[2,0] DEUXIÈME (ou VIe) PHILIPPIQUE (344 av. J.-Chr.). [2,1] Quand on vous parle, Athéniens, des actes de Philippe, de ses attentats à la paix jurée, je vois que ces discours vous semblent toujours dictés par une politique juste et humaine ; vous ne manquez pas d'applaudir tous ceux qui accusent Philippe, mais vous ne faites rien, ou à peu près, de ce qui serait nécessaire et un tel langage, cependant, ne vaut d'être écouté que si on l'applique. Hélas ! nos affaires en sont venues à ce point que, plus on convainc manifestement Philippe de violer la paix conclue avec nous et de tendre des pièges à la Grèce, plus il devient difficile de vous donner d'utiles avis. En voici la cause, Athéniens : contre les visées ambitieuses, ce qu'il faut, ce sont des actes, non des paroles ; or, nous, orateurs, nous évitons de proposer ou de conseiller des mesures actives, redoutant d'attirer sur nous votre inimitié ; mais nous énumérons tout ce que fait Philippe. N'est-ce pas révoltant ? disons-nous ; et autres propos de ce genre. Pour vous, qui siégez sur l'Agora, s'il s'agit de parler selon la justice, et de tout saisir nettement, vous êtes mieux disposés que Philippe ; mais, quand il faut arrêter les entreprises qu'il poursuit actuellement, il n'y a plus chez vous qu'une complète inertie. Il en résulte une conséquence nécessaire, et, sans doute même, légitime. Chacun réussit mieux dans ce qui l'occupe et l'intéresse : Philippe, dans les actes, et nous, dans les discours. Ah ! s'il suffisait maintenant encore de faire valoir de plus justes arguments, la tâche vous serait aisée, et n'exigerait nul effort ; mais s'il faut relever l'état présent des affaires, empêcher le mal de grandir à notre insu, s'opposer aux progrès d'une puissance redoutable contre laquelle nous ne pourrions plus lutter, nous devons changer nos habitudes de délibération, et tous, nous qui parlons, vous qui écoutez, préférer à ce qui est le plus facile et le plus agréable, les mesures les meilleures, celles d'où naîtra le salut ! [2,2] D'abord, Athéniens, s'il est quelqu'un qui se sent en sûreté, tout en voyant le développement de la puissance de Philippe, qui n'en redoute aucun péril pour Athènes, et croit que tous ses préparatifs ne sont pas dirigés contre nous, je m'en étonne, et je vous prie tous de me prêter une égale attention : je vais brièvement vous exposer les raisons pour lesquelles j'augure tout autrement de l'avenir, et vois en Philippe un ennemi. Si mes prévisions vous semblent mieux fondées, suivez mes conseils ; si vous approuvez, au contraire, les hommes pleins d'assurance qui ont foi en lui, vous vous rangerez à leurs avis. Voici donc mes arguments : quels sont les empiètements de Philippe depuis la paix ? Il occupe les Thermopyles et régit la Phocide. Et comment a-t-il usé de ces conquêtes ? Servir les intérêts de Thèbes, et non les nôtres : telle est sa politique. Pourquoi ? c'est que, uniquement occupé de son ambition, qui vise à la domination universelle, peu soucieux de la paix, du repos public et de la justice, il a très bien compris ceci : tel est le tempérament de notre cité que ni promesses, ni actes ne pourraient la décider à sacrifier, pour son intérêt propre, quelques-uns des autres Grecs. Tenant compte, avant tout, de l'équité, répugnant à l'infamie qui suit la trahison, et distinguant clairement ce qu'exige votre dignité, vous lui barreriez la route s'il tentait quelque entreprise de ce genre, comme si vous étiez vous-mêmes en guerre avec lui. Quant aux Thébains, Philippe pensait, et les événements lui ont donné raison, qu'en retour d'un profit personnel, ils le laisseraient tout faire à sa guise, et, loin d'agir contre lui, et de l'entraver, combattraient à ses côtés, s'il leur en donnait l'ordre. Quand nous le voyons, aujourd'hui, étendre ses bienfaits sur les Messéniens et les Argiens, c'est qu'il a d'eux la même opinion. N'est-ce pas là le plus bel éloge qu'on puisse faire de vous, Athéniens ? Tout ce qui se passe prouve que vous êtes jugés