[6,0] LIVRE SIXIÈME. [6,1] Pendant le séjour que l'armée fit dans le camp sous Cotyore, les soldats vécurent, les uns de ce qu'on leur vendait au marché, les autres, de la maraude qu'ils faisaient en Paphlagonie. Les Paphlagoniens, réciproquement, saisissaient l'occasion d'enlever tout ce qui s'écartait du camp ; ils tâchaient aussi de faire quelque mal la nuit aux Grecs qui s'étaient baraqués un peu loin des autres. Ces hostilités augmentèrent l'animosité mutuelle de ce peuple et des soldats. Corylas, qui se trouvait alors commander en Paphlagonie, envoie aux Grecs des députés, montés sur de beaux chevaux, et vêtus d'habits magnifiques ; ils annoncent que Corylas est disposé à ne plus inquiéter l'armée, si elle respecte elle-même le pays. Les généraux répondirent qu'ils en délibéreraient avec elle, et donnèrent l'hospitalité aux députés. Ils appelèrent aussi ceux qu'il parut le plus convenable d'inviter ; puis ayant immolé aux Dieux des boeufs et d'autres bestiaux qu'on avait pris, on servit un assez beau repas ; on soupa couché sur l'herbe ; et l'on but dans des coupes de corne, qu'on trouvait dans le pays. Quand ou eut fait les libations et chanté le péan, des Thraces se levèrent d'abord et dansèrent tout armés au son de la flûte ; ils sautaient légèrement et s'élevaient fort haut ; ils tenaient en main leurs sabres nus, paraissaient s'en servir et combattre. Enfin l'un des danseurs frappa l'autre, et tout le monde crut qu'il l'avait tué ; mais c'était un artifice innocent. Les Paphlagoniens jetèrent un grand cri. Le vainqueur dépouilla son adversaire des armes qu'il portait, et sortit en chantant Sitalcès. D'autres Thraces emportèrent le vaincu comme mort ; il n'avait cependant pas reçu le moindre mal. Ensuite les Aenians et les Magnésiens se levèrent et commencèrent, revêtus de leurs armes, une pantomime qu'on appelle la danse des semeurs ; en voici la description : un des acteurs met ses armes à terre à côté de lui, sème ensuite un champ et conduit une charrue, se retournant souvent, comme un homme qui a peur qu’un voleur s'avance vers lui ; l'autre, dès qu'il l'aperçoit, saute sur ses armes, court au voleur, et se bat contre lui pour défendre ses boeufs : tous les mouvements se faisaient en cadence, au son de la flûte. Enfin le voleur a le dessus, garrotte le laboureur et emmène son attelage. D'autres fois le laboureur était victorieux ; il liait au voleur les mains derrière le dos, l'attachait à côté de ses boeufs, et le faisait marcher ainsi devant lui. Un Mysien entra ensuite sur la scène ; il tenait, dans chacune de ses mains, un bouclier léger ; quelquefois il s'en servait en dansant, comme s'il eût eu à se défendre contre deux adversaires ; quelquefois, comme s'il n'eût eu affaire qu'à un seul. Souvent il tournait et faisait le saut périlleux sans lâcher ses boucliers : c'était un spectacle agréable qu'il donnait ; il finit par danser à la manière des Perses ; frappant d'un bouclier sur l'autre ; il se mettait à genoux, se relevait, et exécutait tous ces mouvements en mesure et au son de la flûte. Des Mantinéens et quelques autres Arcadiens se levèrent ensuite, et parurent après lui sur la scène ; ils étaient couverts des plus belles armes qu'ils avaient pu trouver ; ils s'avancèrent en cadence, les flûtes jouant une marche guerrière ; ils chantèrent le péan, puis dansèrent comme dans les cérémonies religieuses. Les Paphlagoniens qui étaient présents, s'étonnaient de ce que toutes les danses s'exécutaient par des hommes armés de toutes pièces. Le Mysien, qui vit leur surprise, ayant engagé un des Arcadiens à permettre qu'on fit paraître une danseuse qu'il avait pour esclave, l'habilla le plus élégamment qu'il put, lui mit à la main un bouclier léger, et la fit entrer ; elle dansa légèrement la pyrrhique : on lui donna beaucoup d'applaudissements. Les Paphlagoniens demandèrent aux Grecs si leurs femmes combattaient avec eux. On leur répondit que c'étaient elles qui avaient repoussé le roi du camp lorsqu'il était venu piller les équipages. Telle fut la fin des amusements de cette nuit. Le lendemain, on admit les députés à l'assemblée de l'armée ; elle fut d'avis de convenir avec les Paphlagoniens qu'il ne se commettrait désormais aucune hostilité de part ni d'autre. Les députés repartirent ensuite. Les Grecs, jugeant qu'ils avaient assez de bâtiments, s'embarquèrent. Le vent était favorable ; ils longèrent ainsi, pendant un jour et pendant une nuit, la côte de Paphlagonie qu'ils avaient à leur gauche, arrivèrent le lendemain à Sinope, et mouillèrent dans le port de cette ville, qu'on nomme Harméne. La ville de Sinope est bâtie dans la Paphlagonie ; ses habitants sont une colonie de Milet ; ils envoyèrent aux Grecs, pour dons de l'hospitalité, trois mille médimnes de farine et quinze cents cérames de vin. Chirisophe y arriva avec des galères. Le soldat s'attendait qu'il apportait d'autres secours, mais il n'en était rien ; il annonça seulement qu'Anaxibius et les autres Grecs chantaient les louanges de l'armée, et que cet amiral lui promettait une solde dès qu'elle serait sortie de l'Euxin. Les soldats restèrent cinq jours à Harmène. Comme ils se voyaient moins éloignés de leur patrie, ils conçurent, plus que jamais, le désir d'y rentrer, enrichis de quelque butin ; ils jugèrent qu'en donnant un seul chef à l'armée, il tirerait meilleur parti des troupes, et de nuit et de jour, que ne le pouvaient faire plusieurs généraux, entre lesquels l'autorité était divisée ; qu'un seul homme garderait mieux le secret sur les projets qui doivent être cachés, laisserait moins échapper de moments précieux, lorsqu'il serait nécessaire de prévenir l'ennemi ; qu'il ne faudrait plus des conférences continuelles ; que le chef seul ferait exécuter ce qu'il aurait projeté, car auparavant les généraux ne faisaient rien que ce qui avait été décidé entre eux à la pluralité des voix. En formant ce dessein, l'armée tournait les yeux sur Xénophon : les chefs de lochos le vinrent trouver, et lui dirent que le voeu de tous les Grecs était de l'avoir à leur tête ; chacun lui témoignait son affection, et tachait de l'engager à se charger du commandement suprême. Xénophon n'en était pas éloigné ; il pensait que c'était un moyen d'augmenter sa considération, et de faire parvenir son nom avec plus de gloire dans sa patrie et près de ses amis ; il espérait même que peut-être l'armée lui devrait des succès et quelque nouvelle prospérité. Ces réflexions lui faisaient désirer de devenir commandant en chef ; mais il hésitait, lorsqu'il songeait que personne ne peut lire dans l'avenir, et qu'il courait risque de perdre, dans ce rang, la gloire même qu'y avait précédemment acquise. Embarrassé pour se décider, il crut que le meilleur parti à prendre était de consulter les Dieux, et, en présence de deux sacrificateurs, il immola des victimes à Jupiter roi, celui auquel l'oracle de Delphes lui avait ordonné ci-devant de sacrifier ; Xénophon jugeait d'ailleurs que c'était ce Dieu qui lui avait envoyé le songe qu'il avait eu lorsqu'on l'avait élu, avec d'autres généraux, pour prendre soin de l'armée. Il se ressouvenait aussi qu'en partant d'Éphèse, pour se faire présenter à Cyrus, il avait entendu, sur sa droite, le cri d'un aigle perché. Un devin, qui accompagnait alors Xénophon, lui avait dit que cet augure lui annonçait de grandes choses et au-dessus de la fortune d'un particulier ; qu'il acquerrait de la gloire, mais qu'il l'achèterait par beaucoup de fatigues, l'aigle n'étant jamais plus attaqué par les autres oiseaux que lorsqu'il est posé. Le devin ajouta que ce n'étaient point des richesses que promettait une telle rencontre, parce que l'aigle n'enlève communément sa subsistance qu'en volant de tous côtés et planant dans les airs. Jupiter