[9,0] Énéide - Chant IX. Pendant qu'au loin se déroulent ces événements, du haut du ciel, Junon la Saturnienne envoie Iris au bouillant Turnus, qui justement se trouvait alors au fond d'un vallon sacré dans le bois de son ancêtre Pilumnus. 5 De sa bouche de rose, la fille de Thaumas lui dit: "Turnus, ce qu'aucun dieu n'eût osé promettre à tes voeux, voici que te l'apporte spontanément le jour qui passe. Énée a quitté sa ville, ses compagnons et sa flotte, pour rejoindre le royaume et le séjour d'Évandre au Palatin. [9,10] Et ce n'est pas tout: ayant gagné les cités lointaines de Corythus, il rassemble et arme des paysans, une troupe de Lydiens. Pourquoi hésiter? C'est le moment d'appeler chars et chevaux. Mets un terme à tes hésitations et empare-toi du camp en désarroi". Elle parla et, de ses ailes déployées, remonta vers le ciel, 15 traçant dans sa fuite un immense arc-en-ciel sous les nuages. Le jeune homme la reconnut et, levant les deux mains vers les astres, il la suivit qui fuyait en lui disant ces mots: "Iris, parure du ciel, qui t'a dirigée et envoyée vers moi sur terre, à travers les nues? D'où vient cette clarté si soudaine? [9,20] Je vois le ciel s'entrouvrir par le milieu, et les étoiles se dispersant sur la voûte céleste. Qui que tu sois pour m'appeler aux armes, je m'incline devant de si grands présages." Sur ces paroles, il s'avance vers le fleuve, puise de l'eau à la surface des ondes, prie longuement les dieux, avant de charger l'éther de ses voeux. 25] Et déjà toute l'armée allait dans la plaine dégagée, riche cavalerie, riches parures brodées d'or! Messapus conduit les premiers rangs; les jeunes fils de Tyrrhus ferment la marche et leur chef, Turnus, se tient au milieu de la colonne: (il va et vient, les armes à la main, les dominant tous de la tête.) [9,30] Ainsi, nourri de sept rivières apaisées, s'avance le Gange profond, qui coule sans bruit; ainsi le Nil, aux eaux fécondantes, lorsqu'il reflue de la plaine pour rejoindre le creux de son lit. Les Troyens voient tout à coup se former au loin un noir nuage de poussière, tandis que les ténèbres se répandent sur la plaine. 35 Caïcus, d'une tour de guet, est le premier à crier: "Mes amis, quel est ce groupe avançant dans ce brouillard sombre? Vite, apportez des armes, amenez des traits, montez sur les murailles! L'ennemi est là, hélas!" En poussant une immense clameur, les Troyens restent à l'abri des portes et occupent les remparts. [9,40] Car avant de partir, Énée, en guerrier expert, leur avait recommandé, au cas où surviendrait un coup du sort pendant son absence, de ne pas risquer une bataille rangée, en faisant confiance à la plaine; ils doivent seulement sauver le camp et les murs, à l'abri du retranchement. Aussi, malgré la fierté et la colère qui les poussent à combattre, 45 ils obstruent les portes et obéissent aux ordres; en armes, ils attendent l'ennemi à l'intérieur des tours. Turnus, qui avait volé à l'avant de la lente colonne avec une escorte de vingt cavaliers d'élite, se présente à l'improviste devant la ville; il monte un cheval thrace, à la robe mouchetée de blanc; [9,50] un casque doré orné d'un rouge panache le protège. "Eh, jeunes gens, qui sera le premier à foncer avec moi sur l'ennemi? Allons!", dit-il, et faisant tournoyer son javelot, il le lance dans les airs, marquant le début du combat; puis fougueusement il s'avance dans la plaine. Ses hommes répondent par des clameurs, et le suivent dans un bruit effrayant. 55 On s'étonne de l'inertie troyenne: des hommes qui ne s'engagent pas dans la plaine, qui ne font pas front avec leurs armes, mais qui se terrent dans leur camp! Irrité, sur son cheval, Turnus va et vient, inspecte les murs, cherchant un passage détourné, tel un loup embusqué devant une pleine bergerie, [9,60] hurlant devant les barrières, endurant vents et pluies, bien tard dans la nuit; à l'abri sous leurs mères, les agneaux bêlent sans relâche et lui, ardent et opiniâtre, il enrage dans sa colère de ne pouvoir les atteindre; longtemps tenaillé par la faim, il a la gueule sèche, assoiffée de sang. 65 La même rage embrase le Rutule en arrêt devant les murs, la même douleur tenace lui brûle les os. Par quel moyen tenter le passage, comment faire sortir les Troyens enfermés dans leurs murailles et les faire se répandre dans la plaine? La flotte troyenne qui jouxtait un côté du camp était bien cachée, [9,70] entièrement protégée par les remparts et les eaux du fleuve. Turnus l'assaille, pousse ses compagnons enthousiastes à y bouter le feu, et lui-même dans son ardeur brandit un tronc enflammé. Alors tous s'appliquent, stimulés par la présence de Turnus, et les jeunes gens s'arment de torches sombres. 75 Ils ont pillé les foyers allumés: des flambeaux fumants créent une sinistre lumière et Vulcain lance au ciel des cendres ardentes. "Muses, quel dieu évita aux Troyens un si cruel incendie? Qui écarta des navires de si grands feux? Dites-le-moi: le fait repose sur une croyance ancienne, éternellement renommée. [9,80] Au temps où sur l'Ida de Phrygie, Énée construisait sa flotte et se préparait à prendre le large, la Bérécyntienne, la mère des dieux en personne, adressa, dit-on, ces paroles au grand Jupiter: "Mon fils, accorde ce que te demande la prière de ta mère bien-aimée, à toi qui as dompté l'Olympe. 85 Il était une forêt de pins que j'ai chérie de nombreuses années, bois sacré au sommet d'une colline, où l'on apportait des offrandes, bois touffu de noirs sapins et de troncs d'érables. Ces arbres, je les offris de bon coeur au jeune Dardanien, qui avait besoin d'une flotte; à présent, j'ai peur, les soucis et l'angoisse m'étreignent. [9,90] Dissipe mes craintes, et exauce les prières de ta mère: que nulle course ne brise ces nefs, que nulle tempête ne les perde; qu'être nées sur nos monts leur soit salutaire". Son fils, qui fait tourner les astres du monde, lui répond: "Mère, où veux-tu amener le destin? Qu'exiges-tu donc? 95 Que des nefs, nées d'une main mortelle, aient le privilège de l'immortalité? Qu'Énée traverse périls et insécurité en toute sécurité? Quel dieu jamais bénéficia d'un si grand pouvoir? C'est non. Mais lorsqu'au terme de leur voyage, elles seront parvenues un jour aux ports d'Ausonie, à celles qui auront échappé aux flots [9,100] et transporté le chef dardanien jusqu'aux champs laurentes, à celles-là, j'enlèverai leur forme mortelle, et j'ordonnerai qu'elles deviennent les déesses de la vaste mer, comme les Néréides, Doto et Galatée, qui de leur buste fendent l'écume des flots". Il avait parlé, et, jurant par le cours du Styx son frère, 105 par