GOUVERNEMENT DES LACÉDÉMONIENS. CHAPITRE PREMIER. Un jour donc, considérant que Sparte est la moins peuplée (3) et cependant la plus puissante et la plus célèbre des villes de la Grèce, je me demandai avec étonnement quelle en était la cause ; mais, en réfléchissant au régime des Spartiates, je ne fus plus surpris. C’est Lycurgue qui leur a donné des lois dont l’observance fait leur bonheur, Lycurgue, que je trouve admirable, et que je considère comme la sagesse même. En effet, sans prendre modèle sur les autres villes, en suivant, au contraire, un système opposé, il a élevé sa patrie au plus haut degré de prospérité (4). 460 Et d’abord, pour ce qui a trait à la procréation des enfants afin de reprendre dès le principe, chez les autres peuples, les filles destinées à devenir mères, même celles qu’on prétend bien élever, ont pour nourriture du pain en très-petite quantité,, et des mets le moins possible. Le vin leur est tout à fait interdit, ou elles n’en font usage que trempé d’eau. D’autre part, à l’exemple des ouvriers, dont le métier est sédentaire, chez les autres Grecs, les filles sont claquemurées pour filer de la laine. Gomment s’attendre à ce que de femmes élevées ainsi puisse sortir une vigoureuse lignée ? Lycurgue, au contraire, persuadé que les esclaves peuvent suffire pour les vêtements, et que le plus bel emploi des femmes libres est de faire des enfants, commença par établir des exercices du corps pour elles aussi bien que pour les hommes ; puis il leur prescrivit, ainsi qu’aux hommes, des combats à la course et à la lutte, dans la pensée que de parents robustes naissent des enfants vigoureux. Ayant remarqué, pour l’union des sexes, que dans les premiers temps, on use du mariage sans modération, il fit une loi contraire à celle des autres peuples il établit qu’il serait honteux d’être vu entrant chez sa femme, ou sortant de chez elle. Par là les plaisirs sont nécessairement plus vifs, et les enfants, s’il en naît, sont plus robustes, que si les époux étaient rassasiés l’un de l’autre. En outre, il a restreint la liberté du mariage au temps où l’homme jouit de sa vigueur, persuadé de l’utilité de cette loi pour avoir une belle lignée. Toutefois, s’il arrive qu’un vieillard ait une jeune femme, le législateur, voyant qu’à cet âge on met tous ses soins à la garder, fit une loi contre cet abus. Ce vieillard doit choisir un homme dont le corps et l’âme lui agréent, et le conduire auprès de sa femme pour se créer des rejetons. Un homme qui ne veut pas épouser une femme, mais qui désire cependant de beaux enfants, est autorisé par la loi, s’il voit une femme intelligente et féconde, à prier le mari de la lui prêter pour en avoir postérité. Lycurgue accorda beaucoup d’autres permissions semblables, se fondant sur ce que les femmes désirent tenir à la fois à deux maisons, et les maris donner à leurs fils des frères, qui soient héritiers du même sang et de la même vigueur, sans l’être des biens. Avec un système si contraire à tout autre pour la reproduction de l’espèce, je fais juge qui voudra s’il a donné à Sparte des hommes supérieurs en force et en stature CHAPITRE II. Maintenant, après ce que j’ai dit de la procréation des enfants, je veux entrer dans quelques détails sur l’éducation des deux sexes. Chez ceux des autres Grecs où l’on se vante d’élever le mieux la jeunesse, à peine les enfants sont-ils capables d’entendre ce qu’on leur dit, qu’aussitôt on leur donne des esclaves pour pédagogues ; on s’empresse de les envoyer aux écoles pour apprendre la lecture, la musique et la palestre. Outre cela, on amollit les pieds des enfants par des chaussures, on énerve leur corps par des changements de vêtements, on ne prend que leur estomac pour mesure de leur besoin. Lycurgue, au lieu de donner séparément à chaque enfant des esclaves pour pédagogues, nomma pour les commander un chef spécial, choisi parmi ceux qui sont désignés pour les plus hautes magistratures. On lui donne le nom de pédonome (5). Il lui a conféré le pouvoir d’assembler les enfants, et, dans cette inspection, de punir sévèrement les paresseux ; pour cela il lui a donné des mastigophores(6) pris dans la jeunesse, afin de châtier, s’il est besoin. De là une grande réserve, une extrême soumission. Afin que, pendant l’absence du pédonome, les enfants ne demeurassent point sans surveillant, il a établi que le premier venu des citoyens en prend la place, commande aux enfants ce qu’il croit bien, et châtie les délinquants. En agissant de la sorte, il a rendu les enfants encore plus dociles ; aussi, nulle part ailleurs, enfants ou hommes faits ne respectent plus les magistrats. Enfin, s’il ne se trouve pas là d’homme fait, pour que les enfants ne demeurent pas sans chef, il a ordonné que le plus habile de chaque classe commandât aux autres ; par là jamais les enfants