lui annonça alors clairement par les signés qu'on trouva dans les entrailles des victimes, qu'il ne devait ni briguer le généralat suprême, ni l'accepter s'il était élu : tel fut le résultat du sacrifice. L'armée s'assembla ; tout le monde dit qu'il fallait élire un chef, et ce point arrêté, on proposa Xénophon. Quand il fut hors de doute que, si l'on recueillait les voix, le choix tomberait sur lui ; il se leva et parla en ces termes « Soldats, je vois avec plaisir les nouvelles marques d'honneur que vous me destinez ; je suis homme ; les mouvements de la reconnaissance ne sont point étrangers à mon coeur, et je conjure les Dieux de me donner l'occasion de procurer quelque avantage à l'armée ; mais il me parait qu'il n'est ni de votre intérêt ni du mien que je sois élu général en chef, au préjudice d'un Lacédémonien qui est présent ; les Lacédémoniens vous en accorderont moins facilement les secours que vous aurez à leur demander, et je ne sais si je n’aurais moi-même rien à craindre de leur ressentiment ; car je vois qu'ils n'ont cessé d'être en guerre avec ma patrie qu'après avoir fait reconnaître à la république entière des Athéniens que les Lacédémoniens avaient droit d'être leurs chefs, comme ils l'étaient déjà de toute la Grèce. Contents de cet aveu, ils ont cessé aussitôt les hostilités, et levé le siège d'Athènes. Témoin de ces événements, si j'anéantis ici, autant qu'il est en moi, la prétention de ce peuple vainqueur, j'ai peur qu'on ne me mette bien vite à la raison. Quant à ce que vous imaginez qu'il s'élèvera moins de séditions sous le commandement d'un seul que sous celui de plusieurs, sachez que je ne me mettrai à la tête d'aucune faction si vous élisez un autre que moi ; car je pense qu'à la guerre se révolter contre le chef c'est conspirer contre son propre salut ; mais si vous m'éleviez à ce rang, je ne serais point étonné que vous trouvassiez des esprits soulevés et contre vous et contre moi. » À ces mots, beaucoup plus de Grecs se levèrent et crièrent qu'il fallait que Xénophon les commandât. Agasias de Stymphale dit qu'il trouvait ridicule ce prétendu privilège des Lacédémoniens ; « il ne leur manquerait plus, ajouta-t-il, que de se mettre en colère, si, dans un festin, on ne choisissait pas un de leurs, compatriotes pour y présider. Puisqu'il est ainsi, nous n'avons pas probablement le droit de commander nos lochos, nous qui sommes Arcadiens. » On applaudit alors avec grand bruit au discours d'Agasias. Xénophon s'étant aperçu qu'il fallait insister davantage, s'avança, et dit aux Grecs : « Pour vous mettre parfaitement au fait des motifs de mon refus (j'en jure par tous les Dieux et par toutes les Déesses), dès que j'ai pressenti votre dessein, je les ai consultés, par des sacrifices, pour savoir s'il vous serait avantageux de me confier un pouvoir sans partage, et à moi de l'accepter ; ils m'ont déclaré qu'il fallait m'en abstenir, et me l'ont indiqué dans les entrailles des victimes par des signes si évidents, que l'homme qui s'y connaît le moins n'aurait pu s'y méprendre. » Alors on choisit pour commandant en chef Chirisophe. Ce général ainsi élu, s'approcha de l'assemblée, et parla en ces termes : « Sachez, soldats, que si vous vous étiez donné un autre chef, je ne me serais point révolté contre lui ; mais vous avez rendu service à Xénophon de ne le point élire ; on l'a déjà calomnié près d'Anaxibius. C'est Dexippe qui lui a nui autant qu'il l'a pu, quoique j'aie fait tous mes efforts pour fermer la bouche à ce traître. Je suis persuadé, a-t-il dit, que Xénophon a mieux aimé avoir pour compagnon, dans le généralat, Timasion, Dardanien, de la division de Cléarque, que moi qui suis Lacédémonien. » Chirisophe ajouta : « Puisque vous rn'avez mis à votre tête, je tâcherai qu'il en résulte pour vous tout le bien qu'il dépendra de moi de vous procurer. Préparez-vous, cependant, à lever l'ancre demain, si le temps le permet : nous ferons voile vers Héraclée ; il faut que tous les bâtiments tâchent d'y arriver ; débarqués là, nous délibérerons sur ce qu'il y aura à faire. » [6,2] On mit à la voile le lendemain, par un vent favorable, et on côtoya la terre pendant deux jours. Les Grecs découvrirent, en passant, le promontoire de Jason, où l'on dit qu'Argo, le plus célèbre des navires, mouilla autrefois ; ils aperçurent ensuite les embouchures de différents fleuves : d'abord celle du Thermodon, puis celle de l'Halya, enfin celle du Parthénius. Après avoir passé devant cette dernière, on arriva à Héraclée, ville grecque, colonie de Mégare, située dans le pays des Maryandeniens ; la flotte grecque mouilla près de la Chersonèse Achérusiade : c'est là, dit-on, qu'Hercule descendit aux enfers pour enchaîner Cerbère ; et comme preuve de sa descente, on montre encore un gouffre qui a plus de deux stades de profondeur. Les habitants d'Héraclée envoyèrent aux Grecs les dons de l'hospitalité, trois mille médimnes de farine d'orge, deux mille cérames de vin, vingt boeufs et cent moutons. La plaine est traversée par un fleuve nommé le Lycus large d'environ deux plèthres. Les soldats s'étant assemblés, délibérèrent s'ils continueraient leur route par terre ou par mer, jusqu'à leur sortie du Pont. Lycon d'Achaïe se leva et parla en ces termes : « Soldats, je suis étonné de la négligence de nos généraux qui ne tâchent point de nous procurer de quoi acheter des provisions : les présents de l'hospitalité, qu'on vient d'envoyer à l'armée, suffiront à peine pour la nourrir trois jours, et je ne vois pas d'où nous fournir de vivres pour continuer notre route : je suis donc d'avis de demander à la ville d'Héraclée une contribution d'au moins trois mille cyzicènes. » Un autre opina à exiger la solde de l'armée pour un mois, ce qui devait monter à dix mille cyzicènes pour le moins. « Choisissons, dit-il, des députés ; envoyons-les sur-le-champ à Héraclée, pendant que nous resterons assis dans ce lieu, et quand ils nous auront fait leur rapport, nous aviserons en conséquence à prendre un parti. » On proposa d'élire divers députés, Chirisophe, d'abord comme généralissime : quelques-uns nommèrent aussi Xénophon mais Chirisophe et lui refusèrent fermement de se charger de cette ambassade ; car ils pensaient, l'un et l'autre, qu'il fallait ne rien exiger d'une ville grecque et amie, mais se contenter de ce qu'elle donnait volontairement. Comme on vit le peu de zèle qu'ils avaient pour un tel emploi on envoya Lycon d’Achaïe, Callimaque Parrhasien, et Agasias de Stymphale : arrivés à Héraclée, ils dirent ce qui avait été arrêté au camp ; on prétend que Lycon ajouta même des menaces, et fit sentir ce qu'on aurait à craindre si l'on ne donnait entière satisfaction à l'armée. Les habitants répondirent aux députés qu'ils délibéreraient sur leur proposition ; ils firent rentrer aussitôt les effets qu'ils avaient dans les champs, approvisionnèrent leur ville, en fermèrent les portes, et on vit briller des armes sur les remparts. Les auteurs de ces troubles accusèrent les généraux d'avoir fait avorter le projet. Les Arcadiens et les Achéens s'assemblèrent séparément du reste de l'armée ; les principaux chefs de cette faction étaient Callimaque Parrhasien, et Lycon d'Achaïe ; ils disaient qu'il était honteux qu'un Athénien, qui n'avait point amené de troupes à l'armée, commandât des Lacédémoniens et des habitants du Péloponnèse ; ils prétendaient que les travaux étaient leur lot, et que d'autres en recueillaient les fruits, quoique ce fût à eux que l'armée dût son salut ; que les Arcadiens et les Achéens y avaient presque seuls contribué ; que le reste des Grecs n'était rien en comparaison d'eux (et effectivement ces deux nations faisaient plus de la moitié des troupes), que s'ils agissaient sensément, ils se sépareraient des