seuls incapables de trahir, pour quelque salaire que ce soit, les droits communs de la Grèce, que nulle faveur, nul avantage ne prévaudrait contre votre dévouement à la cause grecque. Et c'est à bon droit qu'il a de vous cette opinion, et une autre toute différente des Argiens et des Thébains, soit qu'il considère le présent, soit qu'il réfléchisse au passé. L'histoire lui apprend que vos ancêtres auraient pu commander à tous les Grecs, en se reconnaissant vassaux du Grand Roi ; mais loin de prêter l'oreille à de telles propositions, qui leur étaient transmises par Alexandre, l'aïeul de Philippe, ils préférèrent abandonner leur pays, affronter toutes les épreuves, et accomplirent ensuite ces exploits que tous essaient de célébrer, sans qu'aucun l'ait pu faire dignement : aussi les passerai-je moi-même sous silence, et avec raison ; car leurs actions sont au-dessus de toute parole humaine. Quant aux ancêtres des Thébains et des Argiens, les uns firent campagne avec les barbares(1), les autres ne les combattirent pas. Philippe sait donc que ces deux peuples s'attacheront à leurs intérêts, sans examiner ce qui serait utile à la cause commune de la Grèce. Votre alliance lui acquérait des amis pour toute entreprise juste ; en s'attachant les Thébains et les Argiens, il assure des complices à son ambition. Voilà pourquoi il les a préférés, et les préfère encore à vous ; et nullement parce qu'ils posséderaient plus de galères que vous, ou que Philippe, satisfait de sa puissance continentale, dédaignerait l'empire de la mer et les ports de commerce ; il n'oublie pas non plus quels engagements il a dû prendre pour obtenir la paix actuelle. [2,3] Mais, dira quelqu'un de ceux qui se prétendent fort instruits de toutes ces questions, ce n'est pas l'ambition, ni les motifs dont tu accuses Philippe, qui ont alors dicté sa conduite ; il pensait que la justice était du côté des Thébains plutôt que du vôtre. - Or cet argument est, de tous, celui qu'il lui est le moins possible aujourd'hui de mettre en avant. Eh quoi ! lui qui ordonnait aux Lacédémoniens de rendre la liberté à Messène, pouvait-il, alors qu'il livrait aux Thébains Orchomène et Coronée, prétendre qu'il agissait ainsi parce qu'il le croyait juste ? Mais il a été contraint, c'est la dernière excuse, et, contre son gré, enveloppé par les cavaliers thessaliens et les hoplites thébains, il s'est résigné à ces concessions. - A la bonne heure ! - aussi, ajoute-t-on, il va bientôt marquer sa défiance à l'égard des Thébains, et certains nouvellistes prétendent qu'il fortifiera Elatée. Voilà qui, à mon sens, reste et restera longtemps en projet ; mais, ce qui est un fait, c'est qu'il soutient Messène et Argos contre Lacédémone, il expédie des mercenaires, fournit de l'argent, et on l'attend lui-même, à la tête d'une grande armée. Ainsi, d'un côté il abat Lacédémone, la vieille ennemie de Thèbes, et, de l'autre, après avoir lui-même écrasé la Phocide, il en serait le sauveur ! Comment admettre de telles contradictions ? Pour moi, je crois que, si Philippe n'avait agi autrefois qu'à regret et contraint, et s'il reniait maintenant les Thébains, il ne serait pas sans cesse en lutte contre leurs ennemis. Non ! sa conduite actuelle prouve qu'il s'est autrefois décidé de son plein gré, et tous ses actes, à les bien examiner, sont combinés contre nous. Et il est, en quelque sorte, inévitable qu'il en soit ainsi. Raisonnez plutôt : il veut régner, et ne voit en face de lui qu'un adversaire, c'est Athènes. Aussi vous fait-il dès longtemps tout le mal possible, et il en a parfaitement conscience. C'est grâce à ce qu'il vous a pris qu'il assure la possession de tout le reste. S'il abandonnait Amphipolis et Potidée, il ne se croirait plus en sécurité dans ses propres États. Il sait donc deux choses : qu'il vous tend des pièges et que vous vous en apercevez ; comme, d'ailleurs, il vous connaît pour sensés, il pense que vous le haïssez à juste titre, ce qui l'excite encore contre vous, parce qu'il