ses rives que brûlent de noirs tourbillons de poix, il fit un signe de tête, et à ce geste l'Olympe entier trembla. Or le jour de la promesse était arrivé, et les temps impartis à la Parque s'étaient accomplis, quand l'acte injuste de Turnus avertit la Mère des dieux de détourner les torches des nefs sacrées. [9,110] Et tout d'abord, une lumière inconnue brilla aux yeux de tous, on crut voir, parti de l'Orient et traversant le ciel, un nuage énorme, ainsi que les choeurs de l'Ida; alors, une voix effrayante retentit dans les airs, couvrant les rangs des Troyens et des Rutules: "Troyens, ne vous empressez pas de défendre mes navires, 115 et n'armez point vos bras; Turnus pourra mettre le feu à la mer avant d'incendier ces pins sacrés. Vous, déesses marines, partez, vos liens sont détachés; c'est votre mère qui l'ordonne". Et aussitôt, toutes les poupes rompent les amarres qui les ancrent au rivage et, telles des dauphins, enfonçant leurs rostres dans les flots, [9,120] elles gagnent les profondeurs. Alors - prodige extraordinaire!- , (en nombre égal à celui des proues d'airain autrefois sur le rivage,) des figures de jeunes filles réapparaissent et sont emportées sur la mer. Les Rutules sont frappés de stupeur, Messapus lui-même est effrayé et ses chevaux affolés; le fleuve Tiberinus lui aussi hésite; 125 grondant de sa voix rauque, il reflue, loin du large. Mais Turnus n'a rien perdu de son audacieuse assurance; bien plus, il ranime les courages et même invective ses hommes: "Ces prodiges concernent les Troyens; Jupiter même leur a retiré leur recours familier: les bateaux n'ont attendu ni les traits ni les feux rutules. [9,130] Ainsi, pour les Troyens, les mers sont fermées, nul espoir de fuite: une moitié de l'univers leur a été enlevée, et l'autre moitié, la terre, est entre nos mains: si nombreuses sont les armes qu'apportent les peuples d'Italie! Je ne redoute point les arrêts du destin, même si les Phrygiens se prévalent de réponses divines; 135 les destins et Vénus déjà ont eu leur part, les Troyens ayant atteint les riches terres de l'Ausonie. À moi aussi, des destins qui sont autres: anéantir par le fer une nation criminelle qui m'a arraché une épouse. Cette douleur n'a pas touché que les seuls Atrides; Mycènes n'est pas seule à pouvoir prendre les armes. [9,140] Mais c'est assez que les Troyens aient péri une fois. Une première faute aurait suffi, s'ils avaient pris en profonde horreur toute la gent féminine. Ils font confiance au retranchement qui nous sépare d'eux, à des fossés destinés à nous retarder; ces petits délais accordés à la mort raniment leur courage. Mais n'ont-ils pas vu les murs de Troie, 145 faits de la main de Neptune, se consumer dans les flammes? Qui de vous, mes compagnons d'élite, est prêt à porter le fer contre ce retranchement, à envahir avec moi ce camp tremblant de peur? Non, je n'ai pas besoin des armes de Vulcain, ni de mille vaisseaux pour attaquer les Troyens. Ils peuvent s'allier à tous les Étrusques. [9,150] Ils n'auront à craindre ni les ténèbres, ni le vol honteux du Palladium, après le massacre général des gardiens de la forteresse; et nous ne nous cacherons pas dans le ventre aveugle d'un cheval. Ouvertement, en plein jour, c'est décidé, je bouterai le feu à tous leurs murs. Je les forcerai à reconnaître qu'ils n'ont pas affaire à des Grecs 155 ni à une armée pélasge, qu'Hector tint en échec pendant dix années. Maintenant donc, puisque la meilleure partie du jour est passée, consacrez ce qu'il en reste, soldats, à vous reposer, heureux des exploits accomplis, et attendez le combat qu'on vous prépare". Entre-temps, Messapus est chargé de poster des vigiles aux portes, [9,160] et d'entourer tout le retranchement de feux de bivouac. Quatorze Rutules sont désignés pour garder les murs avec leurs hommes, chacun d'eux ayant sous ses ordres une centaine de jeunes gens, parés d'aigrettes de pourpre et tout rutilants d'or. Ils courent en tous sens et assurent les relèves; étendus sur le gazon, 165 ils se plaisent à boire du vin, et vident des cratères de bronze. Les feux brillent partout, les gardes passent à jouer une nuit sans sommeil. Les Troyens observent tout cela du haut du retranchement; en armes, ils en occupent le sommet; tout tremblants de peur, [9,170] ils vérifient portes et passerelles, établissent des liaisons entre les avant-postes, apportent des traits. Mnesthée et l'impétueux Séreste se font pressants: le vénérable Énée les avait chargés, si une contrariété l'exigeait, de commander les hommes et de diriger les affaires. Toute l'armée occupe les murs; on a réparti les risques; 175 on veille; à tour de rôle chacun s'active à défendre son poste. Nisus, très ardent, tout armé, gardait une porte; fils d'Hyrtacus, compagnon envoyé à Énée de l'Ida giboyeuse, il était habile à lancer le javelot et les flèches légères. Près de lui, son compagnon Euryale; nul n'était plus beau que lui [9,180] parmi les Énéades qui avaient revêtu les armes de Troie; c'était encore un enfant, arborant le visage imberbe de la prime jeunesse. Habités d'une même passion, ils allaient d'un même élan au combat; à ce moment encore, ils étaient de garde devant la même porte. Nisus dit: "Sont-ce les dieux qui donnent à nos âmes ce surcroît d'ardeur, 185 ô Euryale, ou chacun fait-il de son désir farouche un dieu? Depuis longtemps, insatisfait de cette inaction paisible, j'ai l'esprit hanté du désir de me battre ou d'entreprendre une action d'éclat. Tu vois la confiance qu'ont les Rutules en ce moment: seuls quelques feux sont allumés; engourdis par le sommeil et le vin, [9,190] ils sont couchés; partout, au loin, règne le silence. Apprends donc ce qui me rend perplexe, et le projet qui me vient à l'esprit. Tous, tant les pères que le peuple, demandent qu'on rappelle Énée, qu'on lui envoie des hommes porteurs de renseignements sûrs. S'ils promettent de m'accorder ce que je vais demander pour toi, 195 - car à moi, la gloire de l'exploit suffit - , je crois pouvoir trouver sous cette hauteur une voie menant aux murs et à la forteresse de Pallantée". Euryale, possédé lui aussi par un grand amour de gloire, resta interdit et dit aussitôt à son ami exalté: "Ainsi, Nisus, tu évites de m'associer à de grands exploits? [9,200] Je t'enverrais affronter seul de si grands dangers? Mon père Opheltès, rompu à la guerre, ne m'a pas formé ainsi: je suis né au temps des menaces argiennes et des épreuves de Troie; tel ne fut pas non plus mon comportement avec toi, depuis que j'ai suivi le vaillant Énée jusqu'au bout de son destin; 205 ici bat un coeur qui méprise la lumière et à qui il paraît juste de payer de sa vie cet honneur que tu ambitionnes". Nisus rétorque: "Vraiment je ne craignais aucune lâcheté de ta part Ce ne serait pas juste! Non! Puisse le grand Jupiter ou quelqu'autre dieu qui me regarde avec bienveillance, me ramener triomphant vers toi. [9,210] Mais si quelqu'un - tout peut arriver en pareille situation!