de Sparte ne restent sans chef. Au lieu de ménager la délicatesse des pieds, il a proscrit la chaussure, persuadé que, grâce à cette habitude, les enfants graviraient plus facilement les hauteurs, descendraient plus sûrement les pentes, apprendraient à bondir, à sauter, à cou- 462 rir nu-pieds plus lestement en s’y exerçant, qu’en étant chaussés. Au lieu de les amollir par des vêtements, il jugea convenable de les accoutumer à porter le même toute l’année persuadé que c’est le meilleur moyen de les endurcir au froid comme au chaud. Il a réglé les repas communs, de manière à ce que les garçons ne puissent se charger l’estomac par la surabondance des mets, et à ce qu’ils ne soient pas pris au dépourvu quand il faut se priver, certain que des hommes habitués à ce régime pourront mieux, au besoin, supporter à jeun les fatigues . et que, sur un ordre, ils vivront plus longtemps de la même ration, auront moins besoin d’aliments, et trouveront toute nourriture à leur portée. Il croyait également que les aliments qui rendent sec et nerveux sont d’une meilleure hygiène et plus favorables à l’accroissement du corps que ceux qui produisent l’embonpoint. Cependant, afin qu’ils n’eussent pas trop à souffrir de la faim, il leur a permis, non pas de se procurer sans peine ce dont ils auraient besoin, mais de voler ce qu’il leur fallait pour satisfaire leur appétit. Et ce n’est pas faute d’autres moyens qu’il leur a permis de s’ingénier à trouver ainsi leur subsistance ; personne, j’en suis sur, ne le met en doute. Mais il est clair que celui qui veut voler doit veiller la nuit, ruser le jour, tendre des pièges, mettre des gens au guet, pour se procurer quelque aubaine. Or, il est évident que Lycurgue voulait rendre les enfants plus adroits à se procurer le nécessaire, plus propres à la guerre, en les dressant à ces manœuvres. Mais, dira-t-on, pourquoi, s’il a fait un mérite du vol, a-t-il imposé une bonne correction au voleur pris sur le fait ? A cela je réponds que, dans toutes les autres parties de l’éducation, les hommes punissent le délinquant. Ici donc on punit les voleurs pour avoir mal volé, et une autre instruction à retirer de là, c’est que, où il faut de l’agilité, l’indolent n’arrive à rien tout en se donnant beaucoup de peine. Enfin Lycurgue, en présentant comme un bel acte de recevoir de nombreuses meurtrissures devant l’autel d’Orthia, a par là même prescrit aux enfants de s’y faire flageller par d’autres, et il a voulu montrer qu’on peut, au prix d’une souffrance de peu de durée, acheter le plaisir d’une gloire durable (7). 463 Je crois aussi devoir parler des amours des garçons, point qui rentre dans l’éducation des enfants. Chez quelques peuples de la Grèce, comme chez les Béotiens, un homme fait se lie d’un commerce intime avec un garçon, ou bien, comme chez les Éléens, c’est par des présents qu’on obtient les faveurs de la jeunesse ; ailleurs, il n’est pas môme permis aux soupirants d’adresser la parole aux garçons. Lycurgue avait encore sur cet objet des principes opposés. Quand un homme comme il faut, épris de l’âme d’un garçon, aspirait à s’en faire un ami sans reproche et à vivre près de lui, il l’encourageait et estimait cette société belle entre toutes. Mais quiconque ne semblait épris que du corps, il le déclarait infâme ; et il fit ainsi qu’à Lacédémone les amants ne s’abstenaient pas moins d’un commerce amoureux avec les garçons que les parents avec leurs enfants, les frères avec leurs frères. Je ne suis pas surpris que certains ne veuillent pas me croire ; car il est beaucoup de villes où les lois ne condamnent point cet amour des garçons. Voilà ce que j’avais à dire de l’éducation des enfants à Sparte et chez les autres Grecs. Lequel de ces deux systèmes produit-il des hommes plus soumis, plus respectueux, plus maîtres de leurs désirs ? Décide qui voudra. CHAPITRE III. Quand les enfants passent de l’enfance à l’adolescence (8) l’usage des autres Grecs est alors de les retirer des mains des pédagogues et des maîtres, de ne plus leur imposer aucune autorité, et de les laisser indépendants. Lycurgue a suivi une tout autre méthode. Persuadé qu’à cet âge on a une forte dose de vanité, d’insolence qui déborde, de passion désordonnée pour les plaisirs, il lui a imposé, pour ce moment même, de nombreux travaux, et il a imaginé mille moyens de l’occuper. De plus, en prescrivant que quiconque se dispenserait de ces exercices serait exclu des hautes fonctions, il a rendu non- 464 seulement les magistrats, mais tous ceux qui prennent soin des jeunes gens, attentifs à prévenir en eux toute action lâche, qui les exposerait au mépris de tous leurs concitoyens. En outre, voulant imprimer fortement la modestie dans les cœurs, il a ordonné qu’on marchât dans les rues les mains sous la robe, en silence, sans tourner la tête, les yeux