autres, se choisiraient eux-mêmes des généraux, feraient route à part, et tâcheraient de s'enrichir en faisant quelque butin : cet avis fut adopté. Tout ce qu'il y avait d'Achéens ou d'Arcadiens dans les divisions de Chirisophe ou de Xénophon, quittèrent ces deux chefs et se réunirent à leurs compatriotes ; puis ils élurent pour généraux dix d'entre eux, et arrêtèrent que ces nouveaux chefs feraient exécuter ce qui serait décidé à la pluralité des voix dans un conseil qu'ils formeraient. Alors tomba le pouvoir suprême de Chirisophe, six ou sept jours après qu'on le lui eut décerné. Xénophon voulait accompagner ces factieux ; et croyait que le salut de l'armée était attaché à ce que chaque division ne prît pas une route différente mais Néon lui persuada de marcher séparément d'eux. Ce Grec savait de Chirisophe, que Cléandre gouverneur de Byzance, avait dit qu'il se rendrait, avec ses galères, au port de Calpé. Néon donna ce conseil à Xénophon, afin qu'eux seuls et leurs divisions profitassent de cette flotte, et s'embarquassent dessus. Chirisophe, dégoûté par ce qui s'était passé, et en ayant conçu de l'humeur contre l'armée, permit à Xénophon de faire tout ce qu'il voudrait. Ce général fut tenté de s'embarquer seul et d'abandonner les troupes ; mais ayant fait un sacrifice à Hercule conducteur, pour savoir s'il lui serait plus avantageux de rester à la tête de la division qu'il commandait, ou de la quitter, ce Dieu lui fit voir dans les entrailles des victimes, qu'il ne devait point se détacher de ses soldats. Ainsi l'armée se sépara en trois corps : les Arcadiens et les Achéens faisaient plus de quatre mille cinq cents hommes, tous infanterie pesante. Chirisophe avait sous lui environ quatorze cents hoplites et presque sept cents armés à la légère ; ces derniers étaient les Thraces qu'avait amenés Cléarque. À peu près dix-sept cents hoplites et trois cents armés à la légère formaient la division de Xénophon ; il avait seul de la cavalerie à ses ordres ; elle formait une petite troupe d'environ quarante chevaux. Les Arcadiens ayant obtenu, des habitants d'Héraclée, des bâtiments de transport, mettent, les premiers, à la voile, pour tomber à l'improviste sur les Bithyniens, et y faire le plus de butin qu'il leur sera possible. Ils descendent au port de Calpé, situé vers le milieu de la Thrace. Chirisophe partit d'Héraclée et marcha à travers l'intérieur du pays ; mais quand il fut entré en Thrace, il regagna les bords de la mer, et continua sa route par terre, côtoyant le rivage ; car il se sentait déjà malade. Xénophon ayant mis à la voile, débarque aux confins de la Thrace et du territoire d'Héraclée, puis s'avance dans le milieu des terres, et suit ainsi le chemin de Calpé. On a dit ci-dessus comment avait été dissous le commandement en chef de Chirisophe, et comment l'armée s'était partagée. [6,3] Voici ce que fit chacune des divisions : les Arcadiens, ayant débarqué de nuit au port de Calpé, marchèrent vers les premiers villages, à cinquante stades à-peu-près de la mer. Quand le jour eut paru, chaque général mena ses troupes dans un cantonnement séparé ; on conduisit deux loches à chaque village qui parut plus considérable ; on convint d'une colline pour rendez-vous général. L'irruption des Grecs avait été imprévue et subite, ils firent, par cette raison, beaucoup de prisonniers, et enlevèrent une grande quantité de menu bétail. Les Thraces qui avaient pu fuir, se réunirent : comme ils étaient armés à la légère, il y en avait beaucoup qui avaient échappé à l'infanterie pesante des Grecs, quoiqu'ils fussent presque entre ses mains. Quand ils se furent rassemblés, ils attaquèrent d'abord le lochos de Smicrès, un des généraux arcadiens, tandis que cette troupe marchait au rendez-vous désigné, chargée de butin. Les Grecs continuèrent quelque temps leur marche en combattant ; mais, au passage d'un ravin, ils sont chargés et rompus : Smicrès est tué, et tous les soldats sont passés au fil de l'épée. Tel fut à-peu-près le sort d'Hégésandre, chef de lochos, l'un des dix nouveaux généraux ; il ne revint avec lui que huit hommes de sa troupe ; les autres chefs gagnèrent la colline et s'y rassemblèrent, les uns sans avoir été attaqués, les autres avec peine. Les Thraces, après ce premier succès, s'appelèrent les uns les autres, et concevant une nouvelle audace, rassemblèrent des forces pendant toute la nuit. Dès la pointe du jour, ils se formèrent en bataille tout autour de la colline où campaient les Grecs ; ils avaient beaucoup de cavalerie et d'infanterie légère : leur nombre s'augmentait sans cesse, et ils insultaient impunément l'infanterie des Grecs ; car il n'y avait, du côté de ceux-ci ; ni armés à la légère ni archers, ni cavalerie. Les Thraces s'avançant, les uns à la course ; les autres au galop de leurs chevaux, lançaient des javelots, et se retiraient aisément dès qu'on marchait à eux ; ils firent cette manoeuvre de plusieurs côtés, et, sans avoir un seul blessé, blessèrent beaucoup de Grecs : ceux-ci furent réduits à ne pouvoir sortir de leur poste, et les Thraces finirent par se mettre entre eux et l'endroit où ils allaient à l'eau. Dans cette détresse, les Grecs parlèrent de capitulation ; les Thraces leur accordèrent toutes les autres conditions, mais ne voulurent point donner d'otages, quoique les Grecs en exigeassent d'eux. Ce refus arrêtait la conclusion du traité. Telle était la situation des Arcadiens. Chirisophe, marchant par terre, le long des bords de la mer, sans être inquiété ; arrive au port de Calpé. Xénophon traversait l'intérieur du pays. Sa cavalerie, détachée en avant, rencontre des députés qui allaient remplir l'objet de leur mission ; on les conduit à ce général. Il leur demande s'ils ne savent aucunes nouvelles de quelque autre division de l'armée. Ils rapportent tout ce qui s'est passé, racontent que les Grecs sont assiégés en ce moment même sur une colline, et que tous les Thraces entourent exactement ce poste. On mit alors ces hommes sous bonne garde, pour servir de guides en quelque endroit qu'il fallût se porter ; puis Xénophon, ayant posé dix vedettes, convoqua ses soldats, et leur dit : « Soldats, une partie des Arcadiens a péri, et les autres sont investis sur un tertre qu'ils occupent. Je pense que si nous laissons périr encore ceux-ci il ne nous reste à nous-mêmes aucun espoir de salut, vu la multitude des ennemis et l'audace qu'ils auront conçue. Le meilleur parti que nous ayons à prendre est donc de secourir au plus vite nos compagnons pour joindre nos armes aux leurs, s'ils respirent encore, et pour ne pas demeurer seuls exposés aux plus grands dangers. Nous allons maintenant avancer jusqu'à ce que nous jugions qu'il est heure de souper. Nous prendrons alors, un camp. Que pendant notre marche, Timasion se porte en avant avec la cavalerie, et, sans nous perdre de vue, éclaire ce qui se passe, afin qu'il n'y ait rien dont nous ne soyons instruits. » Xénophon envoya en même temps, des hommes agiles tirés des troupes légères sur les flancs de sa division et sur les hauteurs, avec ordre de l'informer de ce qu’ils découvriraient, et il leur enjoignit de mettre le feu à tout ce qui pouvait être incendié. « Pour mous, soldats, ajouta-t-il, nous n'avons plus de retraite à espérer ; Héraclée est trop loin pour y retourner. Chrysopolis se trouve à une grande distance en avant de nous, et nous sommes près de l'ennemi. Le lieu le moins éloigné est le port de Calpé ; nous devons y supposer maintenant Chirisophe, s'il a eu le bonheur d'échapper aux Thraces ; mais il n'y a à Calpé même ni des bâtiments pour nous embarquer, ni des vivres pour subsister, si nous devons y séjourner, ne fût-ce que pendant un jour. Laisser périr les Arcadiens assiégés et, nous joignant aux seules troupes de