[2,11] CHAPITRE 11. D'une quatrième fin qui est douteuse pour l'homme et qui appartient à la conservation et à la protection ou à l'ornement de l'Univers. Ces divers points expliqués en détail. Ces trois fins, Lipse, sont certaines, évidentes et je les ai développées avec assez de fermeté. Il en reste une quatrième que je n'aborde qu'en hésitant, car elle est trop inconnue et trop éloignée pour que l'intelligence humaine puisse y marcher d'un pas ferme et sûr. Je la vois seulement à travers un nuage ; je la soupçonne, mais je ne la connais pas ; je tourne alentour, je n'y entre pas. Cette fin que je veux dire est générale ; elle tend à la conservation ou à l'ornement de l'Univers. En ce qui touche la conservation, je présume que ce Dieu qui a créé et disposé toutes choses avec une souveraine sagesse, les a créées de telle sorte qu'elles soient déterminées en nombre, en proportion, en poids ; et qu'il n'est pas possible qu'une espèce quelconque excède sa mesure, sans le déplacement ou la ruine de toutes les autres. Ainsi tous ces grands corps, le Ciel, la Mer et la Terre, ont leurs limites; ainsi à chaque siècle est fixé son nombre de créatures animées; ainsi il en est encore des hommes, des villes, des royaumes. Veut-on dépasser les proportions établies ? Il est nécessaire que s'abattent le tourbillon et la tempête des calamités, car autrement il y aurait lésion et désordre dans cette oeuvre magnifique de l'Univers. Or ceux, principalement, qui ont reçu la loi de croître et de multiplier, tendent souvent à excéder la mesure. Vois les hommes : qui pourrait nier que le nombre des naissances ne dépasse naturellement de beaucoup celui des décès? si bien que les descendants naissent par centaines, en peu d'années, d'un seul couple et qu'ils ne périssent que par dizaines et par vingtaines. Un troupeau de moutons s'accroîtrait dans une proportion prodigieuse si, chaque année, les pasteurs n'en choisissaient et n'en séparaient un certain nombre de têtes pour les livrer au boucher. Les oiseaux et les poissons rempliraient en peu de temps les airs et les eaux, s'il n'y avait entre eux des discordes et comme des guerres, et s'ils ne tombaient dans les pièges que leur tend la race humaine. Chaque âge fonde et construit des villes et des cités; et s'il ne survenait pas des incendies et des ruines, l'un et l'autre hémisphère, bientôt, seraient à peine capables de les contenir. Dans une semblable pensée, tu peux parcourir la nature entière des choses. Faut-il donc s'étonner si le vieux Saturne promène de temps à autre sa faux sur ce champ luxuriant, et s'il moissonne par la peste ou par la guerre les quelques milliers qui sont. de trop? S'il ne le faisait pas, quelle contrée serait capable de nous contenir? quelle terre suffirait à nous nourrir ? Périsse donc justement quelque chose dans les parties pour que la somme de cet ensemble soit éternelle. Pour les chefs d'une République, le salut du peuple est la loi suprême : il en est ainsi de Dieu envers le Monde. En ce qui touche l'Ornement de l'Univers, je fais une double conjecture. D'abord, je ne conçois aucun ornement dans cette immense machine, sans la variété et les vicissitudes distinctes des choses. J'avoue que ce soleil est magnifique : mais il m'est rendu plus agréable encore par la nuit humide de rosée et par le sombre manteau de la noire Déesse. L'Été sans doute est charmant : mais combien ce charme ne s'accroît-il pas au contraste de l'hiver avec ses blocs de glace et ses neiges éblouissantes de blancheur? Si tu les supprimes, tu m'enlèves toute la joie et jusqu'au sentiment intime de la lumière et de la chaleur. Sur cette terre même que nous