[2,16] CHAPITRE XVI. Réponse à l'autre objection, celle tirée des innocents. Il est montré que tous ont mérité leur châtiment, parce que tous sont en faute, qui plus, qui moins, et que l'homme n'a aucun moyen de le discerner clairement : que Dieu est le seul qui voie nettement les fautes et, par suite, qui punisse très justement. Mais, me dis-tu, quelques peuples sont punis qui ne sont pas coupables et ne l'ont pas mérité : n'est-ce pas là ta seconde plainte que j'appellerai plutôt une calomnie? Imprudent jeune homme, comment oses-tu parler ainsi ? Des innocents sont-ils punis ? Ou donc, parmi toutes les nations, as-tu découvert une nation qui fût sans torts ? C'est de la témérité et presque de l'outrecuidance de penser ainsi d'un homme en particulier : et tu n'hésites pas à décider que des peuples et des nations entières sont sans péché! Vanité! Tous, nous péchons, tous, nous avons péché, je le sais; nés dans la souillure, nous vivons dans la souillure : et, pour employer la plaisanterie du Satirique, il y a longtemps que les arsenaux du ciel seraient épuisés, si la foudre avait toujours été lancée sur tous ceux qui l'ont mérité. Crois-tu qu'il en soit de nous comme des poissons qui, bien que nés et. vivant dans le sel, ne sont pas salés, et qu'il y ait des hommes qui, plongés dans cette lie du monde, soient cependant sans tache ? Or, si, tous, nous sommes en faute, ou sont ces peuples innocents ? Car le châtiment est toujours très justement le compagnon de la faute. Mais, dis-tu, il y a là une inégalité qui me choque : je vois opprimés ceux qui ont commis les délits les moins graves, tandis que ceux qui ont commis les plus graves règnent et fleurissent. Comment ! cela est arrivé ! Tu vas, je pense, arracher la balance des mains de la Justice céleste, et tu la tiendras toi-même avec ton sentiment et avec tes poids : car quelle autre tendance peut avoir cette estimation des crimes proportionnés ou disproportionnés au châtiment, que tu assumes avant Dieu ? Ici, I.ipse, tu dois songer à deux choses. En premier lieu, l'homme ne peut, ne doit pas juger la criminalité des autres. Comment le ferait-il ? Toi, mortel chétif, comment apprécierais-tu équitablement les manquements qui échappent à ta connaissance ? comment discernerais-tu légitimement ce que tu ne vois pas? tu m'accorderas facilement sans doute que c'est l'âme qui pèche : le corps et les sens ne sont que ses instruments; en elle est toute l'importance ou la gravité du crime. Cela est si vrai que tu décides que celui qui pèche malgré lui ne pèche pas. S'il en est ainsi, dis-moi, je te prie, comment tu verras le péché, quand tu n'en peux voir ni le berceau, ni le siège. Il est bien clair que tu ne peux voir l'âme des autres, puisque tu ne peux voir même la tienne. C'est donc une grande vanité, une impardonnable témérité à toi de revendiquer la censure et l'appréciation de choses que tu ne vois, ni ne peux voir, que tu ne connais ni ne peux connaitre. En second lieu, la chose est absolument combinée en sorte qu'il ne s'y trouve ni rien de mal, ni rien d'injuste. Il n'y a rien de mal, car c'est pour leur bien que quelques-uns sont châtiés tout de suite et dès leurs premières fautes. C'est un effet de l'amour de Dieu : le retard ici est toujours et justement suspect, parce qu'il est compensé par une aggravation de peine. Il n'y a rien d'injuste, parce que tous, comme je l'ai dit, nous avons mérité le châtiment ; et jamais il ne s'est trouvé personne, même parmi les meilleurs, qui fût assez pur pour n'avoir pas quelque tache à purger dans cette eau forte des calamités. C'est pourquoi, jeune homme, je t'engage à abandonner ce procès de l'estimation des fautes, procès inextricable pour toi, juge terrestre et subalterne : laisse faire à Dieu : du haut de son tribunal suprême, il en connaitra avec plus d'équité et de compétence. Il est le seul qui puisse peser les mérites et les démérites ; le seul qui, malgré le fard ou la céruse qui les déguise, voie le vice et la vertu sous leurs traits véritables. Qui lui en imposera, à lui qui scrute aussi bien le dedans que le dehors ? qui voit l'âme comme le corps? qui connaît les langues et les coeurs? pour qui, en