[1,0] LIVRE PREMIER. [1,1] CHAPITRE PREMIER. Préface et introduction. Quelques plaintes sur les troubles de la Belgique. Il y a quelques années, je m'étais mis en route pour Vienne, en Autriche, fuyant les troubles de ma patrie. Je me détournai, et ce ne fut pas sans quelque impulsion divine, vers la ville des Eburons (Liège), qui n'était pas loin de mon chemin, et dans laquelle j'avais des amis que la coutume et l'affection m'engageaient à saluer. De ce nombre était Charles Langius, personnage, je puis le dire sans mensonge comme sans flatterie, le meilleur et le plus savant des Belges. Il me reçut dans sa maison, et, dans l'honorable hospitalité qu'il m'accorda, il sut mêler les procédés les plus bienveillants et des conversations substantielles qui devaient m'être utiles et salutaires pendant toute ma vie. Il fut l'homme qui m'ouvrit les yeux, en dissipant les nuages dont m'offusquaient encore quelques opinions vulgaires ; l'homme qui me montra la voie pour arriver directement, je vais employer les expressions de Lucrèce, "à ces temples sereins élevés par la doctrine des sages". {Lucrece, De la nature des choses, II, 1} Une après-midi, par un soleil ardent, car nous étions à la fin de juin, nous nous promenions ensemble dans le vestibule de sa demeure : il s'informa tout naturellement, et avec bienveillance, du but de mon voyage et de ses motifs. Après lui avoir parlé librement et avec vérité des troubles de la Belgique, de l'insolence des officiers et des soldats, je finis par lui confesser que c'était là, bien que j'en eusse prétexté une autre, la cause véritable qui m'avait déterminé à m'éloigner : Qui donc, ô Langius, lui dis-je, aurait un cœur assez ferme, assez bardé de fer, pour supporter plus longtemps de si grands maux ? Depuis tant d'années nous sommes, vous le voyez, en proie au bouillonnement des guerres civiles ; nous sommes ballotés à tous les vents, comme sur une mer orageuse, par les troubles et par les séditions. Si je cherche le repos et le calme du cœur, je suis assourdi par le son des trompettes et le fracas des armes. Si je me réfugie aux champs ou dans les jardins, soldats et sicaires me rejettent dans la ville. C'est pour cela, mon cher Langius, que je me suis décidé (le génie de la patrie me pardonne !) à quitter cette Belgique tourmentée et malheureuse, à changer de pays, et à fuir dans quelque coin de terre "où ne viennent plus fatiguer mes oreilles les forfaits et le nom des Pélopides". {Cicéron, Lettres à Atticus, XV, 11} Langius étonné et comme excité par l'émotion s'écria : Ainsi donc, ô Lipse, tu t'en vas loin de nous ? Loin de vous, répondis-je, ou certainement loin de cette vie. Où trouver, ailleurs que dans la fuite, un refuge contre ces maux ? car pour voir ces choses, et les supporter chaque jour, je ne le puis, Langius. Je n'ai pas une cuirasse d'airain autour du cœur. Mais lui, soupirant à ce langage : Faible jeune homme, dit-il, quelle est cette mollesse ? Quel est donc l'état de ton âme que tu cherches ainsi ton salut dans la fuite ? La patrie est en ébullition et en proie aux troubles ; j'en conviens : mais quelle partie de l'Europe est tranquille aujourd'hui ? On pourrait presque supposer, avec Aristophane, que "Jupiter Altitonnant se plaît à bouleverser tout et à mettre en haut ce qui est en bas". {Aristophane, Lysistrata, v. 750} Ce qu'il faut fuir, ô Lipse, ce n'est pas la patrie, ce sont les affections de l'âme. Affermir son esprit et le fortifier, voilà le vrai moyen de trouver en soi le calme au sein des troubles, la paix au milieu des armes. Non, répondis-je avec un emportement de jeune homme, non, Langius. Il faut fuir ce désolant spectacle. Les maux que l'on voit de ses yeux frappent plus fortement l'esprit que ceux qu'on entend raconter. Plaçons-nous hors de portée des