habitons, la variété des aspects contribue à mes jouissances. J'aime à considérer tour à tour les plaines et les montagnes, les vallons et les rochers, les terres cultivées et les sables, les prés et les forêts. Toujours la satiété et l'ennui accompagnent l'uniformité. Sur cette scène de la vie, si je puis ainsi parler, pourquoi me plairais-je à voir toujours le même spectacle et le même visage? Aussi cela ne plaît pas. Il faut, à mon gré, qu'il y ait de temps à autre des calmes et des bonaces, que viennent tout à coup interrompre les tempêtes de la guerre ou l'ouragan des tyrannies en fureur. Qui voudrait que cet Univers fût comme une mer morte, sans orage et sans mouvement? Je soupçonne en second lieu un autre genre d'ornement, plus sérieux celui-là et exerçant plus d'influence à notre profit. Ici l'histoire m'éclaire et me montre que ces époques de calamités sont presque toujours suivies de temps meilleurs et plus doux. La guerre tourmente ce peuple : mais en même temps elle le stimule et, le plus souvent, elle réveille en lui la culture de l'esprit et le génie des arts. Autrefois les Romains ont imposé à l'Univers un joug pesant : mais ce joug lui-même a été salutaire dans ses résultats; il a chassé la barbarie loin des âmes, comme le soleil dissipe les brouillards devant nos yeux. Et nous, Gaulois ou Germains, si cette lumière du grand Empire n'avait brillé pour nous, que serions-nous aujourd'hui ? des sauvages, des brutes, heureux des calamités des autres et des nôtres mêmes, contempteurs de Dieu et des hommes. Je prévois qu'il en arrivera de même pour le nouveau Monde. Les Espagnols l'ont épuisé par une rigueur en quelque sorte salutaire : mais eux-mêmes, bientôt, ils vont le repeupler et le cultiver. De même que les possesseurs de grandes plantations transplantent certains arbres, en greffent certains autres ou les abattent, et administrent avec habileté tout cet ensemble pour en augmenter la valeur et les produits : ainsi Dieu agit dans ce vaste champ du Monde. Il est le plus savant des cultivateurs. Il sait, dans la famille humaine, ici, émonder les rameaux superflus, là, détacher et enlever quelques feuilles. La souche s'en porte mieux ; les rameaux coupés tombent, et les feuilles détachées sont le jouet des vents. Dieu voit cette nation dégénérée et dont la vertu est épuisée : il la rejette. Cette autre est sauvage et improductive : il la transplante ; il rapproche certaines autres et les mélange comme par une sorte de greffe. Vous, dont l'Empire est tombé, Italiens énervés et brisés, pourquoi occupez-vous encore la meilleure des terres? Cédez la place à ces rudes et robustes Lombards qui sauront cultiver ce sol avec plus de succès. Vous, Grecs pervers et ramollis, périssez! et que les Scythes barbares s'implantent sur votre territoire et s'y amollissent à leur tour. Et vous, en vous confondant avec d'autres nations, Francs, occupez les Gaules; Saxons, la Bretagne; Normands, la Belgique et les pays limitrophes. Toutes ces choses, Lipse, et beaucoup d'autres encore, apparaissent d'elles-mêmes, au lecteur studieux, dans l'histoire et dans la suite des événements. Relevons-nous donc, et si nous éprouvons quelque dommage particulier, sachons que ce dommage est utile en quelque chose à l'ordre général de l'Univers. La mort do cette nation ou de ce royaume sera la naissance d'un autre. La chute de cette ville entraînera la construction d'une autre ville. A proprement parler, rien ne meurt ici-bas, tout change. Nous, Belges, serons-nous seuls privilégiés devant Dieu? seuls heureux à perpétuité , et comme les poussins de la Fortune blanche ? Insensés ! ce père d'une grandeur infinie a