[1,0] LES AMOURS D'ABROCOME ET D'ANTHIA. LIVRE PREMIER. [1,1] Ephese avait donné le jour à Licomède, qui passait pour un des plus riches et des plus illustres habitants de cette ville; il épousa Themisto, sa concitoyenne, et en eut un fils nommé Abrocome. L'amour et l'hymen unis ensemble n'avaient jamais produit un enfant aussi beau, ni en Ionie, ni dans le reste du monde. Les agréments de son esprit qu'il cultivait sans cesse par l'étude, ne le cédaient point à sa beauté; et de ce charmant assemblage naissaient chaque jour différentes belles qualités qui semblaient éclore de concert pour le faire admirer universellement. S'il jouait de la lyre, on le prenait pour Apollon ; s'il chantait, pour Orphée. Il lançait un javelot avec adresse ; et Mars lui-même n'aurait pu dompter un cheval avec plus de grace et de fierté. Les Éphésiens et les peuples du reste de l'Asie fondaient sur son mérite de grandes espérances ; ils ne doutaient pas que le tems ne le rendît un citoyen illustre; que dis-je ? plusieurs le considéraient comme un Dieu ; quelquesuns même l'adoraient en le voyant, et lui offraient des vœux. A tant de vertus il ne manquait qu'un peu de modestie; Abrocome avait une si grande confiance en lui-même, et surtout en sa beauté, que son orgueil le rendait insupportable. Il regardait tout avec dédain ; et ce qui causait de l'admiration aux autres, lui paraissait un objet de mépris. Vantait-on en sa présence la taille et la figure d'un jeune homme de son âge, ou se récriait-on sur les charmes naissants d'une jeune fille, il tournait en ridicule, par un souris moqueur, ceux qui faisaient cet éloge, et son souris semblait leur dire : vous êtes donc les seuls qui ne sachiez pas qu'il n'y a rien de beau auprès d'Abrocome. De ces sentiments, il est aisé de conclure qu'il n'ajoutait guères de foi à l'amour, encore moins à sa divinité; c'était, à l'entendre, un être chimérique, que la folie des hommes avait imaginé pour mieux autoriser leurs faiblesses ; un dieu qui ne soumettait sous son empire que les cœurs qui voulaient bien s'y soumettre. Si par hazard il apercevait un temple, ou la statue de l'amour, il poussait même l'impiété plus loin; alors il se comparait à ce fils de Vénus; il mettait ses charmes au-dessus des siens, et voulait l'emporter sur la beauté même : de sorte que, partout où se montrait Abrocome, il n'était plus question d'aucun hommage pour l'enfant de Cythère. [1,2] Cupidon, le plus fier et le plut inexorable de tous les dieux, s'en irrite à la fin ; il entre en fureur, et sa vengeance est résolue : mais il sent qu'il a besoin d'adresse pour la rendre plus certaine. Abrocome lui paraissait une conquête difficile ; aussi le fils de Vénus prit plus de mesures qu'il n'en prend pour un mortel ordinaire. Lui, qui d'un souris, d'un seul regard, sait enflammer l'âme la plus farouche, eut recours à tous ses artifices. Après avoir jeté son bandeau, il aiguise ses traits ; il trempe son flambeau dans ses poisons les plus ardents, appelle autour de lui les amours les plus malins de Cythère, et, presque sûr de vaincre, il prend son vol vers son ennemi, et s'arrête sur la campagne d'Ephèse. On y célébrait la fête de Diane, protectrice de l'Ionie ; et, comme son temple est éloigné d'environ sept stades de la ville, tous les peuples voisins venaient à Ephèse ; là ils se joignaient à ses citoyens, et s'assemblaient, par ordre, pour se rendre avec eux à ce merveilleux monument que tant de rois ont consacre à la déesse. La pompe de ce spectacle était auguste ; une troupe de jeunes filles se préparait pour la marche, ainsi que les jeunes garçons de l'âge de quinze ou seize ans, qui devaient les accompagner ; la multitude en était innombrable, parce que l'usage avait rendu cette fête une espèce d'entrevue aux jeunes gens, pour se marier : la marche commençait ainsi. On voyait d'abord les vases sacrés, les torches, les corbeilles, les encensoirs ; ensuite les chevaux, les chiens et les harnais de chasse, enrichis des plus belles fourures de l'Asie, en appareil de guerre, quoique la plupart de ces équipages ne pussent servir qu'en temps de paix. Toutes les jeunes filles s'étaient parées comme pour plaire à leurs amants. Anthia les conduisait; elle était d'Ephèse ; son père s'appelait Megamède, et sa mère Evippe. La beauté d'Anthia rendait cette jeune grecque un vrai miracle de la nature, et surpassait de beaucoup celle de ses compagnes. Agée de quatorze ans, elle faisait briller dans tout leur éclat les fleurs de la jeunesse, et le goût de sa parure ajoutait à ses charmes : sa blonde chevelure était en partie tressée autour du visage, et le reste flottait sur ses épaules au gré des zéphirs; ses yeux, dans leur fierté, conservaient la gaieté d'une jeune enfant, et l'air imposant d'une femme modeste. Une jupe de pourpre, extrêmement légère, lui tombait jusqu'aux genoux ; elle était couverte