un mot, tout est ouvert et manifeste? Il voit, dans une pleine lumière, et les faits, et leurs causes, et leurs progrès. Thalès, à qui l'on demandait autrefois, "si l'on pourrait tromper les Dieux en agissant injustement", répondit avec vérité, "pas même par la pensée". Nous, au contraire, nous sommes là dans un brouillard, nous qui, non seulement, ne distinguons pas les crimes cachés sous l'habit ou dans le cœur, mais qui les connaissons à peine quand ils sont découverts et mis au jour : car nous ne voyons pas la faute elle-même, et sa violence, mais seulement quelques vestiges extérieurs de la faute commise et accomplie. Souvent, ceux qui nous paraissent les meilleurs sont les pires pour Dieu, et ceux que nous réprouvons sont ses élus. Donc, si tu es sage, tu fermeras la bouche et les yeux sur la question du mérite et du démérite : des causes si obscures ne se jugent pas bien en dehors de l'audience. [2,17] CHAPITRE XVII. Troisième objection, des peines reportées sur d'autres. Il est montré par des exemples que cela se fait même parmi les hommes. Quelle est pour Dieu la cause de ce transfert, et plusieurs petites choses d'une subtilité assez curieuse. Maintenant, passons à ce troisième brouillard qui te cache encore la Justice, la question des substitués. On dit : il est peu juste que Dieu reporte le châtiment des uns sur les autres, et c'est mal à propos que les descendants sont punis pour les fautes de leurs ancêtres. Voyons donc. Cela est-il en effet ou nouveau ou surprenant? Moi, ce qui m'étonne c'est l'étonnement de ces badauds qui, tous les jours, font précisément la même chose sur cette terre. Dis-moi, mon ami, les bénéfices que le Prince a accordés aux ancêtres, en récompense de leur valeur, ne se transmettent-ils pas à leur postérité ? Sans doute, ils se transmettent; et il en est de même des confiscations et des peines pécuniaires qui leur ont été imposées pour crime. Voilà, par exemple, l'accusation de haute trahison ou de lèse-Majesté où, manifestement, sont punis d'autres que ceux qui ont péché; et la cruauté humaine a été si loin que l'on a édicté des lois condamnant les enfants innocents à une pauvreté éternelle, "afin que la mort leur paraisse un bienfait et la vie un supplice"! Quelle malignité ont donc vos esprits, que vous voulez bien permettre à un roi ou à un souverain ce que vous ne voulez pas permettre à Dieu, lequel cependant, si vous y faites attention, a une cause un peu plus juste pour cette sévérité? Car tous, en un seul, nous avons péché, tous, nous avons été rebelles à ce grand Roi ; et, par les drageons des générations successives, la tache originelle s'étend aux infortunés qui naissent. Ainsi, en face de Dieu, il y a une certaine solidarité, une chaine de crimes ; par exemple, ce n'est ni ton père, ni le mien qui ont commencé à pécher, ce sont les pères des pères. Qu'y a-t-il donc d'étonnant s'il punit, dans la postérité, non proprement les fautes diverses qu'elle commet, mais celles dont elle est solidaire par une sorte de communion d'origine, jamais interrompue ? Mais, pour omettre ces choses sublimes et passer avec toi a un ordre plus vulgaire de raisons, sache que Dieu réunit ce que notre faiblesse et notre ignorance séparent; que les familles, les villes et les royaumes sont pour lui, non quelque chose de varié et de confus, mais un seul corps, une seule nature. Cette famille des Scipions ou celle des Césars, pour lui ce n'est qu'un; la ville de Rome ou celle d'Athènes dans tonte leur existence, ce n'est qu'un ; un aussi, tout l'Empire Romain. Et avec raison. Il y a en effet un lien, une société de lois et de droit qui relie tous ces grands corps, et qui constitue, même entre ceux qui sont séparés par les âges, une certaine communauté de récompenses et de punitions. Ainsi les Scipions ont-ils été bons autrefois ? auprès du juge céleste que cela profite aussi à leurs descendants. Ont-ils été méchants ? que cela nuise. Les Belges, il y a des années, ont-ils été dissolus, avares, impies? nous serons punis, nous, parce que, dans toute punition externe, Dieu ne considère pas seulement le présent, il tient compte du passé, et il pèse équitablement dans la balance de sa