Chirisophe, courir à de nouveaux dangers, est un parti plus mauvais que de délivrer nos compatriotes, de rassembler en un même lieu tout ce qui restera de Grecs, et de pourvoir alors d'un commun accord à nous tirer d'affaire. Il faut donc marcher, et dans le fond de vos âmes vous préparer à trouver une mort glorieuse ou à vous signaler par l'exploit le plus brillant, si le salut de tant de Grecs doit être votre ouvrage, et tel est peut-être le dessein de la Providence. Elle se plaît à abaisser des superbes qui ont eu trop de confiance en eux-mêmes ; elle veut nous couvrir de plus de gloire qu'eux, nous qui entreprenons rien sans commencer par invoquer les immortels. Ayez donc à me suivre, et portez grande attention à ce qui vous sera prescrit pour pouvoir l'exécuter ponctuellement. » Ayant dit ces mots, il se mit à la tête des troupes. La cavalerie se dispersa autant qu'elle le put faire sans risque, et brûla tout ce qui se trouva sur son chemin. En arrière d'elle les armés à la légère occupèrent successivement les hauteurs que d'armée laissait sur ses flancs ; ils détruisirent, en y portant la flamme, tout ce qu'ils virent et qu'ils purent incendier ; le reste des troupes ensuite en usait de même sur son passage lorsqu'il s'y trouvait quelque chose d'épargné. Le pays entier paraissait en feu, et ce spectacle annonçait la marche d'une armée nombreuse. L'heure en étant venue, les Grecs montèrent sur une colline et y campèrent. Ils découvrirent de là les feux de l'ennemi qui n'étaient qu'à environ quarante stades d'eux, et ils en allumèrent eux-mêmes le plus qu'ils purent. Quand l'armée eut soupé, on ordonna d'éteindre au plus vite tous ces feux ; on plaça des gardes avancées, et l'on prit quelque repos pendant la nuit. À la pointe du jour l'armée, après avoir adressé des prières aux Dieux, et s'être rangée en ordre de bataille, marcha en avant le plus rapidement qu'elle put. Timasion et la cavalerie précédaient le gros des troupes ils avaient avec eux des guides, et s'étant avancés, ils se trouvèrent sans le savoir sur le tertre, où les Arcadiens avaient été investis. Ils n'y virent plus ni amis, ni ennemis, et ils en instruisirent aussitôt Xénophon et sa division. Il ne restait sur cette colline que des vieilles femmes, des vieillards, quelques mauvais moutons et bêtes à corne qu'on y avait abandonnés. On fut d'abord étonné, et l'on ne concevait pas ce qui pouvait être arrivé ; on s'en informa ensuite aux malheureux qui avaient été laissés sur le lieu ; on apprit d'eux que les Thraces s'étaient retirés dès le soir. Ces vieillards ajoutèrent que le corps des Grecs s'était mis en mouvement le matin, mais qu'ils ignoraient sur quelle direction il s'était porté. Xénophon et ses troupes ayant reçu ces informations, dînèrent, puis on fit plier les équipages et on se remit en marche dans le dessein de rejoindre au plus tôt les autres Grecs au port de Calpé. Chemin faisant, les soldats trouvèrent la trace des Arcadiens et des Achéens qui retournaient à ce port. Ayant suivi la même route, ils se revirent enfin les uns les autres avec transport, et s'embrassèrent comme frères. Les Arcadiens demandèrent aux soldats de Xénophon pourquoi ils avaient éteint les feux. « Ne les voyant plus allumés, ajoutèrent-ils, nous avons cru d'abord, que vous attaqueriez pendant la nuit les Thraces. L'ennemi a eu, à ce que nous présumons, la même idée, et l'effroi qu'il en a conçu l'a fait décamper ; car c'est vers cette heure à-peu-près qu'a commencé sa retraite. Comme vous n'arriviez point, le temps qu'il vous fallait pour nous rejoindre étant plus qu'écoulé, nous avons présumé qu'instruits de notre situation vous aviez été frappés de terreur vous-mêmes, et que vous vous étiez retirés vers, la mer. Nous nous sommes déterminés à ne pas rester en arrière de vous ; c'est pour exécuter ce projet que nous avons marché jusqu'ici.» [6,4] On resta tout le jour au bivouac sur le rivage de la mer, près du port. Le lieu qu'on nomme port de Calpé est situé dans la Thrace asiatique. Cette Thrace est sur la droite des navigateurs qui entrent dans le Pont-Euxin, et s'étend du Bosphore jusqu'au territoire d'Héraclée. Pour aller de Byzance à cette ville, un long jour suffit aux galères qui ne se servent que de leurs rames. On ne trouve entre deux aucune ville grecque, ni alliée des Grecs. Tout le pays est habité par les Thraces ou par les Bithyniens. On dit que les Grecs qui échouent sur leur côte ou qui tombent par quelque autre accident entre leurs mains, essuient toutes sortes d'outrages et éprouvent la cruauté de ces peuples. Le port de Calpé est à moitié chemin d'Héraclée à Byzance pour les navigateurs : Un promontoire s'y avance au milieu des flots ; le côté qui termine vers la pleine mer est un rocher à pic qui n'a pas moins de vingt orgues de haut dans l'endroit où il est le moins élevé. Un isthme de quatre plèthres de largeur tout au plus joint ce promontoire à la terre, et l'espace renfermé entre la mer et ce passage étroit pourrait contenir une ville peuplée de dix mille habitants. Le bassin du port est sous le rocher même : du côté de l'ouest, un autre rivage l'environne ; une source abondante d'eau douce sort de terre près de la mer, et dominée par le promontoire dépend de ceux qui l'occupent. Les bords mêmes de la mer fourniraient une grande quantité de beaux bois de construction, et une infinité d'autres bois garnissent le pays. La montagne qui prend naissance au port, s'étend dans l'intérieur des terres jusqu'à vingt stades environ. C'est un terroir découvert et fertile, où l'on ne trouve point de pierres ; mais le côté du mont qui borde le rivage, dans l'espace de plus de vingt stades, offre une forêt touffue d'arbres de toute espèce et fort élevés. Le reste du pays est beau, d'une vaste étendue, et couvert d'un grand nombre de villages qui sont très peuplés ; car le sol y rapporte de l'orge, du froment, toutes sortes de légumes, du panis, du sésame, et quantité de figues ; beaucoup de vignes y donnent d'excellents vins ; enfin il y croît des plantes de toute espèce, si ce n'est des oliviers. Tels étaient les environs de Calpé. Les soldats se baraquèrent le long de la côte, loin de vouloir aborder en un lieu propre à fonder une ville. Ils craignaient même de n'être venus où ils se trouvaient, que par les mauvais desseins de ceux qui projetaient de fonder une ville ; car ce n'était point la misère qui avait engagé la plupart des soldats à venir recevoir la paie de Cyrus, mais l'opinion que d'après la renommée ils avaient conçue de la générosité de ce prince. Les uns avaient entraîné à leur suite des dissipateurs ruinés ; d'autres s'étaient dérobés à leurs pères et à leurs mères. Il y en avait qui avaient abandonné leurs enfants avec le projet de revenir un jour au sein de leurs familles et d'y rapporter les richesses qu'ils auraient acquises ; car ils avaient entendu dire que d'autres étrangers faisaient fortune à la suite de Cyrus. Des hommes animés par de tels motifs désiraient donc tous de revoir leur patrie et d'y arriver sains et saufs. Le lendemain de la réunion de tous les Grecs, dès que le jour parut, Xénophon immola des victimes aux Dieux pour savoir s'il ferait sortir l'armée du camp. Il était nécessaire d'aller chercher des vivres, et ce général projetait aussi de donner la sépulture aux morts. Les entrailles ayant été favorables, les mêmes le suivirent et enterrèrent la plupart de leurs compatriotes chacun à la place où il avait été tué ; car leurs cadavres y étaient restés depuis cinq jours, et il n'était plus possible de les transporter. Il y eut des morts qu'on apporta de différents chemins pour les entasser. Ceux-ci reçurent tous les honneurs qu'on put leur rendre dans les circonstances où l'on était. On éleva un vaste cénotaphe