s'attend, s'il ne prend les devants, à ce que vous saisissiez la première occasion de l'attaquer. Aussi se tient-il en éveil, attentif, et, pour nous gêner, il flatte les Thébains et ceux des Péloponnésiens qui leur sont alliés ; il sait que leur ambition les attache à lui dans le présent, et que leur esprit est trop épais pour rien prévoir de l'avenir, quoiqu'il suffise d'une médiocre prudence pour s'instruire par d'éclatants exemples. C'est ce qu'il m'est arrivé de montrer aux Messéniens et aux Argiens, et ce qui, sans doute, s'adresse encore mieux à vous. [2,4] Comment pensez-vous, Messéniens, disais-je, que les Olynthiens eussent accueilli celui qui leur eût mal parlé de Philippe, à l'époque où il leur abandonnait Anthémonte, que leur avaient disputée tous les précédents rois de Macédoine ; où il leur donnait Potidée, après en avoir expulsé les colons athéniens, et s'attirait notre inimitié pour leur assurer un riche domaine ? Pouvaient-ils s'attendre au sort qui les a atteints ? Auraient-ils cru celui qui le leur eût prédit ? Et cependant, ajoutais-je, après qu'ils ont quelques jours recueilli les fruits d'une terre usurpée, voici que, pour bien longtemps, il les dépouille de leur propre sol. Et quelle honte dans leur chute ! Ils n'ont pas été seulement vaincus, mais trahis, vendus les uns par les autres ; car il n'est pas sans danger pour les républiques de se lier trop étroitement avec les rois. Et les Thessaliens ? disais-je encore, quand Philippe chassait leurs tyrans, et leur donnait Nicée et Magnésie, s'attendaient-ils à cette division en dix provinces, maintenant établie chez eux ? Pensaient-ils-que, après leur avoir rendu leur siège au conseil amphictyonique, le roi confisquerait leurs propres revenus ? Non certes ! et, pourtant, c'est ce qui est arrivé, et tous en sont témoins. Quant à vous, Messéniens, vous ne voyez encore que le Philippe qui donne et qui promet : souhaitez, si vous êtes sages, de ne pas connaître le Philippe menteur et perfide. Que n'a-t-on pas imaginé pour la sauvegarde des cités : palissades, murs, fossés, défenses de toute sorte ? Tout cela est fait de main d'homme, et à grands frais ; mais il est une ressource commune que la nature a mise au coeur des gens sensés, ressource bonne et salutaire à tous, et surtout aux démocraties contre les royautés, c'est la défiance. Il faut la conserver, vous y attacher ; si vous en restez armés, vous n'aurez rien à redouter. Que recherchez-vous ? disais-je. La liberté ? Eh bien ! ne voyez-vous pas que rien ne lui est plus contraire que les titres mêmes dont on salue Philippe ? Tout roi, tout prince absolu est l'ennemi de la liberté et des lois. Prenez garde que, pour échapper à la guerre, vous ne vous donniez un maître. " [2,5] Les auditeurs témoignèrent par leurs applaudissements qu'ils approuvaient mes paroles, ainsi que les discours prononcés par les autres ambassadeurs, soit en ma présence, soit après mon départ ; mais il est à croire qu'ils ne se détacheront pas de l'amitié de Philippe, et de ses promesses. Il n'est pas étonnant que les Messéniens et d'autres Péloponnésiens, tout en voyant ce que la raison leur indique comme le meilleur, se disposent à agir en sens contraire ; mais vous, qui comprenez par vous-mêmes, et entendez répéter par vos orateurs, qu'on vous tend des pièges, qu'on vous prend au filet, vous resteriez engourdis dans votre indolence, vous continueriez aveuglément à tout supporter ! Ainsi votre train de vie, agréable et facile, vous ferait oublier les plus graves intérêts de l'avenir ! Sur les mesures qui doivent être prises, la prudence exige que vous ne délibériez que plus tard, quand vous serez entre vous ; mais, aujourd'hui, quelle est la réponse qu'il vous faut voter ? c'est ce que je vais dire. [2,6] LECTURE D'UN PROJET DE DÉCRET. Il serait juste, Athéniens, d'appeler devant vous les hommes responsables des promesses qui vous ont décidés à faire la paix ; car je n'aurais pas moi-même consenti à me joindre à l'ambassade, et vous