justice le poids de ces deux temps. J'ai dit dans toute punition externe, et je voudrais que tu en prisses note : car ce ne sont pas les fautes elles-mêmes qui sont transmises, et il ne se fait pas de confusion dans la culpabilité : loin de là : il ne s'agit que des peines qui, comme des corrections, sont autour de nous, non en nous; qui concernent proprement le corps et les richesses, non l'âme intérieure. Or qu'y a-t-il là d'injuste? Nous voulons hériter des avantages et des récompenses que nos anciens ont pu mériter : à quel titre refuserions-nous les charges et les peines? "Romain, tu paies, sans l'avoir mérité, les crimes de tes aieux", dit le poète romain, {Horace, Odes, III, 6, 1} et cela serait vrai s'il n'ajoutait sans l'avoir mérité, car ils l'avaient mérité dans la personne de leurs ancêtres. Le poète a pu voir l'effet ; il ne s'est pas élevé jusqu'à la cause. De même qu'à l'égard d'un seul et même homme, nous trouvons juste de punir dans sa vieillesse le crime qu'il a commis dans sa jeunesse, ainsi Dieu punit les vieux péchés dans les royaumes et les empires, parce qu'en raison de la communauté externe, ceux-ci ne font pour Dieu qu'un seul et même ensemble. Tous ces intervalles de temps ne nous séparent pas devant Celui dont l'intelligence infinie embrasse l'éternité tout entière. Ces loups de Mars auront-ils impunément détruit autrefois tant de villes, brisé tant de sceptres? Auront-ils commis tant de carnages, versé tant de flots de sang, sans perdre une goutte du leur? C'est alors que j'avouerais enfin qu'il n'existe pas de Dieu vengeur " qui entend et qui voit tout ce que nous faisons. Mais il n'en est pas ainsi. Il est nécessaire que, quelquefois, des peines retardées, quoique non tardives, tombent sur la postérité. Et, non seulement, aux yeux de Dieu, les temps, mais les parties mêmes sont réunies. Voici ce que je veux dire : l'homme, dans le vol, la lubricité ou la gourmandise, pèche par de certaines parties de sont corps, et c'est le corps entier qui est puni : de même, dans cette association d'une communauté particulière, le crime de quelques-uns retombe souvent sur tous, principalement si ceux qui pèchent sont considérés comme des membres plus importants, tels que los Rois, les Princes, les Magistrats. C'est avec beaucoup de vérité et la plus grande profondeur de sagesse qu'Hésiode a dit : "pour le crime d'un seul, la ville entière paie un poids égal de peines; si quelqu'un commet un sacrilège ou une injustice, Jupiter à cause de cela envoie du haut du ciel les calamités, la Peste ou la Famine". {Hésiode, Les travaux et les jours, v. 240-243} Toute la flotte des Grecs périt "pour le crime d'un seul, pour les fureurs cl'Ajax d'Oilée"; {Virgile, L'Énéide, I, 41} ainsi, dans la Judée, soixante-dix mille hommes sont enlevés par la peste, pour punir la fantaisie illégitime du Roi (David). De temps autre, c'est le contraire qui arrive : ou tous ont péché, Dieu en choisit un ou quelques-uns comme victimes expiatoires pour tout le peuple. Si dans cela il semble s'éloigner un peu du droit rigide de la proportionnalité, de cette apparente iniquité elle-même naît une équité nouvelle. La justice est d'autant plus clémente pour le grand nombre qu'elle est plus sévère pour quelques-uns. Ne vois-tu pas souvent le maître d'école frapper de sa férule un seul membre de son troupeau turbulent ? le général ne punit-il pas son armée débandée en décimant quelques soldats? L'un et l'autre agissent on cela par une prudence salutaire, ponr que la punition de quelques-uns effraie et corrige tous les autres. J'ai vu souvent des médecins ouvrir la veine du pied ou du bras quand le corps entier était souffrant : que sais-je, s'il n'en est, pas de même ici ? Ces mystères sont des mystères, Lipse : si nous sommes sages, nous ne toucherons pas de plus près à ce feu sacré dont, nous autres hommes, nous pouvons bien apercevoir quelques étincelles et quelques éclats, mais que nous ne pouvons voir lui-même. Comme ceux qui fixent avec trop de persistance les yeux sur le soleil, les perdent, ainsi finissent par perdre toute lumière de l'intelligence ceux qui arrêtent trop longtemps leur intelligence sur cette lumière. Crois-moi