-, si quelque dieu ou quelque hasard entraînait ma perte, je voudrais que tu me survives; ton âge mérite davantage de vivre. Puisse quelqu'un m'arracher au champ de bataille ou payer ma rançon, et me confier à la terre; ou, si le sort, comme souvent, s'y oppose, 215 qu'il apporte, en mon absence, les offrandes funèbres et m'honore d'un tombeau. Et, à ta pauvre mère, je ne veux pas causer une si grande douleur, elle qui, seule parmi d'innombrables mères, a osé te suivre, cher enfant, sans se soucier des remparts du grand Aceste". Et lui: "Tu enchaînes en vain des arguments sans consistance; [9,220] ma décision est inébranlable et elle ne change pas. Pressons-nous", dit-il. En même temps, il réveille les gardes qui viennent prendre leur place; quittant son poste, Euryale accompagne Nisus; ils vont trouver le roi. Partout sur la terre, les autres vivants se défaisaient de leurs soucis 225 et leurs coeurs oubliaient les épreuves dans le sommeil. Cependant les premiers des chefs troyens, l'élite de l'armée, tenaient conseil sur les questions suprêmes du royaume: Que faire? Quel messager dépêcher maintenant à Énée? Ils se dressent, appuyés sur leurs longues lances et tenant leurs boucliers, [9,230] au milieu du camp et de la plaine. Alors, Nisus et avec lui Euryale, pleins d'ardeur, demandent d'être introduits sur le champ: c'est une chose importante, disent-ils, et qui mérite un moment. Iule, le premier, accueillit les jeunes gens excités et invita Nisus à parler. Alors le fils d'Hyrtacus dit: "Écoutez-nous avec bienveillance, 235 ô Énéades; ne jugez pas sur notre âge nos propositions. Les Rutules, engourdis dans le sommeil et le vin, se sont tus. Nous, nous avons remarqué un endroit idéal pour une attaque surprise; il se trouve au croisement devant la porte la plus proche de la mer. Les feux sont éteints et une fumée noire monte vers les astres. [9,240] Si vous nous permettez de profiter de cette chance pour rejoindre Énée et les murs de Pallantée, bientôt vous le verrez ici, chargé de dépouilles, après avoir accompli un immense carnage. Et nous ne nous trompons pas sur la route à suivre: nous avons vu, du fond de vallées encaissées, lors de chasses fréquentes, 245 les premiers toits de la ville, et avons reconnu tout le cours du fleuve." Alors Alétès, avec la pondération de son âge et la maturité de son esprit: "Dieux ancestraux, qui détenez toujours pleine autorité sur Troie, vous n'êtes donc pas disposés à l'anéantissement complet des Troyens, puisque vous avez suscité chez des jeunes gens une telle vaillance [9,250] et des coeurs si résolus". En parlant ainsi, il les prenait tous deux par l'épaule, leur serrait la main, et les larmes inondaient les traits de son visage. "Héros, quelles récompenses dignes de vous penserais-je vous offrir, dignes d'acquitter vos mérites? D'abord, ce seront les dieux et votre conduite qui vous donneront les plus belles; et puis, 255 très bientôt, le pieux Énée vous attribuera toutes les autres, et Ascagne, à l'aube de sa vie, n'oubliera jamais un acte si méritant." "Bien plus, reprit Ascagne, moi dont le seul salut est le retour de mon père, je l'atteste, ô Nisus, par les grands dieux Pénates, et le Lare d'Assaracus et le sanctuaire de Vesta aux cheveux blancs: [9,260] tout ce que je puis avoir de chance et de confiance, je les place entre vos mains. Rappelez mon père; rendez-le à mes regards; lui revenu, nous n'aurons plus à nous attrister. Je vous donnerai deux coupes d'argent, ornées de figures en relief, que mon père avait emportées lors de la prise d'Arisba; 265 puis deux trépieds, deux grands talents d'or, et un cratère ancien, présent de la Sidonienne Didon. Mais s'il m'échoit de vaincre et de conquérir l'Italie, de m'emparer du pouvoir, et de distribuer le butin, vous avez vu Turnus tout couvert d'or, son cheval, ses armes; [9,270] eh bien, son cheval, son bouclier et ses aigrettes flamboyantes, je les retirerai du lot; dès à présent, Nisus, ce sont tes récompenses. En outre, mon père te choisira douze femmes parmi les plus belles, et te donnera autant de prisonniers avec toutes leurs armes, et en plus les terres que détient personnellement le roi Latinus. 275 Quant à toi, admirable enfant, dont l'âge se rapproche du mien, dès aujourd'hui je t'accueille de tout mon coeur et je t'étreins comme le compagnon de toutes les circonstances de ma vie. En aucune de mes actions, je ne rechercherai sans toi la gloire: dans la paix et dans la guerre, dans mes paroles et dans mes actes, [9,280] ma confiance en toi sera totale ". Euryale lui répond ceci: "Jamais de ma vie, j'espère, on ne me trouvera autrement disposé devant des actes si audacieux; seule la fortune pourrait se révéler heureuse ou malheureuse. Mais, plutôt que tous tes présents, je te fais une seule prière: ma mère, de l'antique famille de Priam, 285 la malheureuse, est partie avec moi; la terre d'Ilion ne l'a pas retenue, ni non plus les murs du roi Aceste. Aujourd'hui je la quitte, elle ignore les dangers que je puis courir, je ne l'ai même pas saluée, la Nuit et ta droite en sont témoins, car je ne pourrais pas supporter les larmes de ma mère. [9,290] Mais toi, je t'en prie, console sa solitude et secours-la dans son malheur. Laisse-moi emporter l'espoir de ta promesse, qui me permettra d'affronter avec plus d'audace tous les dangers". Les Dardaniens, émus, fondent en larmes, et plus que les autres le beau Iule, dont le coeur se serre à l'évocation de cet attachement filial. 