à demi d'une peau de dain, son carquois attaché derrière le dos : on portait à sa suite des arcs, des flèches, des javelots ; et des esclaves y menaient en laisse un équipage de très-beaux chiens. Plus d'une fois les Éphésiens, l'apercevant dans le temple, n'avaient pu s'empêcher de l'adorer comme Diane. Dès qu'elle parut, ils s'écrièrent presque tous d'une voix, que c'était la déesse elle-même; d'autres assuraient que c'était une nouvelle Diane adoptée par la déesse ; ils lui offraient des vœux tout haut, et félicitaient les parents de l'avoir mise au jour : enfin, parmi ceux qui la connaissaient, elle était appelée, d'une acclamation générale, la belle Anthia. Mais lorsqu'Abrocome parut à la tête des jeunes garçons, la surprise suspendit tous les esprits ; on ne pouvait l'admirer qu'en silence, on manquait d'expressions ; il fixa quelque temps tous les regards, et mille voix s'élevant tout à coup : c'est le bel Abrocome ; personne n'est si beau qu'Abrocome ; c'est le portrait du dieu de la beauté ; on ajouta même ces mots : Abrocome, Anthia, Ciel, quel mariage ! Et c'étaient les premiers coups de la vengeance de Cupidon. Bientôt ils pensèrent l'un de l'autre ce que chacun pensait d'eux ; Anthia souhaita de voir Abrocome; Abrocome, jusqu'alors insensible, desira de voir Anthia. [1,3] Après que tout le monde se fut rendu dans le temple, le peuple rompit l'ordre de la marche, et s'approcha de l'autel pour assister au sacrifice : les hommes, les femmes, les filles, les garçons ne firent plus qu'une assemblée nombreuse, où le sexe et l'âge étaient confondus. C'est-là qu'Abrocome et Anthia sont frappés d'une admiration réciproque : ils s'apperçoivent à peine ; Anthia est soumise à Abrocome, Abrocome l'est à l'amour. Le jeune Ephésien la regardait avec avidité, sans pouvoir ôter de dessus elle ses yeux, que l'amour y tenait attachés malgré lui. Anthia n'était guères plus libre ; ses yeux étonnés recevaient les traits de flamme qui sortaient de ceux d'Abrocome ; elle disait des choses agréables pour qu'il les entendît ; elle affectait même d'étaler davantage ces appas que la pudeur n'oblige point de dérober à la vue, pour mieux les offrir aux regards d'Abrocome, qui les parcourait avec complaisance, depuis qu'il s'était rendu le captif de l'amour. Le sacrifice achevé, vint le moment cruel de se séparer. Quel moment! Ils accusèrent le sort de rigueur, de ce qu'il les contraignait de se quitter si tôt; ils tournaient la tête ; ils s'arrétaient ; l'amour leur fournissait mille prétextes pour demeurer encore, et jouir plus longtemps du plaisir de se voir. Mais quelle fut leur situation, lorsque, privés de ce dernier soulagement, ils furent de retour chez eux : la réflexion ne fit qu'accroître leurs maux ; ils connurent alors tout le progrès que l'amour avait déjà fait dans leurs cœurs: chacun se rappelait les différens mouvements qu'il avait éprouvés dans ce jour; une image chérie ne les abandonnent plus, et semblait bannir de leur esprit tout ce qui n'avait point de rapport avec elle-même ; leur passion se rallumait sans cesse avec une plus vive ardeur, et leurs desirs croissaient à mesure, pour les dechirer plus vivement. La nuit vint, et, bien loin de calmer leurs agitations, son obscurité, jointe à la solitude, les rendit encore plus cruelles; c'est en vain qu'ils essaient de dormir; le sommeil se refuse a leurs paupières. Abrocome néanmoins était si accablé, qu'il s'assoupit. [1,4] O dieux, s'écrie-t-il à son réveil, en s'arrachant les cheveux et déchirant ses habits, quelle disgrâce faut-il que j'éprouve! suis-je cet Abrocome qui dédaignait l'amour ? cet impie, qui, sans respect pour son culte, vomissait mille injures contre sa divinité? Me voilà donc épris à mon tour de ses charmes ! me voilà subjugué! que dis-je? lâche que je suis, je vais devenir l'esclave d'une jeune fille! il me semble déjà, et mon cœur l'avoue secrètement, qu'il se trouve quelqu'un de plus beau que moi! Je reconnais donc l'Amour pour un dieu! Malheureux ! desormais ma résistance sera vaine. Abrocome ne l'emportera plus sur le fils de Vénus, sur un être imaginaire qui veut triompher de moi, je lui sacrifie. Anthia paraît adorable à mes yeux ; mon âme ne saurait y penser sans trouble. O ciel ! aimerais-je Anthia ? Mais qui pourrait m'en détourner? reprenait-il avec réflexion : elle n'a point d'époux, elle est belle, elle est tendre ! O trop insensé Abrocome, s'interrompait-il aussi-tôt ! chasse cette pensée de ton esprit ; non, l'Amour n'aura jamais d'empire sur toi. A ces mots, Cupidon, qui l'entend, le déchire avec la dernière cruauté; plus il lui résiste, et plus il l'accable de ses traits les plus vifs. L'âme du triste Abrocome succombe à la fin, et ce malheureux amant, se laissant tomber sur son lit, s'écrie, les yeux noyés de larmes, enfin la victoire est à toi! tu m'as soumis pour toujours, il t'est permis