donc; abstenons-nous de cette recherche indiscrète et pleine de périls. Tenons seulement pour constant que les fautes ne peuvent pas, ne doivent pas être pesées humainement; que Dieu a une autre balance, un autre tribunal, et que, quels que soient ses jugements, nous devons non les incriminer, nais les subir et les redouter. Je termine en t'opposant une sentence de saint Augustin qui résume toute cette matière, et avec laquelle je ferme la bouche à tous les opposants : "beaucoup de jugements de Dieu sont cachés, aucun n'est injuste". {Augustin, La Cité de Dieu, XVIII, 18} [2,18] CHAPITRE XVIII. On passe à la dernière partie du sujet, celle des exemples; l'on montre qu il est utile de mêler de temps à autre quelque chose d'agréable à une médecine sérieuse. Telles sont, Lipse, les choses que j'avais à te dire pour la Justice divine contre les injustes qui l'attaquent. Je confesse qu'elles n'appartenaient pas intimement a mon sujet. Toutefois elles ne sont pas en dehors, car il n'est pas douteux que nous ne supportions ces calamités de meilleur gré et avec plus d'égalité d'âme, si nous sommes persuadés qu'elles ne sont pas injustes. A ce moment, Langius s'arrêta un peu, puis, tout à coup, il reprit : c'est bien ; je respire. J'ai surmonté tous ces écueils de controverses, et je crois pouvoir désormais me diriger a pleines voiles vers le port. Je vois mon quatrième et dernier bataillon, et je le produirai de bon coeur. Comme le nautonier qui, dans la tempête, conçoit un grand espoir et reprend un nouveau courage quand il voit les Gémeaux, ainsi je me suis trouvé moi-même à la vue de cette Légion Jumelle quand je suis sorti de ces flots agités. Tu me permettras de donner ce nom de Jumelle à ma Légion, suivant la vieille mode, car elle est divisée en deux parties, et elle doit me servir à combattre deux ennemis. Je dis donc que ces maux que nous souffrons ne sont ni trop graves, ni nouveaux. Pendant ces dernières considérations qu'il me reste à t'exposer, prête-moi ta bonne volonté et ton attention. — Jamais plus volontiers, Langius, lui répondis-je. Moi aussi je suis charmé d'avoir franchi toutes ces aspérités, et j'aspire avidement à passer de cette médecine sérieuse et austère à une autre plus douce et mieux appropriée à ma faiblesse. C'est ce que vous allez faire si j'en juge par l'étiquette. — Tu -ne te trompes pas, dit Langius. Je vais faire comme les médecins : quand ils ont bien brûlé et bien taillé, ils ont soin de coucher aussitôt le malade et de lui appliquer des émollients et des lénitifs pour diminuer ses douleurs. Moi aussi, après t'avoir suffisamment traité par le fer et par le feu de la Sagesse, je t'encouragerai par quelques causeries moins sérieuses, je te conduirai d'une main plus légère. Je descendrai des sommets ardus de la Philosophie, et je te promènerai un peu dans les champs gracieux de ta Philologie. Cependant, ce ne sera pas tant pour te récréer que pour te guérir. Comme ce médecin Démocharès, voyant une certaine Considie, femme noble, repousser opiniâtrement et avec horreur toute médecine amère, s'avisa finement de lui conseiller le lait de chèvres, mais de chèvres qu'il nourrissait lui-même avec des lentisques, ainsi je te proposerai quelques exemples historiques et intéressants, mais imprégnés du suc caché de la Sagesse. Qu'importe comment on guérit un malade, pourvu qu'on le guérisse ? [2,19] CHAPITRE XIX. Que les maux publics ne sont pas aussi graves qu'ils le paraissent. Cela montré d'abord brièvement par le Raison. Que la plupart du temps ce qui cause ces vaines craintes, c'est moins la chose même que son entourage. Viens maintenant ma Légion, et toi d'abord première cohorte dont le combat établira que ces maux ne sont point graves. Nous emploierons ici deux sortes d'armes, celles de la Raison et celles de la Comparaison. De la Raison, car si tu la consultes, tu trouveras que tous ces événements qui surviennent, ou qui menacent, ne sont en réalité ni graves, ni grands. Ils le paraissent seulement. C'est l'Opinion qui les élève, les exagère et les exhausse comme sur des cothurnes. Mais, si tu es sage, souffle sur toute cette brume, et regarde les choses dans leur