[10,0] LETTRE X. Ives, par la grâce de Dieu, évêque de Chartres, aux vierges consacrées à Dieu dans le monastère de Saint-Avit en Dunois, la grâce de plaire au fiancé des Vierges. [10,1] Le nom de vierge est glorieux, mais plus glorieux sont les fruits de la virginité. Car si le juste doit suivre les traces de son Dieu partout où il le peut, on lit des vierges qu'elles suivent l'agneau partout où il va. Et tandis que les divers ordres d'époux ou de célibataires ont toujours à déplorer quelques faiblesses de la corruption de la chair, la virginité sans tache n'a qu'à se réjouir dans son auteur. Aussi plus grande est son élévation, plus grave est sa chute. Plus celles qui persévèrent peuvent espérer une félicité et une gloire parfaites, plus celles qui tombent doivent redouter une condamnation terrible. La virginité est la vertu de la cité céleste, c'est l'honneur des élus du ciel, là où l'on n'a plus à craindre de rien perdre de ses mérites, où l'on n'a plus à redouter d'être vaincu par la corruption. Plus chacun en ce monde mortel conservera avec soin sa virginité, plus il sera réjoui par les visites familières et par l'amour du fiancé des vierges. Si vous voulez vous convaincre que cette vertu est bien la vertu du paradis, rappelez-vous que vos premiers parents avant leur péché la possédaient dans le paradis, tandis qu'après la chute ils la perdirent dans leur exil sur la terre. Pour avoir renversé les remparts qui défendaient leur cité, ils furent facilement vaincus par l'antique ennemi de l'homme, et, chassés au milieu des douleurs de l'exil du monde, ils furent justement dépouillés des ornements de leur cité primitive. Si donc vous voulez quitter cet exil pour retourner à votre vraie patrie, défendez-vous par les remparts de cette même patrie, ornez-vous de tous ses ornements, afin que vous ayez le courage de repousser les perfides tentations de l'antique ennemi, et que vous puissiez plaire au fiancé immortel à qui vous avez entièrement voué vos corps. C'est le Christ en effet auquel vous avez fait vœu de vous consacrer, et non aux clercs. Vous avez fait vœu d'épouser le Christ et non de vous mêler aux entretiens du siècle. La clôture de votre monastère n'a été faite que pour interdire à ceux qui suivent le monde de pénétrer dans la forteresse de celles qui fuient le monde, que pour empêcher que vous sortiez en public de peur que la vue du monde n'excite en vous-mêmes de honteuses imaginations, et, que la virginité étant détruite en votre cœur, votre corps aussi ne se laisse aller à la corruption. Comment pourrez-vous rester chastes et pures si vous cherchez à lier conversation en public avec des hommes sans pudeur, ou si vous prenez l'habitude de causer chaque jour familièrement avec eux ? Vous savez qu'il est écrit : Les mauvaises conversations corrompent les bonnes mœurs. La bienheureuse Vierge Marie, dont la vie est spécialement proposée comme modèle aux vierges du Christ, ne vivait pas en public et ne se plaisait pas dans les conversations des galants, quand elle fut saluée par l'ange, quand elle fut visitée par le Saint-Esprit, quand elle devint mère du Sauveur. De même les autres saintes femmes qui voulurent plaire à Dieu par la sainteté de leur vie évitèrent toujours la conversation des hommes, excepté toutefois de ceux que leur charité leur conseillait d'aider de leurs moyens, ou de ceux dont elles devaient recevoir de saintes et salutaires exhortations. Jamais assurément elles ne s'étudièrent à plaire aux amis de la chair par de précieux vêtements, par un visage fardé, par un geste lubrique, par une molle démarche. L'immortel fiancé cherche dans votre homme intérieur la beauté sans souillure, et non la souillure resplendissante de beauté de l'homme extérieur. En parlant de la fiancée du Christ le Psalmiste s'écrie : Toute la gloire de la