295 Il dit alors: "Engage-toi à agir en tout d'une façon digne de tes nobles projets. Certes elle sera pour moi une mère à qui ne manquera que le nom de Créuse; et être la mère d'un fils tel que toi lui assure une reconnaissance non négligeable, quelle que soit l'issue de ton action. [9,300] Je le jure, sur ma tête, que mon père souvent prenait à témoin: "Ce que je te promets à ton retour et en cas de succès, restera acquis à ta mère et à ta famille". Ainsi dit-il en pleurant; en même temps, il enleva de son épaule son épée dorée, forgée avec un art admirable par Lycaon de Gnosse, 305 qui l'avait si habilement ajustée dans un fourreau d'ivoire. Mnesthée donne à Nisus une peau, dépouille d'un lion redoutable; le fidèle Alétès échange son casque avec lui. Une fois armés, les deux amis se mettent en route aussitôt; tout le groupe des notables, jeunes et vieux, les suivent jusqu'aux portes, [9,310] les accompagnant de leurs voeux. Le beau Iule qui, bien avant l'âge, porte en lui le coeur et les soucis d'un homme fait, leur confiait de nombreux messages à transmettre à son père; mais les brises dispersent tous ces messages en vain livrés aux nuages. Ils sortent, franchissent les fossés, et dans l'ombre de la nuit, 315 gagnent le camp qui leur sera funeste; pourtant ils vont d'abord y semer la mort. Ça et là ils voient des corps, ivres et endormis, affalés dans l'herbe, et des chars dressés sur le rivage; des hommes gisent entre les brides et les roues, avec leurs armes, parmi des cruches de vin. Le fils d'Hyrtacus parle le premier: [9,320] "Euryale, de l'audace, de l'adresse: voici l'occasion qui nous appelle. Voilà notre route. Toi, veille à ce nul ne puisse lever le bras, nous surprenant par l'arrière; ouvre l'oeil et observe de loin; moi, je vais dégager ce lieu et t'ouvrirai une large voie". Cela dit, il se tait; en même temps, épée brandie, 325 il attaque le fier Rhamnès, qui justement s'était endormi, écroulé sur d'épaisses tapisseries, ronflant à pleins poumons; il était roi, et aussi l'augure le plus apprécié du roi Turnus, mais, tout augure qu'il fût, il ne put repousser la catastrophe. Tout à côté, trois serviteurs étaient couchés au hasard parmi les armes; [9,330] Nisus les abat, ainsi que l'écuyer de Rémus; il a trouvé le cocher sous ses chevaux et, de son arme, tranche le cou qui s'offre. Puis, leur maître aussi est décapité; de son tronc s'écoulent des jets de sang, la terre et les lits sont tièdes et humides, imprégnés d'un noir liquide. Un même sort attendait Lamyrus, et Lamus, 335 et le jeune Serranus, qui avait passé la plus grande part de la nuit à jouer; c'était un bel homme qui était étendu là, les membres brisés par l'abus de la boisson divine; heureux eût-il été, s'il avait joué durant toute la nuit et prolongé son jeu jusqu'au lever du jour! Nisus est tel un lion affamé qui sème le trouble dans une pleine bergerie, [9,340] poussé par une faim affolante; il déchire et tiraille le tendre troupeau muet de terreur et, lui, la gueule sanglante, émet des rugissements. Le carnage dû à Euryale n'est pas moindre; lui aussi est excité et possédé par la fureur; il s'avance au milieu d'une foule nombreuse et anonyme; il fonce sur Fadus et Herbesus, Rhétus et Abaris, 345 qui ne se tenaient pas sur leurs gardes; seul Rhétus veillait et voyait tout, mais il avait peur et se cachait derrière un grand cratère; comme il se dressait près de lui, poitrine offerte, Euryale lui enfonça son épée jusqu'à la garde et la retira, après l'avoir frappé à mort. L'homme rend son âme pourpre et vomit du vin mêlé de sang, [9,350] en mourant, tandis qu'Euryale, bouillant d'ardeur, s'acharne en secret. Déjà, il se dirigeait vers les compagnons de Messapus. Il voyait là s'éteindre le dernier feu et, attachés selon l'usage, les chevaux paissant dans l'herbe, quand Nisus intervient brièvement - car il savait Euryale emporté par un désir immodéré de carnage -: 355 "Arrêtons-nous", dit-il, "la lumière du jour, notre ennemie, s'approche. Notre soif de vengeance est satisfaite, notre route est tracée à travers les ennemis". Ils laissent nombre d'objets en argent massif, et des armes et des cratères, ainsi que de magnifiques tapis. Euryale saisit les phalères de Rhamnès et son baudrier clouté d'or. [9,360] C'était un cadeau qu'avait jadis envoyé à Rémulus de Tibur, le richissime Cédicus, lorsque, absent, il contracta avec lui des liens d'hospitalité; Rémulus mourant l'avait légué à son petit-fils; à sa mort au combat dans la guerre, les Rutules s'en étaient emparés. Euryale saisit et adapte, bien inutilement, ce baudrier à ses fortes épaules. 365 Puis, il revêt le casque à aigrettes de Messapus, juste à sa mesure. Ils sortent du campement et gagnent un endroit sûr. Pendant ce temps, de la ville latine arrivait une avant-garde de cavaliers, tandis que le reste de la légion, en ordre de bataille, attendait dans la plaine; ces cavaliers apportaient des réponses au roi Turnus; [9,370] ils étaient trois cents, tous armés de boucliers, sous les ordres de Volcens. Déjà ils s'approchaient du camp et en atteignaient les remparts, lorsqu'ils voient au loin nos Troyens tournant par le sentier de gauche; dans la faible lumière de la nuit, le casque, auquel il ne songeait plus, trahit Euryale en réfléchissant les rayons qui le frappaient. 375 Ce ne fut pas sans conséquence. De la colonne, Volcens s'écrie: "Halte, guerriers. Pourquoi êtes-vous sortis? Qui êtes-vous, ainsi armés? Où allez-vous?" Mais eux, sans tenter de faire face, s'empressent de fuir dans les bois, et se confient à la nuit. Des cavaliers se postent aux carrefours connus, [9,380] un peu partout, et ainsi tous les accès sont gardés. Sur un large espace s'étendait une forêt hérissée de buissons et d'yeuses noires, envahie de toutes parts par d'épaisses ronces; parmi les sombres sentiers, un bout de chemin parfois était éclairé. L'obscurité sous les branches et son lourd butin entravent Euryale 385 qui, dans sa crainte, se trompe sur la direction à prendre. Nisus s'éloigne; déjà, sans le savoir, il avait échappé aux ennemis et quitté les lieux qui plus tard furent nommés Albains, du nom d'Albe, où Latinus avait alors d'imposantes étables. Il s'arrêta et se retourna en vain vers son ami, qui n'était pas là: [9,390] "Pauvre Euryale, où t'ai-je laissé? Où te retrouver?" À travers la forêt trompeuse, il refait dans l'autre sens son trajet compliqué, observant sa trace, et la remontant à travers les buissons silencieux. Il entend les chevaux, il entend les bruits et les appels des poursuivants. 