beaucoup d'enfants : puisqu'il ne veut ou ne peut les réchauffer tous à la fois dans son sein, laissez-le donc les prendre à tour de rôle et par intervalles. Le soleil a longtemps brillé pour nous : que maintenant, ici, se fasse la nuit et que cette lumière radieuse aille éclairer l'Occident. Sénèque, suivant son habitude, a traité cette matière avec élévation et profondeur. "Que l'homme sage", dit-il, "ne s'indigne pas du mal qui lui arrive; qu'il sache que les choses mêmes qui semblent le blesser concourent à la conservation de l'Univers, et qu'elles sont de celles qui accomplissent le cours et l'office du Monde". {Sénèque, Lettres a Lucilius, VIII, 74, 20} [2,12] CHAPITRE XII. Vieille et vulgaire objection contre la justice divine : pourquoi les peines sont-elles inégales? on montre que cette recherche n'appartient pas à l'homme et qu'elle est impie. Ici Langius s'étant un moment interrompu, je repris : Votre discours est pour moi comme la fontaine d'eau pour les hommes échauffés par le voyage. Il m'encourage, il me ranime; il est pour ma fièvre et pour ma passion comme une potion rafraîchissante. Cependant, s'il calme ma fièvre, il ne la guérit pas. J'ai encore dans l'esprit cette épine qui a tourmenté aussi les anciens, l'inégalité des peines. En effet, Langius, si cette balance de la Justice n'est pas faussée, comment se fait-il que cette flèche des calamités "épargne la plupart des coupables, et frappe ceux qui ne le méritent pas et ceux qui le méritent" ? {Lucrèce, De la nature des choses, II, v. 1103-1104} pourquoi, voit-on quelquefois plongés dans la ruine des peuples innocents ? pourquoi les châtiments mérités par les pères retombent-ils souvent sur les enfants ou les petits-enfants? C'est là une fumée âcre pour mes yeux. Si vous le pouvez, dissipez-la par la lumière de la raison. Langius me répondit en fronçant le sourcil : Ainsi, jeune homme, tu me fais encore une fois sortir de ma voie ! Je ne l'aurais pas voulu. De même que les habiles chasseurs ne permettent pas au chien de changer de piste, et l'obligent à s'attacher à un seul gibier, j'aurais désiré te voir poursuivre uniquement le sentier que je t'indiquais. Je t'énumère les différents buts des calamités pour t'apprendre que tu seras exercé, si tu es bon ; relevé, si tu tombes; puni, si tu pèches : et voilà que tu m'entraînes vers les causes! Esprit vagabond, que prétends-tu par cette inquiète curiosité? Veux-tu toucher à ce feu céleste ? tu te brûleras. Escalader la citadelle de la Providence? tu tomberas. Comme ces papillons et ces menus animalcules, qu'attire le soir la lumière d'une lanterne, voltigent quelque temps autour de la flamme jusqu'à ce qu'ils s'y brûlent, de même il arrive à l'intelligence humaine, quand elle s'égare autour de cette flamme mystérieuse. Voyons, me dis-tu. par quelles causes la vengeance divine épargne les uns et frappe les autres. Les causes? Je dirai franchement que je les ignore. La céleste curie ne m'a jamais appelé dans son sein, et je n'ai point assisté à ses délibérations. Je ne sais qu'une chose, c'est que la volonté de Dieu est la cause de laquelle dépendent toutes les causes. Qui en cherche une autre, méconnaît la force et la puissance de la nature divine. Car il est nécessaire que toute cause, en son genre, soit, antérieure à son effet, et plus forte ; or rien n'est antérieur à Dieu, rien n'est plus fort que sa volonté ; donc il ne dépend lui-même d'aucune cause. Dieu a épargné, Dieu a frappé : que te faut-il de plus ? Salvien l'a dit avec autant de rectitude que de piété : "la souveraine justice, c'est la Volonté de Dieu". {Salvien de Marseille (Ve s. ap. J-Chr.), De la providence, I, 