traits, loin de la poussière du champ de bataille. N'entendez-vous pas le conseil prudent d'Homère ? "Loin des traits, de peur qu'une blessure nouvelle ne s'ajoute à une autre blessure". {Homere, Iliade, XIV, 130} [1,2] CHAPITRE II. Le voyage ne peut rien contre les maladies intérieures. C'est un palliatif, non un remède, si ce n'est peut-être dans les affections légères et superficielles de l'âme. Langius alors remuant légèrement la tête : J'entends, dit-il ; j'aimerais mieux que tu entendisses toi-même la voix de la Sagesse et de la Raison. Car ces choses qui t'offusquent, ô Lipse, sont des nuages et des brouillards produits par la fumée des opinions. C'est pourquoi je te dirai avec Diogène : tu as besoin ici de raison et non de subtilités ; tu as besoin d'un rayon qui éclaire les ténèbres accumulées autour de ta tête. Voilà que tu vas déserter ta patrie ; mais, dis-le moi sérieusement, en la fuyant, te fuiras-tu toi-même ? Prends garde que le contraire ne t'arrive et que tu n'emportes avec toi, et dans ton propre cœur, la source et le foyer de ton mal. Comme ceux que la fièvre tourmente s'agitent sans cesse, ne pouvant supporter le repos, se retournent et changent de lit dans le vain espoir d'un soulagement, de même nous, quand nous sommes malades d'esprit, nous avons beau changer de lieu : c'est découvrir notre mal, non l'enlever ; c'est confesser, non éteindre cette inflammation intérieure. Un sage Romain a dit avec élégance : "C'est le propre d'un malade de ne rien supporter longtemps et de chercher le changement comme un remède. Alors on entreprend des pérégrinations sans but, on erre au hasard le long des rivages ; et tantôt sur mer, tantôt sur terre, se manifeste clairement aux yeux de tous ceux qui nous voient la légèreté qui toujours nous tourmente". {Séneque, De la tranquillité de l'âme, II, 12} Vous fuyez les troubles, vous ne les évitez pas. Comme la biche, dont parle Virgile, "que le pasteur a frappée de loin avec son javelot pendant qu'elle errait sans défiance dans les forêts de la Crète, s'élance et fuit à travers les bois et les bocages de Dicté", {Virgile, L'Énéide, IV, 72} mais en vain, car, ajoute le poète, "elle emporte le roseau mortel attaché à son flanc" : {Virgile, L'Énéide, IV, 73} ainsi vous que le trait des affections a profondément blessé, vous ne le faites pas tomber en émigrant, vous l'emportez avec vous. Qui s'est cassé un bras ou une jambe, ne demande pas, il me semble, qu'on lui amène un char ou un cheval, mais un chirurgien : quelle est donc ta vanité à toi de prétendre guérir ta plaie intérieure par le mouvement, et en courant çà et là ? Car certainement c'est ton âme qui est malade. Cette faiblesse extérieure, cette langueur, ce désespoir, tout cela naît d'une même cause, la prostration et l'énervement de l'esprit. La partie dirigeante et divine a rejeté le sceptre ; elle est tombée à ce degré d'avilissement qu'elle se rend esclave volontaire de ses propres esclaves. Dis, que peut faire à cela ou le lieu ou le mouvement ? à moins qu'il n'y ait quelque région inconnue qui tempère les craintes, qui refrène les folles espérances, qui extirpe ce mauvais virus des vices dont nous sommes profondément imbus. Or une telle région n'existe pas, même dans les îles fortunées : s'il en est une, montre-la moi ; l'instant nous partons tous avec toi pour y aller. Mais, dis-tu, le mouvement même et le changement ont cette vertu ; le spectacle chaque jour nouveau des mœurs, des hommes et des lieux récrée l'âme abattue et la relève. C'est une erreur, Lipse. Certes, pour dire sérieusement la chose comme elle est, je ne vais pas jusqu'à refuser aux voyages toute influence sur l'homme et sur les affections de son âme. Je reconnais qu'ils en ont une, mais capable seulement de dissiper les faibles ennuis, qui sont