fille du roi est à l'intérieur. Ce qui convient donc à la vierge du Christ c'est un cœur humble, un visage pâle et flétri par les macérations, une peau noircie sous le cilice, et non pas entretenue par le fréquent usage des bains : c'est la retenue dans les paroles, l'obéissance dans la pratique, la frugalité dans la nourriture, la sobriété dans la boisson, la gravité dans la démarche, la grossièreté dans le vêtement, et non la prodigalité, indice d'une âme où elle entretient la dissolution : en tout cela il ne faut point consulter la sensualité, mais la nécessité. De même en effet qu'une maison honnête se reconnaît à son vestibule même, de même l'état d'une âme religieuse se décèle aussitôt à ces signes, et par eux elle fait chaque jour des progrès vers le mépris d'elle-même. Plus quelqu'un est vil à ses yeux, plus il est élevé aux yeux du Créateur. [10,2] Il faut aussi que vous soyez toujours attachées à la prière ou à la lecture ou à l'ouvrage, afin que le diable vous trouve occupées et ne remplisse pas vos âmes de pensées mauvaises et vagabondes. On lit que cet usage avait lieu dans les monastères d'Egypte, de ne recevoir personne qui ne voulût travailler, non pas que le travail fût nécessaire, mais pour éviter l'oisiveté, qui est ennemie de l'âme. A cela vous direz peut-être ce qu'ont dit tant de chrétiens qui ont abandonné Dieu pour aller à Satan : « Ce langage est sévère. Notre âge ne peut subir une si dure loi ; notre naissance ne peut se plier à ces rudesses. » Je vous réponds : laquelle de vous est plus noble que la bienheureuse Cécile, qui domptait ses membres avec un cilice ? Laquelle est plus tendre que la bienheureuse Agnès, qui non seulement méprisa l'alliance des plus nobles Romains, mais qui, comme elle le dit d'elle-même, traversa les impuretés de la chair par un sentier sans tache ? Les siècles sont pleins d'exemples de religieuses et de religieux, de toutes conditions, de tous sexes, de tout âge, qui sont arrivés à plaire à Dieu par de semblables moyens. Eh quoi ! vous ne pourrez pas faire pour le père des lumières ce que ceux-ci et celles-là ont fait. Il est encore autre chose que vous pensez peut-être tout bas : « Si nous refusons de causer, comme nous avons l'habitude, avec nos familiers, eux, à leur tour, nous refuseront leurs services accoutumés, ils nous priveront des secours dont nous avons besoin. » A cela je vous réponds, en prenant pour garant la parole apostolique, que ce Dieu, fidèle en ses promesses, qui ne permettra pas que vous soyez tentées au-delà de vos forces, vous donnera pour un seul ami terrestre cent amis spirituels, par l'entremise desquels il vous fournira tout ce qui vous est nécessaire et conservera saines et intactes les richesses de votre monastère. Si quelqu'une de vous était unie à un homme par les liens du mariage et qu'elle passât à un autre, ne serait-elle pas appelée adultère ? Ne serait-elle pas punie par les juges de la peine capitale ? Combien davantage ne pensez-vous pas qu'elle mérite les derniers supplices celle qui, méprisant les chastes liens du fiancé immortel, prodigue son amour charnel à quelque mortel ? [10,3] Retenez donc ces pensées, très chères sœurs ; attachez-vous au fiancé immortel, prodiguez-lui tout votre amour : veillez à l'avenir à votre réputation que vous avez entachée en partie. Que je ne sois pas forcé de venir un jour à vous avec ma verge de pasteur ; que je ne vous trouve pas telles que je ne veux pas vous trouver, que vous ne me trouviez pas tel que vous ne voulez pas me trouver. Je veux et commande par l'obéissance que vous me devez qu'une fois chaque semaine cette lettre soit lue en communauté, afin que vous appreniez à éviter soigneusement ce qui est déshonnête et que vous vous étudiiez à observer avec joie et courage ce qui est honnête et convenable à votre salut. Adieu.