devant les pieds (9). En cela il a fait comprendre qu’en fait de modestie l’homme a encore plus de fermeté que la femme. Aussi l’on n’entend pas plus la voix des jeunes gens, que s’ils étaient de pierre ; ils ne détournent pas plus les yeux que des statues d’airain ; et ils ont plus de pudeur qu’il n’en règne dans les appartements les plus inaccessibles des vierges (10) ; puis, quand ils arrivent au repas commun, ils ont pour habitude d’attendre, en écoutant, qu’on les interroge. Tels sont les soins que Lycurgue a donnés à la jeunesse. CHAPITRE IV. Mais il s’est occupé surtout avec attention de ceux qui sont à la fleur de l’âge, persuadé qu’en étant ce qu’ils doivent être, ils rendent à la république les plus grands services. Voyant donc que, quand l’émulation s’en mêler les chœurs sont entendus avec plus de plaisir, les combats gymniques regardés avec plus d’intérêt, il a pensé que, s’il existait aussi parmi les adolescents une concurrence de vertu, il les rendrait capables au dernier point d’arriver à la perfection. Je vais dire comment il les a mis aux prises. Les éphores choisissent parmi 465 les adolescents trois hommes, auxquels on donne le nom d’hippagrètes (11), et chacun d’eux choisit cent hommes, en alléguant les motifs du choix ou de l’exclusion. Ceux qui n’ont pas obtenu cette distinction deviennent également ennemis de ceux qui les ont exclus et de ceux qui leur ont été préférés, et ils s’observent les uns les autres, pour voir quiconque péchera contre les lois de l’honneur. Cette lutte est, entre toutes, la plus agréable aux dieux, la plus utile à l’État, puisqu’on y montre comment doit agir l’homme de cœur, que chacun en particulier s’applique à se placer au-dessus des autres, et qu’au besoin tous, sans exception, sont prêts à secourir la patrie de toute leur âme. Par là aussi ils entretiennent nécessairement leur vigueur. Leur rivalité fait qu’ils se battent partout où ils se rencontrent. Cependant tout homme qui passe a le droit de séparer les combattants ; et celui qui désobéit au survenant, est conduit aux éphores par le pédonome. Ceux-ci le condamnent à une forte amende, pour lui apprendre à ne pas se laisser dominer par la colère, au point de désobéir aux lois. Ceux qui ont passé l’adolescence, et parmi lesquels on choisit les magistrats, sont dispensés chez les autres Grecs des exercices du corps, quoique astreints au service militaire. Lycurgue a prescrit par une loi qu’il fût honorable à cet âge de se livrer à la chasse, à moins d’une fonction publique, afin de pouvoir, ainsi que les adolescents, supporter les fatigues de la guerre. CHAPITRE V. Voilà à peu près ce qui regarde les institutions établies par Lycurgue pour les différents âges : je vais essayer maintenant d’exposer le régime qu’il applique à tous. Lycurgue ayant trouvé les Spartiates vivant, comme le reste dos Grecs, chacun dans leur particulier, mais convaincu qu’il y avait là matière à une extrême mollesse, établit la coutume des 466 repas au grand jour, sûr moyen, suivant lui, de prévenir la dés obéissance aux lois. Il a réglé leur nourriture, de manière à ce qu’il n’y eût ni trop ni trop peu. Cependant, en dehors de la ration, on peut ajouter beaucoup de mets provenant de la chasse, et parfois les citoyens riches apportent de leur côté un écot imprévu ; de sorte que la table n’est jamais dépourvue, pendant le repas, sans être pour cela somptueuse. Quant à la boisson, après avoir proscrit ces breuvages inutiles, qui affaiblissent le corps et l’âme, il a laissé à chacun la liberté de boire suivant sa soif ; persuadé que, de la sorte, la boisson offre, sans danger, le plus vif plaisir. Comment, chez des hommes qui vivent ainsi en commun, s’en trouverait-il un seul qui, par gourmandise ou par ivrognerie, se perdît lui-même et son bien ? Dans les autres villes, les gens du même âge se recherchent communément, et l’on n’a pas ensemble la moindre réserve. A Sparte, au contraire, Lycurgue, par le mélange, a mis les jeunes à portée de profiter de l’expérience des vieillards. C’est, en effet, un usage national de raconter, aux repas publics, ce qui s’est fait de beau dans la ville ; et l’on n’y voit jamais d’insolence, jamais d’ivresse, jamais de propos ni d’actions indécentes. Un autre avantage de ces repas en plein air, c’est qu’on est forcé de faire une promenade en retournant à la maison, et de se mettre en garde contre l’excès du vin ; on sait qu’on ne doit pas rester où l’on a pris son repas, et qu’il faut marcher la nuit aussi bien que le jour : car, tant qu’on est au service, on n’a pas le droit d’éclairer sa marche d’un flambeau. Lycurgue ayant encore remarqué que la même nourriture procure à ceux qui prennent beaucoup de pain, un bon teint, une belle carnation, de la vigueur, tandis que les indolents restent pâles, laids et faibles, il n’a