6} Cependant, disent quelques-uns, nous exigeons quel- que raison de cette inégalité des châtiments. Vous l'exigez ? et de qui'? de Dieu? de celui-là seul à qui est licite tout ce qu'il veut, et qui ne veut rien que ce qui est licite. Si un esclave exigeait des comptes de son maître, un sujet de son prince, le maître et le prince ne considéreraient-ils pas cette exigence l'un comme un affront, l'autre comme une révolte? Auras-tu plus de courage contre Dieu ? Eloigne de toi cette curiosité malsaine. Comme le dit Tacite : "ce compte n'existe qu'à la condition de ne se rendre à personne". {Tacite, Annales, I, 6} Et, sur ce point, tu auras beau faire, tu ne le dégageras pas de tes ténèbres, tu ne parviendras pas à surprendre ces conseils et ces desseins véritablement secrets. Écoute Sophocle : "Les choses divines que les Dieux eux-mêmes cachent, tu ne les sauras jamais, quoi que tu parviennes à savoir". [2,13] CHAPITRÉ XIII. Cependant, pour satisfaire les curieux, on répond séparément à trois vieilles objections, et d'abord à celle des méchants impunis : nous enseignons que la punition est différée, non abandonnée, et cela, soit à cause des hommes eux-mêmes, soit par la nature de Dieu, qui est lente au supplice. Cette voie simple et élémentaire est la seule qui soit sûre, Lipse. Toutes les autres sont trompeuses et glissantes. Dans les choses divines et supérieures, la vraie pénétration consiste à ne rien scruter, la vraie science à ne rien savoir. Cependant parce qu'autrefois, comme aujourd'hui, ce nuage a enveloppé les esprits, je le dissiperai un peu, si je le puis, et je te ferai passer au delà de ce fleuve qui t'arrête. Pour vous, Intelligence céleste et éternelle (et en parlant il regardait le ciel), accordez- moi la paix et le pardon, s'il m'échappe sur ces mystères quelque chose de pas assez pieux, de pas assez pur, quoique mon intention soit pieuse. Et d'abord, Lipse, il me semble que je puis, par un seul raisonnement, prouver la justice de Dieu en général. Si Dieu regarde les choses humaines, il s'en occupe; s'il s'en occupe, il les régit; s'il les régit, c'est avec jugement.; et si c'est avec jugement, comment serait-ce injustement? Car, sans jugement, il n'y a point gouvernement, mais anarchie, confusion, chaos. Eh bien! qu'as-tu à opposer à ce trait ? quel bouclier ou quelles armes? Si tu veux confesser la vérité, tu n'en a pas d'autre que l'ignorance humaine. Je ne comprends pas, dis-tu, pourquoi ceux-ci sont punis, tandis que ceux-là ne le sont pas. C'est bien. Donc à l'imprudence tu joins l'impudence. Parce que tu ne comprends pas la force de ce droit divin et pur, tu en fais litière ! Quelle raison plus injuste peut-elle être opposée à la justice? Si quelque étranger reçu comme hôte dans ta patrie prétendait lui donner des lois et des institutions, tu lui imposerais silence et tu le chasserais, comme voulant se mêler de choses qui dépassent son savoir et sa compétence : et toi, citoyen de la terre, tu condamneras témérairement les lois du Ciel que tu ne connais pas? créature, tu condamneras ton créateur? Eh bien ! soit, j'y consens. Je vais te presser de plus près ; et, puisque tu le demandes, ce brouillard de ta recherche inquiète des difficultés je l'examinerai distinctement au soleil de la raison. Tu objectes trois choses : que Dieu ne punit pas des méchants; qu'il punit des innocents; qu'il substitue et punit les uns au lieu des autres. La première objection d'abord. La vengeance divine, à ce que tu dis, oublie mal à propos des méchants. Elle les oublie : en es-tu bien sûr ? Pour moi je pense qu'elle diffère seulement. Si j'avais beaucoup d'argent, placé, et si