véritable lumière. Par exemple, dans ces calamités publiques, tu redoutes la pauvreté, l'exil, la mort. Si tu les considères d'un oeil ferme et calme, combien tout cela est petit! combien c'est léger, si tu le pèses au juste poids! Cette guerre ou cette tyrannie t'épuisera par la multiplicité des impôts. Eh bien! après? tu seras pauvre. En ce cas, la nature te reprendra tel qu'elle t'a donné. Si ce nom triste et infâme te déplaît, change-le : tu seras dégagé. Apprends, si tu l'ignores, que la Fortune t'a soulagé, et qu'elle t'a mis à l'abri le plus sûr. Personne à l'avenir ne te ruinera plus : ce que tu croyais un dommage est un remède. Mais je serai exilé. Bien plus, si tu le veux, tu seras un étranger. Change ton affection, tu changes de patrie. Le sage, où qu'il soit, est un voyageur en pays étranger; l'insensé toujours est un banni. Mais ce tyran me menace de mort : comme si la nature ne t'en menaçait pas chaque jour! Mais cette mort est infâme, qui se donne par le glaive ou par la corde. Insensé! ni cette mort, ni aucune autre ne sont infâmes, si ta vie ne l'a pas été. Compte, depuis l'origine du monde, combien d'hommes excellents et des plus illustres sont morts de mort violente. Cet examen, Lipse, dont je te donne seulement ici la saveur et comme l'échantillon, tu dois l'appliquer à toutes les choses qui te paraissent terribles ; considère-les en elles-mêmes, nues, dépouillées des oripeaux et des déguisements que leur donne l'Opinion. Nous chétifs, nous sommes toujours tournés vers les apparences vaines et extérieures ; ce ne sont pas les choses elles-mêmes, mais les accessoires qui nous effraient. Te Voila en mer et tu navigues : que la mer devienne grosse, ta présence d'esprit t'abandonne et tu trembles comme si,, dans le cas de naufrage, tu devais avoir toute cette rner à boire : une pinte ou deux te suffiraient ! Qu'il se déclare subitement un tremblement de terre, quelle clameur, quel effroi ! Tu crois que toute la ville ou ta maison du moins, si elle s'écroule, va tomber sur toi, et tu ne penses pas qu'une seule pierre est assez pour te fracasser la tête. Il en est de même de toutes ces calamités. Ce qui nous épouvante surtout, c'est le bruit,, c'est la très fausse image que nous nous faisons des choses. Voilà la garde! Voila les glaives! Eh bien! cette garde, eh bien! ces glaives, que te feront-ils ? ils te tueront? qu'est ce que d'être tué ? une mort prompte, et, si le nom t'effraie, une prompte séparation de l'âme et du corps. Tous ces régiments de soldats, tous ces glaives menaçants ne peuvent rien de plus contre toi que ce que peuvent une fièvre, un pépin de raisin, un ver. Mais la mort sera plus dure. Au contraire, elle sera beaucoup plus douce. Cette fièvre que tu sembles préférer, souvent elle tourmente son homme une année entière : ici on est achevé d'un Coup, en un moment. Socrate avait donc raison quand il comparait toutes choses à ces masques qui servent d'épouvantail. Prends un masque : vois-tu fuir les enfants? Dépose-le maintenant, montre-toi avec ta figure véritable : vois-tu comme ils reviennent en courant et comme ils t'embrassent ; c'est la même chose ici : dès que tu auras dépouillé ces calamités de leur apparence et de leurs accessoires, tu reconnaîtras que ta crainte était puérile. Comme la grêle s'émiette en tombant avec grand fracas sur les toits, ainsi ces événements, quand ils frappent une âme ferme, se brisent eux-mêmes et ne la brisent pas. [2,20] CHAPITRE XX. On rient à la comparaison. Et d'abord, qu'on a fort exagéré les maux des Belges et de ce siècle. L'opinion à cet égard réfutée d'une manière générale. Que l'esprit humain est enclin à exagérer son deuil. Ce discours si sérieux de Langius ne répondait ni à mon attente, ni à mon opinion. Je l'interrompis donc : où allez-vous, lui dis-je? Est-ce là ce que vous m'aviez promis? J'espérais le miel et les douceurs de l'histoire : et voilà que vous continuez à tirer incessamment sur moi, sans plus de ménagement que si nous étions encore en plein sanctuaire de la Sagesse. A quoi songez-vous ? Pensez-vous avoir affaire à quelque Thalès ? Vous êtes avec Lipse, qui est homme, qui vit au milieu des hommes, et qui voudrait