et un grand bûcher, qu'on couvrit de couronnes, à ceux dont on ne trouva point les corps. Après avoir rendu ces derniers devoirs à leurs compagnons les soldats revinrent au camp et se couchèrent lorsqu'ils eurent soupé. Le lendemain ils s'assemblèrent tous ; les principaux instigateurs de cette assemblée étaient Agasias de Stymphale, chef de lochos, Hiéronyme d'Elide, qui avait le même grade, et les plus âgés des Arcadiens. On fit une loi qui défendait, sous peine de mort, à qui que ce fût de proposer dorénavant que l'armée se séparât ; on arrêta aussi que chacun y reprendrait là place qu'il avait précédemment occupée, et que le commandement en serait rendu aux anciens généraux. Chirisophe, l'un d'eux, venait de mourir de l'effet d'un remède qu'on lui avait administré pendant la fièvre. Néon d'Asinée l'avait remplacé. Xénophon se leva ensuite, et parla en ces termes : « Soldats, c'est par terre certainement, comme vous le pouvez juger vous-mêmes, qu'il faut conduire l'armée, car nous n'avons point de bâtiments. Il est même nécessaire de partir au plus tôt, puisque les vivres nous manquent. Nous autres, généraux, nous allons sacrifier ; préparez-vous de votre côté à combattre plus vigoureusement que jamais, car l'ennemi a repris courage.» Les généraux firent ensuite leur sacrifice ; le devin qui y assistait était Arexion, Arcadien ; car Silanus, d'Ambracie, avait affrété un navire à Héraclée, et s'était évadé de cette ville en fugitif. C'était pour consulter les Dieux sur le départ de l'armée, qu'on sacrifiait : on ne trouva point dans les entrailles des victimes des signes favorables ; on demeura donc au camp ce jour-là. Il y eut des Grecs qui osèrent dire que Xénophon, qui voulait fonder une ville dans la presqu'île de Calpé, avait gagné le devin, et l'avait engagé à répandre le bruit que les Dieux s'opposaient au départ. Ce général fit publier par un héraut que qui voudrait, pourrait assister au sacrifice qu'on ferait le lendemain, et que s'il se trouvait quelque devin dans l'armée, il eût à s'y rendre pour observer avec lui les entrailles : le sacrifice commença ; beaucoup de spectateurs entouraient l'autel ; on immola en vain jusqu'à trois victimes ; on ne put y trouver de signes heureux, qui autorisassent la marche de l'armée ; les soldats s'en affligèrent ; car ils avaient consommé les vivres qu'ils avaient apportés, et il n'y avait point de marché où ils passent en acheter. L'armée s'étant assemblée ensuite, Xénophon tint encore ce discours : « Vous en êtes témoins, soldats, les Immortels s'opposent à notre départ ; je vous vois manquer de vivres ; il me paraît donc nécessaire de faire de nouveaux sacrifices, pour savoir si nous devons en aller prendre. » Un Grec s'éleva alors et dit : « Ce n'est pas sans fondement que les entrailles des victimes nous empêchent de partir. J'ai su, des matelots d'un navire qui aborda hier ici par hasard, que Cléandre doit venir de la ville de Byzance dont il est gouverneur, et nous amener des galères et des bâtiments de transport. » Tout le monde fut alors d'avis d'attendre cette flotte ; mais il était de toute nécessité de sortir du camp pour se procurer des provisions. On immola encore, pour en obtenir la permission, jusqu'à trois victimes : les Dieux la refusèrent constamment. Déjà les soldats allaient à la tente de Xénophon, et criaient qu'ils n'avaient pas de quoi manger. Ce général s'obstina, et répondit qu'il ne mènerait point hors du camp l'armée, tant qu'il n'y aurait pas eu de présages heureux. Le lendemain, on fit un nouveau sacrifice, et l'armée presque entière, attirée par l'intérêt que chacun prenait à l'événement formait un cercle autour des victimes ; on finit par en manquer. Les généraux ne conduisirent point les troupes hors de la ligne, et convoquèrent les soldats Xénophon leur dit : « L'ennemi est sans doute rassemblé, et nous met dans la nécessité de le combattre ; si donc nous laissions nos équipages dans le poste de Calpé, fortifié par la nature, et marchions en armes comme pour livrer bataille, nous trouverions probablement dans les entrailles des victimes des signes plus favorables. » À ces mots les Grecs s'écrièrent qu'il fallait ne rien transporter dans ce lieu funeste, mais sacrifier au plus vite. On n'avait point de menu bétail ; on immola des boeufs d'attelage qu'on acheta. Xénophon recommanda à Cléanor, Arcadien, de tout préparer avec zèle, pour que rien ne retardât la marche, si les Dieux l'approuvaient ; mais quelques soins qu'on eût pris, on ne put obtenir des présages heureux. Néon avait succédé au généralat de Chirisophe, et commandait sa division ; voyant la disette extrême où l'armée était réduite, il voulut faire plaisir aux Grecs, et ayant trouvé un habitant d'Héraclée, qui disait connaître des villages où l'on pourrait prendre des vivres, à peu de distance du camp, il fit publier par un héraut que ceux qui voudraient en aller chercher se présentassent, et qu'il y marcherait à leur tête : près de deux mille hommes armés de javelots, portant des outres, des sacs et toutes sortes d'espèces de vases, sortirent du camp ; lorsqu'ils furent entrés dans les villages et se furent dispersés pour piller, la cavalerie de Pharnabaze tomba d'abord sur eux ; elle était venue au secours des Bithyniens, dans le dessein de concourir avec ce peuple, pour empêcher, s'il était possible, les Grecs de pénétrer en Phrygie : cette cavalerie passa au fil de l'épée au moins cinq cents Grecs ; le reste se réfugia sur la montagne. Un des fuyards rapporta au camp la nouvelle de cette déroule. Xénophon, comme les sacrifices ce jour-là même n'avaient rien annoncé d'heureux, prit un boeuf d'attelage (car on n'avait point d'autre victime), l'immola, et marcha au secours des Grecs, avec tous les soldats âgés de moins de cinquante ans ; ils sauvèrent ceux de leurs compagnons qui n'avaient point péri et revinrent au camp avec eux. Déjà s'approchait l'heure du coucher du soleil, et les Grecs, fort découragés, s'étaient mis à souper. Tout-à-coup quelques Bithyniens, ayant traversé des bois fourrés, tombèrent sur les gardes avancées, tuèrent plusieurs hommes, et poursuivirent les autres jusqu'au camp. Un grand cri s'éleva ; tous les Grecs coururent aux armes ; il parut dangereux de poursuivre l'ennemi et de changer la position du camp pendant la nuit ; car le pays était couvert. Toute l'armée resta jusqu'au lendemain matin sous les armes, après avoir posé de nouvelles grandes gardes assez fortes pour résister, si elles eussent été attaquées. [6,5] On passa ainsi la nuit. Le lendemain, dès la pointe du jour, les généraux menèrent l'armée dans le poste presque inattaquable de Calpé ; le soldat prit ses armes, ses équipages, et suivit ses chefs. Avant l'heure du dîner, le défilé qui est l'unique entrée de ce lieu était retranché par un fossé qu'on avait creusé, et dont on avait palissadé le revers ; on n'avait laissé pour tout accès que trois portes. Il arriva alors d'Héraclée un bâtiment chargé de farine d'orge, de bestiaux et de vin. Xénophon, qui s'était levé de grand matin, sacrifia, pour obtenir des Dieux la permission de sortir du camp, et de marcher à l'ennemi : dès la première victime, on trouva des signes favorables ; à la fin du sacrifice, le devin Arexion de Parrhasie aperçoit un aigle dont le vol était d'un augure heureux, et dit à Xénophon de se mettre à la tête de d'armée et de la faire marcher. Après avoir passé le fossé, on posa les armes à terre, et on fit publier par un héraut que les soldats, dès qu'ils auraient dîné, sortissent armés ; mais qu'ils laissassent derrière le retranchement les esclaves, et tout ce qui ne portait point d'armes ; tout sortit donc, excepté Néon, à qui l'on confia la garde du camp, comme poste honorable ; mais les chefs de