu peux perdre deux cents sesterces, perds en dix. [11,77] LXXVII. - CONTRE VACERRA Vacerra passe toutes ses heures au cabinet, tout le jour assis sur le siège. Il ne fait pas le vide. Il se prépare plutôt à faire le plein. [11,78] LXXVIII. - A VICTOR, FIANCÉ Jouis, Victor, jouis des embrassements d'une femme et que ton membre apprenne son nouveau métier. Déjà on apprête le voile couleur de feu de la mariée, on prépare la vierge. Bientôt, nouvelle épousée, elle coupera les cheveux de tes jeunes esclaves. Une fois seulement, dans sa peur d'être blessée par le premier trait de l'impatient époux, elle se laissera prendre par derrière. Mais la nourrice et la mère te défendront de recommencer et te diront : « C'est ta femme, non ton jeune esclave. » Ah ! que de suées, que de fatigues à subir pour toi, si la vulve t'est chose étrangère ! Confie toi, novice, à une professionnelle de Suburra. Elle fera de toi un homme, une vierge est un mauvais professeur. [11,79] LXXIX. - A PÉTUS Parce que je ne suis arrivé qu'à la dixième heure à la borne du premier mille, me voici accusé par toi de lenteur, de paresse. La faute n'en est ni à la route ni à moi, mais à toi, à toi, Pétus, qui m'as envoyé des mules, les tiennes. [11,80] LXXX. - SUR BAIES Baïes, rivage d'or de l'heureuse Vénus, Baïes, don charmant d'une splendide nature, quand même je la louerais en mille vers, cette Baïes, même alors, mon cher Flaccus, je ne louerais pas assez dignement. Mais, Flaccus, je préfère Martial à Baïes. Désirer l'un et l'autre à la fois est un voeu indiscret. Si pourtant la faveur des dieux te l'accordait, quelle joie d'avoir à la fois Martial et Baïes ! [11,81] LXXXI. - SUR UN EUNUQUE ET UN VIEILLARD Un vieillard et Didyme l'eunuque travaillent ensemble Églé. Étendue entre eux au milieu du lit, la fille reste à sec. L'un a trop peu de forces, l'autre trop d'années. Ainsi désirs, efforts sont, pour tous deux, vains. Suppliante, elle te demande, Vénus, pour elle et pour ces deux malheureux, que tu rendes à l'un sa jeunesse, à l'autre sa virilité. [11,82] LXXXII. — SUR PHILOSTRATE De Sinuesse, la ville d'eaux, où il avait soupé, la nuit chassait Philostrate vers son garni. Il faillit subir le cruel destin d'Elpénor, dégringolant, tête première, toute une longue cascade d'escaliers. Il n'aurait pas, Nymphes, passé si près de la mort, s'il s'était contenté de boire de vos eaux. [11,83] LXXXIII. A SOSIBIANUS Personne ne loge gratis chez toi, s'il n'est riche et sans enfants. Personne, Sosibianus, ne loue sa maison plus cher que toi. [11,84] LXXXIV. - SUR LE BARBIER ANTIOCHUS Que celui qui ne désire pas encore descendre aux eaux du Styx, fuie, s'il est sage, le barbier Antiochus. Plus terribles sont ses rasoirs que les couteaux dont les prêtres de Cybèle déchirent leurs membres blancs, quand leur troupe possédée se démène au son du tambour. Plus douce est la main experte d'Alcon quand il opère d'une hernie ou réduit une fracture. Qu'Antiochus rase donc des cyniques sans le sou et des mentons stoïciens, qu'il tonde la crinière poudreuse des chevaux. Mais s'il rasait Prométhée sur son roc de Scythie, le malheureux réclamerait l'oiseau dévorant qui met à nu son flanc. Penthée fuirait vers sa mère, Orphée chez les Ménades, s'ils entendaient seulement chanter le barbare outil d'Antiochus. Toutes ces cicatrices que vous comptez sur mon menton, aussi nombreuses que celles qui marquent le front d'un vieux boxeur, ne sont pas dues aux ongles d'une pénible épouse au cours d'une scène de ménage, mais au rasoir d'Antiochus, à sa main criminelle. Seul de tous les animaux, le bouc a raison. Il porte sa barbe, pour ne pas subir Antiochus. [11,85] LXXXV. - CONTRE ZOILE Une mauvaise étoile a, tout à coup, paralysé ta langue, Zoïle, tandis que tu lui faisais jouer le rôle de ton membre. Il va donc, Zoïle, reprendre ses fonctions. [11,86] LXXXVI. -- CONTRE PARTHÉNOPÉE Pour adoucir ta gorge que déchire rudement une toux opiniâtre, ton médecin, Parthénopée, te prescrit le miel, le lait d'amande, les bonbons fondants et tout ce qui calme les enfants en