j'exigeais de l'un de mes débiteurs le paiement immédiat, tout en accordant un délai à un autre, m'en ferais-tu un crime ? Certes, en cela, je ferais acte de mon libre arbitre et de ma volonté. Or, ce grand Dieu fait de même : tous les méchants sont à son égard débiteurs de leur châtiment; des uns il exige le paiement comptant ; il diflëre pour les autres qui paieront plus tard les intérêts avec le principal. Quelle injustice y vois-tu? A moins que peut-être tu ne t'inquiètes pour Dieu, et que tu ne craignes que ce retard bienveillant ne lui fasse perdre une part de sa créance. Si c'est là ton souci, tu peux être tranquille, mon brave homme : nul jamais ne fera banqueroute à ce créancier suprême. Où que nous puissions fuir, nous sommes toujours sous ses yeux, sous sa verge, dans ses liens. Mais je voudrais, dis-tu, que ce tyran fût puni dès maintenant, et que son sang versé donnât satisfaction à tant de victimes opprimées. La justice de Dieu nous apparaîtrait alors plus évidente. Est-ce bien la justice de Dieu qui serait plus évidente ? Pour moi, c'est plutôt ta stupidité qui me parait évidente. Qui es-tu donc pour prétendre non seulement à précéder Dieu dans le châtiment, mais à lui fixer le temps auquel il doit l'infliger ? Penses-tu qu'il soit ton juge, ou simplement ton licteur et ton ministre? Va donc, commande, frappe, couvre d'un voile la tête du tyran et pends-le à l'arbre du supplice, car tel est mon bon plaisir. O imprudence! mais le bon plaisir de Dieu est autre : tu dois savoir qu'il y voit plus clair que toi, et qu'il a un autre but quand il punit. Toi, l'emportement te surexcite, la soif de la vengeance te transporte. Mais Dieu est bien éloigné de ces passions : il considère l'exemple et la correction des autres. Il sait pertinemment à qui et en quel temps la punition sera utile. Le choix des temps est d'une haute importance : le remède le plus salutaire peut devenir funeste s'il est donné en un moment inopportun. Dieu a enlevé Caligula dès le premier essor de sa tyrannie; il a permis à Néron de se déchaîner plus longtemps; il a laissé de longues années à Tibère : ne doute pas que ce n'ait été pour le bien de ceux-là mêmes qui, alors, se plaignaient comme toi. Nos fautes et notre mauvaise conduite ont souvent besoin d'un fouet quotidien qui les corrige : nous voudrions que ce fouet fût tout de suite enlevé et jeté au feu. Voilà dans ce retard la raison qui nous touche. Dieu en a une autre : il semble que ce soit son caractère propre "de procéder avec lenteur dans sa vengeance, de compenser le retard par la gravité du supplice" : {Valère Maxime, Des faits et des paroles mémorables, I, 1} Synésius a bien dit : "la volonté de Dieu marche lentement et avec ordre"; {Synesius de Cyrène (c. 373 - c. 414), L'Égyptien ou De la providence, II, 5} et les anciens n'ont pas trop mal rencontré quand, dans la même pensée, ils ont feint que les Dieux avaient des pieds de laine. Pour que tu ne te laisses pas aller, quelles que soient ton impétuosité et ta hâte à la vengeance, à supporter impatiemment ce retard, songe que le délai apporté au châtiment contribue à le rendre plus sévère. Dis-moi, lorsque tu assistes à une tragédie, te sens-tu indigné de voir, dans le premier et dans le second acte, Atrée ou Thyeste marcher un peu de temps sur la scène dans l'élévation et dans l'éclat de leur splendeur? de voir qu'ils règnent, qu'ils menacent, qu'ils commandent? Non, n'est-ce pas ? car tu sais bien que leur félicité sera courte, et tu attends que bientôt, au dernier acte, elle s'écroule d'une manière affreuse. En quoi ce drame est-il, pour Dieu, plus injuste sur la scène du monde, qu'il ne l'est pour