point négligé cette observation ; mais, après avoir considéré qu’un homme qui est porté de sa nature à s’imposer quelque labeur à lui-même, se fait un corps qui suffit à tout, il a chargé le plus ancien dans chaque gymnase de veiller à ce que les gens de ce caractère n’eussent pas une nourriture plus restreinte que les autres : règlement fort sage à mon sens (13). Aussi trouvait-on difficilement des hommes mieux constitués et plus souples de tout le corps que les Spartiates : ils s’exercent avec le même soin les jambes, les bras et le cou. CHAPITRE VI. Voici encore une institution contraire à l’usage le plus répandu. Dans les autres cités, chacun est maître de ses enfants, de ses esclaves, de son bien. Lycurgue, voulant, sans léser personne, établir entre les citoyens un commerce de bons offices, a décidé que chacun aurait le même droit sur ses enfants et sur ceux des autres ; et, comme on sait que les enfants sur qui l’on exerce cette autorité ont aussi des pères, il suit qu’on use, à l’égard de ces enfants, des ménagements qu’on souhaite pour les siens. Quand un enfant, qui a reçu des coups, vient se plaindre à son père, celui-ci est répréhensible, s’il ne donne pas de nouveaux coups à son fils : tant est profonde cette conviction réciproque qu’on ne peut ainsi rien commander de malhonnête aux enfants. Lycurgue a voulu que l'on pût, au besoin, se servir des esclaves des autres : il a établi également là communauté des chiens de chasse. Ainsi, quand on en a besoin, on les emmène à la chasse ; et celui qui n’est pas de loisir les prête volontiers : il en est de même pour les chevaux. Un citoyen malade, qui a besoin d’une voiture, ou qui veut faire une course pressée, profite du premier cheval qu’il voit, le prend, s’en sert avec ménagement, et le ramène à sa place. Voici encore une coutume que l’on ne trouvera établie nulle autre part. Des chasseurs attardés viennent-ils h manquer de provisions, faute de s’être munis, Lycurgue prescrit à ceux qui ont soupe de laisser leurs restes : ceux qui manquent de vivres lèvent le cachet apposé sur le buffet, prennent ce qu’il leur faut, remettent un autre cachet, et laissent le surplus. Il résulte de cette communauté que ceux qui ont peu participent à tout ce qui se trouve dans le pays, dès qu’ils ont besoin de quelque chose. CHAPITRE VII. L’opposé de ce qui se voit chez les autres Grecs se trouve encore dans cette loi ; établie à Sparte par Lycurgue. Ailleurs, tout le monde cherche à faire fortune comme il peut : l’un est laboureur, l’autre marin, celui-ci marchand ; celui-là vit de son métier. A Sparte, Lycurgue a interdit aux hommes libres toute espèce de profession en vue du profit ; il n’y tolère que les actes qui assurent à un peuple sa liberté. En effet, à quoi bon courir après la richesse dans une ville où, le législateur ayant établi que chacun apporterait son contingent aux repas et se nourrirait de la même manière, il en résulte que la fortune ne procure aucune jouissance ? Ce n’est pas non plus pour des habits qu’on voudrait de l’argent : la parure d’un Spartiate n’est pas dans le luxe des vêtements, mais dans la bonne constitution du corps. Ce n’est pas, enfin, pour faire des dépenses avec des camarades qu’on songerait à amasser : Lycurgue a établi qu’il est plus glorieux de servir un ami en travaillant de son corps qu’en se répandant en dépense : il voyait ici une œuvre de cœur, là un étalage de richesse. Les profits injustes ont été réprimés par lui de la manière suivante. D’abord il a fait frapper des monnaies si lourdes, qu’on ne peut pas introduire dix mines dans une maison à l’insu des serviteurs : il faut une place énorme pour cette somme et un chariot pour la transporter (14). En second lieu, on fait des perquisitions d’or et d’argent ; et, quand on en trouve quelque part, le détenteur est mis à l’amende. Pourquoi donc s’occuper de fortune, dans un pays où la possession cause plus d’embarras que l’argent ne donne de plaisir ? CHAPITRE VIII. L’obéissance complète des Spartiates aux magistrats et aux lois est un fait connu de tous. Pour moi, je m’imagine qui Lycurgue n’eût jamais essayé d’introduire une telle forme de gouvernement, s’il ne se fût assuré du concours moral des principaux citoyens. Je me fonde sur ce que, dans les autres cités, les puissants ne veulent point paraître redresser les magistrats : cette crainte leur semble indigne d’un homme libre. A Sparte, au contraire, les premiers de la république se distinguent par leur soumission aux magistrats, et se font gloire de leur abaissement : dès qu’on les mande, ils ne vont pas, ils courent obéir, persuadés qu’en montrant les premiers cette docilité respectueuse, les autres suivront ; et c’est ce qui a lieu. Il est vraisemblable que l’institution des éphores est aussi leur création collective, d’après cette conviction