colère. Et pourtant tu ne cesses de tousser jour et nuit. Ce n'est plus de la toux, Parthénopée, c'est de la gourmandise. [11,87] LXXXVII. A CHARIDÉMUS Autrefois tu étais riche. Alors tu étais pédéraste et tu ne connus aucune femme. Aujourd'hui tu cours après les vieilles. Contrainte de la pauvreté ! Elle te fait redevenir, Charidémus, un amoureux normal. [11,88] LXXXVIII. SUR CHARISIANUS Charisianus déclare, mon cher Lupus, que, depuis quelques jours, il ne peut plus prêter son derrière. Ses camarades lui en demandent la raison : « J'ai la diarrhée » dit-il. [11,89] LXXXIX. A POLLA Pourquoi m'envoies-tu, Polla, des couronnes auxquelles tu n'as pas touché? J'aimerais mieux avoir en main les roses fanées par toi. [11,90] XC. - CONTRE CHRESTILLUS Tu n'aimes pas les vers qui courent dans un sentier facile, mais ceux qui trébuchent sur un sol raboteux, rocailleux. A un vers d'Homère, tu préfères ceci : « Luceilei columella heic si tu'Metrophan'est ». Tu te pâmes en lisant « terrai frugiferai » et à tout ce que vomissent Accius et Pacuvius. Tu veux, Chrestillus, que j'imite ces anciens poètes, tes préférés? Que je meure, si tu goûtes la saveur du mot "mentula" ! [11,91] XCI. - - ÉPITAPHE DE CANACÉ Ci-git Canacé l'Eolienne, fillette dont le septième hiver fut le dernier. O crime ! O forfait ! Passant, pourquoi te hâter de pleurer? Il ne s'agit pas ici de gémir sur la brièveté de la vie. La façon dont elle est morte est plus triste que sa mort même. L'horrible lèpre a détruit son visage et s'est fixée dans sa bouche. Le mal cruel s'est nourri des baisers mêmes et le noir bûcher n'a pas eu les lèvres entières. Si les destins étaient si pressés de fondre sur elle, ils auraient dû prendre un autre chemin. Mais la mort s'est hâtée de barrer la route à cette voix charmante, pour que sa langue ne pût fléchir les sévères déesses. [11,92] XCII. CONTRE ZOILE Il ment, Zoïle, celui qui t'appelle vicieux. Tu n'es pas un vicieux, Zoïle, tu es le vice. [11,93] XCIII. - - SUR THÉODORE Le feu a détruit les Pénates inspirés du poète Théodore. Et les Muses et Phébus y ont consenti ! O crime ! O immense forfait ! O dieux coupables ! La maison a brûlé, et non le maître ! [11,94] XCIV. -- CONTRE UN RIVAL CIRCONCIS Verdis de jalousie, rabaisse en tous lieux mes livres, je te pardonne. Poète circoncis, tu as raison. Je me soucie peu que, tout en épluchant mes vers, tu les plagies : ici encore, poète circoncis, tu as raison. Ce qui me torture, c'est que toi, vrai natif de Solyme, poète circoncis, tu caresses le derrière de mon jeune esclave. Voilà que tu nies et que tu me jures par le temple de Jupiter tonnant. Je ne te crois pas : circoncis, jure par Anchialus. [11,95] XCV. -- A FLACCUS Chaque fois que tu t'abandonnes aux baisers des suceurs, je crois voir ta tête, Flaccus, plonger dans une baignoire. [11,96] XCVI. — A UN GERMAIN C'est la source de Mars, non le Rhin, qui bondit ici, Germain. Pourquoi donc y monter la garde et écarter cet enfant du courant de cette eau abondante? L'eau des vainqueurs ne doit pas, Barbare, apaiser la soif d'un captif, au détriment d'un citoyen. [11,97] XCVII. — CONTRE THÉLÉSILLA Je peux le faire quatre fois en une nuit. Mais que je meure, si, en quatre ans, je peux le faire une seule fois avec toi. [11,98] XCVIII. — A BASSUS Il n'y a pas moyen, Bassus, d'échapper aux baisoteurs. Ils vous pressent, vous arrêtent, s'attachent à vous, se dressent sur votre passage, ici, là, ailleurs, partout. Pas d'ulcère malin, de pustule luisante, de mentagre, de dartres immondes, de lèvre barbouillée de grasse pommade, de roupie gelée au bout du nez, qui vous en protègent. Ils vous baisent quand vous avez chaud, quand vous avez froid, quand vous vous réservez pour le baiser conjugal. Point de salut dans le capuchon qui te couvre la tête, dans les peaux et rideaux qui abritent ta litière, dans ton soin à t'y enfermer : rien à faire, le baisoteur passe à travers toutes les fentes. Sois même consul, tribun, aie les faisceaux cruels, aie le licteur pour t'annoncer et brandir ses verges. Le baisoteur ne s'écartera