quelque poète? Cet impie est florissant, ce tyran vit. Oui : mais c'est le premier acte ; déjà, sache prévoir en toi-même que cette prospérité se changera en larmes et en angoisses. Bientôt la scène sera inondée de sang, et dans ce sang on traînera tous ces habits de pourpre et d'or. Notre poète est maître de son art ; il ne transgressera pas témérairement les lois de sa tragédie. Et même, dans la musique, n'introduis-tu pas quelquefois des voix dissonantes parce què tu sais qu'elles se fondront harmonieusement dans l'ensemble? Juge de même ici. Mais ceux qui ont été lésés ne voient pas toujours cette punition? qu'y a-t-il d'étonnant? Quelquefois le drame est un peu plus long, et certains spectateurs n'ont pu rester au théâtre jusqu'à la fin. D'autres voient et ils conçoivent une juste crainte, parce qu'ils reconnaissent que si, pour quelques-uns, ce jugement rigide est prorogé, ils ne sont pas absous pour cela ; que le jour du châtiment est différé, mais qu'il viendra. Par conséquent, Lipse, tiens ceci pour certain : les impies quelquefois sont remis à plus tard, ils ne sont pas acquittés. Quiconque porte le crime dans son coeur a Némésis derrière lui. Cette Déesse le suit, et, pour emprunter le vers d'Euripide, "en silence et avec lenteur, elle ravira les méchants en leur temps". {Plutarque, Oeuvres morales, Le délais de la justice divine, 2} [2,14] CHAPITRE XIV. On montre enfin qu'il y a plusieurs sortes de peines, dont quelques-unes occultes et internes qui accompagnent le crime lui-même, que les méchants ne peuvent fuir, et qui sont plus graves qu'aucune peine externe. Pour que tu comprennes ces choses avec plus de clarté, je te conduirai dans la citadelle même de cette cause, à savoir que l'on distingue trois sortes de peines divines, les Internes, les Posthumes, les Maternes. J'appelle internes LES PEINES QUI FRAPPENT SUR L'ÂME, MAIS QUI RÉAGISSENT AUSSI SUR LE CORPS, Comme sont les soucis cuisants, le repentir, la crainte et les mille morsures de la conscience. Les peines posthumes frappent L'ÂME AUSSI, MAIS QUAND ELLE EST LIBRE ET DÉGAGÉE DU CORPS, comme sont ces peines qui attendent les scélérats après la mort, ainsi que l'ont soupçonné, non sans raison. la plupart des anciens eux-mêmes. Enfin, les troisièmes sont CELLES QUI PORTENT SUR LE CORPS OU QUI LE TOUCHENT, comme la pauvreté, l'exil, la douleur, les maladies, les divers genres de mort. Il arrive le plus souvent que toutes ces peines, par un juste jugement de Dieu, s'accumulent sur les impies : cela est du moins absolument et toujours certain pour les deux premières sortes. Parlons des peines internes : qui jamais fut assez endurci dans l'impiété pour ne pas ressentir d'âpres flagellations dans l'âme, et comme des coups douloureux, soit en commettant le crime, soit, et plus encore, après l'avoir commis ? Car, bien véritablement, "le châtiment est subséquent à l'injustice", {Platon, Les lois, livre V, p. 728c} comme le disait autrefois Platon, ou comme Hésiode l'a dit avec encore plus de vérité et de force, il lui est "concomitant et proportionné". {PLUTARQUE, Oeuvres morales, Le délais de la justice divine, 9} Le supplice du crime est attaché au crime, et il naît avec lui. Il n'est rien ici-bas de sûr ni de libre que l'innocence. De même que, d'après la coutume Romaine, ceux qui devaient être crucifiés portaient la croix qui bientôt allait les porter eux-mêmes, ainsi Dieu a imposé à tous les impies cette croix de la conscience qui leur fait subir un premier châtiment avant le châtiment définitif. Penserais-tu donc qu'il n'y a d'autre punition que celle qui éclate aux yeux `? que celle que subit ce misérable Corps ? Il n'en