de dresser un trophée qui signale ma honte à jamais ; je deviens ton suppliant, de rebelle que j'étais, dispose de mon cœur, mais ne m'abandonne pas ; crains d'user de toute ta justice envers un téméraire ! O fils de Vénus ; il n'est pas étonnant qu'ayant ignoré jusqu'ici la force de tes traits, j'aie bravé ta puissance; une vaine présomption accompagne toujours la jeunesse ; sois-moi favorable; ta gloire est intéressée à me mettre en possession de la belle Anthia, et, si tu fus sans pitié pour ton ennemi superbe, fais sentir à présent tes bienfaits à ton ennemi vaincu. Bien loin de se laisser toucher, Cupidon n'entend qu'avec indignation les soupirs d'Abrocome : ce dieu implacable médita au contraire de tirer une vengeance plus complètte de son orgueil. La tendre Anthia souffrait aussi de son côté les plus cruelles langueurs ; frappée de mille songes qui la tourmentaient, elle s'éveille en sursaut, et se lève sans bruit, de crainte que personne de sa maison ne s'en apperçoive. Infortunée, dit-elle ! Quel trouble inconnu vient agiter mon cœur ! O dieux, j'aime, et j'aime beaucoup plus que la bienséance ne le permet à mon âge, et qu'il ne convient a une jeune fille bien née ; ma folle passion pour Abrocome ne me laisse pas réfléchir à la faute que je commets; car enfin, Abrocome est le plus beau de tous les mortels, mais aussi le plus farouche. A quoi peut donc aboutir ma tendresse? Quel remède apporterai-je à mes maux ? Jeune encore, sous la puissance de parents rigides, qui me gardent à vue ; qui me servira ? où trouver une amie fidèle à qui je puisse confier mon amour? comment, en quels lieux me sera-t-il facile de voir Abrocome ? [1,5] Telles étaient les réflexions qui pendant toute la nuit occupèrent ces tristes amants : remplis de l'idée l'un de l'autre, ils allèrent dès le matin reprendre leurs exercices accoutumés, et porter leurs adorations aux pieds de la déesse; les agitations qu'ils venaient d'éprouver, les rendaient pâles et défaits; ils avaient le regard abattu; et tout ce qui caractérise la douleur était peint sur leur visage. Pendant presque tout le temps qu'ils demeurèrent dans le temple de Diane, un reste de fierté d'une part, et la pudeur de l'autre, combattaient à qui jeterait le premier regard; à la fin, leurs yeux les trahirent, et chacun d'eux se dédommagea de la contrainte qui les avait retenus jusqu'alors. De temps en temps Abrocome laissait échapper quelque soupir qu'Anthia semblait ne pas rejeter; l'amour de cette belle Ephésienne était aussi vif, mais son état demandait plus de compassion ; car si, par hasard, les autres filles, ou quelque' jeune femme, fixaient les yeux sur Abrocome, (et toutes le regardaient) on voyait la tristesse s'emparer d'Anthia, qui craignait qu'on ne lui enlevât d'avance le cœur de son amant ; elle craignait peut-être aussi de ne le pas assez mériter, ou même de n'avoir fait encore aucune impression sur son ame : cependant tous les deux, sans le savoir, adressaient en secret les mêmes vœux à la déesse. Abrocome dépérissait comme une belle fleur qui sèche sur sa tige, pâlit et tombe feuille à feuille. Licomède et Themisto ne pouvaient deviner la cause de ce changement, non plus que le remède qu'il fallait y apporter. Les parents d'Anthia, Megamède et Évippe, ignoraient aussi pourquoi la beauté de leur fille s'effaçait chaque jour; on ne lui connaissait aucun sujet de chagrin. Après avoir épuisé mille questions inutiles, ils eurent recours à des prêtres et à des devins, pour tâcher de découvrir la véritable source du mal. Ceux-ci sacrifièrent des victimes, et firent différentes libations, en prononçant des paroles mystérieuses comme pour évoquer les dieux infernaux qu'ils supposaient auteurs de ce maléfice. Le père d'Abrocome de son côté ne se lassait point d'ordonner des sacrifices pour son fils, et de prier les dieux, mais sans succès; ni Abrocome, ni Anthia ne recevaient aucun soulagement ; l'amour les consumait plus violemment de jour en jour, et leur état devenait si dangereux, qu'ils ne pouvaient plus se lever. Mais l'approche d'une mort certaine les épouvantait moins que la nécessité d'avouer leur faiblesse ; enfin, pour n'avoir rien à se reprocher, Licoméde et Megamède essayèrent une dernière tentative auprès des dieux. [1,6] Il y avait à Colophon, éloigné d'Ephèse d'un trajet d'environ dix mille, un temple d'Apollon, renommé par ses oracles. Les parents d'Abrocome et d'Anthia y députèrent de concert pour apprendre le sort de ces malheureux amants, et l'oracle interrogé ne rendit pour tous les deux qu'une seule réponse contenue dans ces vers : "Pères infortunés d'enfants trop malheureux, Unissez-les des plus saints nœuds. Et qu'aussitôt errant parmi le monde, ils aillent à travers mille périls affreux chercher sur la terre et sur l'onde à calmer le courroux des dieux". [1,7] Cet oracle fut reçu à Éphèse avec une grande