pas. Siège sur le tribunal et, de ta chaise curule, rends aux foules la justice, le baisoteur grimpera aux deux. Aie la fièvre, il te baisera. Pleure, il te baisera. Baille, nage, il te donnera un baiser. Il t'en donnera un si tu es sur le vase. Un seul remède à ce mal : fais-toi un ami que tu sois décidé à ne pas baiser. [11,99] XCIX. - CONTRE LESBIE Toutes les fois que tu te lèves de ta chaise (je l'ai souvent remarqué) tes jupes, malheureuse Lesbie, t'entrent dans le derrière. Tu fais effort pour les en arracher, à droite, à gauche. Tu n'en viens à bout qu'après larmes, gémissements, tant elles sont serrées entre les deux Symplegades de ton derrière, tant elles pénètrent chez ces Myniennes, dans ces fesses-Cyanées. Veux-tu un remède à ce fâcheux inconvénient? Écoute-moi bien : il ne faut, Lesbie, ni te lever, ni t'asseoir. [11,100] C. - A FLACCUS Je ne veux pas, Flaccus, d'une maîtresse en fil de fer, qui se fasse des bracelets de mes bagues, dont les fesses décharnées soient un râteau, le genou un poinçon, l'échine une scie et le derrière un épieu. Mais je ne veux pas non plus d'une maîtresse de mille livres. J'aime la chair, non la graisse. [11,101] CI. - A FLACCUS Quoi ! Tu as pu voir, Flaccus, cette imperceptible Thaïs? Tu peux donc voir, m'est avis, Flaccus, le néant. [11,102] CII. - CONTRE LYDIE Il ne m'a pas trompé, Lydie, celui qui m'a dit que tu n'avais pas une belle figure, mais un beau corps. C'est vrai, à condition que tu te taises et que tu restes étendue, à table, muette comme une figure de cire et comme un portrait. Mais toutes les fois que tu parles, Lydie, c'en est fait de ta carnation. Il n'est personne à qui sa langue nuise plus qu'à toi. Prends garde que l'édile ne t'entende et ne te voie ! Une statue qui se met à parler est un prodige ! [11,103] CIII. — A SOPHRONIUS Il y a tant de candeur, Sophronius, dans ton âme et sur ta figure, que je m'étonne que tu aies pu devenir père. [11,104] CIV. — CONTRE SA FEMME Fiche le camp, ma femme, ou vis à ma mode ! Je ne suis ni un Curius, ni un Numa, ni un Tatius. Passer des nuits à vider gaiement des coupes, voilà mon plaisir. Boire de l'eau et te lever vite de table, voilà le tien. Tu aimes les ténèbres. Moi, il me plaît de folâtrer sous l'oeil de la lampe et de faire l'amour au grand jour. Toi, tu te caches sous des fichus, des tuniques, d'épaisses robes. Pour moi, femme couchée n'est jamais assez nue. Je me complais à ces baisers, caressants comme ceux des tourterelles. Tu me donnes les tiens comme à ta grand'mère, chaque matin. Tu juges indigne de toi d'aider mon travail de tes mouvements, de ta voix, de tes doigts. On dirait que tu prépares l'encens et le vin du sacrifice. Quand Andromaque chevauchait Hector, les esclaves Phrygiens, derrière la porte, jouissaient, solitaires, et même pendant qu'Ulysse ronflait, la chaste Pénélope avait toujours la main à l'endroit sensible. Tu me refuses ton derrière. Cornélie donnait le sien à Gracchus, Julie à Pompée, Porcia à toi, Brutus. Avant que Ganymède devînt le doux échanson de Jupiter, Junon lui en tenait lieu. Si le sérieux t'agrée, sois une Lucrèce tout le long du jour. Mais la nuit, je veux une Laïs. [11,105] CV. -- A GARRICUS Tu m'envoyais une livre d'argent, Garricus. Aujourd'hui ce n'est plus qu'un quart. Paie m'en au moins une demie, Garricus. [11,106] CVI. --- A ALBIUS MAXIMUS Si tu as une heure à toi, Albius Maximus, lis seulement ceci. Tu es occupé, je sais, et tu n'aimes pas trop le travail. Quoi ! Tu passes même ces quatre vers? Tu as raison. [11,107] CVII. — A SEPTICIANUS Tu me rends mon manuscrit, Septicianus, comme si tu l'avais déroulé et lu jusqu'au bout. Tu as tout lu, je le crois, je le sais, je m'en réjouis, c'est la vérité. C'est de la même façon que moi j'ai lu jusqu'au bout tes cinq livres. [11,108] CVIII. - AU LECTEUR Quoique tu puisses être rassasié, ami lecteur, d'un livre si long, tu me demandes encore quelques distiques. Mais Lupus l'usurier réclame ses intérêts et mes esclaves leurs gages. Paie, lecteur. Tu ne dis rien? Tu fais la sourde oreille? Bonsoir !