ULRICH VON HUTTEN JEUNE HOMME DE L’ORDRE DES CHEVALIERS POEME IMPECCABLE ET PLEIN DE CHARME EMBRASSANT EN SON SUJET LES MŒURS DES HOMMES. SON TITRE EST L’HOMME DE BIEN. 1. Regarde bien les visages nouveaux que je te présente, toi qui es curieux de nouveautés, et reçois mes avertissements avec un esprit ouvert. 3. Souvent ce que l’on apprend en y regardant de plus près frappe plus vivement. Observe bien. Les hommes austères doivent voir ces réalités-là. 5. Les yeux voient beaucoup de choses, mais ils les renvoient devant le tribunal intérieur, car le cœur a ses propres lumières, mieux adaptées à certains cas. 7. Voir mon visage est un privilège rare, et seuls les justes le connaissent, eux qui ont le souci du vrai et qui, pour la justice, brûlent de passion. 9. Aristide le connut, Ulysse le héros au grand cœur le connut, et vous aussi honnêtes disciples de l’école socratique, 11. ainsi que Caton et le vertueux Scipion, et l’immense Caelius et Cicéron, cette gloire sans seconde parmi les citoyens romains. 13. Les hommes réfléchis me connaissent ; l’ignorant au contraire condamne tout. Tant qu’il condamne, il ignore lui-même tout de sa propre vie. 15. Si pourtant l’ignorant a le souci de s’instruire, qu’il désire cultiver son esprit paresseux et l’élever à quelque distinction, 17. qu’il laisse tomber l’ouvrage plein de vices qu’il a en mains, et concentre ses efforts sur celui que je lui tends ! L’honneur qui lui en viendra durera longtemps ! 19. Rien ne vaut mieux que mes conseils ! Qu’il s’appuie sur eux : et il aura un modèle pour s’instruire. 21. Ce que j’enseigne ne te paraîtra pas rude. Pour celui qui s’y engage, la voie qui mène aux hommages sans nombre et à une gloire sans fin est douce et unie. 23. Rien de triste en nos avis ! Rien d’insurmontable ! Les accès que je propose sont faciles et mes commandements n’ont rien de sacrilège. 25. Ajoute à cela que pour nous —et ce n’est pas un vain espoir — la vie est éternelle : qui ne voudrait, au prix d’un petit effort, poursuivre de grands desseins ? 27. Nous vivons dans les affres de l’incertitude, nous mourons en l’espace de quelques instants fugaces : et il n’est même pas sûr que nous pourrons vivre un seul jour. 29. Eh bien, puisque nous ne pouvons en rien nous fier à cette vie-là, dans la mesure du possible, efforce toi de vivre des jours éternels. 31. Fréquente-moi et tu vivras ! Si tu recherches le repos, apprends à jouir de loisirs vraiment dignes de ce nom ; et si tu veux vivre, vis longtemps ! 33. Point de salut pour l’âme livrée aux vices et aux péchés! Seuls l’occupent le repos inquiet et le désir incurable ! 35. Il se peut que leurs douceurs séduisent les esprits faibles : toi rejette les ! De redoutables poisons se cachent jusque dans les belles roses ! 37. S’ils renferment quelque souffrance, chose détestable pour l’âme humaine, tu ne saurais l’embrasser contre ton gré ! Fuis la souffrance cruelle ! 39. Vénus libertine envoûte les âmes sans force, par les doux plaisirs que promet sa bouche empoisonnée. 41. Mais une fois qu’elle tient les jeunes gens dans l’étreinte d’un amour sans repos, elle les entraîne de chutes imprévues en pièges imprévisibles. 43. Adultère, tromperie, inquiétude, colère, mort, infections, meurtres et toutes les fureurs de la passion, voilà le souverain bien qu’on trouve dans l’amour ! 45. Il te faut donc vaincre ses flammes, si tu ne veux pas qu’elles te possèdent. Pendant qu’il est sans vigueur, arrose le faible bûcher à grands flots. 47. Mais le funeste goût de l’argent lui aussi en capture plus d’un et le tient sous sa coupe ; et tout ce qui compte c’est d’en avoir, de quelque manière qu’on l’ait acquis. 