soumission, et, quoiqu'il ne prédît que des évènements fâcheux, on se mit en devoir d'exécuter la volonté des dieux, dans l'espérance d'apaiser leur colère. Le mariage d'Abrocome et cl'Anthia fut résolu, et la nouvelle en devint publique; tous les citoyens ne l'eurent pas si-tôt apprise, qu'ils accoururent en foule pour les en féliciter. Ce ne fut d'avance dans toute la ville que banquets et qu'allégresse ; toutes les portes étaient parées de festons et de guirlandes : chacun s'écriait : quel bonheur ! le charmant Abrocome doit conduire une épouse à l'autel ; et dieux, quelle épouse ! c'est la belle Anthia que les dieux lui destinent. Le fils de Licomède avait lu les vers de l'oracle avec des transports qui ne lui permirent pas de s'arrêter aux mauvais présages qu'il contenait ; Abrocome possesseur d'Anthia ! voilà tous ses vœux accomplis; le reste ne l'effrayait point. Anthia ne marquait pas un moindre contentement de remplir l'ordre du destin. Quel exil ! quels malheurs à la vérité ! mais qu'ils paraissent doux, quand ou doit les partager avec ce qu'on aime ! [1,8] Dès que tout fut prêt pour leur hymen dont on avait déjà célébré la veille, et qu'on eut immolé grand nombre de victimes à Diane, on unit Abrocome avec Anthia en présence de cette déesse. La cérémonie achevee, un concours prodigieux de parents, d'amis et de citoyens, reconduisirent les nouveaux époux jusqu'à la maison de Licomède. Le jour n'éclairait déjà plus les mortels lorsqu'on fut arrivé; que chaque instant s'écoulait lentement au gré de l'impatience d'Abrocome, et de la tendresse d'Anthia! on les avança pour l'amour d'eux, et toute la troupe les suivit à l'appartement destiné pour une nuit si desirée. Les uns portaient les torches sacrées ; les autres venaient ensuite, chantant les hymnes de l'hymen. Abrocome fut introduit dans le lit nuptial; ce lit était d'or, les couvertures de pourpre, et le tout à demi fermé d'un pavillon d'étoffe superbe, faite en forme de baldaquin historié ; une foule de petits amours folâtraient autour de Vénus qui était dessus ; d'autres la caressaient de plus près ; quelques-uns montés sur des cygnes, assortissaient des fleurs, et le reste en tressait des guirlandes. Al'autre bout du pavillon paraissait le dieu Mars, nonarmé du terrible appareil de la guerre, mais sous les habits dont il se pare ordinairement pour plaire à Vénus; l'Amour lui servait d'escorte, portant son flambeau allumé devant lui, comme pour le mener dans les bras de sa mère, qu'il lui montrait du doigt et de l'œil. C'est sous ce même pavillon que l'on conduisit la charmante Anthia auprès de son époux, et toute la chambre retentit de mille cris de joie; enfin on se retire, on ferme les portes, et ce couple amoureux peut en liberté s'abandonner aux transports les plus tendres. [1,9] Une sorte d'émotion secrète les retenait tous les deux, et leur étouffait la voix ; ils n'osaient pas même hasarder un regard; un excès de plaisir les jetait dans une langueur impuissante ; la modestie, la crainte, le desir, une fréquente palpitation qui les laissait à peine respirer, la jouissance même, quoiqu'imparfaite encore, rendaient leurs corps tout tremblants, et leur causaient un trouble universel. A la fin cependant, Abrocome, revenu de sa première agitation, prit son épouse dans son sein ; un torrent de larmes fut la première expression de son ame. O nuit charmante, dit-il ensuite avec un soupir ! Nuit achetée par tant de desirs et d'ennuis, combien s'en est-il écoulé avant vous, qu'Abrocome a passées dans la plus amère tristesse ! Adorable Anthia, plus chère à mes yeux que la lumière du jour! quel joie pour mon coeur, de sentir le trouble du tien ! mais si tu m'aimes, quelle satisfaction pour une chaste épouse, de rencontrer dans son époux le plus tendre de tous les amans, oui, chère Anthia, un époux avec qui tu dois vivre et mourir ! Il parlait, et mille baisers accompagnaient ses paroles ; ses lèvres recueillaient les larmes d'Anthia, qui l'écoutait en silence ; il y trouvait des douceurs que ne goûtent point les dieux dans les flots de nectar que leur verse la main d'Hébé. Ah! mon cher Abrocome, lui répondit Anthia, pouvant à peine s'exprimer, est-il bien vrai que je t'aie paru belle ? quoi, j'avois touché ton cœur ! quoi, mes charmes avaient conservé quelque éclat auprès de ta beauté ? mais quelle faiblesse ! pourquoi ne pas me l'apprendre ? tu m'aimais, et je l'ignorois! tu languissais et je mourais ! conçois-tu les maux affreux que j'ai soufferts ? viens à présent, viens cher époux, que je m'en dédommage ! reçois toutes mes larmes, et que la touffe de tes beaux cheveux en boive le suc amoureusement : serrés dans les bras l'un de l'autre, embrassons-nous étraitement, et que ces guirlandes nuptiales, arrosées de nos pleurs, prennent aussi de l'amour avec nous ; qu'elles saient une parfaite image de celui que nous ressentons. Elle