TRADUCTION:

(J.-L. BURNOUF, Œuvres complètes de Tacite traduites en français, Paris, 1884)
Livre I

Chap. 3

III. Ce siècle toutefois ne fut pas si stérile en vertus qu'on n'y vit briller aussi quelques beaux exemples. Des mères accompagnèrent la fuite de leurs enfants, des femmes suivirent leurs maris en exil; on vit des parents intrépides, des gendres courageux, des esclaves. d'une fidélité invincible aux tortures, des têtes illustres soumises à la dernière de tontes les épreuves, cette épreuve même supportée sans faiblesse, et des trépas, comparables aux plus belles morts de l'antiquité. A ce concours inouï d'événements humains se joignirent des prodiges dans le ciel et sur la terre, et les voix prophétiques de la foudre, et mille signes de l'avenir, heureux ou sinistres, certains on équivoques. Non, jamais plus horribles calamités du peuple romain ni plus justes arrêts de la puissance divine ne prouvèrent au monde que, si les dieux ne veillent pas à notre sécurité, ils prennent soin de notre vengeance.

Chap. 62

LXII. Il y avait entre l'armée et le général un merveilleux contraste. Le soldat impatient demande à combattre, tandis que la Gaule est en alarme, tandis que l'Espagne balance. Il veut: "Qu'on brave l'hiver, qu'on ne s'arrête point à de lâches négociations; c'est l'Italie qu'il faut envahir, c'est Rome qu'il faut prendre; rien dans les discordes civiles n'est plus sûr que la célérité: il y faut des actions bien plus que des conseils." Vitellius, dans un stupide engourdissement, préludait par l'affaissement de la mollesse et les excès de la table aux jouissances du rang suprême, ivre dès le milieu du jour et gorgé de nourriture. Et cependant l'ardeur et l'enthousiasme des soldats, suppléant à l'inaction du chef, animaient tout, comme si, présent lui-même, il eût excité les braves par l'espérance, les lâches par la crainte. Les apprêts terminés et chacun à son poste, on demande le signal du départ. Vitellius reçut dès cet instant la surnom de Germanicus; quant au nom de César, il le refusa même après la victoire. Un signe d'heureux augure apparut à Valens et à l'armée qu'il menait aux combats. Le jour même du départ, un aigle, planant doucement devant les bataillons en marche, semblait par son vol leur indiquer la route; et tels furent pendant un long espace les cris de joie du soldat, telle la sécurité de l'intrépide oiseau, qu'on en tira le présage infaillible d'un grand et favorable succès.

Chap. 86

LXXXVI. Des prodiges dont les récits venaient de sources diverses, redoublaient encore les alarmes. Dans le vestibule du Capitole, la Victoire laissa échapper, dit-on, les rênes de son char. Un fantôme d'une taille plus qu'humaine sortit tout à coup du sanctuaire de Junon; la statue de Jules César placée dans l'île du Tibre se trouva tournée, par un temps calme et serein, d'occident en orient; un boeuf parla dans l'Étrurie; plusieurs animaux engendrèrent des monstres. J'omets beaucoup d'autres merveilles, observées en pleine paix dans les siècles grossiers, et dont on n'entend parler maintenant que dans les temps d'alarmes. Mais un phénomène plus terrible et qui, à la peur de l'avenir, ajoutait le mal présent, fut le subit débordement du Tibre. Le fleuve accru sans mesure rompit le pont Sublicius, et, arrêté par cette masse de débris, il franchit ses rives et inonda non seulement les parties basses de la ville, mais les quartiers où l'on redoutait le moins un pareil fléau. Beaucoup de malheureux furent surpris dans les rues et entraînés; plus encore furent submergés dans leurs boutiques ou dans leurs lits. La famine se répandit parmi le peuple, causée par le défaut de commerce et la disette des vivres. Des maisons, dont le séjour des eaux avait ruiné les fondements, tombèrent quand le fleuve se retira. Dès que le péril eut cessé de préoccuper les esprits, on remarqua que, dans un moment où Othon se préparait à la guerre, le champ de Mars et la voie Flaminia, qui étaient son chemin pour entrer en campagne, lui avaient été fermés; et cet effet d'une cause fortuite ou naturelle parut un prodige, avant-coureur des revers qui le menaçaient.