comme les nausées de l'âme, et non les maladies qui ont pénétré trop profondément pour qu'aucune médication extérieure puisse les atteindre. On a vu plus d'une fois le chant, le vin ou le sommeil apaiser les premières émotions de la colère, de la douleur et de l'amour ; mais jamais une maladie de l'âme, qui a poussé des racines et s'est consolidée. C'est la même chose ici : les voyages guériront peut-être quelques langueurs légères ; ils ne guériront pas les peines véritables. En effet, les premiers mouvements nés du corps, en quelque sorte encore dans le corps, effleurent tout au plus, si j'ose parler ainsi, la partie superficielle de l'âme ; c'est pourquoi il n'est pas étonnant qu'il suffise d'un simple coup d'éponge pour les faire disparaître. Il en est autrement des affections invétérées qui ont fixé leur siège ou plutôt leur empire dans les profondeurs de l'âme. Vainement tu erreras longtemps et de tous côtés ; vainement tu parcourras la terre entière et toutes les mers : tu ne les laveras dans aucune mer, tu ne t'en débarrasseras sur aucune terre. Elles te suivront : "le noir souci s'attachera à tes pas", et, pour parler avec le poète, "il montera en croupe avec toi". {Horace, Odes, III, 1, 40] Quelqu'un demandait à Socrate pourquoi un voyage qu'il venait de faire avait été inefficace à le consoler ; le philosophe répondit très bien : parce que tu ne l'es pas quitté toi-même. Je puis ici t'en dire autant : où que tu fuies, tu auras avec toi ton esprit corrompu et corrupteur, mauvais compagnon ; et plût à Dieu qu'il ne fût que ton compagnon ! Mais il sera ton guide, je le crains ; car les affections ne suivent pas, elles entraînent. [1,3] CHAPITRE III. Que les véritables maladies de l'âme ne trouvent dans les voyages ni guérison, ni diminution, mais plutôt une recrudescence ; que le remède d'un esprit malade doit être demandé à la Sagesse et à la Constance. Eh quoi ! me dis-tu, les voyages ne sont pas une distraction même pour les maux véritables ? Est-ce que la vue de ces champs, de ces fleurs, de ces montagnes ne t'arrache pas au sentiment de ta douleur ? Quelquefois, peut-être, mais la distraction ne s'implante jamais solidement dans l'âme, ni pour longtemps. Comme la peinture, quelque bonne qu'elle soit, ne plaît pas longtemps aux yeux, de même toute cette variété d'hommes et de lieux nous saisit par sa nouveauté, mais cela ne dure pas. C'est comme une diversion à nos maux, non un moyen d'y échapper. Les voyages ne brisent pas cette chaîne de douleurs, ils la relâchent. Et que m'importe d'entrevoir un instant la lumière, si je dois être aussitôt replongé dans un cachot plus étroit ? Il en est certainement ainsi. Tous ces divertissements extérieurs sont un piège pour l'âme ; en paraissant la secourir, ils la blessent davantage. Comme les médicaments trop faibles mettent en mouvement l'humeur mauvaise, mais ne l'expulsent pas, ainsi cette vaine distraction aigrit et accroit en nous le flot des passions. L'esprit ne s'éloigne jamais longtemps de lui-même ; mais, malgré lui, il rentre bientôt dans son logis et dans l'ancienne cohabitation de ses maux. La vue même de ces villes et de ces montagnes ramènera ta pensée sur ta patrie, et, au milieu de tes joies, tu verras ou tu entendras quelque chose qui ravivra le sentiment de ta douleur. Ou, si tu as un moment de repos, ce sera comme un court sommeil ; bientôt réveillé, tu sentiras la même fièvre et plus violente encore. Certaines passions grandissent quand on les arrête, elles couvent sous la cendre et reparaissent ensuite avec des forces nouvelles. Rejette donc, ô Lipse, ces impuissants, ces nuisibles remèdes, poisons plutôt. Cherche des préservatifs plus sérieux et plus efficaces. Tu changes de soleil et de sol ? Change plutôt ton esprit que tu as malheureusement asservi