395 Il ne faut pas longtemps pour qu'un cri parvienne à ses oreilles, et qu'il aperçoive Euryale; à la faveur trompeuse du lieu et de la nuit, toute une troupe, dans un tumulte soudain, était tombée sur lui et l'avait enlevé, malgré ses efforts multiples mais vains. Que faire? Quelle force, quelles armes utiliser pour oser leur arracher [9,400] le jeune homme? Va-t-il, prêt à mourir, se jeter au milieu des glaives et hâter, par ses blessures, une noble mort? Vite, le bras en arrière, il brandit son javelot et, levant les yeux vers la Lune lointaine, lui adresse cette prière: "Ô toi, déesse, aide-nous de ta présence dans cette épreuve, 405 honneur des astres, fille de Latone, gardienne des forêts. Si jamais mon père Hyrtacus pour moi chargea d'offrandes tes autels, si moi-même je les enrichis des produits de mes chasses, si je suspendis des dons à la voûte de ton temple ou les fixai à tes frontons sacrés, accorde-moi de disperser cette troupe, et dirige mes traits dans l'espace". [9,410] Il avait parlé et, de toutes ses forces tendues, il lance son trait. L'arme agile fend les ombres de la nuit pour aboutir dans le dos de Sulmon qui était devant lui; elle s'y brise, et son bois éclaté lui traverse le coeur. Sulmon roule, crachant de sa poitrine un flot de sang chaud; 415 il est glacé, ses flancs sont agités de longs hoquets. Les Rutules regardent dans tous les sens. Et voilà que Nisus, de plus en plus fougueux, balançait, à hauteur de son oreille, un autre trait. Dans le trouble général, la javeline siffle et traverse de part en part les tempes de Tagus et, tiède, reste fichée dans la cervelle transpercée. [9,420] Le redoutable Volcens est plein de fureur; il ne voit nulle part l'auteur du coup ni l'endroit vers où il pourrait diriger sa fureur. "Entre-temps, toi du moins, tu payeras de ton sang vif ces deux morts", dit-il; et en même temps, épée dégainée, il marchait vers Euryale. Alors, véritablement épouvanté, affolé, Nisus crie; 425 il ne pouvait rester caché plus longtemps dans l'obscurité, ni supporter une si grande douleur: "C'est moi, moi, qui ai tout fait; tournez vers moi vos traits, ô Rutules! Cette ruse vient entièrement de moi, lui n'a pas eu cette audace et n'a rien pu faire; j'en atteste le ciel et les astres qui savent tout; [9,430] il n'a fait que trop aimer un ami malheureux". Ainsi parlait Nisus; mais, poussée avec force, l'épée de Volcens traverse les côtes d'Euryale et fracasse sa tendre poitrine. Il roule dans la mort et le sang se répand sur ses membres si beaux; sa tête s'affaisse et retombe sur ses épaules. 435 On dirait une fleur pourpre qui, fauchée par la charrue, languit et meurt; on dirait des pavots à la tige fatiguée, dont la tête s'incline sous le poids de pluies soudaines. Alors Nisus se jette au milieu d'eux et dans la masse cherche le seul Volcens, ne s'attachant qu'à lui. Autour de Nisus, [9,440] les ennemis s'attroupent et, de tous côtés, le serrent de près. Il en devient d'autant plus menaçant et fait tournoyer son épée étincelante, avant de l'enfoncer dans la gorge du Rutule qui hurle face à lui et, en mourant lui-même, il enlève la vie à son ennemi. Alors, percé de coups, il se jeta sur son ami inanimé, 445 où il reposa enfin dans la sérénité de la mort. Heureux êtes-vous tous deux! Si mes chants ont quelque pouvoir, nul jour ne vous enlèvera au souvenir des âges, tant que la maison d'Énée voisinera l'immuable roc du Capitole, tant que le maître de Rome conservera le pouvoir. [9,450] Les Rutules vainqueurs, maîtres du butin et des dépouilles, pleuraient, emmenant dans leur camp le corps inanimé de Volcens. Là, l'affliction était tout aussi grande: on y avait découvert le corps exsangue de Rhamnète, et tant de chefs victimes du même carnage, Serranus aussi, et Numa. La foule se massait près de ces cadavres, 455 près des héros à demi-morts, à l'endroit tout tiède encore du récent massacre, près de ruisseaux bouillonnants d'écume et de sang. Entre eux, ils identifient les dépouilles, le casque luisant de Messapus ainsi que ses phalères récupérées à force de sueur. Et déjà sur la terre se répandait la nouvelle lumière [9,460] de l'Aurore, qui délaissait le lit doré de Tithon. Déjà le soleil brillait, déjà tout baignait dans la lumière; Turnus en personne, tout armé, appelle aux armes ses guerriers; les chefs rassemblent leurs troupes d'airain en vue du combat, et les rumeurs qu'ils répandent attisent les colères. 465 Bien plus, sur des lances dressées, affreux spectacle!, ils ont empalé leurs têtes, qu'ils suivent au milieu des cris, les têtes de Nisus et Euryale. Les durs Énéades rangent leur armée en bataille sur la partie gauche des murs, la droite étant protégée par le fleuve. [9,470] Ils occupent les immenses fossés, et se tiennent en haut des tours, pleins de tristesse. Les malheureux étaient émus devant ces têtes empalées, qu'ils connaissaient trop bien, et qui dégoulinaient d'un sang infect. Entre-temps, volant à travers la ville épouvantée, la Renommée, en messagère ailée, se rue et parvient aux oreilles de la mère d'Euryale. 475 Immédiatement, la malheureuse sent la chaleur la quitter; les fuseaux lui tombent des mains, sa quenouillée se renverse. La pauvre femme vole, poussant des hurlements, cheveux arrachés, et elle court, éperdue, vers les murs, vers les premières lignes; elle ne pense plus aux guerriers, [9,480] elle oublie le ldanger et les traits, emplit le ciel de ses plaintes: "Est-ce toi que je vois, Euryale? Est-ce toi, l'ultime soutien de mes vieux jours, qui as pu me laisser seule, ô cruel? Envoyé au devant de si grands dangers, tu n'as même pas eu l'occasion de dire un dernier adieu à ta pauvre mère? 485 Hélas, tu gis en une terre inconnue, proie offerte aux chiens et aux rapaces latins! Et moi, ta mère, je n'ai pas conduit ton convoi, je ne t'ai pas fermé les yeux, je n'ai pas lavé tes blessures, je ne t'ai pas couvert de ce vêtement que j'avais hâte d'achever, m'activant jour et nuit, et apaisant sur la toile mes soucis de vieille femme. [9,490] Où te chercher? Quelle terre à présent détient tes restes et tes membres arrachés et ton cadavre lacéré? Est-ce cela, mon fils, que tu me rapportes? Est-ce cela que j'ai poursuivi sur terre et sur mer? Si la piété existe, transpercez-moi, jetez sur moi tous vos traits, ô Rutules, faites de moi la première victime de vos armes. 495 Ou alors, toi, souverain père des dieux, prends pitié, et de ton foudre précipite dans le Tartare mon odieuse personne, puisque je ne puis autrement briser cette cruelle vie". Ces lamentations ébranlent les coeurs, un triste gémissement parcourt tous les rangs; les forces pour combattre se figent, brisées. [9,500] À sa vue, les pleurs redoublaient; sur le conseil d'Ilionée et de Iule, qui versait d'abondantes larmes, Idée et Actor la saisissent, et dans leurs bras la ramènent en sa demeure. Mais au loin la trompette d'airain fait sonner son terrible chant; une clameur lui répond, qui résonne dans le ciel. 505 Les Volsques d'un seul mouvement ont formé la tortue, et s'activent, se préparant à combler les fossés, à arracher la palissade. Certains cherchent un accès, tentent d'escalader les murs avec des échelles, là où les lignes sont peu serrées, où l'on entrevoit une couronne de guerriers peu fournie. En face, les Troyens les arrosent [9,510] de traits divers, et les repoussent à l'aide de durs épieux: une longue guerre les a habitués à défendre des murailles. Ils roulent aussi des pierres d'un poids redoutable, pour tenter de briser ce toit en marche, qui pourtant supporte allègrement tous les coups, sous la voûte serrée des boucliers. 