INTRODUCTION. 1. Nos ancêtres ne pouvaient rien imaginer de plus sage ni de plus utile que de mettre par écrit leurs découvertes, pour les faire passer à la postérité; non seulement le souvenir ne s'en effaçait point, mais chaque âge venant y ajouter ses lumières, elles arrivèrent par degrés, à travers les siècles, à la plus grande perfection. Ce ne sont donc point de légères, mais d'immenses actions de grâces que nous devons leur rendre, puisque, loin d'être assez égoïstes pour garder le silence sur leurs vastes connaissances, ils eurent à cœur de nous les transmettre dans de généreux écrits. 2. Et s'ils n'en avaient point usé ainsi, nous n'aurions pu connaître les malheurs de Troie; et les opinions de Thalès, de Démocrite, d'Anaxagore, de Xénophane et des autres physiciens, sur les lois de la nature; et les principes que les Socrate, les Platon, les Aristote, les Zénon, les Épicure et les autres philosophes ont posés pour la conduite de la vie; et les actions de Crésus, d'Alexandre, de Darius et des autres rois, et les mobiles de ces actions, tout serait resté dans l'oubli, si nos ancêtres n'avaient eu soin de nous les faire connaître dans des ouvrages qui sont arrivés jusqu'à nous. 3. Mais si ces grands hommes méritent notre reconnaissance, nous devons couvrir de blâme ceux qui ont dérobé leurs écrits pour se faire gloire d'en être les auteurs: et ces plagiaires qui n'ont point une idée qui leur soit propre, et que l'envie a poussés à se parer des dépouilles d'autrui, méritent, non seulement une forte censure, mais encore une punition sévère, à cause de leur conduite criminelle. Les anciens, dit-on, ne manquèrent jamais de châtier cette sorte de crime ; et il n'est point hors de propos de raconter ici ce que l'histoire nous a appris des jugements rendus à ce sujet. 4. Les rois attaliques, entraînés par le goût des belles-lettres, avaient formé à Pergame une magnifique bibliothèque, pour la satisfaction de leurs sujets, et Ptolémée, animé du même zèle et de la même ardeur, mit la même activité, le même empressement à en faire une semblable à Alexandrie. Après l'avoir achevée avec le plus grand soin, il ne crut pas devoir en rester là, et voulut l'augmenter, en jetant, pour ainsi dire, des semences pour de nouveaux ouvrages. Il institua donc des jeux en l'honneur des Muses et d'Apollon, et de même qu'il y avait pour les athlètes des récompenses et des honneurs, de même il y en eut pour tous les écrivains qui remporteraient le prix. 5. Lorsque tout eut été ainsi organisé, et que l'époque des jeux fut arrivée, il fallut choisir parmi les gens de lettres les juges qui devaient apprécier le mérite de chaque ouvrage. Le roi en avait déjà choisi six dans la ville; mais il ne pouvait arriver à en trouver un septième qui fût digne de cet honneur. Il s'adresse à ceux qui avaient soin de la bibliothèque, et leur demande s'ils ne connaîtraient point un homme capable de remplir le but. Ils lui parlèrent d'un certain Aristophane qui venait chaque jour, avec la plus grande régularité, lire attentivement tous les livres, les uns après les autres. Dans l'assemblée des jeux, des sièges particuliers avaient été réservés pour les juges, et Aristophane, appelé avec les autres, occupa la place qui lui avait été assignée. 6. La lice fut d'abord ouverte aux poètes qui se mirent à lire leurs pièces. Le peuple, par ses applaudissements, fit comprendre aux juges ceux auxquels il donnait la préférence, et, lorsqu'on leur demanda leur avis, six se trouvèrent d'accord, et attribuèrent le premier prix à celui qu'ils remarquèrent avoir fait le plus de plaisir au peuple, et le second à celui qui suivait. Mais Aristophane, lorsqu'on vint à lui demander son opinion, fut d'avis qu'on donnât le premier prix à celui qui avait le moins plu au peuple. 7. À la vue de la vive indignation que témoignait le roi avec le peuple, Aristophane se lève, et demande qu'on veuille bien l'écouter. On fait silence, et il déclare qu'il ne voit qu'un seul poète parmi les candidats; que les autres n'ont fait que réciter des vers qui ne leur appartenaient pas; que le devoir du juge était de faire récompenser les véritables auteurs, et non les plagiaires. Pendant que le peuple admirait cette réponse, et que le roi balançait encore sur le parti qu'il avait à prendre, Aristophane, comptant sur sa mémoire, fit apporter de certaines armoires un grand nombre de volumes, et par les rapprochements qu'il en fit avec les morceaux qui avaient été lus, il força les plagiaires à confesser leur larcin. Le roi fit intenter contre eux une action, et les renvoya chargés d'une condamnation ignominieuse. Pour Aristophane, il reçut les présents les plus magnifiques, et fut mis à la tête de la bibliothèque. 