est pas ainsi. Toutes ces peines extérieures sont légères et ne durent pas longtemps : ce sont les peines internes qui sont poignantes. Comme les malades minés par la consomption et par le marasme sont jugés plus gravement atteints que ceux qu'agitent l'inflammation et la fièvre, bien que celles-ci éclatent davantage au dehors : de même sont frappés d'un châtiment plus grave les scélérats qui sont ainsi conduits à pas lents jusqu'à leur mort éternelle. Caligula, jadis, poussait la cruauté jusqu'à commander au bourreau : "frappe de manière qu'il se sente mourir" : {Suétone, Vie de Caligula, XXX, 1} c'est ce que fait, pour ces méchants, l'âme, ce bourreau impitoyable qui, chaque jour et à petits coups, les frappe et les tourmente. Ne t'en laisse pas imposer par la splendeur, par l'étendue de la puissance, ou par l'abondance des richesses : ils n'en sont pas plus satisfaits ni plus heureux que ne sont bien portants ceux que la fièvre ou la goutte cloue sur un lit de pourpre. Tu vois dans une mascarade quelque mendiant déguisé en Roi, tout doré, magnifique : tu le vois, mais tu ne l'envies pas, car tu sais que cette pourpre d'emprunt recouvre la lèpre, la crasse, l'ordure. Pense la même chose de tous ces grands et superbes tyrans dont les âmes, dit Tacite, "si on les ouvrait, étaleraient aux yeux les plaies et les cicatrices, tant elles sont déchirées par la cruauté, les passions et les mauvaises pensées, comme le corps seul l'être par les coups de fouet". {Tacite, Les Annales, VI, 6} Souvent ils rient, je l'avoue, mais leur rire n'est pas franc; ils se réjouissent, mais leur joie n'est pas véritable : pas plus, par Hercule, que celle des condamnés à mort, qui, dans leur prison, essaient de se distraire en jouant aux dés ou aux tessères, et qui n'y parviennent pas, car la terreur du supplice imminent reste profondément gravée en eux, et rien ne peut arracher de leurs veux la livide image de la mort. Écarte, mon ami, le voile des objets extérieurs et vois ce tyran de la Sicile "qui sent sur sa tête impie l'épée suspendue" de Damoclès. {Horace, Odes, III, 1, 17} Ecoute les lamentations de Tibère au Sénat : "que les Dieux et les Déesses me maudissent plutôt que de me sentir périr ainsi chaque jour". {Tacite, Les Annales, VI, 6} Recueille les paroles de Néron gémissant et près de mourir : " "me voilà donc seul, sans ami et sans ennemi ?" {Suétone, Vie de Néron, XLVII, 5} Voilà, Lipse, les véritables flagellations des âmes, le supplice de toujours être rongé par le souci, de toujours se repentir, de toujours craindre. Garde toi de comparer ces tortures avec les chevalets, les cordes, les crocs d'aucun tourmenteur. [2,15] CHAPITRE XV. Que les peines posthumes attendent les méchants : bien plus, que les peines externes les atteignent aussi le plus souvent ; ce qui est confirmé par quelques exemples illustres. Ajoute encore à ces peines posthumes et éternelles, qu'il me suffira d'établir d'après toute la Théologie, sans avoir à les développer ici, ajoute enfin les peines externes. Celles-ci, lors même qu'elles feraient défaut, qui donc serait en droit d'en inculper la justice divine, puisque les autres sont indubitables ? Mais elles ne font pas défaut. Il n'est jamais arrivé, ou, du moins, il est bien rare que ces francs scélérats et ces oppresseurs d'autrui n'aient souffert des châtiments visibles et manifestes, les uns plus tôt, les autres plus tard ; celui-ci dans lui-même, celui-là dans les siens. Te plaindras-tu de voir ce Denys, en Sicile, exercer impunément pendant de longues années le viol, la rapine et le carnage? Attends un peu ; bientôt tu vas le voir humilié, chassé, pauvre, et qui le