515 Mais ils ne tiennent plus. Car à l'endroit où un groupe important se fait menaçant, les Troyens roulent et précipitent un bloc énorme qui écrase de nombreux Rutules et disloque la couverture de boucliers. Les audacieux Rutules renoncent à prolonger ce combat aveugle, mais s'efforcent de déloger les Troyens du rempart [9,520] en leur lançant des traits. Ailleurs, une figure effrayante agite un tronc de pin d'Étrurie: c'est Mézence en train d'allumer des feux fumants. Messapus, le dompteur de chevaux, rejeton de Neptune, brise la palissade et réclame des échelles pour monter sur les remparts. 525 Ô Calliope et vous toutes les autres muses, je vous en prie, inspirez mon chant. Dites les massacres, les morts qu'ici, en ce jour, provoqua le fer de Turnus; dites le guerrier que chacun des héros envoya chez Orcus, et déroulez avec moi l'immense tableau de la guerre. Vous, ô déesses, vous gardez ces souvenirs et pouvez les rappeler. [9,530] Une tour très élevée, munie de hautes passerelles, se dressait en un endroit stratégique; de toutes leurs forces, l'ensemble des Italiens cherchaient à la prendre d'assaut, à la renverser par tous les moyens; en face, les Troyens la défendaient à coup de pierres et, massés au creux des baies, ils expédiaient leurs traits. 535 Turnus commença par lancer sur elle une torche enflammée, qui mit le feu à l'un des flans; attisées par le vent, les flammes gagnent les planchers et s'accrochent aux montants qu'elles dévorent. À l'intérieur, les hommes se troublent et veulent fuir leurs malheurs, en vain. Tandis qu'ils se regroupent et se massent à l'arrière, [9,540] en un endroit encore épargné par le feu, la tour brusquement s'effondre sous leur poids, et le ciel entier résonne avec fracas. La masse énorme qui s'abat les entraîne à terre, à demi morts, transpercés par leurs propres traits, la poitrine défoncée par de lourdes poutres. Seuls Hélénor et Lycus avec peine 545 réussirent à s'échapper. Hélénor était tout jeune. Une esclave, Licymnia, l'avait élevé en secret pour le roi de Méonie, qui l'avait envoyé à Troie, sans qu'il ait le droit de porter des armes. Agile avec une simple épée, il portait banalement un bouclier blanc. Lorsqu'il se vit entouré des milliers d'hommes de Turnus, [9,550] quand il vit, des deux côtés, les lignes latines se dresser menaçantes, comme un fauve, au milieu d'un cercle compact de chasseurs, se déchaîne contre leurs traits et, n'ignorant pas qu'il va mourir, s'élance et saute d'un bond par dessus leurs épieux, ainsi, le jeune homme, qui bientôt va mourir, se rue parmi les ennemis, 555 se rendant à l'endroit où il voit tomber les traits les plus drus. Lycus lui, de loin plus agile à la course, fuit à travers les ennemis, à travers les armes, et rejoint les murs; ses mains tentent d'en agripper le sommet et de saisir les mains de ses camarades. Mais Turnus le poursuit en courant et lui lance un trait, [9,560] puis, en vainqueur l'invective: "Fou que tu es, as-tu espéré pouvoir nous échapper?" Aussitôt, tandis que Lycus reste suspendu, il le saisit et l'arrache avec une grande partie de la muraille: on dirait l'oiseau porteur des armes de Jupiter, gagnant les hauteurs, après avoir, de ses serres crochues, enlevé un lièvre ou un cygne éclatant, 565 ou le loup de Mars arrachant de l'étable un agneau que recherche sa mère avec des bêlements sans fin. De partout monte une clameur: c'est l'attaque; on comble les fossés avec de la terre; ailleurs on lance sur les créneaux des torches allumées. Ilionée, à l'aide d'un rocher, un énorme quartier de montagne, [9,570] abat au sol Lucétius qui s'approchait de la porte pour y mettre le feu; Liger tue Émathion, Asilas tue Corynée: l'un à l'aide de son javelot, où il excelle; l'autre avec une flèche lancée de loin, sans qu'on la voie. Cénée abat Ortygie; Cénée vainqueur est tué par Turnus; Turnus tue Itys et Clonius, Dioxippe et Promolus, 575 et Sagaris, et Idas qui se tenait en avant des hautes tours. Capys tue Privernus qui, tout d'abord légèrement touché par la pique de Themillas, avait imprudemment rejeté son bouclier pour porter la main à sa blessure; alors, une flèche ailée glissant vers lui avait cloué sa main sur son côté gauche; l'arme, profondément enfoncée, [9,580] interrompit le souffle de sa vie en une blessure mortelle. Le fils d'Arcens, revêtu d'armes somptueuses, était là, avec sa chlamyde brodée à l'aiguille, tout brillant de pourpre d'Ibérie; il était beau; son père Arcens, qui l'avait envoyé [à la guerre], l'avait élevé dans le bois sacré de Mars, sur les bords du Symèthe, 585 où l'autel secourable de Palicus est arrosé du sang des victimes: Mézence en personne, posant son javelot, prit une fronde stridente qu'il fit tourner trois fois par-dessus sa tête, lanière bien tendue; le plomb fondu frappa de plein fouet les tempes de son adversaire, qu'il étendit de tout son long sur le sable. [9,590] Ce fut la première fois, dit-on, qu'Ascagne lança une flèche rapide au cours d'une guerre. Avant cela, il avait coutume de chasser les fauves effrayés. Ce jour-là, sa main abattit le courageux Numanus, surnommé Rémulus, qui, ayant épousé la soeur cadette de Turnus, était devenu récemment l'allié du roi des Rutules. 595 Or donc, Rémulus, au devant des lignes, vociférait à tort et à travers; tout enflé de sa récente parenté royale, il allait et venait, avantageux et le verbe haut: "N'avez-vous pas honte d'être à nouveau assiégés, ô Phrygiens deux fois captifs, contenus derrière une palissade, et dressant des murs contre la mort? [9,600] Voilà donc ceux qui, armes à la main, demandent nos femmes en mariage! Quel dieu, quelle folie vous ont amenés en Italie? Ici, vous ne trouverez ni les Atrides ni Ulysse le beau parleur, mais une race dure. Dès leur naissance, nous amenons nos fils près des fleuves pour les endurcir au contact du gel sévère et des flots; 605 enfants, ils passent leurs nuits à la chasse, fatiguent les forêts, jouent à dresser des chevaux, à tendre l'arc, à lancer des traits. Notre jeunesse, résistante aux travaux et habituée à vivre de peu, soumet la terre avec ses hoyaux ou ébranle les places-fortes à la guerre. Toute notre vie s'épuise à manier le fer, et nos lances retournées [9,610] harcèlent les échines des boeufs. La lente vieillesse n'affaiblit pas notre force d'âme, mais transforme notre vigueur: nous pressons sous le casque nos cheveux blancs, et toujours nous aimons ramener