lochos et les soldats le quittaient ; ils eussent rougi de ne point suivre l'armée qui marchait au combat. Néon ne laissa donc aux équipages que les soldats âgés de plus de quarante-cinq ans ; ceux-là seuls y demeurèrent, le reste marcha. Avant d'avoir fait quinze stades, on trouva des morts ; et ayant couvert les premiers cadavres qu'on aperçut d'une aile de la ligne, on enterra tout ce qui se trouva derrière ; après avoir enseveli ceux-là, on marcha en avant ; puis on répéta la même manoeuvre ; dès que la ligne avait dépassé d'autres morts qui n'étaient pas inhumés, on leur donnait la sépulture, et on ensevelit ainsi tous ceux qu'on fit couvrir successivement par l'armée. Lorsqu'on fut arrivé au chemin qui venait des villages, on y trouva beaucoup de cadavres près l'un de l'autre ; on les transporta tous dans la même place, et on les y couvrit de terre. Il était plus de midi quand l'armée s'avança au-delà des villages ; les soldats prenaient les vivres qu'ils apercevaient derrière l'étendue de la ligne. Tout à coup on découvre l'ennemi, qui avait monté le revers de quelques collines en face des Grecs ; il était sur une ligne pleine, et avait beaucoup de cavalerie et d'infanterie ; car Spithridate et Rhatine étaient arrivés avec un détachement considérable que leur avait donné Pharnabaze. Dès que ces troupes eurent aperçu l'armée, elles s'arrêtèrent à peu près à quinze stades d'elle. Arexion, devin des Grecs, sacrifia sur-le-champ, et les entrailles de la première victime promirent le plus heureux succès. Xénophon dit ensuite aux autres généraux : « Je suis d'avis, mes compagnons, de former des lochos en corps de réserve derrière la ligne, afin que s'il est quelque endroit où il soit besoin de secours, ils y courent, et que l'ennemi en désordre trouve des troupes fraîches et formées. » Tous les généraux furent de la même opinion que lui. « Menez donc leur dit-il, l'armée droit à l'ennemi, afin qu'après l'avoir aperçu et avoir été vus de lui, nous n'ayons pas l'air de faire halte. Je vous joindrai dès que j'aurai formé ces corps subsidiaires, et que je les aurai placés derrière la ligne, comme vous l'avez arrêté. » Les généraux conduisirent ensuite l'armée au petit pas ; Xénophon ayant pris les trois derniers rangs, qui étaient de deux cents hommes chacun, forma l'un d'eux en un corps, et l'envoya vers l'aile droite, pour la suivre à la distance d'un plèthre environ, aux ordres de Samoas, Achéen ; il garda l'autre pour marcher de même derrière le centre, et en donna le commandement à Pyrias, Arcadien ; le dernier fut détaché vers l'aile gauche, et eut pour chef Phrasias, d'Athènes. L'armée avançant toujours, quand ceux qui la conduisaient furent arrivés à un grand vallon dont le passage était difficile ; ils firent halte ; car ils ignoraient s'il était possible de le traverser. On appela tous les généraux et les chefs de lochos à la tête de la ligne. Xénophon étonné, ne concevait pas ce qui pouvait arrêter la marche : il entendit bientôt l'invitation, et se porta au front à bride abattue. Quand tous les chefs furent assemblés Sophénète, le plus âgé des généraux, dit qu'il était impossible de passer un lieu si difficile, et qu'il n'y avait pas sujet à délibération. Xénophon l'interrompit avec précipitation, et parla en ces termes : « Vous savez, mes compagnons, que je n'ai jamais cherché à vous engager dans un danger inutile. Je vois en vous des hommes qui ont assez fait pour leur gloire et qui ne doivent plus songer qu'à leur salut ; mais voici notre position actuelle : nous ne pouvons reculer d'ici sans combattre ; si nous ne marchons pas à ces troupes, elles nous suivront et nous chargeront dans notre retraite. Considérez s'il vaut mieux aller en avant contre elles les armes présentées, ou faire demi-tour à droite et les voir ensuite sans cesse derrière nous prêtes à nous attaquer. Se retirer devant l'ennemi, vous le savez, n'inspire point de sentiments d'honneur ; mais le poursuivre enhardit les hommes les plus lâches. J'aimerais mieux être à ses trousses avec la moitié moins de troupes que lui que d'être obligé de marcher en arrière avec des forces deux fois plus nombreuses. Je suis persuadé et vous ne devez pas en douter vous-mêmes que ces gens nous attendent si nous les chargeons, et vous savez tous qu'ils oseront inquiéter notre retraite s'ils nous voient reculer. Débouchons au-delà de ce vallon presque impraticable ; appuyons-y les derrières de notre ligne. Une telle position ne mérite-t-elle pas que des troupes qui doivent combattre se pressent de l'occuper ? Oui, ce que je désire, c'est que l'ennemi ait tous les chemins ouverts pour sa retraite, et que le local même nous enseigne qu'il n'est pour nous de salut que dans la victoire. Je m'étonne que ce vallon inspire à quelques-uns de vous plus de terreur que tant de passages difficiles qui ne nous ont point arrêtés. Que dis-je ! cette plaine où nous sommes ne sera-t-elle pas fâcheuse à traverser en revenant, si nous n'avons battu la cavalerie que vous voyez ? Comment repasserons-nous les montagnes où il nous a fallu gravir pour parvenir ici, poursuivis par tant d'armés à la légère ? Mais je veux que nous nous retirions sans perte jusqu'à la mer. Le Pont-Euxin n'a-t-il pas une bien autre étendue que ce vallon ? et nous ne trouverons sur ses bords ni bâtiments pour nous embarquer, ni provisions pour y séjourner. Si nous nous empressons de revenir à nos retranchements, les besoins de la vie nous forceront d'en sortir promptement ; il vaut donc mieux livrer bataille aujourd'hui ayant bien dîné que de combattre demain à jeun. Compagnons, les sacrifices nous annoncent des succès ; le vol des oiseaux nous a donné des augures favorables ; les victimes ne pouvaient être plus belles ; marchons à ces hommes ; il ne faut pas qu'après avoir vu toute notre armée ils soupent à leur aise et marquent leur camp où il leur plaira.» Tous les chefs de loches pressèrent alors Xénophon de conduire l'armée, et personne ne s'y opposa. Il se mit donc à la tête après avoir ordonné qu'on traversât le vallon sans se rompre, et chacun marchant droit devant soi. Il présumait qu'on se trouverait ainsi au-delà plus promptement et plus en force que s'il faisait défiler les Grecs sur un pont qui était au milieu du vallon. Quand on l'eut traversé, Xénophon longea la ligne et tint ce discours : « Soldats, rappelez à votre mémoire toutes les journées où, avec l'aide des Dieux, votre valeur vous a fait triompher ; et peignez-vous le sort qui attend ceux qui tournent le dos à l'ennemi ; songez aussi que nous sommes aux portes de la Grèce ; suivez Hercule conducteur et appelez-vous les uns les autres en vous exhortant à vous bien conduire. Que votre langage, que vos actions manifestent votre ardeur : il sera doux le les entendre célébrer par les hommes dont vous désirez les applaudissements. » Xénophon dit ces mots en galopant le long du front de la ligne ; il la conduisait tout en parlant, et ayant fait placer sur les deux ailes les armés à la légère, il marcha à l'ennemi. On ordonna de porter la pique sur l'épaule droite jusqu'à ce que la trompette donnât le signal de la charge, de la présenter ensuite, puis de marcher lentement et en ordre, et de ne point courir en poursuivant l'ennemi. On fit alors passer le mot de ralliement : Jupiter sauveur, Hercule conducteur. Les ennemis croyant leur position bonne, attendirent les Grecs ; ceux-ci s'étant approchés, armés à la légère jetèrent les cris du combat, et se mirent à courir avant d'en avoir reçu l'ordre. L'ennemi, tant la cavalerie que le gros d'infanterie Bithynienne, marcha de son côté contre eux et les mit en fuite ; mais la ligne d'infanterie grecque s'avançait, marchant au pas redoublé ; le son de la trompette se fit entendre ; les soldats