qu’il n’y a pas de plus grand bien que l’obéissance dans une cité, dans une armée, dans la famille : car plus l’autorité a de force, plus, suivant eux, elle impose aux citoyens, les fait obéir. Or, les éphores ont le droit de frapper d’amende qui bon leur semble, et d’en exiger le solde sur-le-champ ; ils sont libres d’interdire les magistrats en fonction, d’emprisonner, d’intenter un procès criminel. Avec un tel pouvoir, ils ne laissent pas, comme dans les autres villes, les magistrats élus user arbitrairement de leur pouvoir durant toute une année ; mais, comme les tyrans, comme les présidents des jeux gymniques, dès qu’ils en surprennent un qui manque à la loi, ils le punissent à l’instant même. Mais de tous les nombreux et remarquables procédés de Lycurgue pour amener les citoyens à obéir aux lois, je ne vois rien de plus beau que ce qu’il fit, avant de proposer sa législation à la multitude, ? va d’abord à Delphes avec quelques citoyens d’élite et demande au dieu s’il serait meilleur et plus avantageux à Sparte d’obéir aux lois qu’il avait établies ; et l’oracle lui ayant répondu que cette obéissance serait des plus avantageuses, il les promulgue, déclarant non-seulement criminel, 470 mais sacrilège, quiconque désobéirait à des lois sanctionnées par le dieu pythien. CHAPITRE IX. Ce qui mérite d’être encore admiré dans Lycurgue, c’est d’avoir su faire préférer par ses concitoyens une belle mort à une vie honteuse. Et certes, à bien examiner la chose, on verra que des hommes nourris de ces principes sont moins exposés à perdre la vie que ceux qui aiment mieux se dérober aux dangers : tant il est vrai de dire qu’une conséquence de la valeur, c’est de faire vivre plus longtemps que la lâcheté, vu qu’elle est plus forte, plus féconde en ressources, ? est également certain que la gloire est une conséquence de la valeur, et l’on voit que tout le monde se plaît à s’allier aux braves. Or, comment Lycurgue est-il parvenu à inspirer ces sentiments ? c’est ce qu’il est intéressant de ne pas omettre. Ce grand homme a préparé formellement le bonheur des braves et le malheur des lâches. Dans les autres républiques, quand un homme est lâche, on se contente de l’appeler lâche (15) ; du reste le lâche se promène sur l’agora à côté du brave, il s’assied, il s’exerce avec lui, s’il le veut. A Lacédémone, on rougirait d’avoir un lâche pour compagnon de table, de l’avoir pour lutteur dans une palestre. D’ordinaire, un pareil homme, quand on se divise en groupes pour la paume, est exclu de l’un et de l’autre parti ; dans les chœurs, on le relègue aux rangs méprisés ; dans les rues, il doit céder le pas ; dans les assemblées, se lever même devant le plus jeune ; garder chez lui ses filles ; leur faire subir la honte du célibat ; voir lui-même son foyer privé d’épouse, et cependant payer l’amende pour ce grief ; ne passe promener frotté d’huile ; ne pas se donner l’air d’un homme bien famé, sous peine de recevoir des coups de ceux qui valent mieux que lui. Pour moi, quand je vois cette infamie infligée aux lâches, je ne m’étonne pas qu’à Sparte on préfère la mort à une vie de mépris et de déshonneur. CHAPITRE X. Voici encore une loi excellente, selon moi, établie par Lycurgue, pour faire pratiquer la vertu jusque dans la vieillesse. En plaçant au dernier terme de la vie le droit d’être élu sénateur, il a fait que dans la vieillesse même on ne négligeât point la vertu (16). Il faut aussi admirer l’appui qu’il prête à la vieillesse des gens de bien. Comme il n’accorde qu’aux vieillards le droit de concours pour les qualités morales, il a rendu la vieillesse plus honorable que la force des jeunes gens. Et certes, c’est avec raison que ce concours est l’objet d’une recherche toute particulière. Sans doute, c’est une belle chose que les jeux gymniques, mais ils ne sont que pour le corps. tandis que le concours pour être élu sénateur met à portée de juger les belles âmes. Et d’autant que l’âme est supérieure au corps, autant les luttes où l’âme est en jeu sont plus dignes d’émulation que celles du corps. Cela étant, comment ne pas admirer complètement Lycurgue ? Convaincu que les ennemis de la vertu sont un obstacle à la prospérité des États, ce grand homme a contraint, à Sparte, tous les citoyens à l’exercice public de la vertu. Ainsi la différence qui existe, parmi les particuliers, entre ceux qui négligent la vertu et ceux qui la pratiquent, doit exister aussi entre Sparte et toutes les autres villes, vu que seule elle pratique publiquement le bien. N’est-ce pas un fait notable que toutes les autres cités punissent quiconque fait du tort à son semblable, et que Lycurgue ne punisse pas moins quiconque néglige de se montrer ouvertement homme de bien ? Il pensait sans doute que les trafiquants d’esclaves, les fraudeurs, les voleurs, ne causent de préjudice qu’à leurs dupes, tandis que les lâches et les efféminés trahissent des villes entières. C’est donc avec raison, selon moi du moins, qu’il a infligé aux gens de cette espèce les plus rigoureux châtiments. 