aux passions et soustrait à la domination légitime de la Raison. C'est parce qu'il est corrompu que tu désespères, parce qu'il est vicié que tu languis. Il faut le changer, lui, et non le lieu : fais que tu sois un autre homme, et non le même sous d'autres cieux. Tu brûles maintenant de visiter cette fertile Pannonie, et la forte et fidèle ville de Vienne, et le Danube, le roi des fleuves, et tant d'autres choses merveilleuses et nouvelles, dont le récit charmera plus tard les auditeurs suspendus à tes lèvres. Ah ! que j'aimerais mieux te voir porter la même impétuosité et la même ardeur à la recherche de la Sagesse ; pénétrer dans ses campagnes fertiles ; explorer les sources des perturbations humaines ; construire des retranchements et des forteresses pour prévenir et repousser les assauts des passions ! Voilà qui vaudrait mieux pour toi, car voilà les vrais remèdes à ton mal. Tous les autres ne sont que des drogues suspectes, des médicaments nuisibles. Ce départ ne te sera d'aucun secours. A rien ne te servira "d'avoir échappé à tant de villes grecques et d'avoir réussi à fuir à travers les ennemis". {Sénèque, Lettres à Lucilius, XVII, 104, 10} Tu retrouveras l'ennemi chez toi et là (en parlant, il me frappait la poitrine). A quoi bon aller dans des endroits pacifiés, si tu portes la guerre avec toi ? Dans des lieux où règne le calme, si les troubles sont autour de toi et en toi-même ? Or l'esprit qui n'est pas d'accord avec lui-même, se combat et se combattra toujours, tantôt désirant une chose avec passion, tantôt ne la voulant plus, espérant et désespérant tour à tour. Ceux que la peur fait fuir sont plus exposés au danger, n'étant plus couverts par leur armure et présentant le dos à l'ennemi : il en est de même de ces vagabonds et de ces conscrits qui n'ont jamais lutté contre leurs passions, mais se sont dérobés par la fuite. Quant à toi, jeune homme, si tu m'écoutes, tu t'arrêteras et tu attendras de pied ferme ton ennemi, la douleur. La CONSTANCE, voilà ton premier besoin. Songe que ce n'est pas en fuyant, mais en combattant que tu peux remporter la victoire. [1,4] CHAPITRE IV. Définition de la Constance, de la Patience, de la droite Raison et de l'Opinion. En quoi l'Opiniâtreté diffère de la Constance, et l'Abattement de la Patience. Plus relevé jusqu'à un certain point par ces discours de Langius, je lui dis : Vos enseignements sont élevés et excellents ; déjà je tâche de m'affermir et de me redresser, mais, comme dans un rêve, mes efforts sont vains. Car, pour ne pas mentir, mon esprit se reporte de temps en temps vers mon pays, et les soucis publics et privés sont incessamment attachés à ma pensée. Vous, Langius, si vous le pouvez, chassez ces méchants oiseaux qui me déchirent ; brisez ces liens d'inquiétudes qui m'enchaînent impuissant à ce Caucase. Langius me répondit avec un visage riant : Eh bien ! je les briserai. Nouvel Hercule, je délivrerai ce Prométhée. Écoute seulement et donne-moi ton attention. Je t'ai appelé à la Constance, mon cher Lipse ; c'est en elle que j'ai placé l'espoir et la ressource de ton salut. C'est donc elle que nous devons connaître avant tout. J'appelle Constance LA FORCE INÉBRANLABLE D'UN ESPRIT DROIT QUI NE SE LAISSE EXALTER NI ABATTRE PAR LES CHOSES EXTÉRIEURES OU FORTUITES. J'ai dit la force : et j'entends par là une fermeté établie dans l'esprit, non par l'Opinion, mais par le jugement et la droite Raison. Car je veux exclure surtout l'Opiniâtreté que l'on appellerait mieux l'entêtement. L'Opiniâtreté est la force d'un esprit obstiné, mais produite au souffle de l'orgueil et de l'ambition. C'est une force, seulement à un point de vue. En effet, ces esprits superbes et opiniâtres ne se laissent pas facilement abattre, mais ils s'exaltent avec la plus grande facilité : absolument