croirait ? échanger le sceptre contre la férule. Ce Roi d'une grande île, il ouvrira à Corinthe une école, lui-même véritable école de la Fortune. D'autre part, te courrouceras-tu de ce que Pompée soit vaincu à Pharsale, sans que le Sénat à peine s'en occupe? t'indigneras-tu de voir le tyran se jouer quelque temps et se vautrer à plaisir dans le sang des citoyens ? Je te le pardonne, car je vois Caton lui-même arrété par cette considération d'une raison faussée, et laissant échapper, du fond de son coeur troublé, cette parole équivoque: "les choses divines sont bien obscures". Mais cependant, Lipse, et toi aussi Caton, tournez un peu les ceux de ce côté; un seul coup-doeil vous réconciliera avec la Providence. Ce César, ce superbe, ce vainqueur, déjà dieu dans sa propre opinion et dans l'opinion des autres, vous le voyez assassiné dans le Sénat et par le Sénat, et non seulement assassiné, mais percé de vingt-trois coups de poignard, et, comme une bête féroce, noyé dans son sang; et tout cela, que voulez-vous de plus? dans la curie de Pompée, aux pieds de la statue de Pompée, comme une grande victime expiatoire offerte aux mânes du grand Pompée. Moi aussi je plains Brutus mourant pour sa patrie et avec sa patrie, dans les plaines de Philippes. Mais je me console lorsque, tout près, je considère les armées victorieuses combattant entre elles comme des gladiateurs sur son tombeau, et l'un de leurs chefs, Marc Antoine, vaincu sur terre et sur mer, trouvant avec peine, en présence de trois femmes, la mort qu'il cherche, de la main d'une femme. Où es-tu, toi qui naguère étais le maitre de l'Orient? Laniste des armées Romaines? Assassin de Pompée et de la République ? Voilà que de tes mains sanglantes tu te suspends à une corde ! voilà que, vivant, tu te glisses dans ton sépulcre! Voilà que, même en mourant, tu ne peux t'arracher à celle qui cause ta mort! Vois s'il a été inutile et vain ce mot, ce vœu suprême, que Brutus a exhalé avec son dernier soupir : "ô Jupiter! que l'auteur de ces maux ne t'échappe pas!" {Athénée de Naucratis, les Deipnosophistes (ou Le Banquet des sages), IV, 156} Il n'a pas échappé certes, il n'a pu se soustraire au châtiment. Et ne l'a pas fait non plus l'autre chef qui, s'il n'a pas porté obscurément sur lui-même la peine des forfaits de sa jeunesse, a été puni avec plus d'évidence dans toute sa race. Qu'il soit César, heureux, et grand, et vraiment auguste : mais qu'il ait les deux Julie pour fille et pour petite-fille; qu'il perde, par la fraude ou par la violence, une partie de ses petits-fils ; qu'iI renie les autres, et que, de chagrin, il veuille pendant quatre jours se laisser mourir de faim et qu'il ne le puisse; qu'il vive avec sa Livie honteusement épousée, honteusement conservée, et qu'enfin, éperdu de cet amour infâme, il périsse par elle-même d'une mort infâme. En somme, dit Pline, "ce dieu, de qui je ne puis dire s'il est parvenu au ciel par la conquête ou par ses mérites, laisse pour héritier le fils de son ennemi". C'est à cela qu'il faut penser, Lipse, quand tu es emporté à te plaindre de l'iniquité : tourne ton esprit vers ces deux choses la Lenteur et la Variété du supplice. Celui-ci n'est pas puni maintenant ? attends, il le sera. Il n'est pas puni dans son corps ? il l'est peut-être dans son âme. Il ne l'est pas vivant ? il le sera certainement après sa mort. "Jamais la peine au pied boiteux ne quitte la trace du scélérat qui la précède". {Horace, Odes, III, 2, 32} Cet oeil divin veille toujours; quand tu crois qu'il dort, il regarde avec attention. Toi, sois seulement équitable envers lui, et n'accuse pas follement le juge qui dois te juger toi-même.