avoir des remèdes un peu plus humains. Langius me répondit avec une voix et un visage pleins d'indulgence : je le reconnais, tu as le droit de m'accuser. Je vois qu'en suivant ce pur rayon de la Raison, je me suis écarté du grand chemin et que je suis retombé, sans y prendre garde, dans le sentier étroit de la Sagesse. Mais je me corrige et je remets le pied sur une route plus battue. L'âpreté de ce Falerne te déplaît donc? Nous allons la tempérer avec le miel des exemples. J'arrive à la Comparaison. Je te démontrerai clairement que, si tu compares les maux actuellement répandus autour de nous avec les calamités anciennes, tu n'y trouveras rien de bien grand ni de bien grave. Il y en a eu autrefois de beaucoup plus grands, de beaucoup plus douloureux sous beaucoup de rapports. Je l'interrompis encore et même avec un geste impatient : comment dites-vous cela? "Et vous pensez que je le prendrai pour moi?" Jamais, Langius, tant que cette tête aura le sentiment. Aussi loin que vous regardiez en arrière dans les âges, où en trouverez-vous un seul qui ait été aussi calamiteux que celui-ci l'est et le sera? Quelle nation, quel pays ont jamais supporté "des maux aussi nombreux, aussi graves à raconter, aussi amers à souffrir", {Cicéron, Les Tusculanes, II, 8} qu'aujourd'hui nos Belges ? Nous sommes ballottés non seulement par la guerre étrangère, mais par la guerre civile, et même par la guerre intestine. Car il n'y a pas seulement chez nous des partis, mais (ô ma patrie! d'où te viendra le salut?) de nouvelles fractions des anciens partis. Ajoutez la peste, ajoutez la famine, ajoutez les impôts, les rapines, les meurtres, et "la dernière des dernières tyrannies", l'oppression non seulement des corps mais des âmes. Et dans toute l'Europe que verrez-vous ? la guerre ou la crainte de la guerre ; ou si la paix est quelque part, elle est jointe à une honteuse servitude sous des princes dégénérés, et elle n'est pas plus heureuse que n'importe quelle guerre. De quelque côté que vous portiez vos regards ou votre pensée, vous trouverez tout suspendu, tout suspect, et, comme dans une maison mal étayée, partout des signes de ruine. En somme, Langius, comme tous les fleuves se jettent dans l'Océan, il semble que toutes les calamités fondent ensemble sur notre époque. Et je ne parle ici que de celles que nous touchons de nos mains, qui sont présentes. Si je parlais de celles qui nous menacent, je pourrais vous chanter ces vers d'Euripide : "ô malheureux! je ne vois partout qu'un Océan de calamités, si vaste que je ne sais de quel côté nager". {Euripide, Hippolyte, v. 822-823} — Langius me dit alors avec sévérité et d'un air de reproche : voilà donc que tu te rejettes encore dans tes plaintes! Déjà je te croyais raffermi, et tu retombes; je croyais avoir fermé tes blessures, et tu les rouvres. Cependant ton âme a besoin d'une certaine quiétude, si tu veux guérir. Tu dis que cet âge est le plus malheureux des âges. Je connais cette vieille chanson. Je sais que ton grand-père l'a dite; je sais que ton père l'a répétée ; je sais que tes enfants et tes petits-enfants la diront à leur tour. C'est le caractère propre de la nature humaine de tourner avec avidité les yeux vers les choses tristes, et de passer légèrement sur celles qui sont avantageuses. Comme les mouches et les autres insectes de ce genre ne s'arrêtent pas longtemps sur les surfaces lisses et propres, mais se fixent sur celles qui sont raboteuses, ainsi cette intelligence encline à se plaindre passe aisément par dessus les circonstances favorables, pour s'attacher à ce qu'il y a de fâcheux dans le sort. Elle le manie, elle le regarde sous toutes ses faces, elle s'ingénie à l'exagérer. Comme les amants ne voient que leur maîtresse, parce qu'a leurs yeux elle excelle sur toutes les autres femmes, ainsi se complaisent, dans leur deuil, ceux qui se désolent. Nous nous faisons à nous-mêmes des fantômes, nous nous lamentons à la fois sur le présent et sur le futur. Et quel est le prix de tant de prévoyance? Ainsi qu'un mouvement de poussière dans le lointain a quelquefois fait sortir des armées hors de leur camp, de même nous abat l'ombre souvent menteuse d'un péril futur.