comme ces outres gonflées de vent qu'on ne peut immerger, qu'avec effort, et qui ressortent et reviennent d'elles-mêmes flotter à la surface. Telle est la fermeté vaine de ces esprits obstinés ; elle a, comme je l'ai déjà dit, son origine dans l'orgueil et l'estime exagérée de soi, par conséquent dans l'Opinion. Mais la véritable mère de la Constance est la Patience d'un esprit qui se plie aux événements. Je la définis LA RÉSIGNATION VOLONTAIRE ET SANS PLAINTE A TOUS LES ACCIDENTS ET A TOUS LES INCIDENTS QUI SURVIENNENT A L'HOMME PAR L'EFFET DES CHOSES EXTÉRIEURES. Celle-ci, étayée sur la droite Raison, est la puissante racine sur laquelle pousse à une grande hauteur ce chêne magnifique. Mais prends garde que même ici l'Opinion ne t'en impose. Souvent elle suggère, au lieu de la Patience, l'abattement et la torpeur d'une âme énervée, véritable vice qui naît du mépris de soi-même. La Vertu tient un juste milieu : elle veille avec soin à ce qu'il n'y ait dans les actions ni excès, ni défaillance. Elle pèse tout dans la balance de la seule Raison, qu'elle tient pour la seule règle de son examen, sa seule coupelle d'épreuve. Or la droite Raison n'est autre que LE JUGEMENT ET LE SENTIMENT EXACT DES CHOSES HUMAINES ET DIVINES, autant du moins que ces dernières nous concernent. L'Opinion au contraire est LE JUGEMENT FRIVOLE ET TROMPEUR SUR LES MÊMES CHOSES. [1,5] CHAPITRE V. De l'origine de la Raison et de l'Opinion ; de la force et des effets de chacune d'elles ; que l'une conduit à la Constance et l'autre à la légèreté. Comme de cette double source, la Raison et l'Opinion, découlent non seulement la force ou la faiblesse de l'esprit, mais aussi tout ce qu'il y a dans cette vie de louable ou de répréhensible dans nos actes, je crois faire chose bonne et utile de te parler plus longuement sur l'origine et la nature de l'une et de l'autre. De même que la laine, avant de recevoir sa dernière et plus belle couleur, doit d'abord être apprêtée et trempée dans de certains sucs ; ainsi, par ces avant-propos, je disposerai et je préparerai ton esprit, ô mon cher Lipse, avant de le teindre sérieusement, de la pourpre de la Constance. Et d'abord, tu sais qu'il y a dans l'homme deux parties, l'âme et le corps : l'une plus noble, représentant l'esprit et le feu ; l'autre plus vile et représentant la terre. Ces deux parties sont jointes, mais leur harmonie est souvent troublée : et il ne leur est pas facile de se mettre d'accord, car elles luttent entre elles pour l'empire ou pour la servitude. L'une et l'autre veulent commander, et principalement celle qui ne le doit pas. La terre s'efforce à s'élever au dessus de son feu, de placer cette boue au dessus du ciel. De là, dans l'homme, des discordes, des troubles, et, comme entre deux partis qui tiraillent l'un contre l'autre, il y a bataille incessante : les chefs, les commandants sont ici la Raison et l'Opinion. La première combat pour l'âme et dans l'âme ; la seconde pour le corps et dans le corps. La Raison vient du ciel et même de Dieu : et Sénèque la caractérise magnifiquement "une part de l'esprit divin immergée dans l'homme". Elle est, en effet, cette faculté supérieure de comprendre et de juger, qui est la perfection de l'âme, comme l'âme elle-même est la perfection de l'homme. Les Grecs l'appellent Nous, les Latins Mens, intelligence, et même, en réunissant les deux mots, Mens animi, intelligence de l'âme. Car la droite Raison, ne t'y trompe pas, n'est pas l'âme tout entière, mais ce qui en elle est uniforme, simple, sans mélange, dépouillé de toute lie et de tout sédiment, et, pour tout dire d'un mot, ce qu'il y a en elle de sidéré et de céleste. Quoique gravement altérée et corrompue par la souillure du corps et par la contagion des sens, l'âme retient profondément quelques vestiges de