dit, et cependant elle caressait la couronne et la guirlande de son époux ; elle essuyait avec ses cheveux les yeux à Abrocome ; sa bouche parcourait avidement tout son visage ; ses lèvres, appliquées sur celle de son époux, brûlaient ensemble du même feu, et tout ce qui se passait dans l'ame de l'un, était renvoyé dans celle de l'autre par un souffle amoureux. Anthia baisant les yeux de son époux avec transport: ô vous, dit-elle, qui fûtes mes premiers ennemis, qui perçâtes mon ame du premier trait, alors fiers et superbes, à présent tendres et passionnés, que vous m'avez bien servie ! vous avez tracé la première voie par où mon cœur a passé dans celui d'Abrocome; mille et mille baisers suffisent à peine pour vous marquer ma reconnaissance et mon amour; recevez aussi les caresses des yeux d'Anthia, ces heureux esclaves de son époux; il vous est permis à présent de leur sourire, et de vous animer pour eux; mais donnez-vous bien de garde de montrer au charmant Abrocome d'autre belle que moi, quand même sa beauté le céderait à la mienne. Je vous donne en entier cette âme que vous avez embrasée ; vous la conserverez aisément; d'autres yeux n'y pénétreront jamais que vous, ni d'autre image que celle d'Abrocome. C'est dans de pareils transports qu'ils s'abandonnèrent à tous les mouvements de leur cœur ; et, guidés par les amours, ils jouirent pour la première fois des plaisirs de Vénus. Tout le reste de la nuit ne fut pour eux qu'un combat de tendresse et de passion ; [1,10] une gaieté voluptueuse accompagna leur réveil : ils sortaient enfin de goûter mille douceurs que leur ame avait desirées longtemps ; un parfait bonheur remplissait leurs vœux ; ils étaient ensemble pour ne se plus quitter ; quelle vie heureuse! Leurs jours s'écoulaient dans des fêtes continuelles; sans cesse entourés des plaisirs, les prédictions funestes de l'Oracle ne les inquiétaient point ; ils ne pensaient plus à la condition qu'il leur avait imposée ; mais le Destin, appuyé sur son livre redoutable, ne perdait point de vue la page terrible où cet arrêt était écrit de sa propre main. Licomede et Megamède, pleins de respect pour les décrets du ciel, n'avaient pas oublié non plus les paroles de l'oracle; ils ne tardèrent pas à s'y soumettre, et résolurent de tenir leurs enfants quelque temps éloignés d'Éphèse, en leur laissant parcourir différents pays, et les plus belles villes de l'Asie. On songea donc à toutes les choses nécessaires pour leur voyage ; un gros navire fut acheté, des nochers arrêtés pour le conduire ; beaucoup d'habits riches et médiocres furent préparés, et des provisions plus que suffisantes de toutes sortes de vivres. Il y eut, selon l'usage, des victimes immolées, et des prières à l'honneur de Diane; tous les Éphésiens assistèrent à ces sacrifices, et se joignirent aux parents d'Abrocome et d'Anthia ; on eût même dit, à voir répandre des larmes de toutes parts, que chaque citoyen perdait deux de ses enfants. C'était du côté de l'Egypte qu'était fixée la route qu'ils devaient tenir. Le jour du départ arrive enfin, et l'espoir d'un heureux retour fait passer par-dessus la frayeur des dangers. Abrocome et Anthia prirent le chemin du port, accompagnés d'un grand nombre d'esclaves et de serviteurs, et de presque tout le peuple d'Ephese ; les uns tenaient à leur main des torches allumées, d'autres conduisaient des chevaux pour être sacrifiés à Neptune. En ce moment Licomède et Thémisto éprouvèrent mieux que jamais toute la douleur d'une aussi tendre séparation ; les cruels événements dont leur fils était menacé par l'Oracle, ne sortaient point de leur esprit, et cette pensée les jetait dans une grande consternation : ils étaient couches sur le rivage, sans force et sans mouvement; le sage Megamède et sa femme paraissaient un peu moins affligés, espérant peut-être davantage en la bonté des Dieux. On entend cependant le tumulte confus des nochers qui preparent les cordages; les matelots démarrent ; le pilote s'empare du gouvernail ; insensiblement le vaisseau s'agite. Alors un grand cri de part et d'autre s'élève jusqu'au ciel : enfants trop chers disaient les uns ! enfants à qui nous avons donné le jour, et qui fûtes élevés par nos soins, ne vous verrons-nous plus ! Ah, pères trop tendres, répondaient les autres ! pourquoi faut-il que nous vous quittions? vous retrouverons-nous jamais ! et ces paroles étaient entrecoupées de plaintes et de gémissements. Tandis que chacun faisait des vœux pour les nouveaux époux, Megamede prit un vase rempli de vin, et, sa libation achevée, il dit d'une voix assez haute pour qu'on pût l'entendre distinctement du vaisseau : O mes chers enfants, puissiez-vous avoir tout le bonheur qu'on vous souhaite ! tâchez d'éviter ces cruels destins qui vous sont annoncés. Puissent les Ephésiens vous revoir sains et saufs de retour dans votre chère patrie ! Hélas ! si le