472 Il a d’ailleurs imposé la nécessité absolue de pratiquer toutes les vertus civiles : car il a voulu que tous ceux qui satisfont à la loi, sans distinction, fussent admis à tous les droits de citoyens, et il n’a tenu compte ni de la différence de fortune, ni de la faiblesse du corps. Seulement, tout homme qui, par lâcheté d’âme, se soustrait aux exigences de la loi, il le déclare placé hors de la loi d’égalité. Quant à l’antiquité reculée de cette législation, elle est évidente, puisque Lycurgue, dit-on, était contemporain des Héraclides (17). Cependant, malgré cette antiquité, elles ont encore un air de nouveauté aux yeux des autres peuples ; et, chose des plus étranges, tout le monde loue ces institutions, mais les imiter, aucune cité ne le veut. CHAPITRE XI Ces lois excellentes sont communes à la paix et à la guerre ; mais, si l’on désire connaître ce que Lycurgue a créé de supérieur aux autres législations en fait d’organisation militaire, on peut en juger par ce qui suit. D’abord les éphores font publier par un héraut l’âge auquel doivent servir soit les cavaliers et les hoplites, soit les artisans attachés à l’armée ; ce qui fait que toutes les ressources de la ville, les Lacédémoniens les ont à leur portée dans les camps : tous les instruments d’utilité générale qui peuvent y être nécessaires, il est enjoint de les y apporter ou sur des chariots, ou sur des bêtes de somme ; c’est le moyen de ne jamais ignorer ce qui manque. Quant à l’uniforme sous les armes, voici ce que Lycurgue a imaginé : chacun doit avoir une casaque rouge et un bouclier d’airain (18) ; il a cru qu’une partie de cette armure se rapprochait moins du vêtement des femmes, et que l’autre était bien faite 473 pour la guerre, vu qu’elle brille promptement et qu’elle est longue à se ternir. Il a permis les longs cheveux aux hommes sortis de la puberté, pensant qu’ils ont ainsi l’air plus grands, plus libres et plus farouches. L’uniforme ainsi réglé, il a partagé les cavaliers et les hoplites en six mores (19). Chacune de ces mores nationales a un polémarque, quatre lochages, huit pentécostèrès, et seize énomotarques. Suivant le commandement, ces mores sont disposées par énomoties d’une seule, de trois ou de six colonnes. Presque tout le monde se figure que l’ordre de bataille de l’armée lacédémonienne est fort compliqué : c’est s’imaginer le contraire de ce qui est. Dans l’ordonnance des troupes lacédémoniennes, les chefs occupent les têtes de file, et chaque colonne est toute prête à faire ce qu’on en attend. Il est tellement facile de bien comprendre cette disposition, que quiconque sait distinguer un homme d’un autre, ne peut s’y tromper ; les uns marchent en tête, les autres suivent ; voilà l’ordre. Les évolu¬tions de front sont commandées par l’énomotarque, qui sert ainsi de héraut, et, d’après l’ordre, les phalanges diminuent ou augmentent de profondeur, ce qui se conçoit aisément. Cependant, pour être prêt à combattre également en cas de trouble ou de surprise, il y a une manœuvre de ralliement qu’il n’est pas facile de comprendre à moins d’avoir été élevé sous les lois de Lycurgue. Voici, par exemple, des manœuvres très-facilement exécutées par les Lacédémoniens, que tous les tacticiens trouvent très-difficiles. Quand on s’avance par le flanc, la queue de Tannée suit énomotie par énomotie : dans cette position, aperçoit-on devant soi la phalange ennemie, ordre est donné à l’énomotarque de faire front par le flans gauche sur toute la colonne, jusqu’à ce que le corps tout entier soit en face de l’ennemi. Ce mouvement exécuté, si l’ennemi se présente sur les derrières, chaque file fait une conversion, afin d’opposer à l’ennemi ses plus braves soldats. Quand le commandant se trouve à la gauche, loin d’y voir un inconvénient, on y trouve un avantage : car, si l’ennemi cherche à envelopper le corps de ce côté, il ne le trouve point dégarni, mais couvert de ses boucliers. Si cependant, pour quelque rai- 474 son, il paraît utile que le général soit à l’aile droite, on tait une conversion par le flanc gauche, de manière à ce que le général occupe la droite, et que la queue se retrouve à gauche. Si le corps des ennemis se montre sur la droite, au moment où l’on s’avance par le flanc on n’a pas besoin d’autre manœuvre que de faire virer chaque loche comme une galère, dont on oppose la proue à l’ennemi ; en ce cas le loche qui était en queue se trouve du côté de la lance (20). Au contraire, si les ennemis se portent sur le flanc gauche, on ne les laisse plus faire, mais on les repousse, ou bien on fait exécuter une conversion aux loches pour les opposer