un butin frais et vivons de rapines. À vous les broderies de safran et les vêtements de pourpre éclatante; 615 l'inaction vous enchante, vous vous complaisez dans les danses, vos tuniques portent des manches et vos mitres des rubans. Ô Phrygiennes, vraiment, car vous n'êtes pas des Phrygiens, gagnez les sommets du Dindyme, où la double flûte enchante ses fidèles. Les tambourins bérécyntiens et les flûtes de buis de la Mère de l'Ida [9,620] vous appellent; laissez les armes aux guerriers, et cédez devant le fer." Ascagne ne supporta pas la jactance de tels propos, ni ces insultes incantatoires; tourné vers lui, il ajuste une flèche sur son arc tendu par un nerf de cheval et, levant plusieurs fois les bras, il s'arrête, adressant tout d'abord à Jupiter, supplications, voeux et prières: 625 "Jupiter tout-puissant, agrée mon audacieuse entreprise. Je porterai moi-même à ton temple des offrandes solennelles et placerai devant tes autels un jeune taureau aux cornes dorées, éclatant de blancheur, à la tête haute comme celle de sa mère, et qui déjà attaque de la corne et disperse le sable sous ses sabots". [9,630] Le père des cieux l'entendit et dans un coin serein du ciel, à gauche, fit retentir le tonnerre; au même moment résonne l'arc fatal. Avec un sifflement effrayant la flèche s'échappe, bien dirigée, et va se planter dans la tête de Rémulus, que le fer traverse au creux des tempes. "Va, insulte la valeur avec tes paroles orgueilleuses! 635 Voilà ce que répondent aux Rutules des Phrygiens deux fois captifs". Ascagne en reste là. Les Troyens, en poussant un cri, le suivent et frémissent de joie: leur courage s'élève jusqu'aux astres. Alors précisément, dans un coin du ciel, Apollon chevelu voyait d'en haut les armées ausoniennes et la ville; [9,640] assis sur un nuage, il s'adresse ainsi au victorieux Iule: "Honneur à ton jeune courage, enfant; c'est ainsi qu'on atteint les astres; tu es né de dieux et tu engendreras des dieux. À juste titre, le destin veut la fin de toutes les guerres qui naîtront sous la race d'Assaracus et Troie ne te suffit plus". Et après ces paroles, il s'élance 645 aussitôt du haut de l'éther, écarte les souffles des brises et se dirige vers Ascagne; alors son visage prend les traits du vieux Butès, qui avait été autrefois l'écuyer du dardanien Anchise et le fidèle gardien de sa demeure, avant qu'Énée fit de lui le compagnon d'Ascagne. [9,650] Apollon marchait, en tout semblable au vieillard; il en avait la voix et le teint, et les cheveux blancs, et les armes au bruit redoutable. Il s'adresse en ces termes à l'ardent Iule: "Qu'il te suffise, fils d'Énée, d'avoir vu Numanus succomber sous tes traits, sans dommage pour toi. Le grand Apollon t'a concédé cette première gloire 655 et ne t'en veut pas pour avoir utilisé des armes égales aux siennes; pour le reste, sois économe d'exploits guerriers, mon enfant". Sur ce, en plein discours, Apollon quitta ses apparences mortelles, et disparut de leur vue au loin dans l'air léger. Les chefs Dardanides reconnurent le dieu avec ses armes divines [9,660] et, tandis qu'il fuyait, ils remarquèrent son bruyant carquois. Dès lors, forts des paroles et de la volonté de Phébus, ils écartent Ascagne, très avide de se battre; mais eux retournent au combat et se jettent corps et âmes au sein des dangers. Un cri se propage de poste en poste tout le long des murs; 665 on tend les arcs puissants, les lanières tournoient. Tout le sol est jonché de traits; boucliers et casques creux résonnent en s'entrechoquant; l'âpre bataille se lève: ainsi, venant du couchant, au mois des pluvieux Chevreaux, l'averse frappe la terre; ainsi les nuages lourds de grêle [9,670] se précipitent en nappes d'eau lorsque Jupiter, hérissé par les vents du sud, tourmente l'hiver pluvieux et dans le ciel crève les nuages creux. Pandare et Bitias étaient nés d'Alcanor l'Idéen; la nymphe Iéra, dans le bois sacré de Jupiter, avait élevé ces jeunes gens, hauts comme les sapins et les monts de leur patrie. 675 Leur chef les avait chargés de la garde d'une porte. Confiants en leurs armes, ils ouvrent la porte, et d'initiative, introduisent l'ennemi dans les murs. Eux, à l'intérieur, à droite et à gauche du passage, se dressent tels des tours, ils sont armés de fer, et des aigrettes étincellent en haut de leurs têtes. Ainsi surgissent, aériens, au bord des rivières aux eaux claires, [9,680] sur les rives du Pô ou le long du charmant Adige, deux chênes qui dressent vers le ciel leur tête feuillue, tandis que tout en haut, leur cime oscille doucement. Dès qu'ils voient le camp ouvert, les Rutules s'y précipitent sans attendre: Quercens, le bel Aquicule tout armé, 685 Tmarus, toujours prompt à agir, le belliqueux Hémon, suivis par toutes leurs troupes. Mais soit ils tournèrent le dos et s'enfuirent, soit laissèrent leur vie au seuil même de la porte. Dans les coeurs des adversaires, les colères s'attisent davantage; les Troyens maintenant se rassemblent et se massent en un même lieu, [9,690] et se risquent à engager la lutte, à se lancer plus avant face à l'ennemi. Dans les rangs adverses, le chef Turnus, saisi d'une fureur guerrière, excitait ses hommes, quand on lui apporte un message: l'ennemi déchaîné se livre à un nouveau carnage, offrant ses portes ouvertes. Turnus laisse ce qu'il avait commencé et, dans une rage sans borne, 695 se rue vers la porte dardanienne contre ces frères orgueilleux. Et tout d'abord, car il se présente le premier, c'est Antiphatès, fils bâtard du grand Sarpédon et d'une mère thébaine, qu'il abat d'un coup de javelot: le trait en cornouiller d'Italie vole dans l'air léger et s'enfonce en haut de sa poitrine, [9,700] fiché dans l'oesophage; du creux de la blessure reflue un flot écumant, et le fer devient tiède au contact du poumon qu'il a transpercé. Après, il abat de sa main Mérops et Érymas, et puis Aphidnus, et Bitias, aux yeux de flammes et au coeur frémissant; il ne sert pas d'un javelot - un javelot n'eût pu lui faire rendre l'âme!