ciel en ordonne autrement, croyez que nous n'aurons pas la force de survivre à vos malheurs ! vous allez courir mille dangers, et c'est nous qui vous y exposons; mais les Dieux le veulent ainsi ; comment résister à leur ordre suprême? [1,11] Il voulait poursuivre, mais un excès de douleur l'en empêcha ; d'ailleurs le vaisseau s'écartait en pleine mer, hors de la portée de la voix. Ils s'en retournèrent donc tous à la ville en versant des larmes, et suivis de leurs amis et du peuple qui tâchaient de les consoler. Abrocome et Anthia s'étaient mis un peu à l'écart dans le vaisseau, et se tenaient tendrement embrassés : leur esprit n'était préoccupé que de pensées tristes ; le souvenir de leurs parents les affligeait; ils regrettaient leur patrie; des soupçons naissants leur faisaient appréhender l'accomplissement d'un oracle fatal : cependant ils voyageaient ensemble, et cette douceur semblait réparer toute sorte de disgrâces. Leur navigation fut très heureuse pendant cette journée, et le vent si favorable, qu'ils se rencontrèrent vers le soir devant l'isle de Samos, consacrée à Junon ; ils n'oublièrent pas de sacrifier à cette déesse, pour la prier de leur être propice; et, après avoir pris un repas dans cette isle, ils repartirent bien avant dans la nuit, s'entretenant de tout ce qui pouvait se rapporter à leur situation présente. Le ciel nous aimerait-il assez, reprit Abrocome, pour ne nous séparer jamais ! Hèlas ! Anthia, poursuivit-il avec un soupir, épouse plus chère à mon cœur mille fois que la vie ! Nous préservent les dieux de funestes avantures, et puisse le tendre Abrocome ne sortir jamais des bras de sa chère Anthia ; mais si le destin qui est au-dessus des dieux, nous éloigne l'un de l'autre, jure-moi que tu me demeureras fidèle, et qu'aucun autre mortel n'occupera ta pensée un seul instant ; et je te proteste à mon tour, je te le jure, ô ma divine épouse, qu'aucune autre femme ne touchera mon cœur ! Ces paroles furent si sensibles à la belle Anthia, que ses yeux se remplirent de larmes ; et cette jeune épouse, regardant Abrocome avec une sorte de colère, mêlée de l'amour le plus vif : Cruel, lui dit-elle, tu me connais donc bien peu, puisque, séparée de toi, tu me crois capable de manquer à ma tendresse, et à ce que je t'ai promis en présence des dieux immortels ; oui, je te jure de nouveau, puisque tu le veux; par Diane cette grande déesse, protectrice des Ephésiens, par la mer qui nous environne, et par le dieu terrible qui exerce sa puissance sur nous, que les yeux d'aucun autre mortel que toi ne rencontreront mes regards, et, si j'ai le malheur de te perdre, que le soleil même n'aura pas cet avantage... A ces tendres reproches, Abrpcome ne put contenir sa joie ni ses transports; il interrompit son épouse pour l'accabler de caresses, et renouvella ses serrnents que le hazard rendait encore plus terribles; car en cet instant l'isle de Cos s'offrit à leurs yeux, et presque vis-à-vis, la ville de Cnide. La fameuse isle de Rhodes paraît à peu de distance de là ; les conducteurs du vaisseau furent d'avis d'y prendre terre ; ils y abordèrent, soit pour faire de l'eau dont ils manquaient, soit pour acheter tous les rafraîchissements nécessaires à la veille d'une longue navigation. [1,12] Les matelots débarquèrent les premiers, Abroconie descendit ensuite, tenant par la rnain sa chère Anthia.A leur arrivée tout le-peuple était assemblé. Jamais surprise égale à celle des Rhodiens : frappés, éblouis de la beauté de ces jeunes gens, personne ne les voyait sans se répandre en exclamations; quelques-uns s'écriaient, c'est une faveur que les dieux font à la ville de Rhodes; de simples mortels ne brilleraient point d'autant de majesté; d'autres témoignaient tout haut leurs respects, et leurs paroles étaient mêlées d'invocations. Toute la ville aussitôt retentit des noms d'Abrocome et d'Anthia. On ordonna des prières et des sacrifices publics ; et pendant leur séjour on fit des fêtes comme dans les plus grands événements : ils visitèrent les endroits remarquables à commencer par le temple du soleil, où ces deux époux laissèrent pour offrande une armure d'or complète avec cette inscription. "Ces armes d'or te furent offertes Par deux de tes hôtes : Abrocome et Anthia, Natifs d'Ephèse. Peu de temps après ils remontèrent dans leur navire, aux acclamations de tout le peuple de Rhodes, et continuèrent leur route par un vent assez doux qui les porta le lendemain dans la mer d'Egypte : mais le calme survint, et les vagues impuissantes battaient inutilement les flancs du vaisseau. Tout l'équipage demeure oisif; de l'inaction naît la paresse, et celle-ci engendre d'autres vices; on boit, on s'enivre, et dès lors commencent à se réaliser leurs fatales destinées. Abrocome voit en dormant une femme d'une grandeur énorme, et d'une figure épouvantable qui entre dans le vaisseau. Son habit désigne