à l’ennemi : alors le loche qui était en queue se trouve du côté du bouclier (21). CHAPITRE XII. Je vais exposer aussi le système de castramétation établi par Lycurgue. Comme les angles d’un quadrilatère ne sont pas de bonne défense, on donnait au camp la forme circulaire (22), excepté quand on avait l’abri d’une montagne ou que les derrières étaient couverts soit par un mur soit par un fleuve. Durant le jour, on établissait des postes auprès des armes, l’œil tourné vers l’intérieur du camp, vu qu’ils ont à surveiller non pas l’ennemi, mais les amis. L’ennemi était surveillé par des cavaliers placés sur le point le plus favorable à leurs observations. La nuit, si l’on voulait sortir des campements, on trouvait jadis la garde confiée aux Scirites (23). Aujourd’hui ce service est fait par des étrangers, avec quelques Spartiates. Quant au motif pour lequel ils se promènent ayant toujours la pique en main (24), il faut bien comprendre que c’est le même qui leur fait tenir les esclaves éloignés des armes. Et lorsqu’ils s’en vont satisfaire à leurs nécessités, on ne doit pas s’étonner qu’ils ne s’écartent de leurs compagnons et des armes qu’autant qu’il 475 faut pour ne point s’incommoder les uns les autres : c’est leur sûreté qui l’exige ainsi. Ils changent souvent de camp pour nuire à l’ennemi et pour être utiles à leurs alliés. Les exercices gymniques sont prescrits par la loi à tous les Lacédémoniens, tant qu’ils sont à l’armée ; c’est un moyen de leur inspirer une nouvelle ardeur et plus d’indépendance que n’en ont les autres peuples. Leur promenade ou leur course ne doit pas s’étendre au delà de l’étendue de la more, afin que personne ne se trouve loin de ses armes. Après les exercices, le premier polémarque fait donner le signal de s’asseoir ; c’est une sorte de revue. Vient ensuite le dîner, et puis le relevé de la garde, auquel succèdent les amusements et le repos jusqu’aux exercices du soir. Ces exercices terminés, le héraut appelle au souper, et, après des chants en l’honneur des dieux, auxquels on a offert d’heureux sacrifices, on se repose sur ses armes. Voilà bien des détails ; mais on ne doit pas s’en étonner, attendu qu’on trouvera que, dans les pratiques militaires, les Lacédémoniens ont omis bien peu de chose de ce qui est digue de quelque attention. CHAPITRE XIII (XV). Je veux parler aussi des engagements que Lycurgue a fait contracter au roi avec la république. En effet, cette autorité seule subsiste telle qu’elle était dans le principe, tandis que les autres fonctions ont subi ou subissant encore des altérations. Lycurgue a donc ordonné que le roi sacrifiât, au nom de l’État, comme descendant d’un dieu, et qu’il commandât les armées partout où l’enverrait la république. Une autre de ses attributions, c’est d’avoir, à titre honorable, une part des victimes immolées et une portion de terrain choisi pris sur les villes voisines, de manière à être au-dessus du besoin, sans avoir une fortune excessive. Et afin que les rois prissent leurs repas hors de chez eux, Lycurgue leur fit construire une salle publique, et 476 les honora d’une double portion, non pour les autoriser à manger le double des autres, mais par honneur, et afin de leur donner de quoi recevoir qui bon leur semblera. Il a encore permis à chacun des deux rois d’admettre deux convives à leur table ; on leur donne le nom de Pythiens. Il leur a de même accordé de prélever un porc sur chaque portée de truie, afin que le roi ne manquât jamais de victimes, s’il avait à consulter les dieux. Près de la demeure royale est un étang qui fournit de l’eau en abondance : ressource dont l’utilité peut être surtout appréciée de ceux qui en sont privés. Tout le monde se lève de son siège en présence du roi, excepté les éphores de leurs sièges éphoriques. Tous les mois on se prête un serment réciproque, les éphores au nom de la cité, le roi en son propre nom. Le roi jure de régner conformément aux lois établies ; la cité jure, tant que le roi sera fidèle à sa promesse, de conserver intacte la royauté Tels sont les honneurs que la patrie accorde au roi vivant honneurs qui ne le mettent pas fort au-dessus des particuliers ; c’est que le législateur n’a pas voulu inspirer au roi des velléités de tyrannie, ni aux citoyens la haine du pouvoir. Mort, le roi reçoit des honneurs qui prouvent que, d’après les lois de Lycurgue, les Lacédémoniens considèrent moins leurs rois comme des hommes que comme des demi-dieux (26). CHAPITRE XIV (XIII). Je vais exposer maintenant la puissance et l’autorité que Lycurgue accorde au roi dans l’armée. D’abord l’État nourrit à la guerre le roi et sa maison. Les polémarques, toutefois, logent dans la même tente que lui : on veut qu’étant toujours avec le roi, ils puissent, au besoin, l’aider de leurs conseils. Dans la 477 même tente se trouvent aussi