chantèrent le péan, puis poussèrent les cris usités et baissèrent en même temps leurs piques. Les ennemis effrayés ne tinrent plus et prirent la fuite. Timasion les poursuivit avec la cavalerie grecque, et on en tua tout ce que put passer au fil de l'épée un escadron aussi peu nombreux. L'aile gauche de l'ennemi, qui avait été suivie par cette cavalerie, fut aussitôt dispersée ; son aile droite n'étant pas aussi vivement poussée, fit halte sur une colline, et se forma. Les voyant arrêtés, les Grecs jugèrent que rien n'était plus facile et moins périlleux que de les charger sur-le-champ. L'armée chanta donc encore une fois le péan, et, marcha aussitôt ; l'ennemi n'attendit point les Grecs, et les armés à la légère poursuivirent cette aile droite jusqu'à ce qu'elle fût aussi dispersée que l'autre. Les ennemis eurent cependant peu d'hommes tués ; car leur cavalerie, qui était nombreuse ; inspirait de la terreur aux Grecs. Ceux-ci voyant cette cavalerie de Pharnabaze, qui était encore formée, et celle des Bithyniens qui s'y ralliait, contempler du haut d'une colline ce qui se passait, quelque las qu'ils fussent, jugèrent qu'il fallait cependant marcher comme ils pourraient à ces troupes, et ne leur pas laisser prendre du repos et de l'audace ; ils s'y avancèrent donc rangés en bataille. Alors les ennemis se précipitèrent à toutes jambes du haut en bas du revers de la colline, comme s'ils eussent été poursuivis par d'autre cavalerie ; ils entrèrent dans un vallon marécageux, inconnu aux Grecs ; mais ceux-ci ne les poursuivaient point, et étaient déjà revenus sur leurs pas ; car il était tard. De retour au lieu de la première mêlée, ils érigèrent un trophée, puis reprirent le chemin de leur camp, à peu près vers l'heure où le soleil se couchait : ils en étaient éloignés d'environ soixante stades. [6,6] Les ennemis s'occupèrent ensuite de la conservation de leur pays ; ils transportèrent les habitants et leurs effets le plus loin qu'ils purent de Calpé ; les Grecs y attendaient Cléandre, comme devant arriver au premier moment, suivi de galères et de bâtiments de transport. Ils sortaient chaque jour avec des bêtes de somme et des esclaves et rapportaient, sans avoir couru de dangers, du froment, de l'orge, du vin, des légumes ; du panis, des figues ; car on trouvait de tout dans le pays, si ce n'est de l'huile d'olive. Toutes les fois que l'armée restait au camp pour se reposer, il était permis aux soldats d'aller en particulier à la maraude, et chacun profitait de ce qui lui tombait sous la main ; mais on arrêta que lorsque l'armée entière marcherait, ce que prendraient de leur côté ceux qui s'en écarteraient, serait confisqué au profit commun de tous les Grecs. Déjà une grande abondance régnait au camp ; car de tous côtés il arrivait, des villes grecques, des denrées qu'on pouvait acheter, et les bâtiments qui longeaient la côte venaient avec plaisir jeter l'ancre près de Calpé, sur le bruit qui s'était répandu qu'on y bâtissait une ville, et qu'il y avait un port. Déjà même ceux des ennemis qui habitaient dans le voisinage, entendant dire que Xénophon était le fondateur de cette colonie, lui envoyaient des députés et lui faisaient demander ce qu'il fallait qu'ils fissent pour être en paix avec les Grecs. Ce général montra les députés aux soldats. Cléandre arriva sur ces entrefaites : il amenait deux galères, mais nul bâtiment de transport ne le suivait ; il se trouva qu'au moment où il débarqua, l'armée était sortie du camp ; quelques soldats avaient été séparément à la maraude ; d'autres avaient couru sur la montagne voisine ; ils avaient pris beaucoup de menu bétail. Craignant qu'il ne soit confisqué, ils s'adressent à Dexippe, à ce même Dexippe qui s'était enfui de Trébizonde avec le navire à cinquante rames qu'on lui avait confié. Ils lui proposent de sauver leur butin, sous condition qu'il en gardera une partie et qu'il leur rendra le reste. Dexippe écarte aussitôt des soldats qui entouraient déjà cette maraude, et criaient qu'elle appartenait à la masse commune ; puis il va trouver Cléandre et lui raconte qu'on veut lui ravir le bétail ; Cléandre lui ordonne de lui amener le coupable : Dexippe met la main sur un Grec et le conduit à Cléandre. Agasias, qu'ils rencontrent par hasard sur leur passage, enlève à Dexippe ce soldat qui se trouvait être de son lochos ; le reste des Grecs qui étaient présents commence à jeter des pierres à Dexippe et à l'appeler traître. Beaucoup des matelots de Cléandre furent saisis de frayeur, et coururent vers la mer ; lui-même prit la fuite. Xénophon et les autres généraux continrent les soldats ; ils dirent à Cléandre que ce n'était rien, et qu'une loi portée par toute l'armée avait occasionné ce tumulte : mais Cléandre, excité par Dexippe, et piqué d'avoir montré lui-même de la frayeur, répondit qu'il allait mettre à la voile, et faire publier dans toutes les villes, qu'on fermât les portes aux Grecs qui avaient suivi Cyrus, et qu'on les traitât en ennemis. Les Lacédémoniens avaient alors la plus grande autorité dans toute la Grèce. Les Grecs sentirent qu'ils s'étaient fait une affaire fâcheuse, et supplièrent Cléandre de ne point exécuter ces menaces. Il les assura qu'il ne s'en désisterait que si on lui livrait et le premier qui avait jeté des pierres ; et celui qui avait arraché à Dexippe le soldat arrêté. Agasias, qu'il désignait par ces paroles, était de tout temps ami de Xénophon, et c'était par cette raison-là même que Dexippe l'avait accusé. Les généraux crurent que, dans l'embarras où l'on se trouvait, il fallait convoquer l'armée. Il y en avait parmi eux qui s'inquiétaient peu de la colère de Cléandre ; mais, Xénophon regardait l'affaire comme sérieuse ; il se leva et parla en ces termes : « Soldats, je n'estime pas qu'il soit peu important pour nous que Cléandre nous abandonne dans les dispositions qu'il annonce. Nous voici déjà près des villes grecques, et les Lacédémoniens sont à la tête de toute la Grèce ; un seul homme de leur nation a assez de crédit dans ces villes pour faire adopter ce qu'il propose ; si donc Cléandre nous ferme d'abord les portes de Byzance, puis défend aux autres gouverneurs de nous recevoir dans leurs places, nous accusant d'être sans loi et de désobéir aux Lacédémoniens, le bruit en viendra à la fin aux oreilles d'Anaxibius qui commende les forces navales de cette nation. Il nous deviendra également difficile et de séjourner ici, et de nous embarquer pour en sortir ; car les Lacédémoniens ont maintenant l'empire de la terre et de la mer. Il ne faut pas, par attachement pour un ou deux Grecs d'entre nous, exclure tous les autres de revoir leur patrie ; il vaut mieux obéir à tout ce que peuvent prescrire les Lacédémoniens, d'autant que les villes où nous avons pris naissance leur sont soumises. On m'a rapporté que Dexippe disait sans cesse à Cléandre qu'Agasias n'aurait jamais fait une telle action, s'il n'en eût pas reçu l'ordre de moi. Je vais donc vous décharger de l'accusation qu'on vous intente, vous tous, et Agasias lui-même ; pourvu qu'il dise que j'ai été la cause du moindre de ces événements. Oui, si, par mon exemple, j'ai excité un seul Grec à jeter des pierres, ou à commettre quelque autre licence, je me condamne moi-même ; j'ai mérité une peine capitale, et je cours me présenter pour la subir ; j'ajoute que quiconque sera accusé par Agasias, doit se remettre de même entre les mains et au jugement de Cléandre ; c'est le moyen de vous laver tous des torts qu'on vous impute : certes, il serait factieux que, dans les circonstances où nous nous trouvons, croyant obtenir en Grèce quelques honneurs et y recueillir des louanges, nous n'y fussions pas même traités comme le reste de nos compatriotes, et que l'on nous exclût de toutes les