le sang et le carnage ; elle ne respire que la mort et le butin ; elle égorge les uns, contraint les autres à périr dans les flots ; et lui-même, le triste Abrocome, pour éviter ses coups, ne trouve d'autre ressource que dé se sauver à la nage avec la belle Anthia. Du mouvement qu'il croit faire en tombant, il se réveille tout troublé ; mais, à voir la tranquillité profonde qui régnait de tout côté, il est prêt à s'accuser d'illusion: vain espoir ! Ce tendre époux ne touchait que trop au moment le plus funeste. [1,13] Des corsaires phéniciens étaient dans le port de Rhodes en même-temps que le vaisseau d'Abrocome; on leur avait appris sans doute, que ce navire était chargé de richesses, et d'un grand nombre d'esclaves de prix. La soif du pillage les enhardit aussitôt, persuadés qu'une telle proie ne pouvait leur échapper : ils voguèrent avec leur galère du même côté, dans la résolution de ne faire de grace qu'à ceux qui se rendraient sans résistance, pour les aller vendre en Phénicie. Le chef de ces corsaires s'appelait Corimbe, jeune homme d'une assez belle taille, mais dont le regard effrayant et la chevelure hérissée inspiraient la terreur. Il commanda le matin à ses gens de ramer bord à bord du vaisseau d'Abrocome, et continua la même manœuvre jusques vers le midi, qu'il s'aperçut d'une grande sécurité parmi les Ephésiens. Corimbe, ne doutant point que la molesse ou le vin ne fussent la cause de ce silence, saisit cet instant pour l'abordage, et comme la légèreté de sa galère la rendait propre à toute sorte de mouvements, un seul coup de rame la joignit au navire d'Abrocome. Elle ne l'eut pas si tôt atteint, que les corsaires sautèrent dedans tous armés, et repandirent l'effroi de tous côtés. La plupart des Éphesiens se jètent d'épouvante à la mer, et sont ensevelis sous les flots ; d'autres veulent se mettre en défense, ils sont massacrés. Abrocome, pour garantir Anthia, l'emmène près de Corimbe et tous deux, embrassant les genoux du corsaire : ô notre maître, lui dirent-ils, nous sommes tes esclaves ! Retiens nous avec toi, prends toutes nos richesses, mais laisse-nous du moins la vie ! Tu dois montrer quelque clémence pour ceux qui se soumettent volontairement à la force de ton bras ; nous t'en conjurons par les dieux de la mer, et par la puissance qu'ils te donnent sur nous ; conduis-nous en quel lieu tu voudras, vends notre liberté, mais, par pitié, que ce soit à un même maître. [1,14] Corimbe aussitôt arrêta le carnage; et, s'étant emparé de ce qu'il y avait de plus précieux, d'Abrocome et d'Anthia, et de quelques beaux esclaves qu'il fit passer dans sa galère, il condamna le navire au feu. Les Ephésiens qui étaient dedans, et dont il n'avait pas voulu se charger, tant à cause du nombre, que pour plus grande assurance, furent dévorés par les flammes. Quel spectacle plus touchant, que de voir quelques-uns de ces malheureux Ephésiens traînés dans la galère, et tout le reste abandonné sur le vaisseau ! Ces derniers tendaient les mains à travers les flammes, et poussaient des hurlements affreux ; les autres demandaient en pleurant, quel allait être leur sort, en quelle terre on les conduisait, quelle ville ils devaient habiter. Qu'ils sont heureux, disaient-ils, ceux que la mort a délivrés des chaînes, ou qui ont prévenu la barbarie des corsaires ! Parmi toutes ces horreurs, Abrocome aperçut un malheureux vieillard, à qui son éducation avait été confiée, lequel suivait la galère à la nage: ce triste vieillard, aussi respectable par ses ans que par sa vertu, n'avait pu supporter qu'on lui enlevât son cher Abrocome, sans lui permettre de le suivre. Il s'était jeté à la mer, et faisait tous ses efforts pour rejoindre la galère, d'où l'on entendait ces mots : O mon cher fils ! où vas-tu me laisser ? moi qui pris soin de ton enfance ! hélas ! tu sais bien que je ne puis vivre sans Abrocome ! donne-moi donc la mort, et prends soin de ma sépulture. En prononçant ces dernières paroles, il s'abandonna de faiblesse au gré des flots, et fut enseveli dans l'onde. Abrocome lui tendait les mains, suppliant en méme-tems les corsaires de recevoir ce vieillard ; mais ni ses prières ni ses larmes ne purent rien obtenir : sourds à sa voix, ces inhumains voguèrent avec encore plus d'activité, et le troisième jour de leur navigation ils arrivèrent à Tyr. L'asyle de leurs pirateries n'était point dans la ville même, mais dans un lieu voisin ; c'est-là qu'ils débarquèrent. Un fameux capitaine de Corse à qui cet endroit appartenait, les reçut avec joie. Apsirte (il s'appelait ainsi) était le maître de la galère ; Corimbe n'était qu'à sa solde, de même que les autres, et, moyennant une certaine part qu'il leur cédait sur les prises, outre leurs salaires, ils lui rendaient un compte exact de tout ce qu'ils avaient enlevé. Abrocome et Anthia devaient donc lui appartenir. [1,15] Depuis que Corimbe