8. Quelques années après, le Macédonien Zoïle, qui se faisait appeler le Fléau d'Homère, vint à Alexandrie, et lut au roi les écrits qu'il avait composés contre l'Iliade et l'Odyssée. Ptolémée, indigné qu'on maltraitât de la sorte le prince des poètes, le père des lettres, et qu'on fit si peu de cas de celui dont toutes les nations admiraient les écrits, et qui n'était point là pour se défendre, dédaigna de lui répondre. Zoïle, après être resté longtemps dans le royaume de Ptolémée, se sentant pressé par le besoin, fit supplier le roi de lui accorder quelque secours. 9. Le roi lui fit répondre, dit-on, qu'Homère, mort depuis mille ans, avait bien pu, pendant tout ce temps, faire vivre des milliers d'hommes; que Zoïle devait bien pouvoir, lui qui affichait un génie supérieur, entretenir et lui- même et plusieurs autres encore. Bref, sa mort fut celle du parricide, bien que les circonstances en soient rapportées diversement : car les uns disent que Ptolémée le fit mettre en croix; quelques autres, qu'il fut lapidé à Chio; d'autres qu'il fut brûlé vif à Smyrne. Mais quel qu'ait été le genre de son châtiment, il est certain qu'il le mérita : c'est ainsi que doit être traité celui qui s'avise d'attaquer un écrivain qui ne peut être appelé à se présenter pour défendre les pensées qu'il a répandues clans ses écrits. 10. Pour moi, ô César, je n'ai point fait disparaître les noms des auteurs où j'ai puisé, pour les remplacer par le mien. Dans l'ouvrage que je publie, il ne m'est point venu à l'esprit de déprécier les inventions d'autrui pour faire valoir les miennes; je rends, au contraire, mille actions de grâces à tous les auteurs, de ce que, ayant de tout temps recueilli les pensées ingénieuses des hommes de talent, ils nous ont préparé, chacun dans son genre, une ample moisson; c'est là que, puisant comme à une source féconde des idées que nous approprions à notre travail, nous nous sentons pleins d'abondance et de facilité pour écrire; c'est éclairé de leurs lumières que nous avons osé entreprendre un nouveau traité. 11. Riche de matériaux que je trouvais tout préparés pour l'exécution de mon projet, je me les suis appropriés, et j'ai mis la main à l'œuvre. Et d'abord c'est Agatharque qui, lorsque Eschyle faisait connaître la bonne tragédie, faisait les décorations pour le théâtre d'Athènes, et laissa le premier un travail sur cette matière. À son exemple, Démocrite et Anaxagore écrivirent sur le même sujet; ils ont enseigné comment on pouvait, d'un point fixe, donné pour centre, si bien imiter la disposition naturelle des lignes qui sortent des yeux en s'élargissant, qu'on parvenait à faire illusion, et à représenter sur la scène de véritables édifices qui, peints sur une surface droite et unie, paraissent les uns près, les autres éloignés. 12. Un livre fut ensuite composé par Silenus sur les proportions de l'ordre dorique; un autre par Theodorus sur le temple de Junon, d'ordre dorique, qui est à Samos; un autre par Chersiphron et Métagène, sur celui de Diane, d'ordre ionique, bâti à Éphèse; un autre par Phileos sur celui de Minerve, d'ordre ionique, qui est à Priène; un autre par Ictinus et Carpion, sur celui de Minerve, d'ordre dorique, bâti dans la citadelle à Athènes; un autre par Theodorus, le Phocéen, sur le temple en forme de coupole qui est à Delphes; un autre par Philon sur les proportions des temples, et sur l'arsenal qu'il avait fait au port du Pirée; un autre par Hermogène sur le temple pseudodiptère de Diane, d'ordre ionique, qui est à Magnésie, et sur celui de Bacchus qui est monoptère, bâti dans l'île de Téos; un autre par Argelius sur les proportions de l'ordre corinthien, et sur le temple d'Esculape, d'ordre ionique, qu'il bâtit, dit-on, de sa propre main, chez les Tralliens; un autre sur le Mausolée par Satyrus et Phyteus, dont un véritable succès couronna l'oeuvre magnifique et sublime. 13. Ce chef-d'œuvre a mérité l'approbation de tous les siècles qui n'ont cessé de louer et d'admirer le génie de ceux qui avaient conçu l'idée d'un tel ouvrage, à l'exécution duquel ils prêtèrent une main si habile. Les faces de ce monument furent entreprises par autant d'artistes, et les Léocharès, les Bryaxis, les Scopas, les Praxitèle, et même, suivant quelques écrivains, Timothée, travaillèrent à l'envi aux admirables ornements dont ils le décorèrent. Aussi l'éminente supériorité de leur art fit mettre ce monument au nombre des sept merveilles du monde. 