n'auriez pas, j'en suis certain, interrompu les hostilités si vous aviez pensé que, une fois la paix obtenue, Philippe aurait agi comme il a fait ; mais quelle différence entre sa conduite actuelle et ce qu'on disait alors ! Il en est d'autres encore non moins coupables : lesquels ? quand, après la conclusion de la paix, je revins de la dernière ambassade, celle des serments, et que, m'étant aperçu que la ville était dupée, je vous en avertis, que je protestai et vous invitai à ne pas livrer les Thermopyles et la Phocide, il s'est trouvé des gens pour dire que, en ma qualité de buveur d'eau, j'ai l'humeur difficile et chagrine, mais que réellement Philippe, s'il passait les défilés, ne chercherait qu'à vous complaire : il fortifierait Thespis et Platées, disait-on, abaisserait l'insolence des Thébains, percerait à ses frais la Chersonèse, nous rendrait enfin l'Eubée et Orope, en compensation d'Amphipolis. Voilà ce qu'on disait du haut de la tribune, vous vous le rappelez, sans doute, si oublieux que vous soyez du mal que l'on vous fait. Ce sont ceux-là qu'il faudrait faire comparaître. Le comble de la honte, c'est que, sous le charme des espérances conçues, vous avez décrété que cette même paix engagerait aussi vos descendants : tant vous avez été complètement séduits ! Mais, enfin, pourquoi viens-je dire et affirmer qu'il faut citer ces imposteurs à votre tribunal ? Je vous répondrai en toute franchise, sans rien déguiser. Ce n'est pas pour le plaisir de me lancer dans l'injure, de suivre ainsi mes adversaires sur leur terrain familier, et d'offrir à mes perpétuels ennemis un prétexte pour recevoir de Philippe un nouveau salaire ; ce n'est pas non plus pour bavarder au hasard ; mais je crois que la politique de Philippe vous fera plus de mal encore dans l'avenir qu'elle ne vous en fait dans le présent. Je vois, en effet, que l'heure critique s'avance ; - puissé-je me tromper dans mes conjectures !- mais j'ai grand'peur qu'elle ne soit très prochaine. Quand donc il ne vous sera plus possible de négliger les événements, quand ce ne sera plus de ma bouche ou de telle autre que vous apprendrez les actes de Philippe, mais que vous les verrez vous-mêmes, de vos propres yeux, alors vous serez, je le crois, irrités, intraitables. Et, comme les ambassadeurs concussionnaires, ayant conscience de leur infamie, gardent prudemment le silence, celui qui essaiera de réparer en quelque mesure le mal qu'ont fait ces traîtres sera exposé aux coups de votre colère ; je vois, en effet, que, le plus souvent, ce ne sont pas les coupables qui sont châtiés, mais les premiers qui vous tombent sous la main. Aujourd'hui que l'orage qui se forme n'a pas encore éclaté, et que nous pouvons parler et écouter, je veux, à chacun de vous, quoique vous ne le connaissiez que trop déjà, dénoncer l'homme qui vous a engagés naguère à abandonner les Thermopyles et la Phocide, ouvrant ainsi au roi de Macédoine la route de l'Attique et du Péloponnèse. Il est cause que vous n'avez plus à délibérer sur vos droits, ni sur les affaires du dehors, mais sur la défense de votre sol, sur la guerre qui aura pour théâtre l'Attique ; guerre funeste à tous, quand elle sera à vos portes, et qui date, en réalité, du jour où vous avez livré la clef de la Grèce. Si vous n'aviez pas été trompés alors, votre ville serait à l'abri de toute attaque ; Philippe, sans doute, n'aurait pas remporté de victoire navale qui lui permît de débarquer en Attique, et, sur terre, il n'aurait pu franchir les Thermopyles et la Phocide ; mais, ou, respectant la justice, il serait en paix et garderait le repos, ou ses entreprises auraient, de suite, provoqué une nouvelle guerre, semblable à celle qu'il a si vite désiré terminer. Pour rappeler vos souvenirs, j'en ai assez dit ; quant à mes prophéties, puisse l'événement ne pas les vérifier ! j'en supplie tous les dieux. Je ne souhaite pas, en effet, le châtiment de celui même qui l'a le plus mérité, s'il faut l'acheter au prix du danger et de la ruine de tous.