s'était rendu maître d'Abrocome, la vue continuelle de tant de charmes avait troublé son repos, et sa passion le dévorait nuit et jour; il craignait cependant de ne pouvoir le mener à ses fins, parce qu'il s'était apperçu de son amour pour Anthia ; d'ailleurs il le voyait accablé de chagrin, circonstance peu favorable pour hazarder l'aveu de sa flamme criminelle : vouloir y réussir par la force, il y avait encore moins lieu de l'espérer. Ne pouvant plus résister toute fois à sa brutalité, Corimbe se masqua d'un dehors honnête; il essaya de s'insinuer par la douceur dans l'esprit d'Abrocome; il lui marquait des soins, et cherchait à le consoler par des paroles affectueuses et tendres. Abrocome y fut trompé : les apparences le séduisirent ; il prit pour un effet de la compassion ce qui provenait d'une cause tout-à-fait opposée; et son peu d'expérience et sa vertu ne lui permirent pas de deviner les infâmes desseins de Corimbe. Ce corsaire, voyant Abrocome radouci, prit plus de confiance en son amour; il en fit part à Euxine, l'un de ses camarades, et le pria de l'aider par ses flatteries auprès du jeune Éphésien. Euxine fut charmé de l'aveu de Corimbe ; il n'avait pu voir lui-même Anthia sans être épris de sa beauté; il l'aimait avec violence : Euxine rendit donc à Corimbe confidence pour confidence, et s'ouvrit à lui de la résolution qu'il avait formée. Pourquoi, lui dit-il, cher Corimbe, passer notre vie dans le trouble et dans le sang, toujours agités par la crainte, ou dévorés de repentir ? Ne vaudrait-il pas mieux jouir de l'or que nous avons amassé ? Ne vaudrait-il pas mieux, sans courir de nouveaux dangers, nous retirer tirer dans quelque endroit écarté du monde avec les personnes que nous aimons. -Apsirte ne les a point vues, il n'en connaît ni le prix, ni la beauté; demandons-lui ces deux esclaves au nombre de ceux qui nous reviennent pour notre; part du navire Éphésien ; c'est la moindre récompense qu'il doive à nos services, et nous passerons nos jours au sein du bonheur et de la volupté. Corimbe écouta ce projet avec d'autant plus de plaisir qu'il flattait sa passion, et, de concert avec son camarade, il convint: Qu'ils se serviraient mutuellement, et qu'ils feraient tous leurs efforts, Euxine pour persuader Abrocome, Corimbe pour gagner Anthia. [1,16] Ces deux malheureux époux, en attendant la fin de leur destinée, demjeuraient tout étourdis de leur triste situation ; ils s'en entretenaient avec douleur mais se promettant toujours, quoiqu'il pût arriver, de tenir leurs serments : c'est dans ces dispositions que les trouvèrent Euxine et Corimbe. Après leur avoir déclaré qu'ils avaient à les entretenir, les corsaires les prirent chacun en particulier ; jamais leur cœur n'avait senti de trouble pareil, et ce trouble y faisait naître mille pressentiments funestes. Euxine parla de cette manière au jeune Abrocome, en faveur de Corimbe : Je ne m'étonne pas de te voir mélancolique ; on passe mal-aisément d'un état libre à la servitude, et de l'opulence à la pauvreté : mais tel est l'arrêt du sort; et, dans une conjoncture semblable, en adoucir la rigueur, c'est tout ce qui te reste à espérer ; soumets-toi sans rougir au maître que le ciel t'a donné. Par ce moyen tu recouvreras les avantages de ton premier état, et même la liberté, si tu veux avoir une complaisance aveugle pour Corimbe ; il t'aime, et, pour t'en donner des marques, il est prêt à te faire part de tout ce qu'il possède : ton emploi sera doux ; et de ton maître tu peux faire ton ami; songe à ta fortune présente, sans protecteur, en pays étranger, esclave de corsaires, et menacé des plus cruels supplices si tu dédaignes l'amitié de Corimbe. Dans cet état, qu'as-tu besoin ni de femme ni de maîtresse ? L'amour sied mal au malheureux; crois-moi, renonce à tout ; ne t'attache plus qu'à ton maître ; obéis-lui sans repliquer. Pendant tout ce discours, Abrocome garda le silence ; il voulut répondre ensuite ; mais ses larmes prêtes à couler, mille soupirs qu'il étouffait dans son cœur, l'indignation, la colère rendaient son esprit si confus que les idées lui echappaient ; il s'exprima pourtant à la fin assez fièrement. O toi, dit-il au corsaire, qui pries et menaces tout à la fois ! si mes malheurs te touchent, comme tu le dis, prends pitié de l'accablement où je suis; je ne tarderai pas à te faire savoir ma réponse. Euxine n'osa repliquer, et se retira, de peur de l'aigrir davantage. De son côté Corimbe sollicitait Anthia pour son ami ; ses discours furent à-peu-près les mêmes ; il promettait à la jeune épouse un légitime mariage, des bijoux, de l'or, et tout ce qu'elle pourrait souhaiter, si par hazard elle devenait sensible pour Euxine. Sur la réponsed'Anthia, qui ne différait guères de celle d'Abrocome, les deux corsaires se retirèrent, en attendant un moment plus favorable, et sans désespérer du succès de leur entreprise.