trois hommes de la classe des égaux, qui leur procurent toutes les choses nécessaires à la vie afin qu’ils aient tout le temps de s’occuper des affaires de la guerre. Prenons les faits au moment où le roi se met en marche avec l’armée. Il commence par offrir dans la ville un sacrifice à Jupiter Agétor (27), et aux autres dieux invoqués avec lui. Si dès lors les signes sont favorables, le pyrophore (28), prenant le feu de l’autel, marche en tête de Tannée jusqu’aux frontières du pays ; là le roi offre un nouveau sacrifice à Jupiter et à Minerve. Si ces deux divinités donnent d’heureux présages, il franchit les frontières du pays ; le feu ravi aux autels est porté en avant ; on ne le laisse jamais s’éteindre et on le fait suivre de toutes sortes de victimes. Chaque fois que le roi sacrifie, il commence cette opération dès le point du jour, afin d’obtenir, avant tout le monde, la bienveillance de la divinité. Au sacrifice sont présents les polémarques, les lochages, les pentécostères, les chefs de troupes mercenaires, ceux des skeuophores, et tous ceux des généraux des villes alliées qui le désirent. Il y assiste aussi deux éphores, qui ne se mêlent de rien, à moins que le roi ne les appelle, mais qui, ayant l’œil sur ce que chacun fait, contiennent tout le monde dans le devoir. Le sacrifice terminé, le roi convoque les officiers et donne ses ordres. Si vous voyiez ce qui se passe alors, vous croiriez que les autres peuples sont des amateurs en fait d’art militaire, et qu’on ne trouve qu’à Sparte de vrais artistes en ce genre. Quand le roi marche à la tête des troupes, s’il ne se montre aucun ennemi, personne ne le précède, et il n’a devant lui que les Scirites et les cavaliers envoyés en éclaireurs. Mais si l'on pense qu’il y aura combat, le roi prend le commandement de la première more, et fait faire une conversion par le côté de la lance, de manière à se trouver entre deux mores et deux polémarques. Ce qui reste à ranger est mis en ordre par le plus âgé de ceux qui campent sous la tente nationale. Or, ce sont tous les compagnons de chambrée des égaux (29), devins, médecins, joueurs de flûte, chefs de troupes, quiconque enfin veut pren- 478 dre part à l'expédition. Cela fait qu’on ne manque jamais du nécessaire, puisqu’il n’est rien qui n’ait été prévu. Voici encore quelques pratiques de Lycurgue fort utilement imaginées, selon moi, pour la lutte à main armée. Lorsqu’on est en présence des ennemis, on immole une chèvre, et la loi ordonne à tous les joueurs de flûte présents de jouer de leur instrument, et à chaque Lacédémonien de porter une couronne : il leur est également prescrit d’avoir leurs armes bien polies. On permet de même aux soldats des jeunes recrues de s’avancer au combat parés et brillants (30.) Ils servent à transmettre les ordres à chaque énomotarque, qui, placé à l’extrémité de son énomotie, n’est pas à portée d’entendre ; tandis que c’est l’affaire du polémarque, de veiller à ce que tout aille comme il faut. D’ailleurs l’opportunité et l’emplacement convenables à l’assiette du camp sont entièrement laissés à la disposition du roi. C’est aussi lui qui envoie les députations aux peuples amis ou ennemis ; en un mot, du roi dépend toute initiative. S’il s’agit de justice, il renvoie aux hellanodices (31) ; d’argent, aux trésoriers ; de butin pris sur l’ennemi, aux laphyropoles (32) : cela réglé., le roi n’a plus d’autre soin envers les dieux que les fonctions de prêtre, envers les hommes que celles de général. CHAPITRE XV. Quant à la question de savoir si, à mon avis, les lois de Lycurgue sont demeurées jusqu’à nous dans leur intégrité primitive, je n’oserais, par Jupiter, la décider. Je sais que les premiers Lacédémoniens aimaient mieux vivre chez eux dans une heureuse médiocrité, que de gouverner des villes conquises et recevoir des hommages corrupteurs. Je sais qu’en un tempe ils craignaient d’être pris à posséder de l’or, et que maintenant ils se font gloire d’en posséder. Je sais que jadis ils ont, pour ce motif, exclu les étrangers de chez eux (34), et interdit les voya- 479 ges à leurs concitoyens, de peur qu’ils n’allassent emprunter à leurs hôtes des habitudes de mollesse, au lieu qu’aujourd’hui l’ambition des premiers citoyens ne peut être satisfaite que par la domination dans une contrée étrangère. Et tandis qu’autrefois on ne s’occupait qu’à se rendre digne de commander, on se donne aujourd’hui beaucoup plus de mal pour le commandement que pour le talent qu’il exige. Par suite, les Grecs, qui allaient autrefois demander à Sparte des chefs contre ceux dont ils craignaient l’oppression, réunissent aujourd’hui leurs forces pour l’empêcher de reprendre son empire (35). Toutefois, il ne faut pas s’étonner qu’on leur fasse ce reproche, puisqu’il est évident qu’ils n’ont obéi ni aux dieux, ni aux lois de Lycurgue.