-, 705 mais d'une phalarique, qui siffle, lancée comme la foudre: les deux protections de cuir de taureau n'ont pas résisté, ni non plus la fidèle cuirasse à double maille d'or; ses membres démesurés s'affaissent et s'écroulent, la terre gémit, et son grand bouclier s'écrase sur lui en un bruit de tonnerre. [9,710] Ainsi parfois, au rivage euboïque de Baïes, s'affaisse une pile de pierre, faite de blocs énormes, jetée là pour faire un pont; ainsi elle s'incline, puis s'écroule et tombe, enlisée au fond des bancs de sable; les mers se mêlent et des sables noirs se soulèvent; 715 et ce fracas fait trembler la haute Prochyta et Inarimé, dure couche de rocs posés sur Typhée par la volonté de Jupiter. Et Mars, le maître des combats, décuple chez les Latins, ardeur et forces, agitant de durs aiguillons dans leur coeur, tandis qu'aux Teucères il inspire la Fuite et la noire Crainte. [9,720] On accourt de partout, puisque la possibilité de combattre est là et puisque le dieu de la guerre est présent dans les coeurs. Pandare, dès qu'il aperçoit à terre le cadavre de son frère, dès qu'il voit où réside la chance et quel cours prennent les choses, de toute sa force, fait tourner la porte sur ses gonds, 725 la pressant de ses larges épaules; il laisse hors des murs, au coeur de la dure mêlée, un grand nombre des siens, mais il en accueille d'autres qui s'engouffrent et il les enferme avec lui, sans voir, l'insensé, qu'au milieu de la colonne, faisait irruption le roi des Rutules; il l'a de son propre chef introduit dans la ville, [9,730] tel un tigre gigantesque au milieu de paisibles troupeaux. Aussitôt un éclat nouveau brille dans les yeux de Turnus, et ses armes rendent un son effrayant; au sommet de son casque, s'agitent des aigrettes couleur de sang, et son bouclier lance des étincelles. Ce visage détesté et ce corps de géant, les Énéades bouleversés 735 le reconnaissent soudain. Alors Pandare à la haute taille s'élance et, bouillant de colère après la mort de son frère, dit: "Ceci n'est pas le palais d'Amata, qui t'est offert en dot, Turnus, et ce n'est pas Ardée qui te retient dans les murs de tes pères. Tu vois ici un camp ennemi; nul moyen d'en sortir." [9,740] Turnus, qui a retrouvé son calme, lui sourit en disant: "Commence, si tu as du coeur au ventre, engage le combat; tu raconteras à Priam qu'ici aussi, tu as trouvé un Achille." Il avait parlé. Pandare, toutes forces bandées, fait tournoyer une pique, rugueuse, pleine de noeuds et encore couverte de son écorce; 745 seuls les souffles de l'air la reçoivent; Junon la Saturnienne survient, détourne le coup, et la pique se plante dans la porte. "Tu n'échapperas pas à ce trait que ma droite balance avec force; car il n'est pas ainsi celui qui porte cette arme et ce coup!" Ainsi parla Turnus, dressé de tout son haut, brandissant son épée. [9,750] La lame frappa entre les deux tempes, tranchant le front par le milieu, et séparant les joues imberbes, en une large blessure. On entend un bruit; l'énorme poids secoue la terre. Pandare mourant étend sur le sol ses membres défaillants et ses armes couvertes du sang de sa cervelle; en deux parts égales, 755 sa tête coupée reste suspendue de part et d'autre à ses épaules. Dos tournés, les Troyens affolés, tremblants de peur, fuient en tous sens, et, si dans la foulée le vainqueur avait eu le souci de briser de sa main les barrières et d'introduire ses hommes à l'intérieur, c'eût été la fin de la guerre et de la race troyenne. [9,760] Mais la fureur et un désir insensé de carnage enflammèrent Turnus et le jetèrent sur ses adversaires. Tout d'abord, il attrape Phaleris, et Gygès, dont il tranche les jarrets; puis il saisit leurs piques, qu'il lance dans le dos des fuyards; c'est Junon qui lui fournit forces et vaillance. 765 Il envoie les rejoindre Halys et Phégée, dont il a percé le bouclier, ensuite des hommes inconscients, debout sur les murs, prêts à combattre: Alcandre et Halius, et Noémon et Prytanis. En face, Lyncée s'avance, appelant ses amis; à droite, du côté du rempart, Turnus, qui brandit son glaive avec force, le devance [9,770] et, de tout près, d'un seul coup, lui tranche la tête qui, toujours casquée, roule et gît par terre, loin de lui. Ensuite Amycus, le tueur de fauves - nulle main mieux que la sienne ne réussissait à graisser ses traits et à armer ses flèches de poison -, et Clytius l'Éolide, et Créthée, ami des Muses, 775 Créthée, le compagnon des Muses, qui toujours avait à coeur de faire des vers qu'il rythmait sur les cordes de sa cithare, et qui toujours chantait chevaux et armes et combats des héros. Finalement, lorsqu'ils furent informés du massacre de leurs hommes, les chefs des Teucères, Mnesthée et l'ardent Séreste, se réunissent; [9,780] ils voient la débandade des leurs et l'ennemi introduit dans les murs. Mnesthée dit: "Enfin, où fuyez-vous, où voulez-vous aller? Quels autres murs, quels autres remparts avez-vous plus loin? Un homme isolé et enfermé de tous les côtés dans vos retranchements, ô citoyens, pourrait-il impunément perpétrer de si grands massacres 785 dans notre ville? Envoyer chez Orcus tant de nos plus insignes guerriers? Lâches que vous êtes, n'avez-vous point pitié, ni honte devant votre malheureuse patrie, les dieux ancestraux et le grand Énée?" Ces paroles les enflamment, les réconfortent; serrant les rangs, ils résistent. Turnus peu à peu s'éloigne du combat, [9,790] gagne le fleuve, à l'endroit où il fait une boucle. Les Teucères le pressent avec une ardeur accrue, poussant des cris et resserrant leur bande. Ainsi une foule, face à un lion cruel: elle le serre sous la menace des piques; mais lui, effrayé, farouche, le regard cruel, recule; ni sa colère ni sa valeur 795 ne lui permettent de tourner le dos; mais, quelque désir qu'il en ait, il ne peut faire face, ni passer à travers hommes et traits. De même, en hésitant, Turnus recule lentement, l'esprit agité par la colère. Mieux encore, par deux fois, il a foncé au milieu des ennemis, [9,800] deux fois, le long des murs, il a refoulé les bataillons en une fuite confuse; mais vite, de tout le camp, la troupe s'assemble contre cet homme seul, et la Saturnienne Junon n'ose plus fournir des forces suffisantes pour le défendre; car, du ciel, Jupiter a dépêché à sa soeur l'aérienne Iris, chargée de lui porter des ordres formels, 805 si Turnus ne se retirait pas des hauts remparts troyens. Dès lors ni son bouclier ni son bras ne suffisent plus au jeune homme simplement pour résister, tant les traits l'accablent de toutes parts. Serrant ses tempes creuses, son casque résonne d'un bruit continu, le bronze dur se fend sous les coups de pierres, les aigrettes [9,810] en sont arrachées, et le bouclier ne réussit plus à parer les coups. À coup de piques, les Troyens et le fulgurant Mnesthée même redoublent d'énergie. Alors Turnus a le corps tout inondé de sueur, ruisselant en un flot poisseux; il ne peut plus reprendre haleine, un souffle saccadé secoue ses membres épuisés. 815 Finalement, la tête en avant, tout armé, il saute et plonge dans le fleuve qui accueille l'arrivant en son jaune tourbillon, le soulève sur ses ondes apaisées et le rend à ses alliés, joyeux et lavé de tout ce carnage.