14. Il y a encore un grand nombre d'artistes moins renommés qui ont laissé des préceptes pour les proportions, tels que Nexaris, Théocydes, Démophile, Pollis, Léonides, Silanion, Melampus, Sarnacus, Euphranor. D'autres ont écrit sur les machines, comme Diade, Architas, Archimède, Ctesibius, Nymphodore, Philon de Byzance, Diphile, Démoclès, Charidas, Polyidos, Pyrrhos, Agesistratos. Ce que leurs observations m'ont présenté d'utile pour mon travail, je l'ai pris pour en former ce recueil; la principale raison, c'est que j'ai remarqué que sur cette matière les Grecs ont écrit beaucoup de livres et les Romains fort peu. Fussitius est le premier qui ait publié un excellent volume sur cette matière. Terentius Varron, dans ses neuf livres sur les sciences, en a aussi consacré un à l'architecture; Publius Septimius en a écrit deux. 15. Voilà les seuls écrivains qui se soient occupés de cette science, bien que de tout temps Rome ait produit de grands architectes, parfaitement en état d'écrire sur leur art. Les architectes Antistates, Calleschros, Antimachides et Porinos jetèrent les fondements du temple que Pisistrate faisait élever à Jupiter Olympien, à Athènes. À sa mort, les troubles qui survinrent dans la république, leur firent suspendre leurs travaux. Environ quatre cents ans après, le roi Antiochus promit les sommes nécessaires à l'achèvement de cet édifice. Et la vaste cella, et la distribution du double rang des colonnes du portique, et l'harmonie des proportions de l'architrave et des autres parties de l'entablement, on les dut encore à un citoyen romain, à Cossutius, architecte d'un grand talent et d'un rare savoir. Ce n'est point là un ouvrage ordinaire, et dans le petit nombre de temples qu'on cite, il se distingue par sa magnificence. 16. Il n'y a, en effet, que quatre temples bâtis en marbre dont l'admirable disposition a rendu les noms tout particulièrement célèbres. Leurs plans ont été tracés avec une telle supériorité de science et de talent, qu'on les a admirés même dans le conseil des dieux. Le premier est le temple de Diane, à Éphèse, d'ordre ionique, commencé par Chersiphron de Gnose, et par son fils Métagène; ce furent, dit-on, Demetrius, serf de Diane elle-même, et Péonius d'Éphèse qui l'achevèrent plus tard. Le second est celui que le même Péonius et Daphnis le Milésien bâtirent à Apollon dans la ville de Milet ; il était d'ordre ionique. Le troisième est le temple de Cérès et de Proserpine. Il fut bâti à Éleusis par Ictinus dans les proportions de l'ordre dorique, avec une cella d'une grandeur extraordinaire, sans colonnes extérieures, afin qu'il y eût plus d'espace pour l'accomplissement des sacrifices. 17. Par la suite, du temps que Demetrius commandait à Athènes, Philon, ayant orné de colonnes la façade de ce temple, le fit prostyle. Par là le vestibule fut agrandi, ce qui donna plus d'espace à ceux qui ne participaient pas encore à la célébration des mystères, et rendit cet édifice beaucoup plus majestueux. Le quatrième, enfin, est celui de Jupiter Olympien que Cossutius, comme nous l'avons dit ci-dessus, se chargea de bâtir à Athènes, dans les proportions de l'ordre corinthien, et sur une très grande échelle. Cependant on n'a trouvé de lui aucun commentaire. Et Cossutius n'est point le seul dont nous ayons à regretter les écrits sur cette matière, il y a encore C. Mutius qui, plein d'assurance dans ses vastes lumières, acheva le temple de l'Honneur et de la Vertu que fit bâtir Marius. Il donna à la cella, aux colonnes, aux architraves, les proportions dictées par les règles les plus pures de l'art. S'il eût été de marbre, pour que la richesse de la matière répondît à la beauté du plan, il eût été mis en première ligne avec les plus beaux monuments. 18. Comme il s'est trouvé parmi nos ancêtres des architectes aussi distingués que chez les Grecs, et que de notre temps il y en a eu un assez grand nombre, comme je n'en vois d'ailleurs que quelques-uns qui aient donné des préceptes de leur art, j'ai cru que je devais, non garder le silence, mais traiter méthodiquement, dans chacun de mes livres, chaque partie de mon sujet. Voilà pourquoi, après avoir enseigné, dans le sixième livre, la manière de bâtir les édifices particuliers, je vais, dans le septième, expliquer comment les enduits peuvent réunir à la fois la beauté et la solidité.