villes grecques. » Agasias se leva ensuite et dit : « Grecs, j'en jure par tous les Immortels ! je n'ai reçu ni de Xénophon, ni d'aucun de vous, le conseil d'enlever l'homme arrêté ; mais j'ai trouvé cruel de me voir arracher un brave soldat par Dexippe, que vous savez qui vous a tous trahis ; je l'ai tiré de ses mains, j'en conviens ; ne me livrez pas à Cléandre, j'irai moi-même, comme le propose Xénophon, me remettre en son pouvoir, pour qu'il me juge, et qu'il ordonne ensuite de moi ce qu'il lui plaira ; que cet événement ne soit pas la cause d'une guerre entre vous et les Lacédémoniens ; mais que chacun de mes camarades ait la liberté de se retirer où il lui conviendra, sans craindre d'être inquiété. Élisez des députés, envoyez-les avec moi à Cléandre, ils diront et feront pour moi ce que je pourrais omettre. » L'armée permit à Agasias de désigner lui-même-ceux par qui il préférerait d'être accompagné : il choisit les généraux ; ils allèrent donc trouver Cléandre avec Agasias et avec l'homme que ce chef de lochos avait arraché à Dexippe. Les généraux parlèrent en ces termes : « L'armée nous a envoyés vers vous, Cléandre ; si vous l'accusez tout entière, elle vous permet de la juger et d'en ordonner ce que vous voudrez ; s’il n'y a qu'un des Grecs, ou deux, ou in plus grand nombre qui vous soient suspects, son intention est qu'ils viennent eux-mêmes aux pieds de votre tribunal. Est-ce à l'un de nous que vous imputez des torts ? vous nous voyez comparaître. Serait-ce à un autre ? désignez-le. Aucun des Grecs qui voudront nous obéir, ne se soustraira à votre justice. » Agasias, s'approchant ensuite, dit : « C'est moi, Cléandre, qui ai enlevé ce soldat à Dexippe qui le conduisait ; c'est moi qui ai dit aux Grecs de frapper ce même Dexippe. Je connaissais mon soldat pour un homme valeureux, et je savais que Dexippe avait été choisi par l'armée pour monter un navire de cinquante rames, que nous avions emprunté aux habitants de Trébizonde. Je me souvenais qu'au lieu de s'en servir à nous amener des bâtiments pour notre retour, comme il lui était ordonné, il s'était enfui, et avait trahi les compagnons avec lesquels il avait échappé à tant de dangers. Par lui, les habitants de Trébizonde ont perdu leur navire, et notre réputation en a souffert auprès d'eux. Il a, autant qu'il était en lui, machiné la perte de tous tant que nous sommes ; car il avait entendu dire, comme nous, qu'il nous était impossible de retourner par terre dans la Grèce, et de traverser les fleuves qui nous en séparaient. Tel est l'homme à qui j'ai arraché mon soldat. S'il eût été conduit par vous ou par quelqu'un à qui vous en eussiez donné l'ordre, et non par un déserteur de notre armée, soyez bien convaincu que je ne me serais permis rien de ce que j'ai fait ; songez de plus que si vous prononcez en ce moment l'arrêt de mon trépas, vous aurez immolé un brave, pour venger un lâche et un scélérat. » Cléandre écouta ce discours, et répondit qu'il ne prétendait point approuver Dexippe, s'il avait commis ces forfaits : qu'il ne pensait pas cependant que quand même ce Lacédémonien serait un homme abominable, on fût autorisé à user de violence envers lui. « Vous devriez en ce cas le juger comme vous demandez vous-mêmes à l'être aujourd'hui, et lui faire subir ensuite la peine due à son crime. Retirez-vous maintenant, et laissez-moi Agasias. Trouvez-vous à son jugement lorsque je vous ferai avertir ; je n'accuse plus l'armée ni aucun autre Grec, puisque celui-ci convient d'avoir arraché le soldat des mains de Dexippe. » Le soldat dit alors : « Vous présumez peut-être, Cléandre, que l'on ne me conduisait vers vous que parce que j'étais en faute ; je n'ai frappé personne ; je n'ai point jeté de pierres ; j'ai dit seulement que le bétail devait être confisqué au profit de l'armée ; car les soldats ont fait la loi, que si l'un d'eux va en particulier à la maraude lorsque l'armée sort des retranchements, ce qu'il prend appartient à toute l'armée. J'ai cité cette loi. Sur ce propos, Dexippe m'a saisi et m'entraînait, afin que personne n'osât parler et qu'il pût sauver le butin, s'en approprier une partie, et rendre l'autre aux maraudeurs, au mépris du décret de l'armée. - Puisque vous êtes l'homme dont il s'agit, dit Cléandre, restez ici afin que nous délibérions aussi sur ce qui vous concerne. » Cléandre et les siens dînèrent ensuite. Xénophon convoqua l'armée, et lui conseilla d'envoyer à Cléandre des députés, pour lui, demander la grâce des deux Grecs qu'il avait retenus. On arrêta qu'on députerait vers lui les généraux, les chefs de lochos, Dracontius de Sparte, et quiconque fut jugé capable de le fléchir. On les chargea de tâcher, par toutes les suppliques possibles, de engager à relâcher les deux prisonniers. Xénophon y étant allé, lui dit : « Vous avez en votre pouvoir les accusés, Cléandre ; l'armée vous a permis d'ordonner de leur sort et du sien ; elle vous demande maintenant et vous conjure instamment de lui rendre ces deux Grecs, et de ne les pas faire périr : ils méritent cette grâce par toutes les fatigues qu'ils ont essuyées pour le salut de l'armée. Si elle obtient de vous cette faveur, elle vous promet de la reconnaître ; et si vous daignez nous commander ; et que les Dieux nous soient propices, nous vous montrerons que nos soldats sont disciplinés, et qu'avec l'aide du ciel et l'obéissance qu'ils ont pour leur général, ils ne craignent aucun ennemi ; vous êtes même supplié, quand vous aurez pris le commandement, de nous mettre tous à l'épreuve, nous, Dexippe, les Grecs ; de reconnaître ce que vaut chacun de nous, et de le traiter ensuite selon qu'il le mérite. » Cléandre répliqua à ce discours : « Par les fils de Léda ! ma réponse ne se fera pas attendre : je vous rends les deux Grecs ; j'irai moi-même vous trouver ; et si les Dieux ne s'y opposent, ce sera moi qui vous ramènerai en Grèce. Vos discours me prouvent bien le contraire de ce qu'on m'avait dit de vous, que vous cherchiez à détacher votre armée de l'obéissance due aux Lacédémoniens. » On donna des louanges à la clémence de Cléandre, et on retourna au camp avec les deux Grecs qu'on avait délivrés. Cléandre sacrifia pour consulter les Dieux, sûr le départ. Xénophon et lui conçurent, en se fréquentant, de l'amitié l'un pour l'autre, et ils se lièrent tous les deux par les nœuds de l'hospitalité. Quand ce lacédémonien eut vu les soldats exécuter avec précision les commandements qu'on leur faisait, il désira bien davantage d'être la tête de l'armée ; mais il eut beau sacrifier pendant trois jours, il ne put obtenir l'aveu des Dieux. Il assembla enfin les généraux, et leur dit : « Les présages que je trouve dans les entrailles des victimes ne me permettent point de conduire l'armée. Que ce refus des Dieux ne vous décourage pas ; c'est à vous probablement qu'il est réservé par eux de la ramener hors de l'Asie ; mettez-vous en marche ; je vous recevrai de mon mieux à votre arrivée à Byzance. Les soldats résolurent de lui offrir le menu bétail qui était au dépôt commun. Cléandre le reçut par honneur, mais le rendit aussitôt aux Grecs. Lui-même mit à la voile. Les soldats, après avoir vendu le blé qu'ils avaient apporté et les autres effets qu'ils avaient pris, se mirent en marche à travers la Bithynie ; mais comme ensuivant le chemin le plus droit ils ne trouvèrent rien à piller, le désir de ne pas rentrer en pays ami les mains vides leur fit prendre la résolution de revenir sur leurs pas pendant un jour et pendant une nuit. Ayant exécuté ce dessein, ils firent un grand nombre de prisonniers et emmenèrent beaucoup de menu bétail. Ils arrivèrent le sixième jour à Chrysopolis, lieu du territoire de Chalcédoine ; ils y demeurèrent sept jours, occupés à vendre le butin qu'ils avaient fait.