son origine, et l'on voit clairement scintiller en elle les restes du pur feu dont elle est formée. De là, même dans les hommes les plus méchants et les plus débordés, cet aiguillon de la conscience, ces tourments, ces morsures intérieures, et cette approbation d'une vie meilleure, qui leur échappe malgré eux. Cette partie plus saine et plus sainte peut être comprimée, mais non opprimée : on peut en couvrir la flamme, mais non l'éteindre. Toujours jaillissent de son sein et brillent des étincelles qui éclairent dans ces ténèbres, qui purifient dans ces souillures, qui dirigent dans ces détours et qui indiquent le chemin vers la Constance et la Vertu. De même que l'héliotrope et certaines fleurs se tournent toujours naturellement vers le soleil, ainsi la Raison se tourne vers Dieu qui est son origine : ferme et inébranlable dans le bien, ayant toujours un seul et même sentiment, désirant ou fuyant une seule et même chose, source intarissable de toute détermination saine, de tout jugement droit. Lui obéir, c'est commander ; lui être soumis, c'est présider â toutes les choses humaines. Car quiconque l'a entendue, a dompté les passions et les mouvements exubérants de l'âme ; quiconque la suit, comme le fil d'Ariane, se dirige sûrement, et sans s'égarer, â travers les labyrinthes de la vie. Dieu lui-même, par cette image de lui, vient à nous, bien plus, vient en nous ; et il a bien dit celui, quel qu'il soit, qui a dit : Il n'est aucune intelligence bonne sans Dieu. Mais la contrepartie de la Raison, celle qui n'est pas saine, je veux dire l'Opinion, doit son origine au corps, c'est à dire à la terre, et, par cela même, elle n'a de goût que pour la terre. Le corps, par lui-même immobile et insensible, reçoit de l'âme la vie et le mouvement ; et, à son tour, il transmet à l'âme les images des choses, par le moyen des sens. Il y a donc une communion, une association intime entre l'âme et le corps ; mais une communion qui n'est pas salutaire pour l'âme, si tu en considères le résultat. En effet, cette communion la fait descendre insensiblement de son faîte, l'attache et la mêle aux sens ; et de cette alliance impure naît en nous l'Opinion, laquelle n'est rien qu'une image vaine, une ombre de la Raison. L'Opinion a dans les sens son siège véritable, dans la terre son origine. Conséquemment elle est basse et vile, ne se redresse pas, ne s'élève pas, ne se porte sur rien de haut ni d'éthéré. Elle est vaine, incertaine, trompeuse, conseillant mal, jugeant faux ; et son premier effet est de dépouiller l'âme de la Constance et de la Vérité. Ce qu'elle désire aujourd'hui, demain elle le méprise ; elle approuve et condamne, mais sans jugement, rapportant tout au corps et aux sens, en faisant tout pour les servir. Comme l'oeil qui considère les objets à travers l'eau ou à travers un nuage, l'âme offusquée par le brouillard de l'Opinion, ne voit plus la juste mesure des choses. L'Opinion est pour l'homme, si tu y fais attention, la mère de tous les maux ; c'est elle qui porte la confusion et le trouble dans notre vie. Si les soucis nous rongent, c'est par elle ; si les passions nous emportent, c'est par elle ; si les vices nous commandent, c'est encore par elle. Donc, comme ceux qui veulent détruire la tyrannie dans une cité, commencent par supprimer et renverser la forteresse ; de même nous, si nous tendons sérieusement à diriger notre âme vers le bien, nous devons d'abord détruire ce château-fort des opinions. Tant que nous le conserverons, nous serons toujours en suspens, plaintifs, troublés et jamais assez justes, ni envers Dieu, ni envers les hommes. Comme un navire vide et désemparé est le jouet des vents sur les mers, ainsi notre âme est vacillante en nous, tant que nous ne l'avons pas rendue stable par le poids et le lest de la Raison.