49. L’amour des richesses est aveugle ; ce n’est qu’une passion vaine, qui engendre la crainte et qu’aucune stabilité ne rassure. 51. Tu en as autant qu’il te faut ? estime que cela suffit : la mort, —elle n’a besoin de personne d’autre—, t’aura bientôt forcé à abandonner tes richesses. Superflues ! 53. Si quelques-unes de ces choses venaient à te plaire fuis-les (à moins qu’il ne soit conforme à ton rang qu’elles te plaisent !). Fuis-les : ce sont des filets tendus pour capturer ton âme ! 55. Doux désir te soufflera Vénus, noirs pensers te donnera l’amour de posséder : fléaux destructeurs pour l’homme et qui déplairont à Dieu. 57. Que cède l’amour de posséder, que cède la volupté au goût de miel et tout ce qui, tu le vois bien, n’appartient qu’au corps. 59. Ne souffre pas non plus d’être l’esclave de ton estomac ! Il n’est pas bon d’être arrogant. Freine et modère aussi ton tempérament colérique. 61. Ne laisse pas la paresse s’emparer de ton esprit et le paralyser ; agis toujours et réfléchis, comme il se doit, à tes actes. 63. N’envie jamais les autres : ce venin ne porte préjudice qu’à celui qui en est infecté. 65. Il n’est donc aucune sorte de vice qui puisse te séduire, pourvu que tu aies au fond de toi la volonté (le moyen) de comprendre ce que ce tu ne vois que par petits morceaux. 67. Porte un regard pénétrant sur toutes les actions qu’il te faut exécuter. Et avant d’entreprendre quoi que ce soit, examine l’ensemble de la situation. 69. C’est cette manière de faire qui explique mon regard fixe et brillant d’une lumière vive, comme celle que, dit-on, possèdent les yeux des lynx tachetés. 71. Par le regard de l’intelligence, j’entre dans tous les aspects des choses, je prends la mesure des actions décidées et je n’entreprends rien sans que les conditions soient fermement arrêtées. 73. Je ne m’intéresse pas aux questions faciles ; je ne prends pas en considération les affaires sans importance, et rien n’arrête mes yeux, qui ne soit digne d’eux. 75. Pour faire peur aux méchants sans éloigner de moi la foule irréfléchie, sous mon front imperturbable je comprime et retiens l’éclat menaçant de mon regard. 77. Qu’un sot vienne à me voir, frappé par la gravité de mon visage, il s’effondrera, sentant que je connais son crime. 79. Si c’est un homme de bien qui me regarde, il trouvera dans les subtilités de mon esprit quelque chose à aimer, quelque commandement auquel obéir de lui-même. 81. J’ai de longues oreilles dressées, aux portes largement ouvertes. Rien, quoi que ce soit, ne peut leur échapper. 83. Et comme le féroce sanglier entend jusqu’aux herbes qui poussent, moi je saisis par la finesse de mon ouïe toutes les paroles qui se rapportent. 85. Il me plaît davantage de profiter de mes oreilles que de me servir de ma bouche ; et c’est mon ouïe qui joue les effrontées alors que ma langue sait se tenir. 87. Souvent je provoque des délais ; je réclame du temps pour répondre et je ne rapporte rien si ce n’est ce qu’il serait finalement un mal de taire. 89. Tu vois que de ma bouche pousse un plant de lys : souvent par mon discours je mets en branle de grandes entreprises. 91. Je bouleverse les esprits des hommes, mes mots règlent les accords, ma langue, rompue aux débats, apaise d’horribles querelles. 93. J’instruis la tendre jeunesse par ma conversation bienveillante comme on irrigue les champs verdoyants des eaux d’une rivière. 95. Je fais bien plus par mes paroles, et par elles je mène à bien des entreprises beaucoup plus importantes que tous ceux qui agitent les armes d’une main menaçante. 97. D’un autre côté de ma tête je brandis une épée étincelante, symbole et instrument de ma justice. 99. Si je n’obtiens pas ce que je veux par mes mots, j’emploie ouvertement la force. Et celui qui n’a pas du tout obéi à mes commandements le paie par l’épée. 101. Quand un lourd préjudice est infligé à mes biens, par un vol, je n’entreprends pas la guerre sans avoir consulté mon cœur. 103. Je n’épargne pas mes moyens et j’applique le même châtiment, que le coupable soit un riche ou un malheureux. 105. Mon cou ressemble à celui du cygne ou à celui de la couleuvre, parce que je ne révèle ce que j’ai à dire qu’en temps et en heure. 107. Mes paroles sont lentes à venir et longuement méditées ; je n’ai pas la parole téméraire ; quand j’ai décidé de dire ce que j’ai à dire, alors je parle. 109. Si j’adresse quelque prière aux dieux, il ne me gêne pas que tout le monde l’entende ni qu’on la répète au premier venu. 111. Et je dis à l’homme ce qui ne doit pas être caché aux dieux : je suis véridique à tous points de vue, et on ne peut me soupçonner d’avoir une arrière-pensée malhonnête. 113. La tête d’un lion de Lybie aux yeux farouches occupe ma poitrine : c’est que dans tous les cas je montre un cœur fort et courageux. 115. Je n’ai pas peur des attaques effrontées d’une langue habile au mensonge ; elles ne m’épouvantent pas les guerres, qui m’ont toujours menacé d’une façon ou d’une autre. 117. Avec courage, dans l’adversité je fais preuve d’une énergie intrépide. Les guerres que me cherche l’homme stupide ne sont pour moi que feux de paille. 119. J’ai même cœur dans l’adversité et mêmes opinions que quand la fortune me sourit. 121. J’ai le pied comme celui qu’avait autrefois (= de son vivant) l’Ourse de l’Erymanthe, que Jupiter en personne plaça dans le ciel de l’Arctique : 123. un pied large, parce qu’un caractère ferme et constant devra être l’auxiliaire du juste dans ses affaires. 125. Jamais mon âme ne change de visage, à moins que les circonstances ne le réclament. Notre jugement s’applique en fonction des circonstances, non des choses elles-mêmes. 127. Souvent je fais l’objet de menaces : je reste insensible à leurs attaques. Puisse Borée ne pas peser davantage sur les arbres pleins de vigueur ! 129. Ajoute à cela que mon cœur reste le même, quand bien même on m’offrirait de ces présents qui pourtant ne manquent pas d’effet sur le commun des mortels. 131. Ma main droite tient une bourse et son cordon bien serré : je ne distribue pas mon argent, hormis ce qu’exigent les devoirs religieux et mon rang. 133. Parcimonieux, je le suis à l’égard de ceux qui ne méritent pas mon aide, et de ma droite, qui ne s’ouvre pas facilement, j’empêche que le fruit de mon labeur ne soit ravi en vain. 135. Large, au contraire, je le suis si cela convient à mon rang et si mon honneur m’y invite. C’est pour cela que ma main gauche répand ses piécettes avec largesse, mais sans le faire voir. 137. Aux pauvres je fais l’aumône ; à mes amis dans le besoin je donne largement, mais je garde de quoi avoir en abondance pour moi et les miens. 139. Quand je parais c’est toujours vêtu d’un costume élégant ; et je me couvre avec décence. La parure et les raffinements de la toilette me plaisent, 141. mais pas au point d’avoir l’air de m’être enveloppé d’une une robe trop moelleuse ! Je m’habille du vêtement qui sied à un homme de cœur. 143. J’ai pris habitude de conserver une certaine élégance dans mes gestes : cela me gagne généralement les esprits exigeants. 145. Au contraire tout ce qui peut passer pour honteux et déplaisant en public ne fait pas honneur aux grands hommes et même nuit à leur génie.